Société des alcools du Québec | 2022 QCTAT 3622 |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL | |||
(Division de la santé et de la sécurité du travail) | |||
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Montérégie | |||
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Dossier : | 1238887-62-2107 | ||
Dossier CNESST : | 505787895 | ||
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Longueuil, | le 29 juillet 2022 | ||
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Renaud Gauthier | |||
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Société des alcools du Québec |
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L’APERÇU
[1] Une travailleuse, qui exerce l’emploi de directrice de succursale pour l’employeur, la Société des alcools du Québec, subit une lésion professionnelle le 27 octobre 2018. Alors qu’elle se trouve dans son bureau, un client l’agresse verbalement et la menace. La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail reconnait qu’elle souffre d’un trouble d’adaptation avec humeur anxieuse et qu’elle a droit aux prestations prévues à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1].
[2] Le 24 septembre 2019, l’employeur s’adresse par écrit à la Commission et demande un transfert de l’imputation du coût des prestations reliées à l’accident aux employeurs de toutes les unités. Il allègue que l’accident est attribuable à un tiers et qu’il serait injuste de lui faire supporter les coûts qui découlent de l’accident.
[3] Le 16 juillet 2021, la Commission refuse, à la suite d’une révision administrative, d’accorder un transfert de l’imputation. L’employeur conteste cette décision devant le Tribunal.
[4] Dans le cadre de ses arguments écrits, l’employeur demande au Tribunal d’infirmer la décision et d’accorder un transfert de l’imputation, en vertu du deuxième alinéa de l’article 326 de la Loi.
[5] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal accueille la contestation. L’employeur démontre de façon prépondérante que l’accident est principalement attribuable à un tiers et qu’il survient dans des circonstances inhabituelles et inusitées. Il a donc droit au transfert demandé.
L’ANALYSE
[6] L’article 326 de la Loi indique comme principe général que la Commission impute à l’employeur le coût des prestations dues en raison d’un accident du travail survenu à un travailleur.
[7] Le même article ajoute cependant, à son deuxième alinéa, que la Commission peut transférer à d’autres employeurs l’imputation du coût des prestations pour éviter des conséquences injustes, lorsqu’un accident du travail est attribuable à un tiers.
[8] Dans l’affaire Ministère des Transports[2], rendue par une formation de trois juges administratifs, la Commission des lésions professionnelles précise les éléments requis pour permettre l’application du deuxième alinéa de l’article 326 de la Loi. L’employeur doit démontrer :
La notion d’accident attribuable à un tiers
[9] Le premier élément à démontrer est la survenance d’un accident du travail, ce qui n’est pas ici remis en question. Par la suite, cet accident doit être attribuable à un tiers. L’affaire Ministère des Transports[3] définit la notion de tiers comme suit :
[276] Les soussignés estiment qu’est donc un « tiers » au sens de l’article 326 de la loi, toute personne autre que le travailleur lésé, son employeur et les autres travailleurs exécutant un travail pour ce dernier. Ainsi, par exemple, un élève, un client ou un bénéficiaire est un tiers.
[Note omise]
[10] Selon les faits consignés au dossier, la personne qui insulte et menace la travailleuse est un client régulier de la succursale. Il s’agit donc d’un tiers au sens des principes jurisprudentiels applicables. La Commission le reconnait d’ailleurs dans la décision contestée.
[11] Le Tribunal doit maintenant déterminer si l’accident du travail est principalement attribuable à ce tiers. Il n’est pas question ici d’exiger une preuve établissant que l’accident est entièrement attribuable à celui-ci, mais plutôt qu’il a participé à sa survenance de façon majoritaire, c’est-à-dire dans une proportion supérieure à 50 %[4]. Il faut également s’écarter des notions générales de faute ou de responsabilité civile que l’on retrouve en droit commun, le régime d’indemnisation prévu à la Loi s’appliquant sans égard à la responsabilité de quiconque[5].
[12] En l’espèce, la trame factuelle de l’événement permet de retenir que l’événement est principalement attribuable au tiers. De prime abord, il convient de souligner que la preuve disponible au sujet de l’événement se limite à la réclamation initiale et aux notes des agentes de la Commission qui discutent avec la travailleuse. En effet, l’employeur n’a présenté aucune preuve additionnelle au support de sa contestation, hormis une fiche descriptive de l’emploi de directeur de succursale. Quoi qu’il en soit, la preuve déjà au dossier est suffisante pour soutenir les allégations de l’employeur.
[13] La travailleuse explique à une agente de la Commission que ce n’est pas sa première altercation avec le client en question, qui est un restaurateur en désaccord avec les politiques de l’employeur. Il aurait déjà été agressif verbalement envers elle, mais il se trouvait alors dans les aires de vente, avec d’autres employés et des clients à proximité.
[14] Le 27 octobre 2018, la travailleuse s'installe dans son bureau, qui est situé dans l’entrepôt, à l’arrière du magasin. Il s’agit d’une section qui n’est pas accessible aux clients. Elle s’affaire à compter le dépôt en argent d’une collègue de travail. Elle aperçoit alors le client dans le cadre de porte, qui est imposant physiquement (grandeur de 188 cm et costaud). Le client commence à crier et à l’insulter avec des termes très vulgaires. Il s’avance vers elle en disant qu’il veut la frapper et qu’il va l’attendre dans le stationnement du magasin pour « lui faire la passe ». Un collègue, qui a entendu le client crier, arrive dans le bureau et intervient pour mettre fin à l’incident. Après le départ du client, la travailleuse s’enferme dans son bureau et commence à pleurer.
[15] Il ne fait aucun doute, à la lumière de la preuve au dossier, que l’événement est principalement attribuable au tiers. Ce dernier a librement choisi d’adopter un comportement inapproprié et menaçant envers la travailleuse. Il ne s’agit pas non plus d’une altercation verbale entre deux personnes, où chaque personne aurait contribué à envenimer la situation. La travailleuse présente une attitude passive et n’a pas l’occasion de répondre au client, à part pour lui demander de quitter les lieux. En ce sens, l’accident subi par la travailleuse le 27 octobre 2018 est entièrement attribuable aux agissements du client en question.
La notion de situation injuste
[16] Le Tribunal doit maintenant déterminer si l’imputation des coûts relatifs à la lésion professionnelle au dossier de l’employeur représente une situation injuste.
[17] Toujours dans l’affaire Ministère des Transports[6], différents facteurs permettant d'évaluer la présence d’une situation injuste sont énumérés :
- les risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur, les premiers s’appréciant en regard du risque assuré alors que les secondes doivent être considérées, entre autres, à la lumière de la description de l’unité de classification à laquelle il appartient;
- les circonstances ayant joué un rôle déterminant dans la survenance du fait accidentel, en fonction de leur caractère extraordinaire, inusité, rare et/ou exceptionnel, comme par exemple les cas de guet-apens, de piège, d’acte criminel ou autre contravention à une règle législative, règlementaire ou de l’art;
- les probabilités qu’un semblable accident survienne, compte tenu du contexte particulier circonscrit par les tâches du travailleur et les conditions d’exercice de l’emploi.
[18] Par ailleurs, l’importance de chaque facteur varie selon les faits propres à chaque cas.
[19] L’employeur présente plusieurs arguments afin de démontrer l’existence d’une situation injuste. Tout d’abord, il allègue que l’événement ne ferait pas partie « des risques inhérents de la tâche de la travailleuse ou des activités de l’employeur ». La travailleuse, directrice de succursale, ne serait pas responsable d’intervenir auprès des clients agressifs ou menaçants, contrairement à un policier ou un gardien de sécurité. L’employeur ajoute qu’une agression verbale et des menaces ne représentent pas « des risques particuliers se rattachant à la nature de l’ensemble des activités exercées par l’employeur », qui est un commerce de vente au détail.
[20] Le Tribunal ne retient pas les arguments de l’employeur à ce sujet. Tout d’abord, la notion de « risques inhérents de la tâche » d’un travailleur, pour déterminer si l’employeur subit une injustice, ne s’appuie sur aucun principe jurisprudentiel. En conformité avec les facteurs énumérés dans l’affaire Ministère des transports, le Tribunal doit s’intéresser aux risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur, et non pas se limiter à une analyse compartimentée qui ne tiendrait compte que des tâches du travailleur qui a subi la lésion professionnelle[7].
[21] En ce sens, l’analyse des différentes tâches habituelles de la travailleuse peut aider à déterminer si l’événement revêt un caractère extraordinaire ou inusité, mais demeure insuffisante pour déterminer si cet événement fait partie ou non des risques inhérents aux activités de l’employeur.
[22] La description de l’unité de classification n’apparait pas au dossier du Tribunal et l’employeur ne la dépose pas en preuve. Le Tribunal comprend tout de même, sur la base de sa connaissance d’office, que l’employeur est principalement responsable de la gestion de magasins pour la vente d’alcool. Par la force des choses, il est donc responsable de fournir un service à la clientèle et doit assumer les risques qui en découlent. Cela implique la possibilité d’avoir à interagir avec des clients difficiles ou récalcitrants.
[23] À titre accessoire, il est intéressant de noter que selon sa description de tâches, la travailleuse est responsable de gérer les plaintes des clients. Elle doit donc interagir avec ces derniers, ce qui implique la possibilité d’être exposée à des comportements inappropriés.
[24] Pour ces motifs, le Tribunal retient que de façon générale, les interactions avec des clients potentiellement agressifs font partie des risques inhérents aux activités de l’employeur. Ce dernier ne parvient donc pas à démontrer, sur la base de ce seul argument, une injustice.
[25] L’employeur ajoute que l’accident « constitue un phénomène de société sur lequel l’employeur n’a aucun contrôle », ce qui ne convainc pas le Tribunal. D’une part, l’employeur n’explique pas en quoi une agression verbale avec menaces correspond à un phénomène de société. D’autre part, pour apprécier s’il y a injustice, la notion de contrôle de l’employeur sur la survenance de l’accident est explicitement exclue par l’affaire Ministère des transports :
[317] Sans vouloir d’aucune façon nier les vertus de la prévention, son importance ni l’obligation que tout employeur a de la promouvoir, il n’en reste pas moins qu’en matière de financement, le législateur a décidé que ce serait les résultats qui comptent. Le risque assuré et l’expérience participent à la détermination de la cotisation de chaque employeur, sans égard aux efforts et mesures de prévention des accidents qu’il a ou n’a pas mises en œuvre et qui, en l’occurrence, n’auraient pas réussi.
[318] À n’en pas douter, la pratique active de la prévention peut avoir un impact bénéfique significatif sur l’expérience d’un employeur ; cela, en soi, devrait s’avérer un puissant incitatif. Mais c’est l’expérience qui sera prise en compte en bout de ligne, pas les moyens engagés pour la forger.
[319] C’est pourquoi, le contrôle n’est pas, en soi, un critère pertinent à l’analyse de l’injustice. La prise en compte de ce critère aurait pour effet que chaque demande serait accueillie puisque, comme le souligne la commissaire dans l’affaire C.B.M. Saint Mary’s Cement ltd, « il est presque de l’essence même d’un accident attribuable à un tiers d’échapper au contrôle de l’employeur », malgré la mise en place d’un bon programme de prévention.
[Note omise]
[26] Ceci étant, l’employeur démontre cependant que les circonstances de l’accident du 27 octobre 2018 sont exceptionnelles et inusitées, ce qui entraine une injustice lui donnant droit à un transfert de l’imputation.
[27] Tout d’abord, l’endroit où l’accident survient, soit le bureau de la travailleuse, est inusité. La preuve confirme que le bureau, situé dans l’entrepôt, n’est pas accessible aux clients. Le tiers se rend donc à cet endroit sans autorisation pour confronter la travailleuse, qui est occupée à compter une somme d’argent. De plus, il se positionne dans le cadre de la porte, ce qui fait en sorte que la travailleuse ne dispose d’aucun moyen pour sortir du bureau.
[28] De l’avis du Tribunal, un tel événement qui survient dans une zone réservée aux employés est inhabituel. Ces circonstances particulières ont par ailleurs contribué à augmenter la gravité de l’événement. En effet, la travailleuse confirme qu’elle est surprise de voir le tiers, alors qu’elle est seule dans l’entrepôt, et qu’elle se sent piégée. Un tel accident se distingue clairement d’une interaction avec un client difficile qui se trouverait dans la zone publique du magasin, avec plusieurs travailleurs et autres clients à proximité.
[29] La travailleuse est essentiellement piégée au moment où le tiers s’approche d’elle. Il s’agit de circonstances particulières qui s’apparentent à un guet-apens. Par conséquent, il serait injuste que l’employeur supporte le coût des prestations dues en raison de cet accident.
[30] Au surplus, la gravité des menaces formulées par le tiers envers la travailleuse fait en sorte que l’événement acquiert un caractère inhabituel. Selon la description des faits apparaissant au dossier, le tiers s’approche de la travailleuse en disant qu’il veut la frapper. L’intervention d’un autre employé, qui arrive à ce moment précis, est nécessaire pour que le tiers quitte le bureau. Il s’agit de circonstances qui se distinguent des interactions prévisibles avec un client insatisfait, puisque selon toute vraisemblance, le client était sur le point de mettre ses menaces à exécution.
[31] En tenant compte du lieu et de la gravité de l’événement, le Tribunal arrive à la conclusion que l’employeur subirait une injustice s’il était imputé du coût des prestations versées en raison de la lésion professionnelle. Il a donc droit au transfert de l’imputation demandé et sa contestation est accueillie.
[32] Finalement, le tiers impliqué n’est pas un employeur au sens de la Loi. Il convient donc de transférer l’imputation du coût des prestations versées à l’ensemble des employeurs.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE la contestation de l’employeur, la Société des alcools du Québec;
INFIRME la décision de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail rendue le 16 juillet 2021, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le coût des prestations dues en raison de l’accident du travail subi par la travailleuse le 27 octobre 2018 doit être imputé aux employeurs de toutes les unités.
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| Renaud Gauthier |
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Me Charles-Éric Gilbert | |
CAIN LAMARRE S.E.N.C.R.L. | |
Pour la partie demanderesse | |
Date de la mise en délibéré : 6 mai 2022 |
[1] RLRQ, c. A-3.001.
[2] C.L.P. 288809-03B-0605, 28 mars 2008, J.-F. Clément, D. Lajoie et J.-F. Martel.
[3] Id.
[4] Ministère des Transports, précitée note 2; CSSS de Bordeaux Cartierville St-Laurent, 2016 QCTAT 6092; Mikes Promenades St-Bruno, 2021 QCTAT 2585.
[5] Article 25 de la Loi.
[6] Ministère des Transports, précitée note 2, paragraphe 339.
[7] Commission scolaire de la Seigneurie des Mille-Îles, C.L.P. 334318-61-0712, 24 mars 2009, L. Nadeau; Tapis Venture inc., 2016 QCTAT 776; Hydro-Québec CSP (Mtl2), 2022 QCTAT 700; Ciment Québec inc. (Unibéton Ouest), 2022 QCTAT 1990.
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