Décision

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Specter Aviation Limited c. Laprade

2025 QCCS 3521

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

No :

500-17-109884-190

 

 

 

DATE :

1er octobre 2025

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

LUC MORIN, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

SPECTER AVIATION LIMITED

-et-

TVPX AIRCRAFT SOLUTIONS INC.

          

Demanderesses

c.

 

JEAN LAPRADE

-et-

STEVEN RUTTENS

-et-

ANTHONY GUMBS

-et-

CLAUDE MEYNIE

         

Défendeurs 

-et-

 

UNITED MINING SUPPLY

        

Mis-en-cause

 

-et-

 

WORLD AIRCRAFT LEASING INC.

         

Intervenante

 

­

JUGEMENT

 

 

  1.                     APERÇU
  1.                 Specter Aviation Limited et TPVX Aircraft Solutions demandent l’homologation d’une sentence arbitrale rendue en 2021 par la Chambre arbitrale internationale de Paris CAIP ») eu égard à un litige portant sur un avion qui est sous le joug d’une saisie avant jugement à l’aéroport de Sherbrooke depuis 2019.
  2.                 Une lecture de la sentence arbitrale est un exercice fort divertissant. L’histoire qui y est relatée renferme plusieurs éléments dignes d’un scénario de film à succès.
  3.                 De l’avion détourné en le faisant passer par plusieurs aéroports complaisants avec la complicité d’un pilote aventurier jusqu’aux alertes rouges Interpol dont fait l’objet le Défendeur Monsieur Jean Laprade, ancien Consul du Canada en République de Guinée[1], les rebondissements rocambolesques se bousculent depuis 2019.
  4.                 En filigrane, se dessinera même un usage inapproprié de l’intelligence artificielle par Monsieur Laprade dans le cadre de la présente instance.
  5.                 À l’origine de ce brouhaha, un litige découlant d’un partenariat d’affaires ayant tourné au vinaigre entre les Demanderesses et Monsieur Laprade.   
  6.                 Sans entrer dans les détails de l’affaire qui ont déjà fait l’objet d’une analyse de plusieurs pages par la CAIP et par notre Cour dans quelques décisions, il est question d’une erreur sur la description d’un avion qui devait faire partie de la contrepartie revenant à Monsieur Laprade au terme de l’entente de liquidation suivant la fin de leur partenariat. 
  7.                 Les parties ayant convenu de mettre un terme à leur entreprise commune, un contrat de liquidation intervient prévoyant que Monsieur Laprade doit recevoir, par l’entremise de l’une de ses sociétés, trois hélicoptères et un avion. La description de l’avion dans le contrat ne concorde pas avec celle ayant fait l’objet des discussions de négociations et la différence de valeur entre l’avion décrit et celui qui faisait l’objet des discussions entre les parties est significative; plus de 1 M$ de différence.
  8.                 Le 21 décembre 2021, la CAIP rend sa sentence arbitrale.  Elle sera remise en question par Monsieur Laprade devant la Cour d’appel de Paris et ensuite devant la Cour de cassation.  Sans succès à chaque occasion.  De sorte que la sentence arbitrale est maintenant définitive et finale.
  9.                 Monsieur Laprade, qui était représenté par avocats tout au long des procédures en France[2] et par un cabinet national canadien[3] jusqu’à quelques semaines à peine eu égard aux procédures devant notre Cour, se représente désormais seul. S’appuyant sur une lecture dénotant une mécompréhension de l’article 646 C.p.c., il demande au Tribunal de ne pas homologuer la sentence arbitrale.  Faire autrement serait avaliser une injustice et la conduite déshonorante des Demanderesses qui refusent toujours de s’accomplir de leurs obligations au terme de l’entente de liquidation, dira-t-il.   
  10.            Pour les motifs ci-après détaillés, le Tribunal fera droit à la demande d’homologation et condamnera Monsieur Laprade à 5 000 $ pour manquement important au déroulement de l’instance considérant son usage inapproprié de l’intelligence artificielle dans le cadre des procédures soumises au Tribunal.
  1.                  ANALYSE
  1.            Le Tribunal est invité à la toute dernière manche d’un match de balle qui dure depuis 2019. 
  2.            L’entente de liquidation intervenue entre les parties a fait l’objet d’une décision étoffée de la CAIP rendue le 21 décembre 2021. Une soixantaine de pages détaillant les raisons pour lesquelles la CAIP ne croit pas à la version des faits proposée par Monsieur Laprade. 
  3.            À sa plus simple expression, en application du droit guinéen, la CAIP conclut qu’une erreur matérielle s’est glissée dans la description de l’avion faisant partie de la contrepartie devant revenir à Monsieur Laprade.
  4.            La CAIP, après analyse de nombreux échanges ayant précédé la signature de l’entente de liquidation et après avoir soupesé la conduite des parties – reprochant notamment à Monsieur Laprade d’avoir détourné l’avion en litige pour l’amener au Québec en le faisant passer par plusieurs aéroports complaisants avec un pilote complice – conclut que l’avion faisant partie de la contrepartie revenant à Monsieur Laprade est de marque Britten Norman BN2A-21 (l’ « Avion BN2 ») et non de marque Beechcraft 300 (l’« Avion 300 »). 
  5.            La CAIP condamne aussi Monsieur Laprade à verser environ 1,6 M d’euros (autour de 2,7 M$) à titre de perte d’exploitation eu égard à l’Avion 300, toujours sous le joug d’une saisie avant jugement à l’aéroport de Sherbrooke depuis 2019.
  6.            La CAIP n’est pas tendre dans son appréciation de la version de l’histoire soutenue par Monsieur Laprade.  Elle lui impute sans détour mauvaise foi tout en lui reprochant d’avoir tenté de profiter d’une erreur pour se constituer un levier de négociation sans lien avec la volonté commune des parties relativement à la fin de leur partenariat :

Il résulte de ce qui précède que M. Laprade a exploité sciemment et de mauvaise foi l’erreur matérielle figurant dans le Contrat de Liquidation.  De cette constatation, deux conséquences doivent être tirées : d’une part, le Contrat de Liquidation tel que signé par les Parties ne reflète pas leur volonté commune et doit donc être interprété.  D’autre part, la subtilisation du Beechcraft 300 constitue un manquement de M. Laprade à ses obligations dont il conviendra d’apprécier les conséquences. [4]

[Soulignements ajoutés]

  1.            Ce sont des constats durs que Monsieur Laprade, fier homme d’État, ne semble pas être en mesure d’accepter.
  2.            Monsieur Laprade s’est âprement débattu à toutes les étapes possibles de ce litige l’opposant aux Demanderesses depuis 2019. 
  3.            Il a saisi les tribunaux guinéens dans un premier temps, seulement pour perdre sur une exception déclinatoire pavant la voie vers l’arbitrage devant la CAIP.  Il a ensuite contesté la compétence de la CAIP à entendre le litige. Il a mené de front une contestation de la saisie avant jugement pratiquée au Québec eu égard à l’Avion 300 par les Demanderesses.  Il a porté la sentence arbitrale de la CAIP devant la Cour d’appel de Paris et devant la Cour de cassation.  Malheureusement, chacune de ces démarches menées par Monsieur Laprade s’est soldée par un échec.
  4.            De sorte qu’aujourd’hui, la seule question que le Tribunal se doit d’examiner est de déterminer s’il existe quelque motif que ce soit justifiant que la sentence arbitrale rendue par la CAIP, désormais finale et définitive, ne soit pas homologuée.
  5.            Par ailleurs, Monsieur Laprade ayant produit une contestation faisant référence à des citations « hallucinées » par l’intelligence artificielle, il faut que le Tribunal se penche sur cette conduite et détermine s’il est question d’un manquement grave au déroulement de l’instance en application de l’article 342 C.p.c.. 
  6.            La réponse courte à ces questions : la sentence arbitrale doit être homologuée et Monsieur Laprade a commis un manquement grave au déroulement de l’instance en s’appuyant de manière inappropriée sur l’intelligence artificielle dans la confection de sa contestation.
  7.            Voici pourquoi.
  1.             La sentence arbitrale doit être homologuée
  1.            Le rôle du Tribunal au stade de l’homologation n’est pas de refaire l’histoire.  Bien au contraire, l’article 645 C.p.c. proscrit précisément au Tribunal toute tentation de réexaminer le fond de l’affaire. 
  2.            La jurisprudence l’a rappelé à plusieurs occasions, les motifs permettant à un tribunal de refuser d’homologuer ou d’annuler une sentence arbitrale sont exhaustivement prévus à l’article 646 C.p.c.[5]. La Cour d’appel dans l’arrêt Coderre c. Coderre [6] le souligne sans ambiguïté :

[45]      Dans un autre ordre d'idées, l'intervention de la Cour, comme celle de la Cour supérieure, s'inscrit dans le cadre de l'application des articles 946.4 et 947.2 C.p.c. et diffère de celle que l'on adopte dans le cadre d'une procédure de révision judiciaire.  Il ne s'agit donc pas ici de se demander si les motifs ou les dispositifs des sentences litigieuses sont appropriés, opportuns, corrects, justes, équitables ou raisonnables, l'article 946.2 C.p.c. interdisant au tribunal de l'homologation ou de l'annulation d'examiner le fond du différend.  Il s'agit uniquement de s'assurer que ces sentences ou le processus qui y a mené ne comportent pas l'un ou l'autre des vices indiqués à l'article 946.4 C.p.c.  En l'occurrence, comme on le verra, sont en jeu les paragraphes 3 (violation des règles de justice naturelle) et 4 (dépassement des termes de la convention d'arbitrage) du premier alinéa de cette disposition.  Dans le premier cas, il faudra pour statuer s'intéresser au seul processus arbitral; dans le second, il faudra « faire abstraction de l'interprétation qui a mené au résultat pour se concentrer sur celui-ci ».

[Soulignements ajoutés]

  1.            Les Demanderesses arguent qu’aucun des motifs prévus à l’article 646 C.p.c. n’est applicable en l’espèce et donc qu’une intervention du Tribunal afin de refuser l’homologation de la sentence arbitrale n’est pas justifiée.
  2.            Monsieur Laprade, de son côté, en a contre le processus arbitral dans son entièreté.  Il insistera sur la distinction qui doit être faite entre le droit et la justice mettant en garde le Tribunal contre l’homologation de la sentence arbitrale, étant d’avis que ce serait là l’équivalent de sanctionner une injustice à son endroit.
  3.            Il balancera dans un certain désordre les motifs suivants :
    1.        Excès de pouvoir de la CAIP : Monsieur Laprade est d’avis que les arbitres ont excédé leurs pouvoirs en concluant que la volonté commune des parties dans l’entente de liquidation portait sur l’Avion BN2 et non l’Avion 300. 

Une réécriture du contrat de liquidation, dira-t-il. 

Avec respect, une lecture de la sentence arbitrale ne permet pas de conclure à autre chose qu’un exercice légitime de la fonction interprétative réservée à la CAIP.  Dire que les parties s’étaient entendues pour que Monsieur Laprade reçoive l’Avion BN2 plutôt que l’Avion 300 ne saurait se qualifier d’une réécriture de l’entente de liquidation, c’est plutôt une illustration de l’exercice par la CAIP de fonctions entrant dans sa sphère d’interprétation eu égard à l’élément central du litige opposant les parties.   

  1.        Irrégularité procédurale : Monsieur Laprade dira que le processus mené devant la CAIP aura été vicié ab initio par l’absence d’une médiation préalable. Pourtant, lui-même devant les tribunaux guinéens, Monsieur Laprade aura tenté d’entamer le recours visant à lui confirmer la propriété de l’Avion 300. L’arbitrage résulte d’une exception déclinatoire demandée avec succès par les Demanderesses. Manifestement, l’attrait de la médiation pour Monsieur Laprade semble être survenu tardivement dans le processus l’opposant aux Demanderesses.
  2.        Atteinte aux droits fondamentaux : Monsieur Laprade se dira victime d’abus procéduraux, de chantage et de mesures disproportionnées à l’initiative des Demanderesses. L’usage abusif d’Interpol, plus particulièrement, restreignant significativement sa liberté de déplacement.  Le Tribunal ne partage pas ce point de vue, du moins pas à partir de la preuve soumise.  Plus important, ces récriminations ne font pas l’objet d’une quelconque procédure pouvant en substantiver la légitimité, bien que Monsieur Laprade reconnaisse qu’il aurait pu intenter un recours contre les Demanderesses à cet égard.
  3.        L’ordre public : Monsieur Laprade plaidera que la sentence arbitrale viole dans son application l’ordre public dans sa conception québécoise. Rien ne permet de soutenir une telle affirmation. La CAIP a interprété une convention de fin de partenariat en statuant sur la volonté réelle des parties eu égard à un avion qui se trouve en sol québécois. 

Comme le rappelle la Cour d’appel dans l’arrêt Groupe Jonathan Benoit et Sam Ath Lok inc. c. Perreault[7] , « ce n’est que si le dispositif de la sentence se révèle inconciliable avec les principes fondamentaux pertinents de l’ordre public, ou entraîne un résultat pervers de nature à perturber l’ordre social, que le tribunal peut annuler une sentence arbitrale. »[8]

Avec égard, rien en l’espèce ne choque l’ordre public et rien ne peut soutenir que l’ordre social puisse être perturbé par l’homologation de la sentence arbitrale.

  1.        Procédures abusives, épuisement financier : Finalement, Monsieur Laprade se plaindra que ce marathon procédural s’étant décliné sur trois continents aura été mené de manière abusive par les Demanderesses. 

Pourtant, la saisie de l’Avion 300 remonte à 2019 et la sentence arbitrale à 2021. 

C’est par ailleurs Monsieur Laprade qui a tenté de soustraire le litige à l’arbitrage convenu devant la CAIP en instituant un recours en République de Guinée.  C’est Monsieur Laprade qui a contesté toutes et chacune des étapes menant à la sentence arbitrale.  C’est Monsieur Laprade qui a remis en question la sentence arbitrale devant la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation. 

Bref, le Tribunal est d’avis que Monsieur Laprade n’est certes pas étranger à ce charabia procédural épuisant. En fait, il y a participé activement.      

  1.            Le Tribunal a bien saisi les doléances de Monsieur Laprade.  Cependant, que ce soit clair, toutes et chacune de celles-ci ne sauraient se qualifier comme un des motifs énumérés à l’article 646 C.p.c. pouvant permettre au Tribunal de remettre en question la sentence arbitrale.
  2.            Dit plus simplement, Monsieur Laprade avait le fardeau de démontrer qu’au moins un de ces motifs justifiant l’intervention du Tribunal existait afin d’empêcher l’homologation de la sentence arbitrale.
  3.            Monsieur Laprade a échoué et la sentence arbitrale doit être homologuée.
  1.             L’usage inapproprié de l’intelligence artificielle par Monsieur Laprade constitue un manquement important au déroulement de l’instance
  1.            Signe d’une tangente sociale à laquelle notre système de justice ne pourra se soustraire, l’intelligence artificielle s’est immiscée dans le débat opposant les parties. 
  2.            Monsieur Laprade s’est présenté à la Cour seul après avoir perdu le soutien légal qu’il avait jusqu’à tout récemment. Dans le cadre de leur préparation, les procureurs des Demanderesses ont constaté que la contestation produite par Monsieur Laprade renfermait plusieurs citations d’autorités et de jurisprudences qui n’existent tout simplement pas.
  3.            Monsieur Laprade est un homme de 74 ans qui a manifestement vécu une vie fort intéressante. Bien préparé, attitude soignée et respectueuse du décorum de la Cour, il argumentera avec verve dans le cadre de l’audition.
  4.            Questionné au sujet de ces irrégularités lors de l’audition par le Tribunal, Monsieur Laprade dira qu’il n’est pas juriste et se drapant de son droit à une défense pleine et entière, il confirmera avoir dû recourir à plusieurs moyens. Ses amis juristes d’abord. Les différents moteurs de recherches juridiques ensuite. Surtout, il dira s’être appuyé sur « toute la force possible » que l’intelligence artificielle pouvait lui offrir.
  5.            Contrit, Monsieur Laprade s’excusera du fait que ses documents ne sont probablement pas parfaits, mais que sans l’aide de l’intelligence artificielle, il n’aurait pas été en mesure de se défendre adéquatement.
  6.            Le Tribunal est fort sensible aux enjeux auxquels Monsieur Laprade a dû faire face en toute fin de parcours judiciaire. 
  7.            L’accès à notre système de justice se veut à la fois un droit et un privilège.  Pour que ce dernier puisse remplir sa fonction vitale visant à normaliser les relations entre citoyens et justiciables, il est impératif que son accès soit contrôlé et que ses règles de jeux élémentaires soient respectées, peu importe que la partie soit représentée par un avocat ou non.
  8.            Véritable fiduciaire de ce système, le Tribunal est investi d’une mission axée sur un accès ordonné et proportionnel pour le justiciable et doit maintenir le proverbial « level playing field » pour que la joute judiciaire se déroule en fonction des mêmes paramètres applicables à tous.
  9.            Le contrepoids de cette mission - tout aussi important - est que le Tribunal doit s’assurer que le justiciable qui abuse du système judiciaire ou qui s’y inscrit en faux soit sanctionné et découragé. 
  10.            Le maintien de cet équilibre est un délicat exercice auquel le Tribunal est confronté quotidiennement. Mais cet exercice fondamental ne saurait être pris à la légère et, au final, favorise un accès uniforme aux justiciables.  Il en va non seulement de l’efficacité du système, mais c’est un exercice qui est au cœur même de sa survie.
  11.            Mais que ce soit clair.
  12.            Si l’accès à la justice commande une certaine flexibilité de la part des tribunaux face au citoyen qui doit se représenter sans l’aide d’un avocat, celle-ci ne saurait jamais se traduire par une tolérance du faux. L’accès à la justice ne saurait jamais s’accommoder de la fabulation ou de la frime.
  13.            La juge en chef de cette Cour, la Juge en chef associée et le Juge en chef adjoint s’exprimaient ainsi en 2023 dans le cadre d’un avis à la communauté juridique et au public[9] invitant les plaideurs à la prudence et visant à les mettre en garde contre le risque associé à un usage inapproprié de l’intelligence artificielle:

La fabrication potentielle de sources juridiques par la voie des grands modèles de langage soulève des préoccupations importantes. Le présent avis aborde la question des références juridiques dans les observations présentées aux tribunaux, à la lumière de ces enjeux. Notre engagement commun à renforcer l’intégrité et la crédibilité des instances judiciaires est crucial.

Mise en garde : La Cour supérieure du Québec invite les praticiens et les plaideurs à la prudence, lorsqu’ils font référence à des sources juridiques ou des analyses émanant de grands modèles de langage.

Fiabilité : Pour toute référence à la jurisprudence, des textes de loi ou des commentaires dans le cadre d’observations faites auprès du tribunal, il est essentiel que les parties se fondent exclusivement sur des sources provenant de sites Web de tribunaux, des éditeurs commerciaux couramment cités en référence ou les services publics bien établis.

Intervention humaine : Afin de respecter les normes les plus strictes en matière d’exactitude et d’authenticité, les observations générées par l’IA doivent faire l’objet d’un contrôle humain rigoureux. Cette vérification peut se faire au moyen de recoupements avec des bases de données juridiques fiables pour confirmer que les références et leur contenu résistent à un examen minutieux. Une telle démarche est conforme aux pratiques de longue date des professionnels du droit.

La Cour supérieure du Québec reconnaît que les nouvelles technologies présentent à la fois des opportunités et des défis. La communauté juridique doit s’adapter en conséquence. Ainsi, nous encourageons les discussions et souhaitons une collaboration constante afin d’aborder ces enjeux de manière efficace.

[Soulignements ajoutés]

  1.            Prudence et intervention humaine à toute étape afin de valider, voici les leçons à retenir. 
  2.            Inutile de stigmatiser l’usage de l’intelligence artificielle. Ceux qui le feront auront tôt fait d’oublier le sort réservé aux sbires qui se refusaient aux promesses et avantages que l’Internet devait apporter, il n’y a que quelques années. Les avancées technologiques ne permettent pas l’attentisme et l’appareil judiciaire doit s’adapter en amont plutôt qu’en aval. En outre, toute mesure technologique pouvant permettre de favoriser l’accès au système de justice au citoyen devrait être saluée et encadrée plutôt que d’être proscrite et stigmatisée. 
  3.            L’intelligence artificielle n’épargnera pas le système juridique et les tribunaux en plus d’y faire face, devront composer avec cette nouvelle technologie se targuant d’être révolutionnaire. Bien que ses promesses enivrantes n’aient d’égal que les craintes associées à son usage inapproprié, l’intelligence artificielle testera sérieusement la vigilance des tribunaux pour les années à venir. 
  4.            Nous en sommes manifestement aux balbutiements de l’impact de l’intelligence artificielle sur le déroulement d’une instance judiciaire.  Notre Cour ne semble pas avoir eu l’occasion de se prononcer sur cet enjeu qui promet de noircir plusieurs pages de jurisprudence sous peu. 
  5.            Quelques décisions rendues par des tribunaux canadiens peuvent servir d’inspiration.
  6.            La Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Zhang v. Chen[10] a conclu que la citation de jurisprudence inexistante par un avocat ayant reconnu s’être fié sur les bons conseils de ChatGPT était constitutive d’un abus de procédure et était de nature à remettre l’intégrité du système de justice en question :

[29]      Citing fake cases in court filings and other materials handed up to the court is an abuse of process and is tantamount to making a false statement to the court.  Unchecked, it can lead to a miscarriage of justice.

[…]

[46]      As this case has unfortunately made clear, generative AI is still no substitute for the professional expertise that the justice system requires of lawyers.  Competence in the selection and use of any technology tools, including those powered by AI, is critical.  The integrity of the justice system requires no less.  

[Soulignements ajoutés]

  1.            Dans l’affaire Lloyd's Register Canada Ltd. v. Choi[11], la Cour fédérale a quant à elle conclu au rejet de la procédure entachée de références « hallucinées » et générées par l’intelligence artificielle :

The undeclared use of AI in the preparation of documents filed with the Court, particularly when they include the citation of non-existent or “hallucinated” authorities, is a serious matter. In Ko v Li, 2025 ONSC 2965, a lawyer who relied on “fake case precedents” avoided a finding of contempt of court only because she took full responsibility for her actions and expressed appropriate contrition (at para 56 and following). The Respondent in this case has done neither, and continues to insist he has done nothing wrong.

In all of the circumstances, the removal of the Motion Record from the Court file is a very modest sanction.

Removal of the abusive Motion Record from the Court file is necessary to preserve the integrity of the Court’s process and the administration of justice. A party who assists the Court in ensuring the orderly administration of justice should not have to suffer costs (NM Paterson & Sons Ltd v The St Lawrence Seaway Managment Corp, 2004 FCA 210 at para 18).

[Soulignements ajoutés]

  1.            Revenons à Monsieur Laprade et sa contestation.
  2.            Les procureurs des Demanderesses ont efficacement soumis au Tribunal un tableau relevant huit occurrences de citations inexistantes, de décisions non rendues, de références sans objet et de conclusions non-concordantes dans la contestation de Monsieur Laprade. 
  3.            Lorsque confronté à ces enjeux, ce dernier n’a pas cherché à s’en dédire, ne remettant pas en question que certaines de ses citations aient pu être « hallucinées » par l’intelligence artificielle sur lequel il s’est appuyé pour générer sa contestation.   
  4.            Le Tribunal est d’avis que la conduite de Monsieur Laprade est constitutive d’un manquement grave au déroulement de l’instance au sens de l’article 342 C.p.c. qui consacre le pouvoir discrétionnaire du Tribunal de sanctionner les manquements importants constatés dans le déroulement de l’instance. 
  5.            Qu’est-ce qu’un manquement important? C’est un manquement d’une certaine gravité et qui dépasse le statut d’anodin.  C’est du moins l’interprétation proposée par la Cour d’appel dans un arrêt tout récent, 9401-0428 Québec inc. c. 9414-8442 Québec inc.[12] :

[82]      Qu’est-ce qu’un manquement important? Lors de l’adoption du nouveau Code de procédure civile, le ministre de la Justice de l’époque, M. Bertrand St-Arnaud, l’a décrit comme un manquement « d’une certaine gravité » et qui est plus qu’anodin. La jurisprudence de la Cour supérieure va dans le même sens.

[83]      De son côté, la Cour a qualifié les comportements suivants de « manquements importants » : le défaut de respecter des engagements; l’utilisation de prétextes pour retarder la transmission de renseignements financiers pertinents (ultimement communiqués pendant le procès avec huit mois de retard); l’omission ou le refus de transmettre l’identité et les coordonnées de témoins clés; et le fait d’éviter de répondre aux questions lors d’un interrogatoire. Ce sont tous des gestes destinés à embêter l’autre partie, à entraver le cours du procès ou à faire perdre le temps des parties et du tribunal.

[84]      Les manquements énumérés à l’article 341 al. 2 C.p.c. (ne pas respecter des délais, indûment tarder à présenter un incident ou un désistement, faire comparaître un témoin inutilement, etc.) peuvent également servir de guide. Bien que les articles 341 et 342 C.p.c. n’aient pas le même objet (l’article 341 permet au tribunal de condamner la partie qui a eu gain de cause à payer les frais de justice), « le même principe les soustend : décourager les justiciables à faire un mauvais usage de la procédure et les encourager à respecter les engagements qu’ils prennent dans le cadre du contrat judiciaire ».

[…]

[86]      Contrairement à l’article 54 C.p.c., l’article 342 C.p.c. vise d’abord à « sanctionner/punish » les manquements, et non à réparer le préjudice subi par une autre partie. Certes, la sanction permettra de compenser, dans une certaine mesure, les honoraires professionnels de l’avocat de cette autre partie (ou, si elle n’est pas représentée par avocat, le temps consacré à l’affaire et le travail effectué), mais l’objectif premier consiste à imposer une sanction proportionnelle à la gravité des manquements, selon ce que le tribunal estime juste et raisonnable, et non selon le principe de la restitution intégrale.

[87]      La conclusion d’un juge sur l’existence d’un manquement important au sens de l’article 342 C.p.c. commande « une grande déférence ». La Cour n’interviendra « qu’en présence d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et déterminante quant aux questions factuelles ou mixtes ».

[Soulignements ajoutés]

  1.            Tenter d’induire la partie adverse et le Tribunal en erreur en produisant des extraits fictifs de jurisprudence et autres autorités constitue un manquement grave.  Que cette conduite soit intentionnelle ou plutôt le fruit d’une simple négligence, le justiciable est redevable des plus hauts standards par rapport aux procédures qu’il dépose à la Cour. Faut-il le rappeler, le dépôt d’une procédure demeure un acte solennel qui ne saurait jamais être pris à la légère[13].  Que le justiciable soit représenté par avocat ou non.
  2.            Si le Tribunal est sensible au fait que l’intention de Monsieur Laprade était de se défendre au meilleur de ses capacités en ayant recours à l’intelligence artificielle, sa conduite n’en demeure pas moins hautement répréhensible. Il doit supporter seul tout l’opprobre découlant de citations « hallucinées » par l’intelligence artificielle sur laquelle il s’est appuyé pour générer sa contestation.
  3.            Une interprétation généreuse de sa conduite mène le Tribunal à conclure qu’il a fait perdre du temps à plusieurs intervenants, les avocats des Demanderesses et le Tribunal en tête de peloton.  Une interprétation plus sévère aurait pu mener le Tribunal à conclure que Monsieur Laprade a sciemment tenté de l’induire en erreur, un manquement qui se situe à l’autre bout du spectre de la gravité des manquements procéduraux. 
  4.            Considérant la nature punitive d’une condamnation pour manquement procédural et qu’il faut chercher à dissuader ce type de conduite, le Tribunal condamnera Monsieur Laprade au paiement de 5 000$.  
  1.                CONCLUSION
  1.            Le Tribunal souhaite de tout cœur que les parties voient une certaine finalité dans le présent jugement. Monsieur Laprade a mené sa cabale devant les tribunaux situés sur trois continents différents au cours des six dernières années.  Telle une chorale, chacune de ces instances judiciaires a retenu la version de l’histoire proposée par les Demanderesses.
  2.            Il est grand temps que l’avion sous saisie à l’aéroport de Sherbrooke depuis 2019 soit retourné aux Demanderesses.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.            HOMOLOGUE la sentence arbitrale déposée sous la cote DH-1, rendue le 9 décembre 2021 par M. François-Xavier Train, Me Claude Vaillant et Me Philippe Dubois de la Chambre arbitrale internationale de Paris.
  2.            CONDAMNE Monsieur Jean Laprade et World Aircraft Leasing Inc. solidairement à payer la somme de 2 645 219.11$ à Specter Aviation Limited et United Mining Supply, plus intérêts au taux de 11.5% par année à compter du 9 décembre 2021.
  3.            CONFIRME que TPVX Aircraft Solutions inc. est le propriétaire enregistré de l’avion de marque Beechcraft 300, en sa capacité de propriétaire fiduciaire pour la seule bénéficiaire du Beechcraft 300, Specter Aviation Limited.
  4.            CONFIRME que les Demanderesses peuvent prendre possession immédiate de l’avion de marque Beechcraft 300.
  5.            CONDAMNE Monsieur Jean Laprade au paiement de 5 000$ pour manquement important au déroulement de l’instance au sens de l’article 342 C.p.c.
  6.            LE TOUT, avec frais de justice contre Monsieur Jean Laprade.

 

 

 

 

 

__________________________________L’HONORABLE LUC MORIN j.c.s.

 

 

 

Me Éliane Dupéré-Tremblay

Me Alexander Bayus

FASKEN MARTINEAU DuMOULIN S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats des demanderesses

 

 

Monsieur Jean Laprade

Défendeur se représentant seul

 

Date d’audience :

29 septembre 2025

 

 


[1]  Pièces JL-1 et JL-2.

[2]  L’étude Bondon & Associés AARPI.

[3]  L’étude Miller Thompson LLP.

[4]  Pièce DH-1, sentence arbitrale, p. 49.

[5]  Desputeaux c. Éditions Chouette (1987) inc. (2003) 1 R.C.S. 178.  Voir aussi : Endorecherche inc. c. Endoceutics inc., 2015 QCCA 1347.

[6]  Coderre c. Coderre, 2008 QCCA 888, par. 45.

[7]  Groupe Jonathan Benoit et Sam Ath Lok inc. c. Perreault, 2022 QCCA 1451, par. 31 à 34.

[8]  Gem Yield Bahamas Limited c. Glen Eagle Resources Inc., 2024 QCCS 750, par. 43.

 

[9]  Avis à la communauté juridique et au public de la Cour supérieure du Québec, daté du 24 octobre 2023 (Avis_a_la_communaute_juridique-Utilisation_intelligence_artificielle_FR.pdf).

[10]  Zhang v. Chen, 2024 BCSC 285.  Voir aussi: Hussein v. Canada (Immigration, Refugees and Citizenship), 2025 FC 1138, par. 9.

[11]  Lloyd's Register Canada Ltd. v. Choi, 2025 FC 1233.

[12]  9401-0428 Québec inc. c. 9414-8442 Québec inc., 2025 QCCA 1030.

[13]  El-Hachem c. Décary, 2012 QCCA 2071.

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