Décision

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Boivin c. Procureur général du Québec

2022 QCCS 4300

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

No :

500-17-118381-212

 

 

 

DATE :

18 novembre 2022

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

JUDITH HARVIE, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

MARIE-ANDRÉE BOIVIN

- et

NANCY LÉVESQUE

Demanderesses

c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC, AUX DROITS DU MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX

Défenderesse

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

(Demande de provision pour frais)

______________________________________________________________________

[1]                Il s’agit d’une demande de provision pour frais des demanderesses afin que le Procureur général du Québec leur verse un montant maximal de 45 000,00 $ (plus taxes), sur présentation des pièces justificatives pour rembourser leurs honoraires professionnels et frais d'expertise. Elles prétendent que leur impécuniosité couplée à l’intérêt public de la procédure justifient d’accorder cette provision.

[2]                Voici le contexte dans lequel cette demande s’inscrit.

[3]                Les demanderesses sont atteintes de surdité. Lévesque[1] en souffre depuis sa naissance, alors que Boivin la développe à la suite d’une méningite dont elle est atteinte vers l’âge de trois ans. Un implant cochléaire redonne à Boivin une audition partielle qui l’aide pour la lecture labiale. Toutes les deux utilisent un chien d’assistance pour pallier leur handicap. Les deux animaux proviennent de la Fondation des Lions du Canada, un organisme accrédité par l’Association canadienne des écoles de chien-guide et d’assistance.

[4]                Un dépliant de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse décrit le chien d’assistance comme permettant « d’accroître l’autonomie de la personne qui a un handicap moteur ou cognitif. […] Le chien d’assistance alerte la personne sourde ou malentendante des signaux sonores »[2].

[5]                En juin 2019, Lévesque présente une demande afin d’obtenir une allocation pour l’aider à assumer les frais d’entretien de son chien d’assistance dans le cadre du Programme de remboursement des frais relatifs à l’utilisation d’un chien d’assistance à la motricité (Programme).

[6]                Le ministère de la Santé et des Services sociaux gère le Programme. Selon les demanderesses, l’existence du programme « trouve appui dans la Décision no 88-151 du Conseil des ministres du 29 juin 1988 »[3]. Cette décision accepte « le principe de la compensation des conséquences financières des limitations fonctionnelles dans la détermination de l’aide matérielle, en autant que [les] organismes concernés ne défraient que les dépenses essentielles à l’intégration d’une personne handicapée, selon la solution la plus économique et selon des modalités précises »[4].

[7]                Au début de juillet 2019, la directrice adjointe – Continuum des services clientèles, Direction des programmes déficiences du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, l’informe qu’il n’y a « aucun programme du ministère de la Santé et des Services sociaux [qui ne] prévoit ce type d’aide financière »[5].

[8]                Fin juillet, Lévesque reçoit officiellement un refus du Comité local d’autorisation du Programme, car les critères de celui-ci « exclu[en]t le remboursement des frais relatifs à l’utilisation d’un chien qui permet de compenser une incapacité découlant d’une déficience sensorielle, d’une déficience intellectuelle, d’un trouble envahissant du développement ou d’un problème de santé physique ou mentale. Seules les déficiences motrices permanentes sont admises dans le cadre du Programme »[6].

[9]                Boivin prend connaissance des démarches de Lévesque et décide de l’appuyer, car elle vit une situation similaire. Elle fait des démarches auprès du ministère de la Santé et des Services sociaux. En août 2019, la sous-ministre l’informe que « l’État québécois reconnaît les chiens d’assistance personnelle à titre d’aide technique dans la mesure où ceux-ci permettent de compenser une incapacité significative et persistante découlant d’une déficience motrice ou visuelle. » Celle-ci ajoute que la saine gestion des fonds publics et la protection des citoyens imposent que les programmes de subvention établissent des « critères précis de reconnaissance […] appuyés sur des données scientifiques. Or, les connaissances actuelles ne permettent pas de conclure à la nécessité d’utiliser un chien pour répondre à des besoins de l’ordre de la santé physique ou de la santé mentale, par exemple »[7].

[10]           En novembre 2021, les demanderesses déposent une demande de jugement déclaratoire afin d’obtenir une déclaration d’invalidité des critères d’admissibilité du Programme au motif notamment qu’ils contreviennent au droit à l’égalité protégé par la Charte de droits et libertés de la personne[8] (Charte québécoise) et la Charte canadienne des droits et libertés  (Charte canadienne)[9]. Elles plaident que la différence de traitement du Programme basée sur les différents handicaps entraîne une discrimination au sens des articles 10 de la Charte québécoise et 15 de la Charte canadienne.

[11]           Elles prétendent également que le Programme contrevient à l’article 7 de la Charte canadienne qui protège le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, alors que toute atteinte à l’un de ces droits doit se faire en conformité avec les principes de justice fondamentale. Selon elles, le refus de leur accorder une aide gouvernementale pour le paiement des frais qui découlent de l’entretien de leur chien d’assistance les oblige à faire le difficile choix entre renoncer à l’aide que leur procure leur chien ou ne pas subvenir à d’autres besoins afin de payer les coûts d’entretien.

[12]           Elles considèrent que leur chien d’assistance assure leur autonomie, leur sécurité et leur permet d’améliorer leur qualité de vie. À titre d’exemple, le chien de Lévesque lui a sauvé la vie en l’alertant du feu pris dans sa cuisine alors qu’elle n’entendait pas l’alarme d’incendie.

[13]           Le Tribunal doit déterminer s’il y a lieu de l’accorder d’accorder la provision pour frais.

ANALYSE

1.                 Principes Généraux

[14]           Au sujet des frais de justice, le Code de procédure civile édicte :

340. Les frais de justice sont dus à la partie qui a eu gain de cause, à moins que le tribunal n’en décide autrement.

[…]

[Soulignements du Tribunal]

[15]           Ainsi, la partie qui l’emporte se voit généralement octroyer les frais « afin de l’indemniser d’une partie des dépenses qu’elle a engagées pour faire valoir son droit. Dans cette perspective, au Québec comme ailleurs au Canada, les dépens [maintenant les frais de justice] participent de la nature de dommages et intérêts accordés au gagnant contre le perdant »[10].

[16]           Au Québec, les frais de justice n’incluent généralement pas les honoraires professionnels. Toutefois, le Code de procédure civile prévoit certains cas où ceux-ci peuvent être compensés dans le cadre des frais de justice[11].

[17]           L’article 49 du C.p.c. prévoit que les tribunaux et les juges « ont les pouvoirs nécessaires à l’exercice de leur compétence […] ils peuvent rendre les ordonnances appropriées pour pourvoir aux cas où la loi n’a pas prévu de solution ». Il s’agit de leurs pouvoirs inhérents.

[18]           Dans l’arrêt Hétu c. Notre-Dame de Lourdes (Municipalité de) (Hétu)[12], la majorité de la Cour d’appel conclut « [qu’]en l’absence d’habilitation législative explicite, le pouvoir d’attribution de frais provisoires découle implicitement de la compétence des tribunaux de statuer sur les dépens [maintenant les frais de justice]. […] Aucune disposition du Code de procédure ou d’une autre loi n’exclut le pouvoir implicite y rattaché d’attribution de frais préalables. Bien au contraire, l’[article 49] C.p.c., me semble permettre une telle compétence subsidiaire à celle sur les dépens»[13].

[19]           Même en l’absence d’un abus de procédure, la jurisprudence reconnaît au tribunal le pouvoir d’ordonner une provision pour frais sur la base des articles 49 et 340 C.p.c[14].

[20]           Dans l’arrêt Hétu, la majorité de la Cour d’appel réfère à l’arrêt de la Cour suprême Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan[15] (Okanagan) qui résume les trois conditions que la partie qui demande les frais doit absolument établir pour l'obtenir dans les causes d'intérêt public[16] :   

1. La partie qui demande une provision pour frais n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal — bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance.

2. La demande vaut prima facie d’être instruite, c’est-à-dire qu’elle parait au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers.

3. Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées[17].

[21]           Quant à la première condition, le demandeur d’une provision pour frais doit démontrer qu'il n'a "véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige" et qu'il ne "dispose réalistement d'aucune autre source de financement"[18]. S'il dispose de certaines ressources, mais que ses moyens sont insuffisants pour couvrir l’ensemble des frais, il devrait participer au paiement des honoraires et frais[19]. Dans l’arrêt R. c Caron[20] (Caron), la Cour suprême conclut à l’épuisement des possibilités de financement alors qu’il a usé de ses fonds personnels pour payer une partie importante de sa défense en soulignant :

[41] En ce qui concerne la situation financière de M. Caron, le juge de la cour supérieure a conclu que, bien qu’il ait été prêt à dépenser, jusqu’à la limite, ses fonds personnels et les sommes qu’il avait empruntées (ainsi que l’argent provenant du Programme de contestation judiciaire) — ce qu’il a d’ailleurs fait —, M. Caron avait épuisé ses ressources au moment où il a présenté ses demandes de provision pour frais. Il n’était pas en mesure de financer la dernière étape de son long procès[21].

[22]           Dans l'arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu) (Little Sisters)[22] la Cour suprême précise que le demandeur doit avoir étudié les « autres possibilités de financement, ce qui inclut, sans y être limité, les sources de financement public telles que l’aide juridique et les autres programmes destinés à aider divers groupes à ester en justice. Une provision pour frais ne représente ni un substitut ni un complément de ces programmes. Le demandeur doit également pouvoir démontrer qu’il a essayé, mais en vain, d’obtenir du financement privé au moyen d’une levée de fonds, d’une demande de prêt, d’une convention d’honoraires conditionnels et de toute autre source disponible. »[23]

[23]           Enfin, dans l'arrêt Anderson c. Alberta[24] (Anderson) portant sur des revendications d'un gouvernement d'une première Nation contre le gouvernement, la Cour révise le critère de l’impécuniosité. Elle souligne que même pour les gouvernements de Premières Nations "le seuil d'impécuniosité demeure élevé, et il n'est pas facile de l'atteindre. Compte tenu des contraintes qu'impose la séparation des pouvoirs à la fonction judiciaire, du caractère extraordinaire du redressement et de l'importance de rendre des comptes pour l'utilisation de fonds publics qu'il suppose, l'analyse du tribunal doit s'appuyer fortement sur la preuve"[25]. Force est de conclure qu'il doit en être tout autant pour des particuliers. La Cour ajoute "qu'un demandeur n'a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige si, et seulement si, il ne peut répondre à ses besoins pressants tout en finançant le litige"[26].

***

[24]           En plus des trois conditions, l’ordonnance de provision pour frais constitue une mesure discrétionnaire que le tribunal n’accorde que dans les cas rares et exceptionnels. À ce sujet, la majorité de la Cour suprême qualifie la compétence de « limitée » et spécifie que les « ordonnances doivent être formulées avec soin et révisées en cours d’instance de façon à assurer l’équilibre entre les préoccupations concernant l’accès à la justice et la nécessité de favoriser le déroulement raisonnable et efficace de la poursuite »[27].

[25]           En 2007, la Cour suprême vient préciser les considérations essentielles à l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans l’arrêt Little Sisters. Dans cette affaire, la majorité de la Cour souligne que « les ordonnances accordant une provision pour frais pour des raisons d’intérêt public doivent demeurer spéciales et, de ce fait, exceptionnelles. Elles doivent être rendues avec circonspection, en dernier recours et dans des circonstances où leur nécessité est clairement établie »[28]. Il faut démontrer des circonstances suffisamment particulières pour justifier cette mesure exceptionnelle de dernier recours qui s'applique dans les rares cas d’injustice envers, non seulement, la partie qui n’irait pas de l’avant, mais également envers le public en général[29]. Autrement dit, ce pouvoir discrétionnaire permet d’éviter qu’un recours ayant d’importantes répercussions pour la société ne soit pas tranché faute de moyens.

[26]           Toutefois, «la règle générale fondée sur les principes d’indemnisation, selon laquelle les dépens suivent l’issue de la cause, n’a pas été abrogée »[30]. Le principe d’accès à la justice ne devient pas la considération primordiale[31]. En effet, la provision pour frais ne doit pas permettre l’établissement d’un « système parallèle d’aide juridique ou un vaste programme géré par les tribunaux, afin de compléter tout autre programme destiné à aider divers groupes à ester en justice »[32]. Autrement, ce serait de l’« activisme judiciaire imprudent et malencontreux »[33].

[27]           La Cour spécifie que le « système de justice ne doit pas tenir lieu de processus d’enquête publique et être inondé d’actions intentées par des demandeurs et des groupes de défense de l’intérêt public qui souhaitent établir un précédent. Aussi impérieuses qu’elles puissent être, les préoccupations concernant l’accès à la justice ne sauraient justifier […] d’autoriser unilatéralement une révolution dans la planification et le déroulement d’une action en justice »[34].

[28]           Dans l’arrêt Caron, la Cour suprême souligne que la provision pour frais, qui impose à l’État de financer des poursuites d’intérêt, impose l’allocation des fonds publics alors que ce rôle revient généralement aux législatures ou aux gouvernements[35]. Elle considère qu’en conséquence, « l’objet fondamental de l’intervention judiciaire (et du même coup de sa limite) consiste à faire uniquement ce qui est nécessaire pour éviter une injustice »[36].

2.                 Discussion - pouvoir d'accorder une provision pour frais

[29]           Le Procureur général du Québec ne conteste pas le pouvoir du tribunal d’accorder une provision pour frais dans le respect des conditions établies par la Cour suprême du Canada.

[30]           Depuis l’arrêt Hétu de la Cour d’appel, le législateur a adopté un nouveau Code de procédure civile, lequel écarte la notion de dépens au profit de celle des frais de justice. Il abolit le Tarif des honoraires judiciaires des avocats[37], lequel ne couvrait pas les honoraires extrajudiciaires en tout état de cause, mais permettait l’attribution d’honoraires spéciaux dans les causes importantes[38].

[31]           Le Code de procédure civile prévoit maintenant certains cas d’attribution de provision pour frais qui couvre les honoraires professionnels, notamment en matière d’abus de procédure. Il demeure silencieux quant à l’attribution de provision pour frais dans les cas d’intérêt public. Toutefois, il maintient les pouvoirs inhérents des tribunaux ainsi que le pouvoir de statuer sur l’attribution des frais de justice, lesquels peuvent exceptionnellement inclure les honoraires professionnels.

[32]           En conséquence, tel que le reconnaît la jurisprudence, il y a tout lieu de conclure que le pouvoir discrétionnaire du tribunal d’accorder des frais provisoires demeure dans les cas qui respectent les conditions établies par la Cour suprême du Canada. Ce pouvoir découle implicitement du pouvoir de statuer sur les frais de justice, lequel peut couvrir les honoraires professionnels.

[33]           Cependant, tel que l'enseigne le plus haut tribunal, ces cas doivent être rares et exceptionnels puisqu’ils contreviennent aux principes généraux établis par le législateur. En effet, de telles ordonnances autorisent le paiement à l’avance des frais de justice, y compris les honoraires professionnels, en l’absence d’abus de procédure ou de manquement important au déroulement de l’instance et ce, peu importe le résultat du litige. Ils ne peuvent être autorisés que dans l’intérêt public pour éviter une injustice, c’est-à-dire que ne soit jamais tranchée une question importante pour la société en raison des moyens financiers du demandeur qui mène le dossier.

[34]           Ainsi, le Tribunal va d’abord déterminer si les demanderesses satisfont aux trois conditions fondamentales pour obtenir une provision pour frais, avant de se tourner, s'il y a lieu, vers l'opportunité d'exercer son pouvoir discrétionnaire en l'instance.

3.                 Conditions

Impécuniosité

[35]           Les demanderesses plaident qu’elles n’ont pas les moyens financiers de payer les coûts du litige et qu’elles démontrent avoir tenté raisonnablement toutes les options réalistes de financement, sans succès.

[36]           Le Procureur général du Québec admet que les demanderesses ne peuvent supporter seules les coûts prévisibles du litige. Il plaide toutefois que Boivin a les moyens financiers de fournir une contribution d'une valeur de 3 000 $, sans débourser le tout en un seul paiement. Par ailleurs, il ajoute que les demanderesses ne démontrent pas avoir déployé des efforts sérieux pour lever les fonds requis.

[37]           Pour les motifs qui suivent, le Tribunal conclut que les demanderesses ne satisfont pas la première condition.

Faits pertinents

[38]           Situation de Lévesque. En plus de sa surdité profonde, Lévesque souffre d’hyperthyroïdie, de diabète de type 1, d’anxiété généralisée, d’acouphène, d’insuffisance surrénalienne primaire, d’insuffisance rénale chronique ainsi que de ménopause précoce. En raison de son état de santé, elle présente des contraintes sévères à l’emploi. Bien qu'elle ait complété une formation en secrétariat, elle ne trouve pas d'employeur prêt à lui donner sa chance.  

[39]           Elle reçoit de l’aide financière de dernier recours du programme de solidarité sociale. Ses revenus sont insuffisants pour subvenir à ses besoins de base[39]. Elle peine à prendre soin de son chien d’assistance nommé Ohana, ce qui lui crée des inquiétudes[40].  

[40]           En décembre 2018, Lévesque demande une révision de son aide de dernier recours pour compenser les frais d’entretien de son chien d’assistance. En janvier 2019, la demande est refusée au motif qu’il ne s’agit pas d’une prestation spéciale non prévue au règlement applicable en vertu de la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles[41].

[41]           Elle ne possède aucun bien de valeur et aucune économie. Au début de l’année 2021, elle devait la somme d’environ 2 500 $ sur sa carte de crédit[42].

[42]           Situation de Boivin. Boivin a étudié à la maîtrise en communication, profil média expérimental. Elle devient vidéaste-documentariste et se consacre à sensibiliser les personnes entendantes à la surdité. Elle travaille en 2021 sur "un documentaire sur les chiens d'assistance à l'audition et sur les liens développés entre les personnes sourdes et ces chiens"[43]. Elle a déjà réalisé un documentaire intitulé "Femmes sourdes, dites-moi …", lequel "a été en sélection officielle dans plus de vingt festivals internationaux et a remporté six prix"[44]. 

[43]           Boivin gagne sa vie à titre de réalisatrice et rédactrice à son compte. Avant la pandémie de COVID-19, elle enseigne en outre, une charge de cours au Cégep du Vieux Montréal dans le cadre du programme Communication et études sourdes, lequel prend fin avec le début de la pandémie.

[44]           En 2020, ses revenus étaient légèrement inférieurs à 37 000 $[45]. Elle estime ses revenus pour l’année 2021 à environ 18 000 $. Elle doit subvenir à ses besoins et prendre soin de son chien d’assistance nommé Tazza.

[45]           Boivin ne possède pas de biens de valeurs, mis à part une voiture qu'elle évalue à 5 000 $ et des économies de 15 000 $ qu'elle tient à garder comme coussin « compte tenu [qu'elle n'a] plus de travail fixe et qu'il n'y a plus d'aide lié à la pandémie »[46]. Elle n'a pas de dettes.

[46]           Elle qualifie ses revenus de « minimes » et de « nettement insuffisants » pour assumer les frais du recours de l’envergure de celui qui est en cause, surtout considérant l’inflation et la hausse importante du coût de la vie[47].

***

[47]           Démarches des parties. En septembre 2019, Lévesque donne une entrevue au journal Métro - Montréal-Est/Pointe-aux-Trembles pour alerter la population à sa situation. L'article expose son manque de ressources pour les soins de son chien d'assistance Ohana alors que les programmes du Québec refusent de lui accorder un soutien financier en raison de la nature de son handicap. L'article rapporte que Lévesque a contacté sa députée dont l'attaché politique "lui a offert de l'aide [pour] préparer une pétition qui sera déposée à l'Assemblée nationale" afin d'attirer l'attention de la ministre de la Santé pour que tous les chiens d'assistance soient couverts[48].

[48]           En février 2020, une pétition signée par 309 personnes est déposée à l'Assemblée nationale afin de modifier les critères d’admissibilité du Programme. Elle cherche à y inclure les personnes propriétaires de chiens d’assistance ayant une incapacité découlant d’une déficience sensorielle, intellectuelle, un trouble envahissant du développement ou de santé mentale ou physique[49].  

[49]           En réponse à cette pétition, la ministre de la Santé et des Services sociaux écrit au leader parlementaire du gouvernement à la fin février 2020. Elle explique que le gouvernement ne devrait pas donner suite à la pétition, car il ne serait pas objectivement établi « que la solution identifiée s’avère notamment probante et sécuritaire, en plus de répondre à des critères cliniques précis »[50]. Selon la ministre, la recherche ne démontre pas la valeur ajoutée à cette solution en comparaison à d’autres moyens disponibles pour ces handicaps.

[50]           Les demanderesses décident d'entreprendre un recours juridique. Lévesque présente une demande à l’aide juridique qui la refuse le 31 mars 2021 au motif qu’elle ne couvre pas « ce service »[51].  

[51]           Boivin contacte le cabinet d’avocats qui représente les demanderesses pour la demande de provision pour frais. Elle les informe de leur situation financière très précaire et du fait qu’elles n’ont pas « les moyens financiers pour entamer un recours en justice pour ce genre de cause »[52]. Elles étaient « mal à l’aise de demander gratuitement, mais c’était une demande/des démarches incontournable pour [elles] »[53]. Elles demandent à Me Grey de les accompagner dans leurs démarches.  

[52]           Elles évaluent que les honoraires judiciaires de leur recours coûteront un montant de 40 000 $ et l’expertise à un montant de 5 000 $, laquelle portera sur la nécessité et la pertinence des chiens d’assistance pour des personnes ayant d’autres types de handicaps que la cécité, dont notamment la surdité[54]. 

[53]           Le Procureur général du Québec considère les frais d’expertise sous-évalués alors que les honoraires futurs seraient légèrement surévalués. Il ajoute que la provision pour frais ne saurait couvrir les frais des travaux déjà exécutés, tels que la rédaction de la demande de provision pour frais ainsi que la préparation de la demande introductive d’instance. En bout de piste, il évalue les honoraires professionnels à 30 000 $ et les frais d’expertises à 35 000 $.

[54]           En juillet 2021, les Demanderesses s’adressent par l’entremise de leurs avocats au Programme de contestation judiciaire pour vérifier si elles sont admissibles à un financement. Le même jour, le volet des droits de la personne du Programme de contestation judiciaire leur répond qu’ils ne financent pas des causes portant sur un programme provincial. Il faut que la contestation porte sur un programme fédéral[55].

[55]           Finalement, le cabinet Grey Casgrain S.E.N.C. accepte de les représenter à condition qu’elles obtiennent une provision pour frais, compte tenu de complexité du dossier[56]. 

[56]           Dans le cadre d’interrogatoires écrits, les demanderesses admettent ne pas avoir sollicité l’aide financière de leur famille ni de leurs proches. Elles n’ont entrepris aucune démarche pour emprunter afin de financer le litige. Elles n’ont contacté aucun utilisateur de chien d’assistance afin de s’enquérir de leur intérêt à se joindre, à leur donner un mandat et/ou à participer au financement du litige. Elles reconnaissent ne pas avoir entrepris quelconque démarche, d’une part, pour contacter les 309 signataires de la pétition afin de solliciter leur soutien financier et, d’autre part, pour entreprendre une campagne de sociofinancement, que ce soit à l’aide des médias sociaux ou traditionnels.

[57]           Elles ne se sont adressées ni à une fondation privée membre du Collectif des fondations québécoises contre les inégalités ni à la Fondation des Lions du Canada qui ont fourni leur chien d’assistance Ohana et Tazza. Elles ne contactent pas non plus les organismes de défense et d’aide aux personnes handicapées du Québec et ne demandent pas le soutien de ceux-ci pour publiciser une campagne de collecte de fonds visant à financer le litige. Le Tribunal n’a d’ailleurs aucune preuve qu’une telle campagne a été mise sur pied.

[58]           Bien que les demanderesses aient toutes deux affirmé dans leur déclaration sous serment qu’elles ont contacté plusieurs avocats pour obtenir une représentation pro bono en l’instance[57], elles répondent ne pas avoir recherché d’autres avocats susceptibles de les représenter pro bono ou à moindre coût[58]. Lévesque répond même ne pas avoir demandé à ses avocats actuels de la représenter pro bono ou à moindre coût[59].

[59]           En février 2022, Lévesque signe une déclaration sous serment pour corriger sa réponse à l’interrogatoire par écrit. En effet, elle affirme avoir présenté des demandes d’aide auprès d’organismes de défense et d’aide aux personnes handicapées du Québec[60].

[60]           Elle dépose en preuve des démarches entreprises au fil des ans, mais qui ne concernent pas le financement du recours entrepris, mais plutôt des demandes d’aide pour la soutenir, payer les frais d’entretien de son chien d’assistance et pour trouver un avocat pouvant la représenter pro bono dans le cadre d’un recours collectif[61].

[61]           En octobre 2020, Lévesque communique avec l’organisme ReQIS pour obtenir de l’aide. La Directrice générale lui répond que l’organisme a pour objectif la défense des droits collectifs et non individuels. Elle la réfère aux associations Audition Québec et Maison des femmes sourdes de Montréal, en plus de l’encourager à faire des recherches supplémentaires sur Internet. Elle ajoute « Je tiens à vous rappeler que l’aide que ces associations peuvent vous apporter ne sera peut-être pas en lien avec votre combat très personnel pour les chiens guides. »[62]

[62]           Lévesque déclare qu’au meilleur de ses connaissances et de ses capacités, elle a « tenté de cogner à toutes les portes pour obtenir de l’aide, du support et du financement, mais sans succès »[63].

Discussion

[63]           Les demanderesses plaident que dans l'arrêt Anderson, la Cour suprême met en place une nouvelle approche applicable à la condition d’impécuniosité en instaurant un test flexible. Le Tribunal ne retient pas cette prétention. La flexibilité que développe la Cour suprême concerne l'analyse de l'impécuniosité dans le cadre d'un recours entrepris par un gouvernement d'une Première Nation qui "a accès à des ressources qui pourraient être utilisées pour financer un litige, mais affirme devoir affecter ces ressources à d'autres priorités"[64]. Le test demeure celui formulé par la Cour dans la trilogie Okanagan, Little Sisters et Caron.

[64]           Les demanderesses démontrent que leurs moyens financiers sont extrêmement limités. Elles convainquent qu'elles ne peuvent payer pour leurs frais d'avocats et d'experts, sans devoir porter atteinte à leur capacité de subvenir à leurs besoins de base. Dans le cas de Lévesque, le Procureur général ne le conteste pas.

[65]           Quant à Boivin, il demande qu'elle participe aux frais jusqu'à hauteur de 3 000 $. Le Tribunal ne peut retenir cette position. La preuve démontre qu'elle gagne 18 000 $ en 2021. En 2020, elle bénéficie de l'aide gouvernementale offerte en raison de la pandémie. Au moment de répondre à l'interrogatoire écrit en janvier 2022, il n'y a pas de reprise de sa charge de cours et elle ignore ce que prévoit le CÉGEP. Il n'y a pas de preuve permettant de conclure qu'elle peut compter sur le retour de ce revenu.

[66]           Elle peine à répondre à ses besoins de base, dont les coûts découlant de son handicap, y compris les frais pour prendre soin de son chien d'assistance. Son handicap affecte nécessairement sa capacité de gains, puisqu'elle fait partie d'un groupe historiquement défavorisé et vulnérable[65].

[67]           Pour l'ensemble de ces motifs, le Tribunal n'imposerait pas une contribution de la part de Boivin. Pour les mêmes raisons, il ne serait pas raisonnable de demander à Boivin et Lévesque de s'endetter pour financer le recours. Sans compter qu'il est loin d'être évident qu'elles parviendraient à obtenir un prêt à un taux qui soit raisonnable considérant l'état de leurs actifs.

[68]           Reste à déterminer si elles démontrent ne disposer réalistement d'aucune autre source de financement.  

[69]           Les demanderesses plaident qu'elles n'ont pas à démontrer avoir exploré toutes les "pistes impossibles de collecte de fonds" et "tous les modes de financement possibles et imaginables"[66]. Elles ont raison. Il n'en demeure pas moins qu'elles doivent démontrer avoir raisonnablement considéré et tenté d'autres sources réalistes de financement.

[70]           Les démarches effectuées sont insuffisantes. D'abord, plusieurs de celles entreprises par Lévesque concernent le paiement des soins de son chien d'assistanceun besoin personnel, plutôt que de tenter de financer les frais du présent litige dont l'impact serait collectif[67]. On ne peut conclure des refus de financer les frais d'entretien d'Ohana que les organismes auraient donné la même réponse à une demande de financement du procès.

[71]           D'ailleurs, la Directrice générale de l'organisme ReQIS contacté par Lévesque en à l'automne 2020 lui répond que le mandat de leur organisme concerne la défense des droits collectifs des personnes sourdes et malentendantes. Une demande pour aider aux paiements des frais d'entretien d'un chien d'assistance ne correspond donc pas à leur mission. On ne connaît pas ce qu'aurait été la position de l'organisme quant au financement d'un litige visant la défense des droits collectifs des personnes atteintes de surdité qui utilisent des chiens d'assistance.

[72]           Par ailleurs, les demanderesses ne démontrent aucune démarche pour financer le litige auprès de quelques organismes publics ou privés, mis à part une demande à l'aide juridique sur laquelle le Tribunal reviendra. Pourtant, la preuve démontre que plusieurs organismes œuvrent pour aider les personnes malentendantes[68] et auraient pu être sollicités. Elles ne demandent pas plus d'aide à ces organismes pour démarrer une campagne de financement.

[73]           Les demanderesses plaident que les collectes de fonds nécessitent d'investir dès le départ une somme d'argent. Elles appuient leur prétention à ce sujet sur un passage d'une décision de 2017 de la Cour du banc de la Reine de l'Alberta qui affirme "fundraising campaigns undoubtedly cost money"[69].

[74]           Le Tribunal ne considère pas ce fait démontré en l'instance. Au contraire, il est indéniable que l'Internet constitue un puissant moyen pour mobiliser des individus en 2022, alors que les demanderesses y ont accès et peuvent plus aisément communiquer à l'aide de ce moyen[70]. La preuve ne permet pas de tirer de conclusion quant aux coûts associés à ce moyen pour mettre sur pied des démarches de financements.

[75]           Elles plaident qu'il est de connaissance d'office[71] que "ce ne sont pas l'ensemble ni même la majorité des demandes de financement via les médias sociaux qui sont des réussites". Il est certainement raisonnablement incontestable que toutes les demandes de financement sur les réseaux sociaux ne réussissent pas, mais le Tribunal ne considère pas notoire le taux de succès de la majorité. Ce fait ne relève pas de la connaissance d'office et devait être démontré au moyen d'une preuve admissible.

[76]           Boivin œuvre dans le secteur des communications à titre de documentariste. Elle peut certainement user de ses connaissances pour tenter d'alerter l'opinion publique dans le but de financer le procès. À l'hiver 2021, Boivin prépare un documentaire portant sur les chiens d'assistance à l'audition[72]. Elle ne témoigne pas dans ses déclarations sous serment de ce qu'il advient de ce projet, lequel pourrait être un tremplin utile à des démarches de financement.

[77]           En outre, la preuve de la couverture médiatique déposée démontre l'intérêt de la problématique vécue par les demanderesses et les enfants ayant un trouble du spectre de l'autisme[73]. Lévesque a su alerter la presse pour encourager les gens à signer la pétition qui a par la suite été déposée à l'Assemblée nationale. Il y a 309 signataires. Malgré ces appuis, les demanderesses ne tentent aucune démarche auprès d'eux pour tenter d'obtenir un appui financier dans le cadre de leur bataille judiciaire.

[78]           Elles ne cherchent pas non plus à joindre les personnes qui ont des chiens d'assistance qui ne se qualifient pas en vertu du Programme afin de sonder leur intérêt à se joindre ou à participer au financement du recours. Enfin, elles ne tentent rien auprès de leurs familles, amis et autres proches. Elles ne démontrent pas non plus que les membres de leur entourage ne peuvent les aider financièrement.

[79]           Rien ne permet de conclure qu'il aurait été inutile de sonder ces différentes avenues ou que ces démarches étaient déraisonnables.

[80]           Réduction des honoraires professionnels. Lévesque voit sa demande auprès de l'aide juridique refusée à la fin mars 2021 au motif qu'il s'agit d'un service non couvert. Les demanderesses plaident que l'aide juridique n'accepte pas des mandats en matière de droits de la personne. Les demanderesses procèdent par jugement déclaratoire afin de faire invalider les critères d'admissibilité du Programme[74].

[81]           Lévesque n’entreprend pas un contrôle judiciaire de la décision qui refuse la demande de remboursement de frais de Lévesque en vertu du Programme. Toutefois, le contrôle judiciaire ne permettrait pas un remède aussi vaste que celui recherché par le jugement déclaratoire et imposerait l’application de principes juridiques bien différents. Il ne s’agit donc pas d’une option raisonnable pour réduire les coûts.

[82]           De même, les demanderesses soulignent que la Commission connaît d'importants délais de traitement des plaintes, surtout dans les dossiers d'envergure contre des institutions gouvernementales[75]. Elles ajoutent qu'elles n'ont pas de garantie que la Commission choisisse de les représenter une fois l'enquête terminée. Enfin, le Tribunal des droits de la personne ne permettra pas d'obtenir une solution équivalente à celle demandée par jugement déclaratoire. Pour ces raisons, cette avenue ne peut être considérée comme valable pour diminuer les honoraires professionnels.  

[83]           Pour le reste, les démarches pour diminuer les coûts de la représentation légale doivent être qualifiées de lacunaires.

[84]           Les demanderesses plaident avoir contacté plusieurs avocats pour obtenir une représentation pro bono. La preuve à ce sujet est contradictoire et ne convainc pas. Le fait pour Lévesque de faire des démarches pour trouver un avocat prêt à entreprendre sans frais un recours collectif ne saurait se qualifier de démarches utiles pour trouver une représentation pour la présente instance. Il n'y a aucune autre preuve permettant de conclure que les demanderesses ont tenté de joindre d'autres avocats que ceux qui présentent la demande de provision pour frais. Au contraire, les deux demanderesses admettent ne pas avoir contacté d'autres avocats pour être représentées pro bono ou à moindres coûts dans leur interrogatoire écrit.

[85]           Le Tribunal note que le cabinet retenu accepte "d'assumer la différence" entre le montant évalué et les coûts réels pour représenter les demanderesses[76]. Néanmoins, la preuve ne permet pas de conclure qu'il y a eu de sérieuses démarches pour trouver des avocats prêts à prendre le mandat pro bono dans le présent dossier. Il appert que celles-ci se sont arrêtées lorsque le présent cabinet a accepté de prendre le mandat sous réserve d'obtenir une provision pour frais.

[86]           Ce serait contraire aux enseignements de la Cour suprême en matière de provisions pour frais que de conclure que cette démarche suffit pour conclure qu'il n'y a réalistement aucune autre source de financement.

***

[87]           Les demanderesses plaident qu'elles sont à bout de souffle. Pourtant, la preuve révèle que Boivin, pourtant outillée dans le domaine de la communication, n'a fait aucune démarche, non seulement pour financer le recours, mais au sujet du litige, outre se joindre à Lévesque. À son égard, cette affirmation étonne.

[88]           Lévesque plaide que sa demande de provision pour frais ne devrait pas être affectée en raison de la présence de Boivin. Le Tribunal est en désaccord. Elles sont codemanderesses. Elles présentent ensemble une demande de provision pour frais afin de financer leur litige. Elles lient ainsi leur sort. Lévesque ne peut ensuite se dissocier de Boivin pour tenter d'obtenir gain de cause sur sa demande de provision pour frais.

[89]           En tout état de cause, le Tribunal conclut que les démarches de Lévesque ne permettent pas de conclure qu'elle ne dispose réalistement d'aucune autre source de financement. Les demanderesses ne démontrent pas avoir déployé suffisamment d'efforts pour obtenir du financement d'autres sources[77].

[90]           Au cours des plaidoiries, les demanderesses demandent au Tribunal, à titre subsidiaire, de les informer des démarches qu'elles devraient effectuer pour remplir la première condition. Il ne s'agit pas du rôle du Tribunal de conseiller les demanderesses au sujet d'une question en litige que les tribunaux pourraient être appelés à trancher de nouveau.

[91]           La conclusion du Tribunal sur la première condition suffit à rejeter la demande de provision pour frais. En effet, les trois conditions doivent être absolument satisfaites pour que le Tribunal analyse l'opportunité d'exercer son pouvoir discrétionnaire.

[92]           Le Tribunal va tout de même faire les commentaires suivants.

[93]           Quant à la deuxième condition, le Procureur général reconnaît que celle-ci est satisfaite. Le Tribunal considère qu'il a raison. Les demanderesses présentent des arguments qui justifient amplement que la demande soit instruite.  

[94]           Quant à la troisième et dernière condition, le Procureur général conteste l'incidence importante et généralisée sur la société du litige entrepris par les demanderesses. Il en veut pour preuve le nombre important de pétitions déposées devant l'Assemblée nationale du Québec lors de la 42e législature[78]. Selon lui, plusieurs de ces pétitions exposent des problématiques qui touchent des milliers de personnes en raison d'inégalités de traitement dans l'allocation des ressources publiques. Il considère que le cas des demanderesses n'est pas rare et exceptionnel même s'il touche des milliers de bénéficiaires potentiels du Programme. Il conteste d'ailleurs ce chiffre au regard du nombre de personnes qui bénéficie actuellement de subvention pour des chiens-guides[79].

[95]           Il est vrai que ce ne sont pas toutes les affaires d’intérêt public qui pourront satisfaire le troisième critère. Il ne suffit pas d’invoquer une question de Charte pour considérer que les questions soulevées atteignent une importance exceptionnelle pour le public[80]. Il doit y avoir un intérêt public « de déterminer si l’allégation de violation de la Charte est fondée »[81]. L’importance pour le public des questions dépend de « la nature du litige lui-même » et non de « l’issue souhaitée ou appréhendée du litige »[82].

[96]           Il demeure que les demanderesses proviennent d'un groupe historiquement désavantagé qui mérite une attention particulière. Les personnes handicapées sont l'objet "de coercition récurrente, de marginalisation et d'exclusion sociale"[83].

[97]           Elles souffrent de désavantages sociaux et économiques persistants : "Les statistiques indiquent que ces personnes, si on les compare aux personnes physiquement aptes, sont moins instruites, sont davantage susceptibles de ne pas faire partie de la population active, ont un taux de chômage beaucoup plus élevé et se retrouvent en nombre disproportionné dans les rangs des salariés les moins bien rémunérés"[84].

[98]           La Cour suprême souligne dans l'arrêt Ontario (Procureur général) c. G[85]:

[61] […] L’article 15 exprime une promesse de respect envers « l’égalité et la dignité de tous les êtres humains » qui exige que les personnes handicapées soient considérées et traitées comme des personnes dignes et qu’elles aient droit à la dignité dans leur pluralité. De plus, la garantie de l’art. 15 — à savoir que la discrimination ne se voie accorder force de loi — exige qu’une attention particulière soit accordée aux diverses répercussions qu’auront les actes de l’État sur les personnes handicapées.

[99]           Il y a un intérêt pour l'ensemble de la société à ce que les personnes vivant avec un handicap puissent bénéficier de programmes leur permettant de pallier leur situation, d'être autonomes et actives de façon à pouvoir subvenir à leurs besoins. Les demanderesses plaident que le chien d'assistance est un outil pour arriver à cette fin dont devraient bénéficier nombre de personnes handicapées. De même, il y a un intérêt généralisé à ce que les programmes gouvernementaux ne soient pas appliqués de façon discriminatoire.

[100]       Ainsi, peu importe l'issue des questions soulevées par la Demande, le Tribunal considère que l'ensemble de la société a un intérêt dans ce débat en raison de la nature même du litige. Autrement dit, le débat transcende le seul intérêt des demanderesses et intéresse la société de façon plus générale[86].

[101]       Tel que le souligne la Cour suprême dans l'arrêt Anderson, "les provisions pour frais permettent dans certains cas à des justiciables aux moyens limités, y compris aux personnes vulnérables et aux groupes historiquement défavorisés, d’avoir accès aux tribunaux dans des affaires d’importance pour le public"[87].

[102]       Ainsi, si la première condition était satisfaite, il n'est pas clair que le Procureur général du Québec aurait gain de cause quant à son argument sur la troisième condition. En tout état de cause, la conclusion sur la première condition scelle l'issu du litige.

[103]       Dans ce contexte, le Tribunal n’émet aucun commentaire sur l’exercice de la discrétion.

 

 

 

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[104]       REJETTE la demande de provisions pour frais des demanderesses;

[105]       PREND ACTE de la renonciation du Procureur général du Québec de demander les frais de justice à la fin de l’instance contre les demanderesses;

[106]       SANS FRAIS.

 

__________________________________JUDITH HARVIE, j.c.s.

 

Me Julius H. Grey

Me Michaëlla Bouchard-Racine

Grey & Casgrain s.e.n.c.

Avocats des demanderesses

 

Me Leandro Isai Steinmander

Bernard, Roy (Justice-Québec)

Avocats du défendeur

 

Date d’audience : 6 septembre 2022

 


[1]  L’utilisation des noms de famille dans le présent jugement a pour but d’alléger le texte et l’on voudra bien n’y voir aucune discourtoisie à l’égard des personnes concernées.

[2]  Pièce P-3.

[3]  Demande modifiée en jugement déclaratoire et en provision pour frais datée du 5 novembre 2021, paragr. 35.2 et Pièce P-21.

[4]  Pièce P-21.

[5]  Pièce P-15.

[6]  Pièce P-5 [Soulignements du Tribunal].

[7]  Pièce P-7.

[8]  Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.

[9]  Charte canadienne des droits et libertés dans Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11, annexe B, partie I.

[10]  Hétu c. Notre-Dame de Lourdes (Municipalité de), 2005 QCCA 199, paragr. 36.

[11]  Art. 54 et 342 C.p.c.

[12]  2005 QCCA 199.

[13]  Hétu c. Notre-Dame de Lourdes (Municipalité de), 2005 QCCA 199, paragr. 40 et 41 [Soulignements du Tribunal]. Voir également Hydro-Québec c. Régie de l'énergie, 2021 QCCS 741, 25-50.

[14]  Voir par exemple : Hydro-Québec c. Régie de l'énergie, 2021 QCCS 741; Hak c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCS 2044, paragr. 11-15; Mèszaros c. Kelemen, 2019 QCCS 3819 et Gagné c. Autorité des marchés financiers, 2014 QCCS 369, permission d’appeler rejetée, 2014 QCCA 949. Voir également : Saba c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 1526, paragr. 36-38; Corneau c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 1171; Québec (Procureure générale) c. D'Amico, 2016 QCCA 351; St-Arnaud c. C.L., 2009 QCCA 97.

[15]  2003 CSC 71.

[16]  Okanagan, parag. 38-39. La Cour suprême reconnaît que dans ces causes d'intérêt public « des objectifs de politique juridique différents, notamment celui de garantir que les citoyens ordinaires auront accès aux tribunaux afin de faire préciser leurs droits constitutionnels et faire trancher d’autres questions sociales de portée générale, l’emportent souvent sur les objectifs traditionnels de l’attribution des dépens. De plus, de par leur nature, les causes de ce type soulèvent des questions importantes non seulement pour les parties au litige, mais aussi pour la collectivité en général, de sorte que leur règlement adéquat sert l’intérêt public. » (Okanagan, paragr. 38).

[17]  2003 CSC 71, paragr. 40. Voir : Hétu c. Notre-Dame de Lourdes (Municipalité de), 2005 QCCA 199, paragr. 40; St-Arnaud c. C.L., 2009 QCCA 97; Gagné c. Autorité des marchés financiers, 2014 QCCS 369, paragr. 23-26.

[18]  Okanagan, paragr. 40.

[19]  Little Sisters, paragr. 40.

[20]  2011 CSC 5.

[21]  Voir également : C.L. c. St-Arnaud, 2008 QCCS 3135, renversée en Cour d'appel, mais pas sur cet aspect, 2009 QCCA 97.

[22]  2007 CSC 2.

[23]  Little Sisters, paragr. 40 [Soulignements du Tribunal].

[24]  2022 CSC 6.

[25]  Anderson paragr. 5.

[26]  Id., paragr. 40.

[27]  Okanagan, paragr. 41.

[28]  Little Sisters, paragr. 36 [Soulignements du Tribunal].

[29]  Id., paragr. 5 et 71. Voir également : Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, paragr. 139.

[30]  Id., paragr. 34.

[31]  Little Sisters, paragr. 35.

[32]  Id., paragr. 5.

[33]  Id., paragr. 44. Voir également : R. c. Caron, 2011 CSC 5, paragr. 6 et Anderson c. Alberta, 2022 CSC 6, paragr. 22-23.

[34]  Id., paragr. 39.

[35]  Caron, paragr. 6.

[36]  Id., paragr. 38. Voir également : Anderson c. Alberta, 2022 CSC 6, paragr. 19-20.

[37]  Tarif des honoraires judiciaires des avocats, R.R.Q. 1981, c. B-1, r. 13 (Tarif).

[38]  Art. 15 du tarif. Voir à ce sujet, Hétu, paragr. 35-36, 41, 51-52 et 54. 

[39]  P-27, paragr. 12 à 20.

[40]  Id., paragr. 24.

[41]  Loi sur l'aide aux personnes et aux familles, RLRQ, c. A-13.1.1, voir pièce P-14.

[42]  Pièce P-31. 

[43]  Pièce PG-5.

[44]  Ibid.

[45]  Pièce P-8.

[46]  Pièce P-30, p. 3, réponse à la question 16.

[47]  Pièce P-29, paragr. 19-21.

[48]  Pièce PG-3. Voir également Pièce PG-4. 

[49]  Pièce P-16. Voir également PG-6.

[50]  Pièce P-17.

[51]  Pièce P-12 qui décrit le service en ces termes « Action sur compte/Recouvrement (civil) Première instance judiciaire ».

[52]  Pièce P-30, p. 5, réponse 29.

[53]  Id.

[54]  Pièce P-19.

[55]  Pièce P-10 et P-11.

[56]  Pièce P-27, paragr. 29

[57]  Pièce P-29, paragr. 14 et Pièce P-27, paragr. 27.

[58]  Pièce P-31, p. 4, réponse 18 et Pièce P-30, p. 6, réponse 30.

[59]  Id., réponse 17.

[60]  Pièce P-28.

[61]  Pièces P-22 à P-25.

[62]  Pièce P-26.

[63]  Pièce P-28, paragr. 15.

[64]  Anderson, paragr. 3. Voir également paragr. 4, 16, 25-27, 31-36 et 40-52

[65]  Voir notamment à ce sujet pièce P-6.

[66]  Plaidoirie écrite des demanderesses, paragr. 34

[67]  Pièces P-22 à P-26.  

[68]  Voir notamment pièces P-25 et P-26.

[69]  LC v Alberta, 2017 ABQB 93, paragr. 45.

[70]  Voir notamment les pièces P-6, P-22 à P-26. À ce sujet, voir à titre d'exemple les démarches réalisées dans l'affaire Caron, paragr. 11 : "M. Caron a pris les mesures nécessaires pour couvrir sa part des frais d’un procès qui, selon ses avocats, pouvait durer de 2 à 5 jours (on peut soutenir qu’il s’agit d’une estimation irréaliste). Il a notamment mobilisé ses propres fonds, par ailleurs limités, demandé du financement auprès de l’Association canadiennefrançaise de l’Alberta (bien que l’Association ait refusé de financer sa cause, il a obtenu deux prêts de 15 000 $ chacun de ses sympathisants), et reçu des dons supplémentaires ainsi que 70 000 $ du Programme de contestation judiciaire du gouvernement fédéral (versés par tranches puisque le procès se prolongeait de mois en mois). Il a également demandé de l’aide sur Internet. Il n’a pas pu avoir recours à l’aide juridique" [Soulignements du Tribunal]. Voir également à ce sujet, le paragr. 41.

[71]  Art. 2808 C.c.Q.

[72]  Pièce PG-5.

[73]  Pièces PG-3, PG-4 et PG-8.

[74]  Le Procureur général plaide qu'il s'agit en fait d'une demande en contrôle judiciaire puisque la demande "mobilise […] le pouvoir de contrôle de la constitutionnalité des règles de droit que les autorités adoptent" (Demande du défendeur pour requalifier la demande en jugement déclaratoire des demanderesses de pourvoi en contrôle judiciaire, datée du 3 mars 2022.). Le tribunal rejette cette demande le 16 mars 2022 en concluant que la procédure entreprise constitue effectivement un jugement déclaratoire.

[75]  Voir à ce sujet la pièce P-13.

[76]  Réplique des demanderesses à la plaidoirie écrite du défendeur, paragr. 16 et 17.

[77]   En ce sens, la décision citée par les demanderesses se distingue aisément, voir LC v Alberta, 2017 ABQB 93, paragr. 76-84 qui décrit les nombreuses démarches entreprises.

[78]  Pièce PG-6.

[79]  Pièce PG-8, Déclarations sous serment déposées en preuve par le Procureur général du Québec.

[80]  Little Sisters, paragr. 64.

[81]  Ibid.

[82]  Ibid.

[83]  Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, paragr. 61.

[84]  Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, paragr. 56.

[85]  2020 CSC 38, paragr. 61.

[86]  Caron, paragr. 45.

[87]  Anderson, paragr. 20.

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