Décision

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Carman c. Patel

2022 QCTAL 30375

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

468646 31 20190628 G

No demande :

2793132

 

 

Date :

26 octobre 2022

Devant la juge administrative :

Stella Croteau

 

Jodi Carman

 

Locataire - Partie demanderesse

c.

Manubhai Patel

 

Locateur - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

[1]         Le 28 juin 2019, la locataire demande au Tribunal des dommages matériels, moraux et punitifs à la suite d’une reprise de mauvaise foi, pour une somme totale de 38 960 $, avec l’intérêt légal et l’indemnité additionnelle suivant l’article 1619 du Code civil du Québec, ainsi que les frais.

[2]         Les parties étaient liées par un bail du 1er juillet 2017 au 30 juin 2018, au loyer de 600 $.

MOTIFS

[3]         Le locateur a repris le logement de la locataire le 1er juillet 2018, pour y loger son fils et sa fille.

[4]         Ces derniers n’y ont jamais habité et l’immeuble a été vendu le 21 juin 2019.

[5]         Le locateur n’a pas obtenu l’autorisation du Tribunal pour l’utilisation à une autre fin, suivant l’article 1970 du Code civil du Québec.

[6]         La locataire allègue la reprise de mauvaise foi et demande les dommages suivants :

  • Matériaux : 3 960 $ différence de loyer pour une durée de 24 mois.

a)      1er juillet 2018 au 30 juin 2019 : 1 520 $ (160 $ x 12 = 1 920 $)

b)      1er juillet 2019 au 30 juin 2020 : 1 540 $ (170 $ x 12 = 2 040 $)

  • Moraux : 5 000 $
  • Punitifs : 30 000 $

QUESTIONS EN LITIGE

[7]         Sommes-nous en présence d’une reprise de mauvaise foi?

[8]         Si oui, quels sont les dommages que peut réclamer la locataire?


CONTEXTE FACTUEL

Prétentions de la locataire

[9]         La locataire a emménagé dans le logement en septembre 2011. Il s’agit d’un 5 ½, dont une chambre double, situé à l’étage du duplex.

[10]     Elle y habite avec ses deux enfants.

[11]     Le locateur habite au rez-de-chaussée avec son épouse et ses deux enfants adultes, Jagesh et Yogita.

[12]     La relation avec le locateur était difficile. Différents litiges les opposent. Une mise en demeure sera envoyée par courrier recommandé le 28 mars 2017, énumérant différentes plaintes de la locataire.

[13]     La locataire reçoit un avis de reprise du logement en novembre 2017. La reprise est pour le 30 juin 2018 en faveur des deux enfants adultes du locateur, Jagesh et Yogita Patel.

[14]     Le fils du locateur mentionne à la locataire que ses parents n’avaient pas plus d’argent qu’elle.

[15]     La locataire accepte la reprise du logement. Une entente est signée entre les parties, en juin 2018.

[16]     Elle essaie de se trouver un autre logement dans le quartier, mais n’y arrive pas. Elle et son conjoint de l’époque décident alors d’aller vivre ensemble à Ville St-Laurent afin que ce dernier soit plus près de son emploi.

[17]     Elle quitte le logement le 1er juillet 2018. Ses enfants étaient alors âgés de 16 et 11 ans.

[18]     Elle avait été indemnisée pour son déménagement et avait obtenu une somme de 1 000 $.

[19]     La locataire remarque que l’immeuble est en vente en mars 2019.

[20]     La locataire mentionne que le logement a été peinturé après son départ, le plancher a été changé et des stores ont été installés.

[21]     L’autorisation du Tribunal afin de relouer le logement n’a pas été demandée.

[22]     La locataire énuméra tous les avantages de son ancien milieu de vie.

[23]     Elle a trouvé difficile de changer de quartier. D’ailleurs, elle mentionne revenir dans ce quartier à la fin de son bail.

[24]     Le loyer du nouveau logement était de 1 520 $, qu’elle paie à 50 %.

[25]     Son ancien conjoint viendra témoigner et confirmera les dires de la locataire. Il ajoute que toutes ses amies demeuraient dans un rayon de 5 km du logement.

Prétentions du locateur

[26]     Le locateur est âgé de 81 ans et sa femme de 72 ans.

[27]     Il ne se souvient pas quand sa femme et lui ont pris la décision que leurs enfants déménageraient dans le logement de l’étage.

[28]     Il confirme que sa fille a déménagé dans le logement. Elle y dormait mais venait toujours prendre ses repas chez lui.

[29]     Sa fille ne payait pas de loyer. Elle ne payait que son électricité et le chauffage. Suivant sa religion, ils n’acceptent pas d’argent de leurs enfants.

[30]     Son fils n’y a pas emménagé car il les aidait considérant leur état de santé. Il a un stimulateur cardiaque et sa femme a eu le cancer du sein.

[31]     À la suite du départ de la locataire, il a peinturé et fait les réparations lui-même. Sa fille désirait que cela soit propre. Il n’avait pas l’argent pour engager des ouvriers. Il affirme ne pas avoir changé le plancher, il a seulement peinturé. Cela a pris environ deux à trois mois pour tout faire, puis sa fille y a déménagé. Elle y a apporté son linge, son lit et une table. L’intention était que sa fille y vive.


[32]     Considérant qu’il avait des problèmes financiers depuis deux à trois ans, il a dû vendre les bijoux de son épouse. Cela n’a pas suffi et il a dû vendre l’immeuble. Il en a obtenu 585 000 $. Il s’est acheté une maison unifamiliale à Laval au coût de 398 000 $ qu’il détient en copropriété avec son épouse. Il lui reste environ 2 000 $ à 3 000 $ sur le profit qu’il a obtenu. Il n’a pas eu d’hypothèque sur sa maison de Laval.

[33]     Il affirme que les autres membres de sa famille n’ont pas de dettes.

[34]     La décision de vendre la maison a été prise environ 5 mois après le départ de la locataire.

[35]     Ses deux enfants demeurent toujours avec lui à Laval.

[36]     Le locateur évalue ses revenus à 18 000 $.

[37]     Le fils du locateur, Jagesh Patel, témoignera qu’il demeure toujours avec ses parents à Laval car il n’a pas d’argent. Il n’a pas le choix car il ne travaille pas.

[38]     Il n’était pas certain de vouloir déménager dans le logement, c’était un gros « peut-être ». Sa sœur y a emménagé en novembre 2018. Il n’était pas au courant des problèmes financiers de ses parents. Les parents indiens ne parlent pas de ces choses-là. La décision de vendre la maison a été prise vers avril ou mai 2019. Il a été mis au courant des problèmes financiers de ses parents qu’un mois avant la mise en vente de l’immeuble. Les dettes étaient présentes depuis des années. Il n’y a rien de spécial qui est arrivé.

[39]     Il affirme que cela a été difficile de prendre la décision de déménager à Laval. Ils n’y ont pas d’amis, puis ils n’ont qu’une seule voiture, soit une honda civic 2002.

[40]     Avec le profit de la vente, sa mère a racheté ses bijoux, il a reçu la somme de 6 000 $ pour payer sa carte de crédit (il avait une dette d’environ 10 000 $). Sa sœur l’aide pour payer ses dettes.

[41]     La fille du locateur, Yogita Patel, témoignera qu’elle voulait aller habiter dans le logement de la locataire afin d’avoir son indépendance ainsi que son intimité. Elle avait à ce moment-là 42 ans. Elle mentionne avoir plusieurs amis qui la reçoivent chez eux et elle désirait avoir la possibilité de les recevoir chez elle.

[42]     La décision a été prise en novembre 2017. Elle a complété l’avis pour ses parents. Les discussions avaient débuté en octobre 2017. Aucun évènement particulier n’a provoqué la reprise du logement.

[43]     Elle n’est pas indépendante financièrement.

[44]     Présentement, elle paie pour la carte de crédit de son frère, pour l’épicerie ainsi que pour le téléphone cellulaire.

[45]     Lorsque la locataire a quitté le logement, ils ont nettoyé le logement et son père a fait de petits travaux, notamment le plancher. Cela lui a pris deux à trois mois.

[46]     Elle est déménagée dans le logement en octobre 2018. Elle déménageait tranquillement ses choses. Elle a monté son lit, ses vêtements, le four micro-ondes ainsi qu’un divan. Elle n’avait pas l’argent pour acheter tout ce dont elle avait besoin.

[47]     Elle a mis la facture d’électricité à son nom.

[48]     Elle a appris la décision de vendre l’immeuble au mois de mai 2019. En moins d’une semaine, les visites ont débuté. Les photos produites ont été prises en mai 2019, pour la mise en vente de l’immeuble. Elle n’a pas été consultée pour cette décision. Elle ne voulait pas déménager. Elle habite l’immeuble depuis l’âge de 5 ans. Ses parents ont essayé de rester dans leur quartier, mais ils n’ont rien trouvé dans leur budget. Ils sont liés à ce quartier. Leur temple y est. Ils y retournent 2 à 3 fois par mois.

[49]     La décision de vendre a été prise en raison des problèmes financiers. Le but de la vente était de rembourser leurs dettes. Elle ne connaissait pas les problèmes financiers de ses parents. C’est sa mère qui gérait les finances du couple.

[50]     Un agent d’immeuble les a approchés pour la vente de leur immeuble. Cela a été l’élément déclencheur de la vente.


[51]     Ils avaient demandé un prêt pour réussir à garder l’immeuble mais cela n’avait pas fonctionné.

[52]     Une somme de 25 000 $ a été mise de côté afin de payer le gain en capital. Elle a eu des communications avec Revenu Québec pour avoir une entente de paiement pour les sommes dues par ses parents.

[53]     La somme due par sa mère sera totalement payée en octobre prochain.

[54]     L’immeuble a été vendu 585 000 $. Ils ont déménagé le 5 août 2019. Elle a déménagé de son logement deux semaines avant la signature de la vente chez le notaire. Les nouveaux propriétaires désiraient y habiter.

[55]     Ses parents ont acheté une maison à Laval au prix de 384 282 $. La maison est libre d’hypothèque.

[56]     Ils lui ont donné 10 000 $ afin de payer ses dettes.

[57]     Ils ont également payé la carde de crédit de son frère.

[58]     Maintenant, c’est elle qui s’occupe des finances de ses parents. Ses parents n’ont qu’un seul compte et il contient environ 3 000 $.

[59]     Ses parents vivent avec leur pension, soit environ 800 $ mensuellement chacun.

[60]     Le toit de la maison est maintenant à refaire. Ils devront emprunter pour effectuer les travaux.

ANALYSE

[61]     Le recours du locataire en reprise de mauvaise foi se fonde sur la disposition suivante :

« 1968. Le locataire peut recouvrer les dommages-intérêts résultant d'une reprise ou d'une éviction obtenue de mauvaise foi, qu'il ait consenti ou non à cette reprise ou éviction.

Il peut aussi demander que celui qui a ainsi obtenu la reprise ou l'éviction soit condamné à des dommages-intérêts punitifs. »

[62]     Le recours entrepris par le locataire doit reposer sur la preuve prépondérante de la mauvaise foi ayant présidé au projet de reprise de logement.

[63]     La bonne foi se présumant, la preuve en demande doit donc être étayée, documentée et convaincante. Les articles 2803 et 2805 C.c.Q. mentionnent ce qui suit :

« 2803. Celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention.

Celui qui prétend qu'un droit est nul, a été modifié ou est éteint doit prouver les faits sur lesquels sa prétention est fondée. »

« 2805. La bonne foi se présume toujours, à moins que la loi n'exige expressément de la prouver. »

[64]     L’article 2845 C.c.Q. mentionne ce qui suit :

« La force probante du témoignage est laissée à l'appréciation du tribunal. »

Sommes-nous en présence d’une reprise de mauvaise foi?

[65]     La preuve testimoniale de la locataire est précise, claire et cohérente.

[66]     Celle du locateur est cousue de fil blanc.

[67]     Dans la cause Tongyuan Wang c. Karina Diaz-Lillo[1], la juge administrative Anne Mailfait, précise le fardeau de preuve auquel soit satisfaire le locataire dans le cadre d’une reprise de mauvaise foi, et exprime ce qui suit :

« À la lumière de ces articles, il appartient donc au demandeur qui prétend avoir droit aux dommages et intérêts prévus à l'article 1968, de démontrer la mauvaise foi de son locateur. En vertu de l'article 2805, ce fardeau s'avère plus lourd puisqu'il s'agit de combattre une présomption légale.


Quelle preuve est nécessaire à l'établissement de la mauvaise foi du locateur sous l'article 1968 C.c.Q. ?

La mauvaise foi s'entend d'une intention malicieuse, ici de contourner la législation en matière d'habitation, notamment le principe du droit au maintien dans les lieux.

Le simple fait que le bénéficiaire de la reprise n'habite pas dans le logement ne suffit toutefois pas, à lui seul, à cristalliser la mauvaise foi. Le concept de mauvaise foi oblige le tribunal à pénétrer dans le domaine de la subjectivité et pour cela, il est nécessaire, pour statuer en toute probabilité, d'apprécier l'ensemble des faits et circonstances entourant le litige.

(...)

Ainsi, ce sont pour des motifs imprévisibles et indépendants de la volonté du demandeur à la reprise, soit la santé de sa mère, que la bénéficiaire n'a pu rester dans le logement. »

[68]     De la preuve au dossier, le Tribunal en déduit que le projet de reprise débute et repose sur un mensonge, celui du locateur qui cherche à évincer la locataire pour faciliter la vente de l’immeuble.

[69]     La preuve démontre qu’à sa source même, le projet était vicié dans sa finalité.

[70]     La reprise est au bénéfice des deux enfants adultes du locateur alors que le fils fait clairement savoir que le déménagement dans le logement du haut est un gros « peut-être ».

[71]     La fille du locateur, Yogita Patel, désire avoir son indépendance et son intimité. Une des raisons qui l’a poussé à avoir son logement est de pouvoir recevoir des amis chez elle. Cependant, elle ne déménage que son lit, un four micro-ondes, ses vêtements et un divan. Elle explique qu’elle n’a pas l’argent pour meubler son logement et qu’elle le fera au fur et mesure. Elle ira prendre tous ses repas chez ses parents. Après la vente, de l’immeuble, elle retournera vivre chez ses parents. Elle y habite toujours d’ailleurs. Elle se dit dépendante financièrement.

[72]     Durant les 6 à 7 mois qu’elle y habitait, aucune preuve n’est soumise démontrant qu’elle s’était approprié le logement et y recevait de la visite. Au contraire, les photos prises du logement, alors qu’elle y habite, montrent un logement complètement vide exception faite d’un lit. Alors que sa chambre dans le logement de ses parents est complètement meublée. Mme Yogita Patel n’avait tout simplement pas l’intention d’y habiter.

[73]     Les problèmes financiers du locateur ne sont pas nouveaux. Ils sont présents depuis quelques années. Le locateur informera le Tribunal que dans leur culture, les parents ne prennent pas d’argent de leurs enfants. Donc, ses enfants ne paieront pas de loyer mais paieront les dépenses, notamment leur consommation électrique.

[74]     La locataire lui payait un loyer de 600 $ mensuellement. Même avec ce revenu, le locateur avait des difficultés financières. Malgré ses problèmes financiers, il accepte tout de même que sa fille aille vivre en haut, sans payer de loyer. Donc, il perd ce revenu. Considérant que leur fille vient prendre tous ses repas chez lui, on peut en déduire qu’il n’y a aucune économie sur la nourriture non plus. Donc, en prenant cette décision, il n’y a aucun avantage pécuniaire pour lui. Au contraire, il perd 600 $ par mois. Il est facile de voir que ce projet n’est certainement pas viable et le dirigeait directement à sa perte.

[75]     Le locateur affirme que la décision de vendre la maison a débuté après la visite de l’agent d’immeuble qui passait dans son quartier. Il affirme que la décision s’est prise en mai 2019, soit près plus d’un an et demi après la reprise de possession. Il serait étonnant que l’idée de vendre l’immeuble ait été considérée aussi tardivement. Rappelons que les problèmes financiers sont présents depuis quelques années. Leur fille mentionne qu’ils ont tenté de refinancer l’immeuble sans succès. Dès ce moment, la seule solution devenait assez évidente, soit la vente de l’immeuble.

[76]     Malgré cela, il décide de perdre un revenu de 600 $/mois afin de permettre à sa fille de 42 ans d’avoir son intimité. Laquelle n’en profitera aucunement durant les 6 ou 7 mois où elle en aura possession.

[77]     Rappelons que la fille du locateur habite toujours chez lui car elle est dépendante financièrement.

[78]     Rien dans les faits n’est un évènement imprévu. Le locateur prétend que l’évènement déclencheur est la visite de l’agent immobilier qui lui offre une option à ses problèmes. Malheureusement, le locateur n’a pas réussi à convaincre le Tribunal.


[79]     Le locateur a choisi de vendre l’immeuble moins de 10 mois après la reprise de possession. Il a vendu l’immeuble en raison de difficultés financières qu’il avait avant la reprise de possession. Il ne s’agit pas d’un aléa de la vie. Il s’agit d’un choix. Il a agi en toute connaissance de cause. Il ne s’agit pas de faits nouveaux et significatifs le forçant à revoir ses plans mais d’une situation qui perdure depuis plusieurs années.

[80]     En prenant ces décisions, soit la reprise du logement suivi de la vente de l’immeuble, il a bafoué le maintien dans les lieux d’une locataire, pierre angulaire du droit du louage au Québec.

[81]     Le Tribunal en conclut que le locateur a sciemment repris le logement de la locataire afin de pouvoir vendre l’immeuble sans contrainte. Ce faisant, il a agi de mauvaise foi.

Quels sont les dommages que peut réclamer la locataire?

Dommages-intérêts

[82]     La locataire réclame la différence du loyer pour une période de 24 mois, soit la somme de 3 960 $.

[83]     La locataire s’appuie sur la décision Brossard c. Brahimi[2], dans laquelle la juge administrative Sophie Alain, avait accordé au locataire la différence de loyer pendant une période de 36 mois.

[84]     En revanche, plusieurs décisions mentionnent une période de 12 mois.

[85]     Dans l’affaire Tazi c. Bekou[3], la juge administrative Lucie Béliveau avait accordé une période de 12 mois alors que 24 mois étaient réclamés.

[86]     Dans l’affaire Zwalski c. Minka[4], la juge administrative Linda Boucher mentionne ce qui suit pour un locataire qui réclamait 24 mois :

« [85] Après analyse et délibéré, le tribunal accorde au locataire la différence de loyer qu’il réclame, mais pour une année seulement. Au-delà de celle-ci, il doit répondre de son choix de lieu de vie. Le Tribunal lui accorde 3 300 $ sur ce motif. »

[87]     Dans l’affaire W.N c. Ghulam[5], la juge administrative Isabelle Normand mentionne ce qui suit :

« Dommages : différence de loyer payée

[26] Le locataire réclame la somme de 7 860 $ à titre de différentiel de loyer payé entre celui du logement concerné et celui qu'il occupe actuellement, sur une période de 12 mois.

[27] Le Tribunal juge que le locataire a été contraint à assumer cette différence de loyer de façon involontaire et ce différentiel est causé par la demande de reprise requise du locateur. Cette situation a causé un préjudice au locataire que ce dernier doit assumer.

[28] Considérant la preuve administrée, le Tribunal condamne le locateur à payer au locataire la somme de 7 860 $ à titre de différentiel de loyer. »

[88]     La différence du loyer ne peut être remboursée par le locateur ad vitam aeternam. Il faut éventuellement faire une coupure. Le Tribunal considère que la différence de loyer de la première année doit être remboursée considérant que ce dommage résulte directement de la reprise et n’est nullement un choix de la locataire. Cependant, au-delà de l’année, cela devient un choix de la locataire qu’elle devra assumer. La somme de 1 920 $ est accordée.

Dommages moraux

[89]     La locataire réclame la somme 5 000 $ pour la dédommager des troubles et inconvénients.

[90]     Ce type de dommages vise à compenser le stress, les inquiétudes, la fatigue ainsi que les troubles et inconvénients de toutes sortes qu'a pu éprouver la partie lésée. Ce dommage est difficile à évaluer contrairement aux dommages pécuniaires, qui sont plus aisément quantifiables en raison de leur caractère objectif[6].

[91]     À ce sujet, le Tribunal fait d'ailleurs siens les propos du juge Baudouin[7] précisant que les dommages moraux ne peuvent se présumer et doivent être prouvés selon les règles de prépondérance, en effet :

« Le dommage ne se présume jamais; il doit être prouvé selon les règles ordinaires de prépondérance. »

[92]     S'il s'agit de dommages moraux, « ... la difficulté à chiffrer un préjudice non économique ne doit pas équivaloir à une dispense d'avoir à prouver sa survenance. (...) Le simple fait que le préjudice soit moral ne permet pas de se contenter d'une simple affirmation générale » expliquant qu'on a subi un quelconque préjudice[8].

[93]     Ajoutons que le Tribunal doit analyser objectivement la preuve de préjudice moral et non pas considérer les éléments subjectifs qui peuvent guider la locataire.

[94]     La locataire a habité 7 ans dans le logement. Elle et ses deux enfants y avaient tous leurs amis à proximité. Le logement était près d’une station de métro. Elle appréciait le multiculturalisme, l’atmosphère du quartier, la proximité des services. Ses enfants allaient à la même école que leurs amis. Elle appréciait l’esprit communautaire.

[95]     Elle n’a pas réussi à trouver un logement qui répond à ses exigences et elle a dû déménager dans un autre quartier. Ce qui lui a causé du stress et divers inconvénients liés au déménagement, notamment la perte d’un quartier qu’elle chérissait.

[96]     Selon la preuve soumise, le Tribunal accorde la somme de 3 000 $.

Dommages punitifs

[97]     La locataire demande des dommages punitifs au montant de 30 000 $.

[98]     Les dommages punitifs doivent illustrer l'opprobre social qu'un tel comportement suscite en contrariant les valeurs sociétales du vivre ensemble. C'est leur dimension punitive. Leur nature exemplaire doit répondre au souci d'une nécessaire prise de conscience par le contractant fautif, du caractère illégal de son comportement afin d'éviter toute récidive.

[99]     Me Pierre Pratte[9] a commenté les critères d'établissement de dommages punitifs. Bien que son analyse concerne ceux résultant de harcèlement, les mêmes principes sont applicables ici :

« En matière de dommages punitifs, le nouvel article 1621 C.c.Q. fournit certains critères pour guider le Tribunal dans la détermination du montant à attribuer. Il ne s'agit cependant pas d'une liste exhaustive. Les autres éléments élaborés par la jurisprudence et la doctrine demeurent donc pertinents. Ainsi, outre ce qui est mentionné dans cet article, on peut citer: la gravité des préjudices causés, l'impact chez la victime, la durée de la conduite, le profit réalisé par le débiteur, la conduite fautive de la victime, etc. »

À ces critères s'ajoute l'aspect préventif, punitif et incitatif des dommages punitifs dont le Tribunal doit tenir compte. En effet, les tribunaux ont reconnu trois fonctions aux dommages punitifs :

« Une fonction préventive: le Tribunal veut « décourager le contrevenant de bafouer de nouveau les droits de la victime [et] donner une leçon aux autres citoyens désirant agir selon des plans similaires. »;

Une fonction punitive : il « permet au Tribunal d'exprimer concrètement son indignation face à la conduite du défendeur. »;

Une fonction incitative : « les dommages exemplaires étant octroyés à la victime en plus de ses dommages réels, cela a pour effet de l'inciter à effectuer les démarches nécessaires pour faire valoir ses droits devant les tribunaux, avec toutes les dépenses et les inconvénients que cela peut comporter. »

[100]        La preuve révèle que le locateur vit de sa pension. Leur fils adulte vit avec eux mais ne génère aucun revenu. Au contraire, il engendre des dépenses qu’il a dû éponger avec la vente de son immeuble. Sa fille adulte, dépendante financièrement, vit également avec eux. Elle paie pour certaines dépenses.


[101]        Le locateur a eu des ennuis financiers, mais le tout se résorbe tranquillement. Le locateur bénéficie d’une maison unifamiliale à Laval libre d’hypothèque, ce qui compose un patrimoine non négligeable.

[102]        Le Tribunal tient compte des paramètres inscrits à l'article 1621 C.c.Q. pour ce quantum :

« 1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers. »

[103]        Dans Moroz c. Brown-Johnson et al[10], la juge administrative Suzanne Guévremont accorde la somme de 30 000 $.

[104]        Dans Poitras c. Bégin[11], c’est une somme de 20 000 $ qui fut accordée.

[105]        Le Tribunal considère qu’une somme de 20 000 $ est appropriée dans la présente circonstance, considérant le revenu du locateur, son patrimoine, le risque de récidive faible mais en tenant compte des fonctions préventives, incitatives et punitives.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[106]        ACCUEILLE en partie la demande de la locataire;

[107]        CONDAMNE le locateur à payer à la locataire la somme de 1 920 $ à titre de dommages et intérêts matériels, le tout avec intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q., à compter du 28 juin 2019; 

[108]        CONDAMNE le locateur à payer à la locataire la somme de 3 000 $ à titre de dommages et intérêts matériels, le tout avec intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q., à compter du 28 juin 2019;

[109]        CONDAMNE le locateur à payer à la locataire la somme de 20 000 $ à titre de dommages et intérêts punitifs, le tout avec intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q., à compter de la présente décision, plus 103 $ de frais de justice;

[110]        REJETTE quant au surplus.

 

 

 

 

 

 

 

 

Stella Croteau

 

Présence(s) :

la locataire

Me Julien Delangie, avocat de la locataire

le locateur

Me Antoinette Corrado, avocate du locateur

Dates des audiences :

3 juin 2022

9 septembre 2022

 

 

 

 


[1] Tongyuan Wang c. Karina Diaz-Lillo, Régie du logement, 31-040608-070G, juge administratif Anne Mailfait, 12 juin 2007.

[2] 2014 CanLII 120792 (QC TAL).

[3] Tazi c. Bekou, 2022 QCTAL 22659.

[4] Walsky c. Minka, 2021 QCTAL 25479.

[5] W.N. c. Malik, 2021 QCTAL 31364.

[6] Obadia c. 3008380 Canada inc., R.L. Montréal 31-940510-040P-940517 et 31-970718-057G, le 11 février 1998, j. a. Joly j. a. C.-H. Hovington : « Sous ce titre, on entend les pertes non pécuniaires subies par les locataires, pour les angoisses, les inconvénients, les problèmes de quelque nature qu'on a pu leur faire subir. L'évaluation de tels dommages demeure un défi important car, sans nécessairement en laisser le quantum à la discrétion du tribunal, la jurisprudence a établi des balises vastes et larges, pour en arriver finalement à donner comme règle que ces pertes non pécuniaires doivent équitables et raisonnable ».

[7] Éditions Vice-Versa inc. c. Aubry (opinion du juge Beaudoin, dissident) (1996) 1996 CanLII 5770 (QC CA), R.J.Q. 2137 (C.A.) (J.E. 96-1711) et en Cour suprême, des juges Lamer et Major, dissidents : Aubry c. Editions Vice-Versa inc., (1998) 1998 CanLII 817 (CSC), 1 R.C.S. 591 (J.E. 98-878).

[8] Id.

[9] Le harcèlement envers les locataires et l'article 1902 du Code civil du Québec [1996] RDB 31.

[10] 2022 QCTAL 13865.

[11] 2017 QCRDL 22778.

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