Décision

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Bourgeois c. Cardinal

2023 QCCA 1423

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-029850-211

(500-11-057367-191)

 

DATE :

13 novembre 2023

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MARK SCHRAGER, J.C.A.

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

BENOÎT MOORE, J.C.A.

 

 

NATHALIE BOURGEOIS

APPELANTE – demanderesse

c.

 

ALEXANDRE CARDINAL, en reprise d’instance de la succession de Serge Cardinal

DVOLU INC.

INTIMÉS – défendeurs

et

ALEXANDRE ST-PIERRE

ALEXANDRE SHORE

BENOIT GAGNÉ

JEAN-FRANÇOIS POIRIER

SILVIA SIMON

ASP CAPITAL INC.

MIS EN CAUSE – mis en cause

 

 

ARRÊT

 

 

 

[1]                En appel de deux jugements de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Michel A. Pinsonnault), dont le premier, rendu le 17 novembre 2021 rejette la demande introductive d’instance en oppression de l’appelante et déclare sa demande introductive d’instance modifiée de même que sa conduite procédurale abusives; et le deuxième, rendu le 3 décembre 2021, condamne l’appelante à payer 25 000 $ à titre de dommages compensatoires en remboursement partiel des honoraires et débours engagés par l’intimée DVolu inc. et 2 500 $ à l’intimée DVolu inc. à titre de dommages-intérêts punitifs.

[2]                Pour les motifs du juge Schrager, auxquels souscrivent les juges Gagné et Moore, LA COUR :

[3]                ACCUEILLE l’appel en partie;

[4]                INFIRME en partie le jugement du 17 novembre 2021 afin de :

i)                    BIFFER le paragraphe [396];

ii)                  REFORMULER les paragraphes [397] et [398] du jugement du 17 novembre 2021 comme suit :

[397] ORDONNE à la défenderesse DVolu inc. de racheter toutes les actions de la demanderesse Nathalie Bourgeois pour une somme à être déterminée selon une preuve à être administrée de la juste valeur marchande de ses actions au 18 mai 2019 avec intérêts au taux légal et ce, dans un délai de trente jours de la date du présent jugement;

[398]  Dans la mesure où la défenderesse DVolu inc. ne peut racheter toutes les actions de la demanderesse Nathalie Bourgeois au prix à être déterminé s’il y a des motifs raisonnables de croire que DVolu inc. ne peut ou ne pourrait, de ce fait, acquitter son passif à échéance aux termes de l’article 451 in fine de la LSAQ, ORDONNE alors au défendeur Serge Cardinal ou à ses ayants droit, de racheter toutes les actions de la demanderesse Nathalie Bourgeois audit prix avec intérêts, et ce, dans le même délai de trente jours de la date du présent jugement;

[5]                INFIRME en partie le jugement du 3 décembre 2021;

[6]                REFORMULE le paragraphe [33] dudit jugement en biffant la somme de 27 500 $ et de la remplacer par la somme de 12 500 $ et BIFFE les paragraphes [35], [36], [37] et [38] dudit jugement;

[7]                RENVOIE le dossier à la Cour supérieure, district de Montréal, afin qu’une preuve soit administrée devant l’honorable juge Michel A. Pinsonnault quant à la juste valeur marchande des actions détenues par l’appelante dans l’intimée DVolu inc. au 18 mai 2019 et que ce juge rende jugement ordonnant que l’intimée DVolu inc. ou, à défaut, ses ayants droit de racheter lesdites actions de DVolu inc. à ce prix avec intérêts au taux légal depuis le 18 mai 2019 jusqu’à la date du paiement;

 

[8]                LE TOUT sans frais de justice en appel, vu le résultat mitigé de l'appel. 

 

 

 

 

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

 

 

 

BENOÎT MOORE, J.C.A.

 

Me Nicolas Archambault

Me Karine Bouchard

JURISEO AVOCATS

Pour l’appelante

 

Me Guillaume Gourde-Pinet

Me Laura Bonnet

THERRIEN COUTURE JOLI-COEUR

Pour les intimés

 

Date d’audience :

5 octobre 2023


 

MOTIFS DU JUGE SCHRAGER

 

 

[9]                L’appelante se pourvoit contre deux jugements rendus par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Michel A. Pinsonnault). Le premier, rendu le 17 novembre 2021, rejette sa demande introductive d’instance en oppression et déclare sa demande introductive d’instance modifiée de même que sa conduite procédurale abusives[1]. Le second, prononcé le 3 décembre 2021, condamne l’appelante à payer la somme totale de 27 500 $ à l’intimée DVolu inc. (« DVolu » ou la « société ») à titre de sanction pour la déclaration d’abus ainsi que des dommages-intérêts punitifs figurant dans le jugement du 17 novembre 2021[2].

[10]           L’appelante prétend que le juge a brimé son droit d’être entendue au sens de l’article 452 de la Loi sur les sociétés par actions en l’ayant empêchée de faire une argumentation sur le redressement envisagé, soit le rachat de ses actions de la société l’intimée DVolu[3]. Elle ajoute que le juge a erré dans l’évaluation de la valeur de rachat de ses actions. Enfin, elle demande que la conclusion en déclaration d’abus et la sanction imposée soient infirmées.

I.                   LES FAITS

[11]           Il s’agit d’un recours en oppression intenté par l’appelante Nathalie Bourgeois contre son ex-époux, l’intimé Serge Cardinal (« Cardinal »)[4] et la société DVolu dont il est le fondateur. L’appelante et Cardinal sont séparés depuis le 18 mai 2019, après une union d’une vingtaine d’années, marquée d’un mariage en 2014 et de la naissance de quatre enfants. En parallèle au présent litige, le couple était engagé dans des procédures de divorce, intentées par l’appelante le 8 juillet 2019[5].

[12]           À la naissance du premier enfant, le couple convient que l’appelante demeurera au foyer, alors que l’intimé fournira l’apport financier par son travail d’ingénieur.

[13]           À l’été 2016, Cardinal quitte son emploi d’ingénieur afin de réfléchir à son avenir professionnel. En juillet 2016, il tente d’acquérir une entreprise existante, mais les démarches ne sont pas concluantes. À la fin de l’été 2016, Cardinal décide de démarrer sa propre entreprise de génie-conseil.

[14]           Le 25 août 2016, Cardinal convie trois anciens collègues (les mis en cause Benoit Gagné, Alexandre St-Pierre et Alexandre Shore) à un souper dans le but de sonder leur intérêt à faire partie de cette nouvelle aventure d’affaires. L’appelante ne participe pas à ce souper, mais se dit en accord avec la démarche d’association. Lors de ce souper, ils discutent du nom de la future entreprise, de la rémunération et de l’investissement attendu, sans évoquer l’appelante. Cardinal les avertit qu’au cours de la période de démarrage (estimée à trois années), chacun devra s’investir totalement et faire un sacrifice salarial. De plus, il dit qu’il souhaite garder le contrôle de la société avec un actionnariat de 51 % et leur propose chacun 15 %. À la fin du souper, Cardinal affirme qu’il compte « revenir vers tous et chacun [avec] des propositions ».

[15]           Le 21 septembre 2016, Cardinal procède seul à la constitution de DVolu auprès du Registraire des entreprises du Québec (le « REQ »). Le 18 octobre 2016, il dépose la Déclaration initiale d’une personne morale et inscrit son nom et celui de l’appelante à titre d’administrateurs et actionnaires. Il témoigne qu’il désigne l’appelante à ces fonctions afin, d’une part, qu’elle ait facilement accès au compte bancaire de DVolu en cas d’accident, de son incapacité ou de son décès et, d’autre part, pour des raisons fiscales.

[16]           Le 9 novembre 2016, Cardinal ouvre un compte bancaire au nom de DVolu. Le formulaire d’ouverture de compte bancaire désigne Cardinal et l’appelante comme représentants autorisés, administrateurs et propriétaires-actionnaires.

[17]           Au début 2017, Benoit Gagné, Alexandre St-Pierre et Alexandre Shore se joignent tour à tour à DVolu à titre d’actionnaires et signent un contrat de travail.

[18]           Malgré la préparation d’un projet, aucune convention entre actionnaires ne lie les parties[6].

[19]           En janvier 2018, Gagné manifeste son intention de quitter DVolu et Jean-François Poirier le remplace. En mai 2018, Silvia Simon est embauchée comme adjointe administrative avec un actionnariat de 4 %.

[20]           Les mis en cause témoignent qu’ils n’ont jamais considéré l’appelante comme actionnaire de DVolu. Celle-ci n’a jamais agi comme telle et son actionnariat n’a jamais été évoqué par Cardinal avant le déclenchement des procédures judiciaires.

[21]           Avant la séparation du couple, hormis quelques appels téléphoniques lors de la constitution de DVolu, l’appelante confirme qu’elle n’a jamais participé à la gestion des opérations et des finances, à l’administration ou à la direction de la société.

[22]           Or, après la séparation, elle commence à s’y intéresser. Elle contacte des membres de l’entreprise afin de discréditer Cardinal et de récolter des informations, puis multiplie ses interventions auprès de la banque en quête de renseignements sur DVolu, au point où la banquière contacte Cardinal afin de faire cesser ce « harcèlement ». Après consultation avec l’avocat de la société, Cardinal décide de révoquer formellement le statut d’administratrice de l’appelante.

[23]           Le 2 août 2019, aux termes d’un consentement intérimaire dans le dossier familial fait « sans admission aucune relativement au fonds du litige », il est prévu que DVolu verse un « dividende » de 7 500 $ à l’appelante au plus tard le 1er novembre 2019. Le 30 octobre 2019, DVolu émet un chèque de 7 500 $ à l’ordre de l’appelante, prélevé à même les dividendes discrétionnaires payables à Cardinal.

[24]           Le 15 octobre 2019, l’avocat de DVolu avise l’avocat de l’appelante que les actionnaires entendent convoquer une assemblée extraordinaire pour révoquer son mandat d’administratrice. Le 17 octobre 2019, l’avocat de DVolu transmet à l’appelante l’avis de convocation à l’assemblée ayant lieu le 21 octobre 2019 à 19 h. Elle ne se présente pas à l’assemblée des actionnaires où est adoptée à l’unanimité une résolution révoquant son statut d’administratrice. Le même jour, elle dépose une demande introductive d’instance en oppression et redressement contre les intimés et mis en cause dans laquelle elle sollicite entre autres le rachat de ses actions.

[25]           Le 22 novembre 2019, l’appelante dépose une demande introductive d’instance modifiée (version 2). Le 23 avril 2021, elle dépose à nouveau une demande modifiée (version 3). Dans ces deux versions, le rachat de ses actions est toujours sollicité.

[26]           Le 11 juin 2021, les intimés demandent une jonction du dossier familial et du dossier commercial. La juge Marie-Christine Hivon de la Cour supérieure rejette la demande[7]. Lors du témoignage de l’appelante, l’avocat des intimés informe le tribunal que la juge a suspendu le dossier familial jusqu’à ce que le « tribunal en chambre commerciale détermine le pourcentage d'actions de madame et la valeur des actions de madame pour les fins de calcul de la séparation. »

[27]           Le 2 septembre 2021, l’appelante révoque le mandat de son avocat et décide de ne plus être représentée par avocat. Ce moment marque un point tournant dans le dossier; l’appelante change de cap et adopte une toute nouvelle position. En effet, le 23 octobre 2021, elle dépose une demande modifiée (version 4.1), qui ne respecte pas les dispositions applicables du C.p.c. Surtout, toutes les conclusions recherchées depuis octobre 2019, dont le rachat de ses actions, disparaissent pour être remplacées par une demande de dissolution et liquidation de DVolu. Les intimés convoquent une séance de gestion d’urgence.

[28]           Le 29 octobre 2021, la séance de gestion a lieu, aux termes de laquelle le juge décide que cette version « n’est pas recevable dans sa forme actuelle et que le procès débutant le 2 novembre 2021 procédera en fonction de la 3e modification de la demande introductive d'instance du 23 avril 2021 », soit celle s’appliquant à la signature de la déclaration commune de dossier complet. Il permet à l’appelante, si elle le juge nécessaire, de modifier sa demande d’ici le lundi matin 1er novembre 2021, à condition qu’elle respecte les exigences des articles 99 et 206 C.p.c. et qu’il n’en résulte pas une demande entièrement nouvelle sans rapport avec la demande initiale.

[29]           Le 31 octobre 2021, l’appelante dépose une demande modifiée (version 4.2) où elle sollicite la liquidation et la dissolution de la société en se fondant pour une toute première fois sur les articles 461 à 463 LSAQ. Le rachat de ses actions n’est plus demandé. Lors du procès, qui se déroule du 2 au 4 novembre 2021, l’appelante soutient que DVolu n’a jamais eu d’existence véritable en raison des différentes irrégularités dans sa constitution.

[30]           Avant la volte-face de l’appelante, l’avocat de l’intimée DVolu avait admis son statut d’actionnaire dans le seul but de simplifier le débat, bien que Cardinal et les mis en cause n’aient jamais considéré l’appelante comme telle.

[31]           Le 17 novembre 2021, le jugement sur demande en oppression est rendu. Le 3 décembre 2021, le jugement sur sanction suivant une déclaration d’abus est rendu.

[32]           Au mois d’août 2023, soit après le dépôt de la déclaration d’appel, la Cour est informée du décès de Cardinal et de la reprise d’instance par sa succession.

II.                 JUGEMENT ENTREPRIS

Jugement sur demande en oppression (17 novembre 2021)

[33]           Le juge souligne la tergiversation procédurale de l’appelante et son changement de cap à l’aube du procès[8]. Ensuite, il analyse trois aspects : (1) le recours en oppression et en redressement, (2) le remède approprié et (3) la déclaration d’abus.

[34]           (1) Le recours en oppression et en redressement – À la lumière de la preuve, le juge retient que l’appelante se sent lésée dans ses attentes découlant de sa position d’actionnaire et d’administratrice de DVolu pour différents motifs. Il identifie les suivants : (1) son exclusion du processus décisionnel de DVolu, notamment quant à l’attribution de l’actionnariat, (2) le fait d’avoir été privée du versement de dividendes, (3) sa destitution à titre d’administratrice et (4) le fait d’avoir été privée de l’information et des documents auxquels elle avait droit à titre d’actionnaire et d’administratrice[9].

[35]           Selon le juge, l’appelante ne démontre aucune attente raisonnable quant à ces motifs[10]. Ainsi, les intimés et mis en cause n’ont eu aucun comportement oppressif à son endroit au sens de l’article 450 LSAQ[11]. Au contraire, le juge conclut que c’est plutôt l’appelante qui a eu un comportement oppressif, abusif et injustifié à leur endroit[12].

[36]           (2) Le remède approprié – Le juge estime que « le statu quo ne peut être maintenu » et qu’il doit « intervenir afin de faire cesser toute interférence et oppression indue de [l’appelante] auprès de DVolu. »[13]. Il évalue tous les remèdes réclamés par l’appelante au cours des procédures, sans se limiter aux conclusions de sa plus récente demande[14]. Il examine donc la dissolution et la liquidation de DVolu, le partage du reliquat de DVolu suivant la liquidation, le rachat des actions de l’appelante, son droit aux dividendes ordinaires et discrétionnaires, et, enfin, le remède approprié quant à sa destitution à titre d’administratrice et à la communication d’informations et documents[15].

[37]           Ultimement, il rejette la demande de dissolution et liquidation au motif qu’elle est sans fondement, d’autant plus que l’appelante n’a subi aucun préjudice lié aux manquements soulevés[16]. Enfin, il estime que « [l]e seul remède approprié est le départ définitif de [l’appelante] avec le rachat de ses actions par DVolu »[17] selon la valeur au livre et à la date de la séparation du couple.

[38]           (3) La déclaration d’abus – Le juge déclare abusives la demande introductive d’instance remodifiée (4e modification) de l’appelante ainsi que sa conduite procédurale[18]. Il note son insouciance téméraire face au processus judiciaire et à l’utilisation des ressources judiciaires, ainsi que son comportement vexatoire[19]. Avant de se prononcer sur la sanction appropriée, le juge souhaite entendre les parties[20].

Jugement sur sanction suivant une déclaration d’abus (3 décembre 2021)

[39]           Ce jugement fait suite à celui prononcé le 17 novembre 2021. L’intimée DVolu a encouru des honoraires extrajudiciaires de plus de 95 000 $ depuis l’institution des procédures, mais limite sa réclamation à 31 516,36 $, ce qui correspond à ceux déboursés suivant les modifications drastiques de l’appelante à son recours[21]. Considérant les circonstances et la preuve, le juge condamne l’appelante à payer 25 000 $ à titre de dommages compensatoires en remboursement partiel des honoraires et débours engagés[22]. Aussi, vu l’ensemble des circonstances, la preuve administrée et la gravité du comportement abusif, il accorde 2 500 $ à titre de dommages-intérêts punitifs[23].

III.              MOYENS D’APPEL

[40]           L’appelante propose trois questions en litige qui peuvent être reformulées de la façon suivante[24] :

-          Le juge a-t-il donné l’occasion à l’appelante de faire des représentations sur le redressement envisagé, conformément à l’article 452 LSAQ?

-          Le juge a-t-il erré en établissant la valeur de rachat des actions en tenant notamment compte (a) des attentes raisonnables de l’appelante, (b) de son rôle passif et (c) de l’entente verbale entre Cardinal et les mis en cause?

-          Le juge a-t-il erré en fait et en droit en déclarant le recours de l'appelante abusif et en la condamnant aux frais de justice?

IV.             ANALYSE

Le juge a-t-il donné l’occasion à l’appelante de faire des représentations sur le redressement envisagé, conformément à l’article 452 LSAQ?

Prétentions des parties

Partie appelante

[41]           L’appelante prétend que le juge de première instance a erré en droit au sens de l’article 452 LSAQ en prenant l’initiative d’ordonner le rachat de ses actions, conclusion qu’elle ne sollicitait plus, et ce, sans lui indiquer clairement qu’il comptait agir ainsi et sans l’inviter à faire valoir ses prétentions.

[42]           Cette erreur est déterminante car, selon l’appelante, elle a mené à l’établissement du rachat des actions selon la valeur au livre de 78 184 $. En effet, si elle avait su que le juge envisageait un tel remède, elle n’aurait pas renoncé à faire témoigner Jean-François Gervais (« Gervais »), lequel fixait plutôt la valeur de rachat à 300 000 $[25]. Enfin, l’appelante estime que cette erreur est d’autant plus sérieuse du fait qu’elle n’était pas accompagnée d’un avocat lors de l’audience.

Parties intimées

[43]           Les intimés soutiennent que ce moyen doit être évalué selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante et qu’il doit être rejeté pour trois raisons. Premièrement, le rachat des actions était toujours demandé par l’appelante, car le juge a refusé d’écarter la troisième version de sa demande qui comportait une conclusion à cet égard, sans compter que la déclaration commune de dossier complet en traitait. Deuxièmement, le rachat a fait l’objet de commentaires lors des plaidoiries des deux parties. Troisièmement, la prétendue erreur n’est pas déterminante puisque le rapport de l’expert a été analysé par le juge, et ce, malgré l’omission de l’appelante de le faire témoigner.

Discussion

[44]           L’article 452 LSAQ fait exception à la règle de l’ultra petita dans le cadre d’une demande pour redressement en cas d’abus de pouvoir ou d’iniquité :

452. Malgré le deuxième alinéa de l’article 10 du Code de procédure civile (chapitre C-25.01), le tribunal peut, en vertu de l’article 451, rendre toute ordonnance qu’il estime appropriée, que cette ordonnance ait ou non été demandée par le demandeur. Dans le second cas, le tribunal doit toutefois donner aux parties l’occasion de faire leurs représentations sur le redressement qu’il envisage avant que l’ordonnance soit rendue.

 

 

452. Despite the second paragraph of article 10 of the Code of Civil Procedure (chapter C-25.01), the court may make any order it thinks fit under section 451, whether or not the order has been requested by the applicant. However, if the order has not been requested by the applicant, the court must give the parties an opportunity before the order is made to make representations on the remedy proposed by the court.

 

[Soulignements ajoutés]

 

[45]           Au fond, l’article 452 LSAQ donne au tribunal saisi d’un recours en oppression le pouvoir de rendre une ordonnance qui n’a pas été demandée par le demandeur, mais dans la seule mesure où il a donné l’occasion aux parties de faire des représentations sur le redressement envisagé.

[46]           En l’espèce, le juge était saisi d’une demande en dissolution et liquidation de DVolu, de sorte que les articles 461 et s. LSAQ trouvent application. En vertu de l’article 464 LSAQ, le juge avait compétence de « rendre toute ordonnance qu’il estime appropriée y compris […] une ordonnance visée à l’article 451 ». Ce dernier article prévoit entre autres :

451.  Le tribunal peut, à l’occasion d’une demande visée à la présente sous-section, rendre toute ordonnance qu’il estime appropriée. Ainsi il peut, notamment: […]

 

451.  In connection with an application under this subdivision, the court may make any order it thinks fit, including (…)

  enjoindre à la société ou à toute autre personne d’acheter des valeurs mobilières d’un détenteur;

     (6)  an order directing the corporation or any other person to purchase securities of a security holder;

[47]           C’est ce que le juge a fait ici : il a ordonné le rachat des actions de l’appelante. Il n’a commis aucune erreur révisable en rendant une telle ordonnance puisqu’il n’était pas limité par la demande de dissolution de l’appelante. De plus, vu les constats du juge quant au comportement oppressif de l’appelante à l’égard des autres actionnaires, un tel remède était amplement justifié. Je m’explique.

[48]           Le juge arrive à la conclusion que l’appelante n’était pas victime d’oppression de la part des intimés ou des mis en cause et qu’au contraire, c’est plutôt l’appelante qui a fait preuve d’un tel comportement à leur endroit. Il s’explique en ces termes :

[239] Il n'en demeure pas moins que les manœuvres et les attentes de Bourgeois face à DVolu et au sort qu'elle veut lui réserver cumulées par ses tergiversations au niveau de son statut d'actionnaire, entrainent une incertitude qui affecte sérieusement DVolu et ses actionnaires, ce qui dicte que le statu quo ne peut être maintenu.

[240] Le Tribunal doit donc intervenir afin de faire cesser toute interférence et oppression indue de la demanderesse auprès de DVolu.

[282] Le Tribunal déclarera donc que c'est plutôt la demanderesse qui a eu un comportement oppressif, abusif et injustifié à l'égard des défendeurs et des mis en cause en l'espèce.

[49]           Bien que le statu quo ne fût pas envisageable, la liquidation de DVolu, une société opérante et profitable, ne constituait pas une solution justifiée ni appropriée. Surtout, l’appelante n’avait aucune attente raisonnable, dans le contexte de la réalité commerciale de DVolu, de continuer à agir comme administratrice avec le pouvoir de signer des chèques, car elle n’a jamais été impliquée dans les opérations de la société[26]. Sa destitution du conseil d’administration donnait donc effet à la réalité pratique et a permis à DVolu d’opérer sans ingérence.

[50]           À l’audience, devant le juge, les intimés demandaient le rachat des actions de l’appelante (pour un dollar)[27]. Vu cette demande et la compétence qu’il avait en vertu de l’article 464 LSAQ de « rendre toute ordonnance qu’il estime appropriée », le juge n’a pas erré en ordonnant le rachat des actions de l’appelante plutôt que la dissolution de DVolu, tel que le requérait l’appelante. D’ailleurs, le rachat de ses actions faisait partie des remèdes recherchés par l’appelante dans les trois versions antérieures de sa demande, et cela, jusqu’à la veille du procès. Le 29 octobre 2021, lors de la séance de gestion, le juge a indiqué considérer que le rachat demandé dans les versions antérieures était toujours devant lui. Ce remède a également fait l’objet d’observations par les parties lors du procès. Dans ces conditions, et vu l’analyse du comportement de l’appelante envers les autres actionnaires, le rachat de ses actions était amplement justifié.

[51]           En l’espèce, le juge ordonne à DVolu de racheter toutes les actions de l’appelante « pour la somme totale de 78 184,00 $, sans intérêts »[28]. Sur ce point, l’appelante adresse trois reproches au juge : (1) il aurait dû lui indiquer qu’il comptait rendre ce remède et lui donner l’occasion de faire des représentations; (2) il a manqué à son devoir d’assistance envers une personne non représentée et (3) il l’a incitée à omettre « toute preuve sur la valeur des actions ».

* * *

[52]           Le juge est intervenu à plusieurs reprises pendant le procès afin d’expliquer à l’appelante le processus et les règles pertinentes[29]; il a veillé au respect des principes de justice naturelle pendant l’instance[30]. Si un juge doit apporter une certaine assistance à une partie non représentée, il « n’a pas pour autant […] à conseiller le justiciable, et il ne pourrait d’ailleurs le faire sans risquer de franchir les limites que lui impose son devoir d’impartialité. »[31].

[53]           L’appelante prétend que le juge l’aurait « orientée […] d’omettre toute preuve sur la valeur de ses actions ». Notons qu’au procès, celle-ci a pourtant déclaré qu’il « est complètement illogique » de faire entendre l’expert, car « [i]l n’y en a pas d’actions, donc on ne peut pas demander le rachat d’actions ». Cela dit, cette remarque s’inscrivait dans le contexte d’une demande en dissolution qui, du moins du point de vue de l’appelante, ne comprenait pas une ordonnance de rachat de ses actions et donc, rendait vaine l’administration d’une preuve de la valeur de ses actions. En ce qui concerne le juge, lorsqu’il fut informé par l’appelante, le dernier jour du procès, qu’elle ne ferait pas témoigner l’expert, il lui a dit qu’il considérait cela « inacceptable » et qu’elle avait l’obligation de respecter ses engagements prévus dans la déclaration commune.

[54]           Qui plus est, malgré la décision de l’appelante de ne pas faire entendre l’expert, le juge a tout de même pu examiner le rapport d’expertise puisqu’il avait été déposé dans le dossier la Cour. Il a rejeté celui-ci entre autres sur la base des motifs évoqués par Cardinal dans son témoignage[32].

[55]           Compte tenu de ce qui précède, il est difficile de croire que le juge a incité l’appelante à ne pas administrer une preuve de la valeur des actions de DVolu. Par contre, le juge avait le devoir d’informer l’appelante de son intention d’ordonner le rachat de ses actions et de l’existence d’une lacune dans la preuve à cet égard vu l’absence de preuve de leur valeur. Dans ce contexte, l'article 268 C.p.c. trouvait application :

268. À tout moment avant le jugement, le tribunal peut, dans les conditions qu’il fixe, signaler aux parties les lacunes de la preuve ou de la procédure et les autoriser à les combler.

268. At any time before judgment, the court may draw the parties' attention to any deficiency in the proof or procedure and authorize the parties to remedy it, subject to the conditions it determines.

[56]           En vertu de cette disposition, le tribunal a le pouvoir de signaler aux parties une lacune dans la preuve ou la procédure. Une lacune dans la preuve doit s’entendre « d'une carence sur un élément essentiel, entraînant une insuffisance de preuve déterminante pour le sort même du litige »[33]. Or, cette faculté est interprétée par la jurisprudence comme une obligation[34]. En effet, comme ce pouvoir discrétionnaire du tribunal doit être exercé judiciairement, dès lors qu’il constate la présence d’une lacune dans la preuve, il doit la signaler aux parties et les autoriser à la combler. Ainsi, je crois que l’omission du juge d’inviter l’appelante à combler cette lacune dans la preuve constitue une erreur de droit.

[57]           Il reste maintenant à établir si cette erreur est déterminante. Pour ce faire, il est nécessaire d’évaluer le second moyen d’appel portant sur l’établissement de la valeur de rachat des actions en fonction de la valeur au livre. J’examine maintenant cette question qui est le deuxième moyen d’appel soulevé.

Le juge a-t-il erré en établissant la valeur de rachat des actions en tenant notamment compte (a) des attentes raisonnables de l’appelante, (b) de son rôle passif et (c) de l’entente verbale entre Cardinal et les mis en cause?

Prétentions des parties

Partie appelante

[58]           L’appelante prétend que le juge a erré en droit dans l’établissement de la valeur de rachat des actions, et ce, pour trois raisons. Premièrement, il a erré dans l’évaluation des attentes raisonnables en omettant de considérer que la séparation des parties a eu pour effet de la priver de toute information concernant la société et en omettant de tenir compte des règles d’ordre public de la société d’acquêts. Deuxièmement, il a erré en considérant son actionnariat passif comme un facteur dévalorisant la valeur de rachat des actions. Troisièmement, il n’aurait pas dû lui opposer une entente verbale convenue entre les intimés et les mis en cause.

Parties intimées

[59]           Les intimés soutiennent que la réelle question en litige est plutôt la suivante : est-ce que le juge a erré en établissant la valeur de rachat des actions en tenant notamment compte des attentes raisonnables de l’appelante, de son rôle passif et de l’entente verbale convenue entre l’intimé Cardinal et les mis en cause? Selon les intimés, le juge n’a pas erré dans la détermination de la valeur de rachat des actions de l’appelante.

[60]           Le juge de première instance a exercé sa discrétion judiciaire pour déterminer ce qui lui paraît être la « fairest date »[35] pour établir la valeur des actions. Il a ordonné le rachat des actions de l’appelante selon la valeur au livre à la date de la séparation du couple le 18 mai 2019.  Par la suite, il fixe la valeur à 78 184 $[36]. Il estime que « ce remède est juste et équitable pour [l’appelante], considérant son absence totale d’implication de sa part dans DVolu et son évolution depuis sa constitution en 2016, la réalité de la société et les expectatives légitimes des protagonistes dans les circonstances. »[37].

Discussion

[61]           La jurisprudence de notre Cour enseigne que « l’évaluation de la valeur d’actions n’est limitée par aucune formule mathématique ou d’affaires et est laissée à la discrétion du juge des faits, sauf erreur manifeste et déterminante. »[38]. Partant, l’intervention d’une cour d’appel « ne sera possible que si le juge a commis une erreur de principe ou une injustice manifeste dans l'exercice de sa discrétion. »[39]. Elle ne peut donc « substituer une juste valeur par une autre à moins de motifs très sérieux. »[40].

[62]           Pour établir la valeur d’actions, le juge doit « rechercher une valeur qui [est] juste et équitable dans les faits, en tenant compte de la réalité de la société et de l’ensemble des circonstances »[41], dont les « expectatives légitimes des protagonistes ».

[63]           Je crois que le juge commet une erreur en déterminant la valeur des actions détenues par l’appelante dans DVolu et, partant, cela justifie l’intervention de la Cour. Je m’explique.

[64]           L’article 49 LSAQ prévoit en partie que :

49. À moins que la catégorie ne comporte une ou plusieurs séries d’actions conférant des droits différents, les actionnaires détenant des actions d’une même catégorie ont entre eux des droits égaux. Les actionnaires détenant des actions d’une même série ont toujours entre eux des droits égaux.

49. Unless a class of shares includes one or more series of shares conferring different rights, the rights of the shareholders holding shares of that class are equal in all respects. The rights of the holders of shares of the same series are equal in all respects.

[65]           Le juge détermine la valeur des actions en fonction de la valeur au livre et non pas sur la base de leur valeur marchande. Il justifie ce montant inférieur à la valeur des actions détenues par les autres actionnaires par le fait que, contrairement à eux, l’appelante n’a jamais travaillé au sein de la société. Par contre, les autres actionnaires ont reçu un salaire, des bonus et des dividendes « discrétionnaires »[42] comme rémunération pour leur travail. Devant ces faits et le principe d’égalité des actionnaires consacré à l’article 49 LSAQ, il n’était pas juste et raisonnable de dévaluer les actions de l’appelante sur la base de son statut d’actionnaire passif. Alors, comment corriger l’erreur?

[66]           Les parties avaient fait confectionner une expertise en évaluation de la valeur marchande de la totalité des actions qui est invoquée par l’appelante pour justifier la valeur marchande de 300 000 $ demandée pour ses actions.

[67]           Comme mentionné, l’appelante n’a pas fait témoigner Gervais au procès vu la modification de sa demande, faisant en sorte qu’elle sollicitait dorénavant la dissolution de DVolu plutôt que le rachat de ses actions. En conséquence, Gervais n’a pas été qualifié comme expert et n’a pas été interrogé ou contre-interrogé. Le juge a quand même pris connaissance du rapport, mais il n’a pas accepté la conclusion de Gervais parce que ce dernier n’a pas tenu compte de l’état de santé précaire de Cardinal dans ses prédictions de croissance de DVolu, que les comparatifs invoqués sont américains et qu’il n’y avait aucune distinction entre les sociétés avec ou sans actif immobilier et, tout cela, malgré que l’expert n’ait pas été entendu pour défendre son rapport.

[68]           Le juge n’a pas non plus retenu la valeur d’un dollar proposée par l’avocat de DVolu[43]. Il s’est plutôt basé sur la valeur au livre, jugeant cette solution juste et équitable. Il confirme ensuite cette position en ajoutant que, selon l’entente verbale entre les autres actionnaires, si l’un d’entre eux décidait de se départir de ses actions après trois ans, il obtiendrait la valeur au livre de ses actions, et non pas leur valeur marchande[44]. Or, l’appelante n’était pas partie à cette « entente ». Celle-ci ne pouvait donc pas servir d’assise à la conclusion du juge quant à la valeur attribuée aux actions de l’appelante.

[69]           Comme mentionné ci-haut, le juge a commis une erreur de droit en ne traitant pas les actions sur un pied d’égalité, ce qui justifie l’intervention de la Cour. Or, la seule preuve au dossier permettant de fixer une valeur de rachat des actions est les états financiers, dont le juge s’est d’ailleurs servi pour identifier la valeur au livre. Force est de constater que cette valeur ne correspond pas (sauf preuve du contraire) à la valeur marchande des actions ou leur juste valeur marchande.

[70]           Je ne vois donc aucune autre alternative que d’ordonner le retour du dossier en première instance pour l’administration de la preuve qui se fait normalement par des experts en évaluation.

[71]           De plus, la juge saisie du dossier familial en a ordonné la suspension jusqu’à ce que le juge de la chambre commerciale détermine la valeur des actions de DVolu. C’est pourquoi le juge, au paragraphe [396], a déclaré qu’aux fins du partage de la société d’acquêts, la valeur des actions, tant celles détenues par l’appelante que celles détenues par Cardinal, correspondait à leur valeur au livre. Or, c’est la juste valeur marchande qui devait être prise en compte pour le partage de la société d’acquêts qui existait entre les parties[45].

[72]           Quant à la date d’évaluation des actions ou la « fairest date », le juge a choisi le 18 mai 2019 (date à laquelle la séparation du couple a eu lieu), et ce, même s’il base sa détermination de la valeur au livre ultérieurement, soit au 31 août 2019.  Il y a une contradiction évidente, mais je ne décèle pas d’erreur dans le choix du 18 mai 2019 comme tel pour le rachat des actions et je ne propose pas d’intervenir à cet égard[46].

[73]           Le jugement devra être reformé quant à la juste valeur des actions aux fins de leur rachat et du partage de la société d’acquêts et le paragraphe [396] sera biffé complètement.

[74]           De plus, le juge n’accorde aucun intérêt sur le montant du prix de rachat des actions, et ce, malgré qu’il ait choisi une date en 2019. Cette conclusion n’est pas justifiée. Il s’agit d’une erreur révisable[47].

[75]           Vu les erreurs concernant la dévalorisation des actions de l’appelante, l’absence d’imposition des intérêts sur le prix du rachat et compte tenu de l’absence de preuve quant à la juste valeur marchande des actions, il n’y a aucune autre alternative que de retourner le dossier en première instance pour l’administration d’une preuve sur la juste valeur marchande des actions de DVolu. Je suis conscient qu’il s’agit d’une mesure exceptionnelle[48], mais les circonstances de l’espèce le justifient.

Le juge a-t-il erré en fait et en droit en déclarant le recours de l'appelante abusif et en la condamnant aux frais de justice?

Prétentions des parties

Partie appelante

[76]           L’appelante prétend que le juge de première instance a manifestement erré en déclarant son recours abusif. Selon elle, il était déraisonnable et injuste qu’elle soit blâmée pour la tenue d’un procès d’une durée de trois jours puisqu’une audition était utile, et même nécessaire, pour clarifier la situation entre les parties et l’incertitude juridique. De plus, même si la quatrième modification de la demande introductive d’instance a été faite à contretemps, cette modification n’a pas retardé l’audience ni prolongé la durée initialement prévue par les parties dans la déclaration commune de dossier complet.

Parties intimées

[77]           Les intimés soutiennent que le juge de première instance n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante en déclarant abusif le recours de l’appelante et en la condamnant à payer 25 000 $ à ce titre. La condamnation pour abus est amplement motivée[49] et soutenue par la législation applicable, la jurisprudence et la preuve, notamment les paroles de l’appelante lors du procès.

Discussion

[78]           La détermination de l’abus de procédure est hautement factuelle et commande une grande déférence, de sorte que cette Cour n’interviendra qu’en présence d’une erreur manifeste et déterminante[50].

L’absence de règlement à l’amiable

[79]           En l’espèce, le juge considère que le litige « aurait dû faire l’objet d’un règlement à l’amiable, n’eût été le refus soudainement incompréhensible de [l’appelante] d’accepter tout montant offert en guise de rachat de ses actions et de son acharnement obstiné et démesuré à vouloir mettre la clé dans la porte de DVolu […] »[51].

[80]           Refuser une offre de règlement n’est pas en soi abusif et n’est pas, en principe, admissible en preuve[52]. Il est vrai qu’en l’espèce, c’est l’appelante elle-même qui a informé le tribunal, lors de son témoignage, qu’elle avait décliné une offre. Toutefois, force est de constater que la conclusion du juge selon laquelle ce refus constituait un comportement abusif trouve difficilement appui dans la preuve puisque l’offre en question était pour une valeur de rachat de 150 000 $ alors que l’expertise commune estimait les actions à 300 000 $.

[81]           Par contre, le juge constate la mauvaise foi (« acharnement obstiné et démesuré à vouloir mettre la clé dans la porte de DVolu par mesure évidente de vengeance à l’endroit de son mari »[53]) et l’utilisation déraisonnable de la procédure par l’appelante, lesquelles prennent assises dans la preuve.

Le procès d’une durée de trois jours 

[82]           Le juge remarque que la nouvelle approche adoptée par l’appelante au procès après avoir révoqué le mandat de son avocat a « entraîné inutilement les [intimés] et les mis en cause dans un procès de trois jours qui [n’aurait] jamais duré si longtemps voire même ne pas avoir eu lieu. »[54].

[83]           Cette conclusion du juge relève de sa discrétion, mais il faut néanmoins souligner que ce n’est que la veille du procès que l’intimée a reconnu le statut d’actionnaire de l’appelante et ce n’est qu’au procès qu’elle a pris la position que ses actions ne valaient qu’un dollar. Cela laisse voir que le procès était nécessaire. Au surplus, la durée de trois jours était déjà prévue par les parties lors de la mise en état du dossier.

* * *

[84]           L’article 451 (14) LSAQ qui s’applique en l’espèce en vertu du renvoi à l’article 464 LSAQ prévoit que le juge peut :

451.  […]

14°  condamner, non seulement dans un cas d’abus de procédure mais également dans tout autre cas où le tribunal le jugera approprié, toute partie aux procédures à payer, en tout ou en partie, les honoraires et autres frais de toute autre partie.

451.  (…)

(14)  an order condemning, not only in the case of improper use of procedure but also whenever the court thinks fit, any party to the proceedings to pay, in whole or in part, the professional fees and other costs of any other party.

[85]           Cette Cour a établi que, dans un tel cas, une décision à l’égard des honoraires et des frais « ne peut être infirmée en appel que si elle est abusive, déraisonnable ou non judiciaire, c’est-à-dire fondée sur des considérations erronées »[55]. En l’espèce, même en accordant déférence à la conclusion relative au comportement abusif, la quantification faite par le juge basée sur sa détermination que le procès n’avait aucune utilité est erronée. En conséquence, un remboursement intégral des frais encourus pour les journées devant le tribunal est déraisonnable. Il y a lieu de réduire le montant accordé de moitié, soit à 12 500 $. Le montant accordé comme dommages-intérêts punitifs (2 500 $) n’est pas en soi excessif et je ne propose aucune modification.

* * *

[86]           Pour tous ces motifs, je propose d’intervenir pour infirmer le jugement en partie quant à la détermination de la juste valeur des actions de l’appelante détenues dans DVolu. Le dossier sera retourné en première instance devant le même juge pour l’administration d’une preuve sur la valeur marchande des actions[56]. Je propose aussi que la Cour déclare que la valeur ainsi déterminée portera intérêt au taux légal à compter de la date d’évaluation déterminée par le juge, soit le 18 mai 2019, correspondant également à la date de rachat.  Quant au montant accordé en réparation de l’abus de procédure il sera réduit.

[87]           Vu le résultat mitigé de l'appel, chaque partie doit assumer ses frais de justice.

 

 

 

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 


[1]  Bourgeois c. Cardinal, 2021 QCCS 4780 [Jugement sur demande en oppression – Jugement entrepris].

[2]  Bourgeois c. Cardinal, 2021 QCCS 5733 [Jugement sur sanction suivant une déclaration d’abus].

[3]  Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S-31.1 [« LSAQ »].

[4]  Il y a eu une reprise d’instance par Alexandre Cardinal, le fils de Serge Cardinal. Pour simplifier la lecture du présent jugement, je réfère à l’intimé comme étant Cardinal.

[5]  Plumitif n° 500-12-343790-196.

[6]   Jugement sur demande en oppression, paragr. 66-70.

[7]  Plumitif n° 500-12-343790-196, entrée 82.

[8]  Jugement sur demande en oppression, paragr. 9, 105-111 et 124.

[9]  Jugement sur demande en oppression, paragr. 146.

[10]  Id., paragr. 181, 186, 202, 215, 224, 237 et 238.

[11]  Id., paragr. 238.

[12]   Id., paragr. 282.

[13]  Id., paragr. 239 et 240.

[14]  Id., paragr. 243.

[15]  Id., paragr. 243.

[16]  Id., paragr. 248 et 275.

[17]  Id., paragr. 284.

[18]  Id., paragr. 403.

[19]  Id., paragr. 341 et 348.

[20]  Id., paragr. 386

[21]  Jugement sur sanction suivant une déclaration d’abus, paragr. 6 et 7.

[22]  Id., paragr. 18 et 33.

[23]  Id., paragr. 31 et 34.

[24]  Dans les conclusions figurant dans le mémoire de l’appelante, elle demande d’infirmer le jugement de première instance quant aux conclusions sur son comportement oppressif et sur l’attribution de dividendes ordinaires. Or, elle n’aborde pas ces questions dans son mémoire d’appel.

[25]  Notons que le juge n’a pas qualifié Gervais d’expert vu son absence.

[26]   Wilson c. Alharayeri, 2017 CSC 39, paragr. 23; BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, paragr. 58 et 59.

[27]   Jugement sur demande en oppression, paragr. 241.

[28]  Id., paragr. 397.

[29]  Droit de la famille – 221096, 2022 QCCA 919, paragr. 19.

[30]  Bien que les intimés ne le plaident pas, notons que le devoir d’intervention est atténué lorsqu’« une personne non représentée adopte une conduite "irrespectueuse, frivole, déraisonnable, vexatoire ou méprisante" ». Voir aussi : Bédard c. R., 2014 QCCA 184, paragr. 52.

[31]  Williams c. Valeurs mobilières Desjardins inc., 2019 QCCA 1842, paragr. 13. Voir aussi : Ménard c. Gardner, 2012 QCCA 1546, paragr. 59.

[32]  Jugement sur demande en oppression, paragr. 312.

[33]  Technologie labtronix inc. c. Technologie micro contrôle inc., [1998] R.J.Q. 2312, p. 40, 1998 CanLII 13050 (QC CA).

[34]   Solarcan Architectural Corp. c. Turcotte, 2015 QCCA 947, paragr. 3, 4 et 7; Vaillancourt c. Fafard, 2005 QCCA 700, paragr. 55 et 80. Voir aussi Droit de la famille — 16436, 2016 QCCA 376, paragr. 23-24; ministère de la Justice, Commentaires du ministère de la justice – Le Code de procédure civile, ch. C- 25.01, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, art. 268.

[35]  Jugement sur demande en oppression, paragr. 285-295.

[36]  Id., paragr. 315 et 320. Dans ses conclusions, l’appelante demande que les actions soient évaluées en date du jugement à intervenir (ce qui suppose que la « fairest date » retenue par le juge est erronée), mais ne fournit aucune justification en ce sens dans son mémoire.

[37]  Jugement sur demande en oppression, paragr. 323.

[38]  Fondaction (Fonds de développement de la Confédération des syndicats nationaux pour la coopération et l'emploi) c. Poutres Lamellées Leclerc inc., 2020 QCCA 261, paragr. 134-136, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 28 janvier 2021, n° 39157.

[39]  Guillemette c. Bourassa, 2016 QCCA 1019, paragr. 6.

[40]  Société Immobilière 1234 de la Montagne Ltée c. Ioanidis, J.E. 2003-133, 2002 CanLII 63651 (QC CA), paragr. 11.

[41]  Fondaction (Fonds de développement de la Confédération des syndicats nationaux pour la coopération et l'emploi) c. Poutres Lamellées Leclerc inc., 2020 QCCA 261, paragr. 178, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 28 janvier 2021, n° 39157. Voir aussi : Côté c. Côté, 2014 QCCA 388, paragr. 85.

[42]   Je remarque que ces dividendes n’ont pas été payés à l’appelante même si ses actions sont de même classe. Par contre, selon la preuve, l’appelante était au courant de la pratique et ne s’y est pas opposée au moment approprié, comme constaté par le juge aux paragraphes 199, 201 et 202 du jugement sur demande en oppression.

[43]  Jugement sur demande en oppression, paragr. 298.

[44]  Id., paragr. 316.

[45]   Droit de la famille — 132381, 2013 QCCA 1505, paragr. 58-64.

[46]   Par contre, cette date (ni évidemment la valeur calculée à cette date) ne lie pas la juge saisie de la dissolution du régime matrimonial qui existait entre l’appelante et Cardinal, jusqu’au décès de ce dernier.

[47]   Vanier c. Lucien Vanier et Fils inc., 2018 QCCA 796, paragr. 26, 83 et 84; Finecast Ltd. c. Segal, 2011 QCCA 36, paragr. 1, 3 et 9. Sur la date utilisée pour marquer le point de départ des intérêts, voir: Markus Koehnen, Oppression and Related Remedies, Thomson Carswell, 2004, p. 373.

[48]   Solarcan Architectural Corp. c. Turcotte, 2015 QCCA 947, paragr. 3, 4 et 7; Vaillancourt c. Fafard, 2005 QCCA 700, paragr. 55 et 80. Voir aussi Droit de la famille — 16436, 2016 QCCA 376, paragr. 23-24; ministère de la Justice, Commentaires du ministère de la justice – Le Code de procédure civile, ch. C- 25.01, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, art. 268.

[49]   Jugement sur demande en oppression, paragr. 339-390.

[50]  Succession de Drolet c. Succession de Boilard, 2021 QCCA 144, paragr. 42. Voir aussi : Bayview Financial c. 9218-4167 Québec Inc., 2017 QCCA 522, paragr. 49; Cosoltec inc. c. Structure Laferté inc., 2010 QCCA 1600, paragr. 29.

[51]  Jugement sur demande en oppression, paragr. 346.

[52]  Terra Location inc. c. L'Unique Assurances générales inc., 2018 QCCA 1009, paragr. 8 : le privilège relatif aux règlements peut être écarté pour décider de la mauvaise foi d’une partie. Voir aussi : Union Carbide Canada Inc. c. Bombardier Inc., 2014 CSC 35, paragr. 36; Jean-Claude Royer et Catherine Piché, La preuve civile, 6e éd., Montréal, Yvon Blais, 2020, n°1287.

[53]  Jugement sur demande en oppression, paragr. 346.

[54]  Id., paragr. 341.

[55]   Turcotte c. Turcotte, 2021 QCCA 567, paragr. 77.

[56]   À l’audience devant la Cour, l’avocat de l’appelante a confirmé qu’il n’avait pas d’objection à procéder devant le même juge dans l’éventualité où la Cour déciderait de retourner le dossier.

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