Décision

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Paquin c. Procureur général du Québec

2025 QCCS 3017

 

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

No :

500-17-134025-256

 

 

 

DATE :

Le 12 août 2025[1]

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

GEETA NARANG, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

CLAUDE PAQUIN

Demandeur

c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

 

et

VILLE DE MONTRÉAL 

Défendeurs

______________________________________________________________________

 

J U G E M E N T

(Demande d’interroger ad futuram memoriam du demandeur)

Transcription des motifs rendus oralement

 

 

  1.                 Il s’agit d’une situation exceptionnelle. Monsieur Claude Paquin s’est vu injustement privé de sa liberté pour des décennies. Il souhaite maintenant interroger ad futurum Pierre Sangollo, un policier qui a, entre autres, assisté à la dénonciation faite par le délateur Bernard Provençal, qui a éventuellement mené à un procès et un verdict de culpabilité à l’encontre de monsieur Paquin.
  2.    Monsieur Sangollo est atteint d’un cancer à la bouche. Il recevra l’aide médicale à mourir lundi à 14h. Nous sommes vendredi à 15h48.
  3.    En ce moment, monsieur Sangollo est chez lui. Il ne souhaite pas être interrogé. Il veut passer ses derniers jours avec ses proches.
  4.    D’emblée, je vous annonce ma décision et, par la suite, je vais expliquer les motifs qui étayent ma décision.
  5.    Un interrogatoire ad futurum d’une heure, par visioconférence, sera autorisé. L’interrogatoire aura lieu à l’heure choisie par monsieur Santollo. Sa conjointe pourrait y assister. Je vais également assister à l’interrogatoire pour m’assurer du respect de la dignité du témoin et, au besoin, ajuster les modalités de l’interrogatoire. Les questions seront posées à monsieur Santollo directement et – sauf si les avocats en viennent à une entente – aucun document ne lui sera exhibé car cela compliquera inutilement les choses. Les questions que les avocats de monsieur Santollo souhaitent lui poser seront soumises aux avocats et à la Cour d’ici 23h ce soir.
  6.    Voici les raisons pour cette décision.

Les interrogatoires ad futuram

  1.                 Un interrogatoire ad futurum est autorisé si les trois conditions cumulatives sont satisfaites :
    1.   Une demande pour interroger est faite par une partie.
    2. Le besoin d’interroger le témoin sur des faits préalablement identifiés est établi
    3. Il y a une crainte de l’absence, du décès ou de la défaillance du témoin au procès.
  2.                 En l’espèce, seul le critère de la nécessité est contesté.
  3.                 Je dois donc me demander s’il est nécessaire que monsieur Sangollo soit interrogé avant qu’il décède.[2]
  4.            Il y a plusieurs indices au dossier que monsieur Sangollo est la seule personne qui est encore en vie qui pourrait répondre à certaines questions.
  5.            Trois policiers sont présents lorsque le délateur Bernard Provençal fait la dénonciation qui mène éventuellement aux accusations qui sont portées contre monsieur Paquin, le procès, le verdict de culpabilité et la privation de la liberté de monsieur Paquin. Deux des policiers, messieurs Gelderblom et Kourie sont décédés. Monsieur Sangollo est le seul policier qui était présent qui soit encore en vie.
  6.            Mais il y a plus.
  7.            En avril 2022, le Groupe de la révision des condamnations criminelles produit un Rapport d’enquête à la suite de la demande de révision de la condamnation criminelle de monsieur Paquin[3]. Il s’agit d’un document exhaustif qui étudie les circonstances qui mènent à la privation de liberté de monsieur Paquin.
  8.            Il ressort du Rapport qu’il existe toujours d'importantes questions qui demeurent sans réponse concernant les événements qui ont conduit à l'emprisonnement de monsieur Paquin, telles que :

      Quelles étaient les « informations privilégiées » qui ont conduit deux de ses coaccusés à être traités de manière très différente?

      Qui étaient les personnes qui se sont peut-être présentées comme des agents de police au frère de la victime Sylvie Revah après qu’elle est assassinée?  

  1.            Il est possible – même probable – que monsieur Sangollo ait des informations à ces sujet. Le critère de la nécessité est donc satisfait.

La question de la dignité / Le préjudice causé par un interrogatoire

  1.            Je vais maintenant aborder la question de la dignité et le préjudice qu’un interrogatoire ad futurum pourrait causer à monsieur Sangollo.
  2.            Je suis sensible à l’argument avancé par la Ville de Montréal et le PGQ, selon lequel le temps est tout ce qu’il reste à un homme sur son lit de mort et de se soumettre à un interrogatoire fera perdre à monsieur Sangollo quelques heures de son temps.
  3.            Il est établi que la dignité est un principe fondamental du droit québécois et que la Cour doit veiller à ce que – dans la mesure du possible – la dignité de toutes les personnes impliquées dans des dossier de la Cour est sauvegardée.[4]
  4.            Le principe de dignité doit être mis en balance avec l'importance du rôle de recherche de la vérité dans les litiges civils et l'importance des informations que monsieur Sangollo est susceptible de détenir dans le cadre de cette affaire.
  5.            Étant donné le nombre important de personnes impliquées dans le Projet Écho et dans les événements qui ont conduit à la privation de liberté de monsieur Paquin qui sont décédés, une approche nuancée de la question de la dignité s'impose.
  6.            Dans cette affaire, la question de la dignité ne constitue pas un obstacle insurmontable à la tenue d'un examen[5].
  7.            En outre, les modalités pour l’interrogatoire seront établies de manière que celui-ci soit le moins intrusif possible.
  8.            En règle générale, se soumettre à un interrogatoire n’est pas agréable. Ça incommode. Ça cause des désagréments, parfois importants, ce qui peut inclure des malaises physiques[6]. L’interrogatoire de monsieur Sangollo ne fera probablement pas exception.
  9.            Il est à noter que dans des affaires comme EG c Montréal, il y avait une preuve étoffée quant au préjudice causé au témoin qu’on voulait interroger par le fait de remémorer certains événements[7].
  10.            Dans le cas présent, aucun préjudice de ce type n'est allégué. Le préjudice de la tenue d’un interrogatoire ad futuram réside uniquement dans le fait d’obliger monsieur Sangollo de consacrer du temps à l’interrogatoire. Comme mentionné, un interrogatoire d’une heure, seulement, est autorisé, et non un interrogatoire de trois heures comme demandé par monsieur Paquin.

Capacité

  1.            Je vais maintenant aborder la question de la capacité de monsieur Sangollo à témoigner.
  2.            La capacité de témoigner implique l’examen de trois questions :
    1.   La capacité d’observer;
    2. La capacité de se souvenir;
    3. La capacité de communiquer[8].
  3.            La capacité de témoigner se présume[9].
  4.            La conjointe de monsieur Sangollo, déclare, sous serment, que « En date d’aujourd’hui, M. Pierre Sangollo demeure sous forte médication et est en douleur constante. [10]»
  5.            Ceci ne suffit pas pour renverser la présomption de capacité.
  6.            Bien qu’au début de l’audience la Ville fait valoir qu’elle ne plaide pas que monsieur Sangollo est incapable de témoigner, des arguments en ce sens – notamment par le procureur général du Québec – sont faites lors de l’audience.
  7.            On ne peut présumer qu’une personne en fin de vie – même une personne que des professionnels de la santé ont déclaré admissible à l’aide médicale à mourir – est incapable de témoigner.
  8.            On est loin de la situation qui s’est présenté à mon collègue le juge Granosik, dans MJ c. Frères de l’instruction Chrétienne où on peut lire, aux paragraphe 28 et 29 :

Ces éléments passablement limpides et éloquents démontrent des graves problèmes de santé mentale des frères Leduc, Tardif et Dessureault. Leur capacité de se rappeler et de communiquer et en partie celle de percevoir est profondément atteinte et clairement insuffisante pour prouver quoi que ce soit.

Il faut donc conclure que ces trois personnes ne peuvent témoigner, car même si à la limite elles pouvaient comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle, ce qui est loin d’être acquis, elles seraient incapables de communiquer les faits, de relater les souvenirs et probablement même de comprendre les questions. Dans tous les cas, il est manifeste que la valeur probante de leurs réponses serait quasi nulle. L’interrogatoire des frères Leduc, Tardif et Dessureault (même écrit dans ce dernier cas) ne peut être autorisé.[11]

  1.            La preuve n’appuie pas un argument selon lequel monsieur Sangollo n’est pas capable à répondre à des questions.

Une discussion entre les avocats est la juge s’ensuit; les avocats confirment qu’ils ne requièrent pas que le jugement soit rendu exécutoire nonobstant appel.

 

CONCLUSIONS

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

  1.            ACCUEUILLE la demande de Claude Paquin pour la tenue d’un interrogatoire ad futurum de Pierre Sangollo;
  2.            FIXE les modalités pour l’interrogatoire comme suit :
    1.   Une durée maximale d’une heure;
    2. Des pauses seront données au besoin;
    3. La conjointe de Pierre Sangollo est permise d’être présente;
    4. L’interrogatoire sera par visioconférence;
    5. Des questions claires seront posées et les avocats éviteront de faire référence à des pièces;
    6. Après l’interrogatoire, les parties défenderesses ont le droit de demander des questions pour la durée et selon les modalités qu’ils estiment appropriées dans les circonstances;
    7. Les questions qui seront posées seront transmises aux avocats de la partie demanderesse avant 23h ce soir;
  3.            PERMET à l’avocat de la partie défenderesse, la Ville de Montréal, de rencontrer Pierre Sangollo avant l’interrogatoire, tout en respectant les obligations déontologiques qui s’appliquent aux rencontres avec les témoins;
  4.            PERMET à l’avocat de la partie défenderesse, la Ville de Montréal, de partager les questions qui seront posées avec Pierre Sangollo, avant l’interrogatoire, tout en respectant les obligations déontologiques qui s’appliquent en pareilles circonstances;  
  5.            LE TOUT, sans frais de justice.

 

 

__________________________________GEETA NARANG, j.c.s.

Maître Sebastien L. Pyzik

Maître Charbel G. Abi-Saad

Cabinet woods S.E.N.C.R.L.

Avocats des demandeurs

 

Maître Jean-Yves Bernard

Maître Ruth Arless-Frandsen

Maître Amélie Savard

Avocats de la défenderesse

 

Date d’audience :

Le 8 août, 2025

 


[1]  L’audience sur la Demande d’interroger ad futuram est vendredi le 8 août, en présentiel, à Montréal ; jugement est prononcé le même jour, en salle d’audience ; l’interrogatoire se tient, par visio, samedi le 9 août en présence de la juge; ce n’est que mardi le 12 août que la transcription et la signature du jugement est possible.  

[2]  Code de procédure civile, article 257. M.J. c. Frères de l’instruction Chrétienne, 2025 QCCS 1109, paragraphe 31. 

[3]  Pièce P-11.

[4]  S.N. c. Miller, 2024 QCCS 424, paragraphe 78.

[5]  La situation est différente de la situation dans A.B. c. Religieux de Saint-Vincent-de-Paul Canada, 2024 QCCS 3501, où on peut lire, au paragraphe 11 du jugement : « CONSIDÉRANT que les informations que le demandeur veut obtenir du Père Arsenault sont disponibles d’autres sources ».

[6]  Conseil québécois sur le tabac et la santé c. JTI-MacDonald Corp., 2012 QCCS 812, paragraphe 4 : « (…) testifying in court proceedings is unlikely to be considered a pleasant experience for any but the most combatative or masochistic of individuals.  In the vast majority of cases a witness will feel stress, sometimes to a very high degree, and even become temporarily ill.  That does not mean that those persons should be excused from testifying. »

[7]  E.G. c. Ville de Montréal, 2023 QCCS 3812.

[8]  R. c. Marquard, 1993 CanLII 1993 CanLII 37 (CSC), [1993] 4 RCS 223, pages 236 à 237.

[9]  Code de procédure civile, article 276 : « Toute personne est présumée apte à témoigner et peut être contrainte de le faire. Elle est inapte à témoigner si, en raison de son jeune âge ou de son état physique ou mental, elle n’est pas en état de rapporter des faits dont elle a eu connaissance. »

[10]  Déclaration assermentée, paragraphe 11.

[11]  M.J. c. Frères de l’Instruction Chrétienne, 2025 QCCS 1109, paragraphes 28 et 29.

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