Décision

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Moroz c. Brown-Johnson

2022 QCTAL 13865

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

470578 31 20190711 G

No demande :

2802183

 

 

Date :

11 mai 2022

Devant la juge administrative :

Suzanne Guévremont

 

Ronald Moroz

 

Locataire - Partie demanderesse

c.

Anita Brown-Johnson

 

Dexter Johnson

 

Locateurs - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

[1]         Le 11 juillet 2019, le locataire demande la condamnation solidaire des locateurs à lui payer 55 250 $ en dommages, le tout avec les intérêts et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec à compter du même jour et les frais judiciaires. Le recours est fondé sur larticle 1968 C.c.Q.

[2]         Le Tribunal a bien pris note de l’ensemble des témoignages et de la preuve administrée devant lui, mais il ne sera fait mention dans la présente décision que des éléments pertinents retenus pour fonder celle-ci.

QUESTIONS EN LITIGE

  1.        Le locataire a-t-il été victime d’une reprise du logement exercée de mauvaise foi?
  2.        Si oui, quels sont les dommages auxquels doivent être condamnés les locateurs?

CONTEXTE

[3]         Le logement concerné est en fait un cottage de neuf pièces réparties sur deux étages, plus un sous-sol[1].

[4]         Le locataire y emménage le 1er juillet 2015, suivant un bail de deux ans, au loyer mensuel de 3 000 $[2], reconduit tacitement à compter du 1er juillet 2017 pour une durée de douze mois[3].


[5]         Le bail se termine à la suite d’une reprise du logement par les locateurs pour y loger leur fille Anastasia à compter du 1er juin 2018. En contrepartie de la reprise, le locataire reçoit une indemnité de 6 000 $, tel qu’il appert du jugement produit[4].

[6]         Le locataire se conforme au jugement susmentionné et libère les lieux loués à la date convenue pour s’installer dans un nouveau logement situé à proximité de l’ancien, au loyer mensuel de 3 500 $ pour la première année, 3 600 $ pour la seconde et 3 700 $ pour la troisième[5].

[7]         Le 10 septembre 2018, le cottage est mis en vente. À compter du 27 novembre 2018, il est également disponible pour location, au loyer mensuel de 3 950 $[6].

[8]         D’octobre 2018 à février 2019, Anastasia Johnson, qui travaille dans les arts de la scène, utilise sporadiquement le cottage comme local de pratique. Toutefois elle n’y habite pas. 

[9]         Le 15 mars 2019, le cottage est vendu à Isabelle Mailloux au prix de 905 000 $ avec possession immédiate. Cette vente est faite en exécution de l’avant-contrat en date du 3 février 2019 accepté par les locateurs le 21 février 2019[7].

TÉMOIGNAGES ET PREUVES

Le locataire

[10]     Le 21 septembre 2017, le cottage étant alors en vente, il reçoit de l’avocate des locateurs, Me Evangelia Tsotsis, une lettre l’accusant à tort de ne pas collaborer pour les visites[8].

[11]     Le 31 octobre 2017, la pancarte « à vendre » devant la maison est retirée. Quelques semaines plus tard, le 28 décembre 2017, les locateurs lui donnent un avis de reprise du logement pour y loger leur fille Anastasia Johnson[9].

[12]     Doutant que ce soit le véritable but poursuivi, il s’informe auprès d’un organisme de défense des droits des locataires. Suivant les conseils obtenus, il répond aux locateurs refuser de quitter le logement concerné.

[13]     Le 16 février 2018, les locateurs prennent action devant la Régie du logement afin d’être autorisés à reprendre le logement pour les fins mentionnées dans l’avis.

[14]     Ensuite, il se met à la recherche d’un nouvel endroit où loger, aidé dans sa démarche par un courtier immobilier. Sa démarche porte fruit rapidement.

[15]     Le 28 mars 2018, il signe un bail de 37 mois débutant le 1er juin 2018 pour un logement similaire tout près de l’ancien, mais en meilleure condition et plus tranquille.

[16]     Une entente est conclue avec la partie locatrice pour valoir jugement lors de l’audience du 13 avril 2018. Elle prévoit la reprise du logement pour le bénéfice d’Anastasia Johnson à compter du 1er juin 2018 et une indemnité de 6 000 $ payable à même les loyers d’avril et mai 2018[10].

[17]     S’y conformant, le 1er juin 2018, il s’installe dans son nouveau logement.

[18]     Malgré la fin du bail, les locateurs encaissent sans le lui dire le chèque de loyer de juin 2018 au montant de 3 000 $, ce qui entraîne la mise à découvert de son compte bancaire.

[19]     En septembre 2018, le cottage est remis en vente.

[20]     À la suite de son départ, il passe souvent devant son ancienne adresse et il ne voit jamais d’ordures et/ou des bacs à recyclage les jours de collecte.

[21]     En décembre 2018, il participe à une « visite libre » visant à faciliter la vente ou la location du cottage[11]. Il n’a pas été rénové, seulement rafraîchi. À l’évidence, personne ne vit là. Il n’y a même pas de vêtements dans les placards.

[22]     Le cottage est vendu le 15 mars 2019 au prix de 905 000 $.

[23]     Deux semaines plus tard, les locateurs tentent encore une fois d’encaisser un de ses anciens chèques de loyer (celui d’avril 2018). Sa banque refuse de l’honorer.

[24]     Convaincu qu’ils l’ont floué, il introduit le présent recours en dommages à l’encontre des locateurs, lequel se détaille comme suit :

Les dommages-intérêts matériels

[25]     Le locataire réclame la différence entre le loyer payé pour le nouveau logement durant la première année et le loyer qu’il payait aux locateurs au moment de son départ, soit 500 $ pendant douze mois, ce qui équivaut à 6 000 $.

Les dommages moraux

[26]     Le locataire est peu loquace sur ce sujet. Il prétend qu’une reprise de possession est une situation stressante à vivre. Par conséquent, il recherche 4 000 $ sous ce poste.

Les dommages punitifs

[27]     Les locateurs sont parvenus à se débarrasser de lui en usant d’un subterfuge, plaide-t-il. C’est pourquoi la sanction se doit d’être à la hauteur de la faute commise.

[28]     Le montant recherché, 45 250 $, représente 5 % du prix de la vente (905 000 $).

Nicholas Stephens

[29]     Il cumule presque 44 ans d’expérience en tant qu’agent immobilier. Durant toute cette période, il a été impliqué dans des milliers de transactions en tant que courtier, gestionnaire et propriétaire d’une franchise de courtage.

[30]     Les locateurs s’opposent à son témoignage à titre d’expert. L’objection est basée sur le fait qu’il connaît personnellement le locataire, par l’entremise de leurs enfants respectifs (partialité).

[31]     Après avoir laissé la chance à M. Stephens de s’exprimer, la soussignée est d’avis que ce qu’il apporte au débat ne démontre aucun parti pris. L’objection est rejetée.

[32]     Si on résume ses propos, il est plus facile de vendre une maison vacante qu’une maison occupée par un locataire. Cela permet généralement à un vendeur d’obtenir un prix de vente d’au moins 5 % plus élevé. Les raisons en sont les suivantes :

  1.        Le vendeur peut nettoyer la maison, la rafraîchir et même procéder à un « home staging » pour la valoriser.
  2.        Les visites sont possibles en tout temps sans qu’il soit nécessaire de les coordonner avec le locataire.
  3.        L’acheteur n’a pas à attendre la fin du bail pour occuper la maison.

Georges Bardagi

[33]     Il est courtier immobilier.

[34]     Les locateurs, qu’il connaît depuis vingt ans, lui ont confié le mandat de vendre le cottage suivant un contrat de courtage signé le 10 septembre 2018. En novembre 2018, il a convenu avec eux de l’offrir aussi en location à un loyer mensuel de 3 950 $. Le 15 mars 2019, la propriété a été vendue au prix de 905 000 $.

[35]     En contre-interrogatoire, il admet que lorsqu’une propriété est vacante, la prise de possession peut se faire dans un très court délai, comme en l’instance.

Dr Dexter Johnson

[36]     En décembre 2017, Anastasia annonce qu’elle reviendra vivre à Montréal au printemps 2018. Il décide alors, de concert avec son épouse, de reprendre possession du cottage pour le lui offrir à compter du 1er juillet 2018.


[37]     Ensuite, ils font ce qu’il faut faire dans les délais légaux (avis de reprise, demande à la Régie du logement, etc.) sans le dire à Anastasia.

[38]     En avril 2018, la mère de son épouse décède.

[39]     Le mois suivant, Anastasia les rejoint en Jamaïque pour les funérailles. Elle y reste un mois.

[40]     C’est à cette période qu’elle apprend le projet de ses parents en lien avec la reprise du logement.

[41]     En juin, bien que le cottage soit vacant, il n’est pas préparé pour y accueillir Anastasia qui vit alors avec eux.

[42]     Le 9 juillet 2018, il encaisse le chèque de 3 000 $ tiré du compte bancaire du locataire et qui initialement servait à payer le loyer de juin 2018. Il prétend qu’il a droit à ce loyer en dépit de l’entente entre le locataire et eux qui prévoit la reprise à compter du 1er juin 2018 pour le bénéfice d’Anastasia[12].

[43]     Le même mois et les deux qui suivent, Anastasia, qui est chanteuse, utilise le cottage comme endroit pour y pratiquer de la musique.

[44]     À la fin août, il apprend le projet soudain de sa fille de retourner étudier aux États-Unis. Cette décision n‘est pas étrangère au décès de sa grand-mère.

[45]     Pour payer les futures études d’Anastasia, le cottage est mis en vente en septembre 2018. Il est aussi offert en location pour un loyer de 3 950 $, et ce, sans l’autorisation préalable du Tribunal (1970 C.c.Q.).

[46]     L’augmentation de 950 $ par rapport au prix du loyer payé par le locataire quelques mois plus tôt se justifie par les améliorations apportées à la propriété une fois le logement devenu vacant.

[47]     Le 15 mars 2019, son épouse et lui obtiennent 905 000 $ pour la vente du cottage, soit un prix inférieur à celui initialement recherché.

[48]     Le 1er avril 2019, il tente d’encaisser le chèque servant à acquitter le loyer d’avril 2018 du locataire. Il ne faut pas y voir d’intention malveillante de sa part. Le chèque s’est probablement glissé parmi d’autres.

[49]     Au final, Anastasia n’aura jamais habité dans le cottage, demeurant avec eux jusqu’à ce qu’elle retourne aux États-Unis à l’automne 2019 pour y entreprendre des études.

[50]     C’est la décision de leur fille, pas la leur.

[51]     Interrogé sur le sujet par la partie locataire, il déclare des revenus annuels de 1 101 609 $ en 2018 et 1 033 389 $ en 2019[13].

[52]     De plus, excluant le cottage vendu en mars 2019, il admet posséder six propriétés, dont une à Toronto et 3 à Montréal, incluant la maison familiale à Outremont.

Dr Anita Brown Johnson

[53]     Dans un premier temps, elle admet que ses revenus annuels en 2018 totalisent 121 238 $ et 190 361 $ en 2019[14].

[54]     Pour le reste, son témoignage se calque sur celui de son mari.

[55]     En 2015, une courtière immobilière les a mis en contact, le locataire et eux. Le bail initial, d’une durée de 2 ans, a pris fin le 30 juin 2017. Puisqu’aucun bail n’est signé ensuite, elle est sous l’impression que le bail se reconduit de mois en mois.

[56]     En 2017, le cottage est mis en vente pour tester le marché. Il est retiré en octobre, les conditions n’étant pas favorables.

[57]     Fin novembre, début décembre 2017, Anastasia annonce qu’elle reviendra vivre à Montréal au printemps.


[58]     Travaillant dans le domaine des arts, ses revenus sont incertains. De plus, il y a longtemps qu’elle ne vit plus avec eux et elle aura besoin de son intimité. D’où l’idée de reprendre possession du cottage pour le lui offrir. Elle l’apprendra beaucoup plus tard, à son retour à Montréal.

[59]     Une fois le locataire parti, Anastasia ne s’installe pas dans le cottage. À cette époque, elle a la maison familiale pour elle seule.

[60]     En juillet, le cottage est nettoyé, les planchers sont sablés et vernis, les fenêtres lavées, les pièces repeintes. 

[61]     Fin août, Anastasia décide qu’elle reprend ses études à l’étranger. Elle justifie ce revirement de situation par le décès de sa grand-mère.

[62]     En septembre, la propriété est remise en vente pour financer les études d’Anastasia. Une compagnie professionnelle la décore pour la rendre plus attrayante.

[63]     D’octobre 2018 jusqu’en février 2019, Anastasia poursuit sa carrière comme chanteuse au Canada. En janvier ou février 2019, elle fait sa demande d’inscription à l’Université de New York. Elle y débute ses études au mois d’août 2019 et obtient son diplôme en juin 2021. Au jour de l’audience, elle habite toujours à New York et étudie encore, mais cette fois à l’Université Colombia.

[64]     Au final, elle n’a jamais habité le cottage.

[65]     Selon les calculs de la locatrice, elle estime qu’il lui faut débourser annuellement à peu près 75 000 $ pour supporter financièrement Anastasia. Elle exhibe la facture pour la session universitaire d’automne 2019 qui s’élève à 33 554 $ plus 13 054 $ pour l’hébergement[15].

Anastasia Johnson

[66]     Elle a vingt-huit ans.

[67]     En décembre 2017, elle dit à ses parents qu’elle reviendra s’installer à Montréal au printemps 2018. À cette époque, il y a déjà plusieurs années qu’elle vit à l’étranger, pour ses études.

[68]     Sitôt arrivée à Montréal, il lui faut se rendre en Jamaïque en mai pour assister aux funérailles de sa grand-mère.

[69]     À son retour en juin 2018, elle vit chez ses parents. Elle sait depuis peu que le cottage a été repris pour elle et attend sa mère pour le décorer.

[70]     Bouleversée par la mort de sa grand-mère, elle en oublie d’aviser son locateur à Burbank, Californie, qu’elle ne renouvelle pas son bail là-bas. Elle le fera officiellement le 19 août 2018[16].

[71]     À la fin août 2018, après avoir mûrement réfléchi à son avenir, elle change ses plans et décide de retourner à l’université. Elle fera ainsi honneur à la mémoire de sa grand-mère qui valorisait les études.

[72]     En décembre 2018 et janvier 2019, elle transmet des demandes d’admission dans différentes institutions universitaires[17]. Le 18 mars 2019, elle reçoit la confirmation de son admission au Tisch School of Arts, à New York.[18] Le 27 mars 2019, ayant été admise à l’Université Carleton, elle demande à reporter son admission à l’automne 2020[19]. Elle opte finalement pour des études à l’Université de New York, son premier choix, à compter de la session automnale de 2019.

[73]     Ses parents assument ses frais de scolarité et d’hébergement. Il en a toujours été ainsi.

[74]     Cela résume l’essentiel de la preuve.

ANALYSE ET DÉCISION

FONDEMENT JURIDIQUE

« 1968. Le locataire peut recouvrer les dommages-intérêts résultant d'une reprise ou d'une éviction obtenue de mauvaise foi, qu'il ait consenti ou non à cette reprise ou éviction.


Il peut aussi demander que celui qui a ainsi obtenu la reprise ou l'éviction soit condamné à des dommages-intérêts punitifs. »

« 1970. Un logement qui a fait l'objet d'une reprise ou d'une éviction ne peut être loué ou utilisé pour une fin autre que celle pour laquelle le droit a été exercé, sans que le tribunal l'autorise.

Si le tribunal autorise la location du logement, il en fixe le loyer. »

[75]     Rappelons également que les articles 2803, 2804 et 2845 du Code civil du Québec prévoient que celui qui veut faire valoir un droit doit faire la preuve des faits au soutien de sa prétention, et ce, de façon prépondérante, la force probante du témoignage étant laissée à l’appréciation du Tribunal.

[76]     PREMIÈRE QUESTION : Le locataire a-t-il été victime d’une reprise du logement exercée de mauvaise foi?

[77]     Sur le fardeau de preuve nécessaire, le Tribunal fait siens les propos de son collègue Serge Adam lorsqu’il écrit :

« Il en ressort que chaque dossier doit être analysé afin de vérifier si un, deux ou plusieurs éléments qui à première vue paraissent sans importance, mais qui insérés ensemble peuvent nous indiquer d’une manière crédible la bonne foi ou encore la mauvaise foi de l’une ou l’autre des parties. […]

La force probante d’une preuve testimoniale dépend de la crédibilité de chaque témoin et de la qualité de son témoignage, eu égard à la façon de témoigner et au contenu des réponses, éléments que le tribunal considère en vue de rendre un jugement conforme au poids de la preuve[20]. »

[78]     Qu’en est-il en l’instance?

[79]     La lettre de mise en demeure du 21 septembre 2017 établit que la présence du locataire dans le cottage fait obstacle à sa vente.

[80]     Il n’est pas anodin que trois mois seulement séparent cette mise en demeure de l’avis de reprise.

[81]     Les locateurs ne prennent même pas la peine d’informer leur fille qu’ils comptent reprendre possession du cottage pour elle avant d’entamer les démarches en ce sens.

[82]     Avec tout ce qui a été mis en preuve dans ce dossier, il est clair pour le Tribunal qu’Anastasia n’a jamais voulu habiter le cottage qu’occupait le locataire.

[83]     D’ailleurs, elle ne profite pas qu’il est vacant de juin 2018 à mars 2019 pour combler son prétendu besoin de vivre seul, loin du nid familial durant cette période.

[84]     La mise en vente hâtive de la propriété en septembre 2018 corrobore la position du locataire selon laquelle il a été victime d’une supercherie orchestrée par les locateurs pour se débarrasser de lui.

[85]     Au surplus, en annonçant le cottage disponible pour la location sans autorisation du Tribunal, les locateurs démontrent, par leurs actions, qu’ils ne se soucient guère de respecter la loi, même s’ils possèdent plusieurs immeubles et qu’ils sont loin d’être des néophytes en matière de louage.

[86]     Ajoutons qu’une maison inoccupée est plus facile à vendre et à meilleur prix que l’inverse. Nul besoin d’être expert dans le domaine pour tirer cette conclusion.

[87]     Comme le souligne l’ancien régisseur Jean-Claude Pothier, dans l'affaire Soukup c. Fauteux [21] :

« La mauvaise foi peut prendre ainsi diverses formes et la Régie précise par ailleurs qu'elle ne consiste plus uniquement en une seule forme concrète et précise où l'animosité évidente des parties est la source de l'expulsion de la locataire; car le raffinement de moyens pris par certaines parties pour arriver à leurs fins ne permet pas dans certains cas d'obtenir une preuve aussi évidente et forte à la fois de mauvaise foi de la part du locateur. »

[88]     Les explications données par les locateurs et Anastasia pour justifier l’omission d’occuper la maison ne tiennent tout simplement pas la route.

[89]     Il est peu plausible que le décès de sa grand-mère lui aurait fait modifier de façon si radicale ses projets de vie.


[90]     Le Tribunal répond donc par l’affirmative à la première question.

[91]     QUESTION NUMÉRO 2 : Quels sont les dommages auxquels doivent être condamnés les locateurs?

Les dommages matériels

[92]     Le locataire demande la différence de loyer de 500 $ payée du 1er juin 2018 au 30 mai 2019, pour un total de 6 000 $.

[93]     Sa demande est accueillie pour la moitié seulement, soit 3 000 $, puisque le logement loué à compter de juin 2018, de l’aveu même du locataire, est en meilleure condition que le précédent.

Les dommages moraux

[94]     Le locataire demande 4 000 $ pour compenser les troubles et inconvénients subis.

[95]     Selon la preuve soumise, le Tribunal juge sa demande non fondée.

[96]     Le Tribunal ne doute pas que la perte du logement et la recherche d’un nouveau apportent leur lot de stress. Par ailleurs, le locataire a peu témoigné des troubles et inconvénients subis et il a déjà été compensé à hauteur de 6 000 $ pour la reprise du logement. Ce montant va au-delà des frais encourus pour le transport de ses biens.

Les dommages punitifs

[97]     Le locataire demande 45 250 $, souhaitant une sanction à la hauteur de la faute commise.

[98]     Ces dommages sont d’une nature particulière. Ils doivent servir d’exemple et non de compensation, comme le stipule l’article 1621 C.c.Q :

« 1621. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers. »

[99]     Selon l’auteur Pierre Pratte, les tribunaux ont reconnu trois fonctions aux dommages punitifs :

« 1) une fonction préventive : le tribunal veut «décourager le contrevenant de bafouer de nouveau les droits de la victime [et] donner une leçon aux autres citoyens désirant agir selon des plans similaires»; 2) une fonction punitive : il «permet au tribunal d’exprimer concrètement son indignation face à la conduite du défendeur»; 3) une fonction incitative : “les dommages exemplaires étant octroyés à la victime en plus de ses dommages réels, cela a pour effet de l’inciter à effectuer les démarches nécessaires pour faire valoir ses droits devant les tribunaux, avec toutes les dépenses et les inconvénients que cela peut comporter[22] »

[100] En l’instance, les locateurs ont intentionnellement bafoué le droit du locataire au maintien dans les lieux.

[101] Selon l’auteure Claude Dallaire « Si le quantum n’est pas le reflet de l’imputation véritable de paiement ni de la capacité financière de l’auteur de l’atteinte, la condamnation à des dommages exemplaires devient inutile et peut même avoir un effet pervers : constituer une invitation à violer à rabais les droits fondamentaux d’autrui[23]. ».

[102] Dans un même ordre d’idée, pour paraphraser Me Alain Klozt, conférencier lors d’un colloque sur le louage dispensé par le Barreau de Montréal le 21 novembre 2014 : « Pour dissuader toute récidive, la punition doit faire mal. La condamnation à des dommages exemplaires trop modestes banalise, voire même rentabilise la violation des droits qui prévoient des dommages punitifs. ».


[103] L’extrait suivant tiré de la célèbre affaire Cinar corp. c. Robinson[24], cité également par le conférencier, est toujours d’actualité et peut servir de guide dans l’octroi de dommages punitifs, en faisant les adaptations nécessaires :

« Les dommages-intérêts punitifs sont évalués en fonction des fins auxquelles ils sont utilisés: la prévention, la dissuasion et la dénonciation. En droit civil québécois, il est tout à fait acceptable d’utiliser les dommages-intérêts punitifs (…) pour dépouiller l’auteur de la faute des profits qu’elle lui a rapportés lorsque le montant des dommages-intérêts compensatoires ne représenterait rien d’autre pour lui qu’une dépense lui ayant permis d’augmenter ses bénéfices tout en se moquant de la loi »

[104] Étant donné la façon dont les locateurs se sont comportés, vu leur situation patrimoniale et leur capacité de payer[25], dans les circonstances, selon les faits et le droit applicable, le Tribunal octroie la somme de 30 000 $ en dommages punitifs au locataire.

[105] Vu l’importance du phénomène, une telle sanction permet au Tribunal d’exprimer concrètement son indignation face à la conduite des locateurs. Elle fait aussi comprendre à quiconque serait tenté d’agir comme eux combien une telle conduite est blâmable[26].

La solidarité des locateurs

[106] Le fait de louer des logements constitue l'exploitation d'une entreprise au sens de l'article 1525 du Code civil du Québec. Par conséquent, la solidarité des locateurs est présumée.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[107] ACCUEILLE en partie la demande de la locataire;

[108] CONDAMNE solidairement les locateurs à payer au locataire 33 000 $ avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, à compter du 11 juillet 2019 sur la somme 3 000 $ et à compter de la présente décision sur le solde de 30 000 $, plus les frais de justice de 122 $ incluant la notification;

[109] REJETTE la demande du locataire quant au surplus.

 

 

 

 

 

 

 

 

Suzanne Guévremont

 

Présence(s) :

le locataire

Me Sarah Bissonnette, avocate du locataire

les locateurs

Me Evangelia Tsotsis, avocate des locateurs

Date de l’audience : 

18 novembre 2021

Présence(s) :

le locataire

Me Philippe Jean-Gilles, avocat du locataire

les locateurs

Me Evangelia Tsotsis, avocate des locateurs

Date de l’audience : 

11 mars 2022

 

 

 


 


[1] Pièce L-9 pages 14 à 16.

[2] Pièce L-2.

[3] Suivant l’article 1941 C.c.Q.

[4] Brown-Johnson c. Moroz 2018 QCRDL 13651.

[5] Pièce L-6.

[6] Pièce L-9 pages 1 à 13.

[7] Pièce L-8.

[8] Pièce L-3.

[9] Pièce L-4.

[10] Voir note 4.

[11] Idem note 1.

[12] Pièce P-6.

[13] Pièce L-10.

[14] Pièce L-11.

[15] Pièce P-7

[16] Pièce P-4

[17] Pièce P-1

[18] Pièce P-3

[19] Pièce P-2

[20] Nagy c. Clouter, 2012 QCRDL 6001.

[21] [1997] J.L. 56.

[22] Le harcèlement envers les locataires et l’article 1902 du Code civil du Québec, [1996] RDB 31.

[23] Claude Dallaire, la mise en œuvre de dommages exemplaires sous le régime des chartes, Montréal 2003 Wilson Lafleur 2e éd.

[24] [2013] 3 R.C.S. 1168, para. 136 (Juge en chef McLachlin).

[25] Voir pièces L-10 et L-11.

[26] Huard c. Nsiembpa 2015 QCRDL 27263 (39 500 $, dont 35 000 $ en dommages punitifs) et Poitras c. Bégin TAL 199024.

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