CONSEIL DE DISCIPLINE |
|
||||||
Ordre des travailleurs
sociaux et |
|
||||||
CANADA |
|
||||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
|
||||||
|
|
||||||
N° : |
37-15-024 |
|
|||||
|
|
||||||
DATE : |
Le 9 mai 2016. |
|
|||||
______________________________________________________________________ |
|
||||||
|
|
||||||
LE CONSEIL : |
Me CAROLINE CHAMPAGNE |
Présidente |
|||||
mme GHISLAINE BROSSEAU, t.s. |
Membre |
||||||
mme KARINE JOLY, t.s. |
Membre |
||||||
______________________________________________________________________ |
|
||||||
|
|
||||||
ISABELLE LAVOIE, en sa qualité de syndique adjointe de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec |
|
||||||
Plaignante |
|
||||||
c. |
|
||||||
VÉRONIQUE MOÏSE |
|
||||||
Intimée |
|
||||||
______________________________________________________________________ |
|
||||||
|
|
||||||
MOTIFS DE LA DÉCISION SUR CULPABILITÉ |
|
||||||
______________________________________________________________________ |
|
||||||
[1] La syndique adjointe reproche à l’intimée, Mme Véronique Moïse, d’avoir consulté les dossiers médicaux d’usagers de services sociaux et médicaux, à des dizaines de reprises, sur une période de plus de dix ans, sans autorisation et ni justification professionnelle.
[2] Mme Moïse plaide coupable au seul chef contenu à la plainte disciplinaire déposée par la syndique adjointe.
[3] Séance tenante, le Conseil de discipline déclare donc, unanimement, Mme Moïse coupable du chef 1 en vertu de l’article 59.2 du Code des professions[1] (« Code des professions »).
[4] Les parties recommandent conjointement au Conseil d’imposer à Mme Moïse une période de radiation temporaire de deux mois et d’ordonner la publication d’un avis de la décision. Les parties suggèrent que Mme Moïse soit aussi condamnée au paiement de tous les déboursés.
QUESTION EN LITIGE
[5] Les sanctions recommandées sont-elles raisonnables dans les circonstances propres à ce dossier? Le Conseil est d’avis que oui.
CONTEXTE
[6] Le 21 mai 2003, Mme Moïse est embauchée comme travailleuse sociale dans un Centre de santé et services sociaux (« CSSS »).
[7] Dans le cadre de ses fonctions, elle peut accéder aux dossiers des usagers au moyen de systèmes informatiques. Ces systèmes informatiques contiennent des informations sur les services sociaux dont bénéficient les usagers. Ils permettent aussi d’avoir accès aux dossiers médicaux des usagers.
[8] Dès le lendemain de son embauche, Mme Moïse commence à consulter les dossiers informatiques d’usagers, sans justification professionnelle. Elle le fera sur une période de plus de dix ans à de très nombreuses reprises.
[9] En effet, entre mai 2003 et novembre 2014, Mme Moïse accède plus de cent fois aux dossiers de dizaines d’usagers.
[10] Ces usagers sont des membres de la famille de ses clients, des clients de ses collègues de travail, des membres de sa famille, des amis et des connaissances, des collègues de travail et des personnalités connues.
[11] Mme Moïse consulte aussi son propre dossier médical plus de 30 fois.
[12] Mme Moïse explique que c’est par curiosité, qu’impulsivement, elle fouille les dossiers. Elle ajoute qu’en consultant ces dossiers, elle se sécurise ou se compare.
[13] Pourtant, elle est bien au fait qu’elle ne peut consulter ainsi les dossiers des usagers, ni même le sien.
[14] En effet, les employés comme elle, reçoivent de la formation du CSSS sur l’importance d’assurer la confidentialité des informations contenues dans les dossiers des usagers. La preuve révèle d’ailleurs qu’à deux occasions, Mme Moïse suit une formation à ce sujet.
[15] En outre, une archiviste, qui constate que Mme Moïse consulte son propre dossier, l’avise qu’elle contrevient aux règles et procédures en place.
[16] Mme Moïse sait aussi que la consultation du système informatique laisse des traces.
[17] En plus de consulter les dossiers d’usagers, Mme Moïse admet avoir déjà fourni des renseignements contenus dans ces dossiers à des directions d’école. Par exemple, elle peut informer l’établissement scolaire que le parent d’un élève a fait une demande de suivi auprès du CLSC ou qu’un élève fait déjà l’objet d’un suivi.
[18] Suite à des plaintes que des collègues de Mme Moïse formulent à son endroit, et à partir des traces qu’elle laisse en faisant ses consultations informatiques, le CSSS débute une enquête interne. Les conclusions du CSSS mènent au congédiement de Mme Moïse le 18 décembre 2014.
ANALYSE
Les sanctions recommandées sont-elles justes et raisonnables dans les circonstances propres à ce dossier?
I. ANALYSE
A. Le droit
[19] La sanction disciplinaire vise à atteindre au premier chef, la protection du public.
[20] La protection du public, c’est le droit du public d’avoir accès aux professionnels les plus qualifiés et les plus respectueux de leur code de déontologie[2].
[21] Conformément à l’économie du droit qui régit le Code des professions, ce sont les membres de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (« l’Ordre ») qui veillent à la protection du public, dont l’une des composantes est la crédibilité de la profession[3].
[22] La sanction doit aussi dissuader le professionnel de récidiver et être un exemple pour les autres membres de la profession[4].
[23] Enfin, la sanction doit permettre au professionnel visé d’exercer sa profession[5].
[24] Le Conseil de discipline détermine la juste et raisonnable sanction en tenant compte des différents facteurs objectifs et subjectifs de même que des circonstances aggravantes et atténuantes de l’affaire[6].
B. Facteurs objectifs
[25] Les usagers des services sociaux ont droit au respect de leur vie privée et à la confidentialité de leur dossier. Le public en général est en droit de s’attendre à ce qu’un professionnel, comme un travailleur social, agisse comme l’un des gardiens de ces droits.
[26] La confidentialité des dossiers doit être préservée et toute dérogation ne peut être tolérée, afin de conserver la confiance du public envers les travailleurs sociaux à qui il confie ses problèmes et des secrets.
[27] Consulter sans autorisation ni justification professionnelle les dossiers confidentiels des usagers, est un comportement inadmissible de la part d’un professionnel membre de l’Ordre. On ne peut tolérer ces actes, ni les banaliser.
[28] Agir comme l’a fait Mme Moïse est totalement contraire à la dignité et à l’honneur de la profession.
C. Facteurs subjectifs
[29] Pour déterminer les sanctions à imposer, le Conseil de discipline considère la présence de plusieurs facteurs aggravants et atténuants, ainsi que des circonstances particulières au dossier.
[30] Mme Moïse est inscrite au Tableau de l’Ordre depuis 1996.
[31] Elle est donc une professionnelle expérimentée au moment des faits. Malgré son bagage, elle choisit d’ignorer les règles élémentaires qui doivent gouverner sa pratique.
[32] De plus, Mme Moïse sait qu’elle enfreint les règles en matière de confidentialité puisqu’elle reçoit deux formations à ce sujet durant la période pertinente. Une archiviste l’avise aussi qu’elle ne peut accéder à son propre dossier comme elle le fait. Malgré ces formations et cet avertissement, Mme Moïse continue.
[33] En outre, le Conseil de discipline prend en considération que Mme Moïse commet l’infraction reprochée sur une période de plus de dix ans et à des dizaines de reprises. Aussi, ce sont les dossiers de très nombreux usagers que Mme Moïse consulte.
[34] Par ailleurs, le Conseil de discipline tient compte du fait que Mme Moïse reconnaît les faits et la gravité des infractions qu’elle a commises. Elle plaide d’ailleurs coupable au chef de la plainte.
[35] Mme Moïse a aussi perdu son emploi au CSSS et elle est actuellement sans emploi.
[36] De plus, les regrets qu’elle témoigne devant le Conseil de discipline sont sincères. Elle est de toute évidence très attristée par la situation.
[37] Mme Moïse explique au Conseil de discipline avoir entamé une thérapie afin de lui permettre de contrôler son « impulsivité ».
[38] Rappelons que Mme Moïse affirme avoir consulté les dossiers des usagers par curiosité et impulsivement pour se sécuriser ou se comparer. Elle n’a pas d’intentions malveillantes ou malhonnêtes lorsqu’elle accède aux dossiers des usagers.
[39] Aussi, Mme Moïse n’a pas d’antécédent disciplinaire.
[40] Enfin, le Conseil de discipline croit que la protection du public n’est pas en péril et le risque de récidive est faible.
D. La raisonnabilité des recommandations conjointes sur sanctions
[41] La suggestion conjointe invite le Conseil de discipline « non pas à décider de la sévérité ou de la clémence de la sanction, mais à déterminer si elle s'avère déraisonnable au point d'être contraire à l'intérêt public et de nature à déconsidérer l'administration de la justice »[7].
[42] En effet, la suggestion conjointe « dispose d'une « force persuasive certaine » de nature à assurer qu'elle sera respectée en échange du plaidoyer de culpabilité »[8].
[43] De plus, une suggestion conjointe ne doit pas être écartée « afin de ne pas discréditer un important outil contribuant à l'efficacité du système de justice tant criminelle que disciplinaire»[9].
[44] À ce sujet, le Tribunal des professions indique :
« Les ententes entre les parties constituent en effet un rouage utile et parfois nécessaire à une saine administration de la justice. Lors de toute négociation, chaque partie fait des concessions dans le but d'en arriver à un règlement qui convienne aux deux. Elles se justifient par la réalisation d'un objectif final. Lorsque deux parties formulent une suggestion commune, elles doivent avoir une expectative raisonnable que cette dernière sera respectée. Pour cette raison, une suggestion commune formulée par deux avocats d'expérience devrait être respectée à moins qu'elle ne soit déraisonnable, inadéquate ou contraire à l'intérêt public ou de nature à déconsidérer l'administration de la justice. »[10]
[45] En vertu du principe de l’harmonisation des sanctions, le Conseil doit retenir également les sanctions conjointes proposées et les considérer comme étant raisonnables, lorsqu’elles se situent dans la fourchette des sanctions disciplinaires imposées dans des circonstances semblables[11].
[46] Par ailleurs, il faut relativiser l’application de ce principe en raison du fait que la sanction doit être individualisée. Les précédents sont « tout au plus des lignes directrices et non des règles absolues »[12]. Des circonstances atténuantes ou aggravantes, de même que la personnalité du professionnel, peuvent favoriser un écart important dans la détermination d’une sanction[13].
[47] À ce sujet, les pairs qui siègent sur le Conseil de discipline « sont les plus aptes à évaluer la gravité d’une infraction et les conséquences d’une sanction tant sur le membre visé par la plainte que sur les autres membres en général »[14].
[48] Les parties suggèrent conjointement l’imposition d’une période de radiation de deux mois.
[49] Selon la syndique adjointe, le dossier de Mme Moïse est le cas le plus grave sur lequel le bureau du syndic a enquêté pour une infraction de cette nature. Ainsi, selon les parties, toutes les décisions rendues antérieurement font état de sanctions beaucoup moins importantes. C’est pourquoi elles qualifient comme sévère la radiation temporaire de deux mois qu’elles suggèrent.
[50] Les faits dans l’affaire Rochette[15] se rapprochent de ceux du présent dossier. En effet, le travailleur social Rochette est reconnu coupable d’avoir fait plus de 2645 consultations, sans autorisation et sans justification professionnelle, de dossiers d’usagers d’un CLSC, dont notamment ceux de ses collègues de travail et certains membres de sa famille, et ce, sur une période de 79 jours. Il explique au conseil de discipline avoir agi de la sorte parce qu’il n’avait rien à faire et qu’il voulait passer le temps. Le conseil de discipline lui impose une période de radiation temporaire d’un mois ainsi qu’une amende de 1500$, tel que recommandé conjointement par les parties. Le Conseil de discipline note toutefois que, « n’eut été le fait que l’intimé ait manifesté son intention de démissionner et de ne plus jamais pratiquer dans ce domaine, la sanction imposée par le Conseil aurait été beaucoup plus sévère que celle proposée par les parties ».
[51] La période de radiation de deux mois proposée par les parties ne s’éloigne pas beaucoup de celle dans Rochette, bien que Mme Moïse n’ait pas manifesté son intention de démissionner.
[52] De plus, la radiation temporaire de deux mois aurait pu être plus sévère, compte tenu de la gravité de l’infraction, de la période pendant laquelle se sont déroulés les faits, de même que le nombre de consultations et d’usagers concernés.
[53] Toutefois, compte tenu qu’il s’agit d’une recommandation conjointe, à la lumière des enseignements du Tribunal des professions dans Chan[16], le Conseil estime que la sanction recommandée n’est pas déraisonnable au point d'être contraire à l'intérêt public ou de nature à déconsidérer l'administration de la justice.
[54] Il est opportun d’ordonner la publication d’un avis de la décision, ainsi que le paiement des entiers débours, y incluant les frais de publication de l’avis de la décision à être publié.
DÉCISION
EN CONSÉQUENCE, LE CONSEIL, UNANIMEMENT LE 7 AVRIL 2016:
A DÉCLARÉ l’intimée coupable sous le chef 1 de
l’infraction prévue à l’article
1.
Au cours des mois de mai 2003 à novembre 2014, l’intimée, exerçant sa profession
au Centre de santé et de services sociaux du Sud de Lanaudière, a posé un acte
dérogatoire à l'honneur et à la dignité de sa profession en consultant, sans
autorisation et sans justification professionnelle, les dossiers de plusieurs membres
de la famille de ses clients, les dossiers de plusieurs clients de ses
collègues de travail, son dossier personnel, les dossiers de plusieurs membres
de sa famille, les dossiers de plusieurs amis et connaissances, les dossiers de
plusieurs collègues de travail et les dossiers de plusieurs personnalités
connues de la région, commettant ainsi une infraction aux dispositions de
l'article
A IMPOSÉ à l’intimée une période de radiation temporaire de deux mois;
A ORDONNÉ qu’un avis de la présente décision soit publié
dans un journal circulant dans le lieu où l’intimée avait son domicile
professionnel, conformément à l’article
A CONDAMNÉ l’intimée au paiement des débours, y incluant les coûts de la publication de l’avis de la présente décision.
A PRIS ACTE de la renonciation de l’intimée aux délais d’appel, de sorte que la décision est exécutoire en date du 7 avril 2016.
|
__________________________________ Me Caroline Champagne
__________________________________ Mme Ghislaine Brosseau, t.s. Membre
__________________________________ Mme Karine Joly, t.s. Membre
|
|
|
||
Me Virginie Bouchard |
||
Procureure de la plaignante |
||
|
||
Me Marie-Pierre Durocher Procureure de l’intimée |
||
|
||
|
||
Date d’audience : |
Le 7 avril 2016 |
|
[1] RLRQ c. C-26.
[2] Laurion c. Médecins (Ordre professionnel
des),
[3] Voir Comptables agréés (Ordre professionnel des)
c. Carbonneau,
[4] Pigeon c. Daigneault 2003 CanLII, 32934 (QC CA).
[5] Id. Voir aussi Chevalier c. Infirmières
et infirmiers (Ordre professionnel des),
[6] Pigeon c. Daigneault, précité, note 4.
[7] Chan c. Médecins (Ordre professionnel des)
[8] Dumont c. R.,
[9] Langlois c. Dentistes (Ordre professionnel
des),
[10] Infirmières et infirmiers auxiliaires (Ordre
professionnel des) c. Ungureanu,
[11] Chan c. Médecins (Ordre professionnel des), précité, note 7.
[12] R. c. Nasogaluak,
[13] Laurion c. Médecins (Ordre professionnel des), précité, note 2.
[14] Comptables agréés (Ordre professionnel des) c. Carbonneau, précité, note 3.
[15] Travailleurs sociaux (Ordre professionnel des) c Rochette, 2012 CanLII 99569 (QC OTSTCFQ).
[16] Chan c. Médecins (Ordre professionnel des), précité, note 7.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.