Arseneault c. Arsenault |
2015 QCCS 437 |
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COUR SUPÉRIEURE (Chambre civile) |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
TERREBONNE |
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N°: |
700-17-009391-128 |
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DATE : |
Le 11 février 2015 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE ROBERT CASTIGLIO, J.C.S. |
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RICKY ARSENEAULT |
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Demandeur |
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c. |
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SYLVAIN ARSENAULT |
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Défendeur |
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JUGEMENT |
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INTRODUCTION
[1]
JC 007M
Ricky Arseneault (le Demandeur) réclame de Sylvain Arsenault (le
Défendeur) une somme de 100 000 $ pour les dommages subis lors d’une
altercation au cours de laquelle ce dernier lui a asséné un coup de poing en
plein visage; les sommes réclamées sont ventilées comme suit[1] :
Ø 27 820 $ pour les pertes salariales subies entre le jour de l’agression, le 24 juillet 2012, et la date où le Demandeur a repris le travail, le 5 octobre 2012;
Ø 2 000 $ pour les déboursés encourus lors des nombreux rendez-vous médicaux qui ont suivi l’agression;
Ø 70 179, 99 $ à titre de dommages non pécuniaires.
[2] Invoquant le caractère intentionnel des blessures infligées, le Demandeur réclame aussi une somme de 10 000 $ à titre de dommages punitifs.
[3] Le Demandeur affirme par ailleurs qu’il est impossible de déterminer avec précision l’évolution de sa condition physique à la suite des blessures subies; il demande que le Tribunal lui réserve, pour une période de trois ans, le droit de réclamer des dommages-intérêts additionnels.
[4] Enfin, craignant que le Défendeur ne tente par tous les moyens d’éviter de le compenser pour les dommages subis, le Demandeur demande au Tribunal de déclarer, le cas échéant, que les indemnités qui lui sont accordées résultent de lésions corporelles causées intentionnellement au sens de l’article 178(1)a.1)(i) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité [2] (« L.F.I. »).
[5] Le Défendeur ne conteste pas avoir asséné un coup de poing au visage du Demandeur; il affirme cependant l’avoir fait par légitime défense, alors que ce dernier fonçait sur lui pour l’agresser physiquement.
[6] Le Défendeur conteste par ailleurs l’évaluation des dommages réclamés de même que les autres conclusions accessoires recherchées.
LES FAITS
[7] Le 24 juillet 2012, le Demandeur donne rendez-vous à son ex-conjointe, Monique Tardy (Tardy) sur la terrasse du restaurant Frites et Compagnie situé dans la municipalité de St-Canut. Le couple s’est disputé quinze jours auparavant et Tardy a quitté le domicile du Demandeur avec ses enfants[3]; le Demandeur compte profiter de ce rendez-vous pour la convaincre de reprendre vie commune avec lui.
[8] Les efforts du Demandeur semblent porter fruit. Après un repas bien arrosé d’environ cinq heures sur la terrasse du restaurant, le couple décide de poursuivre la soirée au bar voisin.
[9] Le Demandeur sait que Tardy a déjà été la conjointe du Défendeur, de février 2009 à décembre 2011. Il ignore toutefois que celle-ci a repris vie commune avec le Défendeur, dans les jours précédents.
[10] Tardy, pour sa part, a informé le Défendeur qu’elle rencontrait le Demandeur au restaurant, dans le but de finaliser certaines questions financières. En principe, la rencontre doit être brève. Comme Tardy tarde à revenir à la maison, le Défendeur tente de la joindre à plusieurs reprises sur son téléphone cellulaire, sans succès. Se disant inquiet, il décide de se rendre au restaurant.
[11] Au moment où le Défendeur se présente dans le stationnement du restaurant, il aperçoit le couple sur la terrasse; il décide de stationner son véhicule en retrait et d’observer la scène.
[12] Quelques instants plus tard, le Demandeur quitte la terrasse pour se diriger vers l’automobile de Tardy afin d’y déposer un repas pour les enfants de celle-ci.
[13] Au moment où le Demandeur s’approche du véhicule de Tardy, il entend quelqu’un crier :
« Qu’est-ce qui se passe icitte tabarnac? »
[14] Le Demandeur se retourne et réalise la présence du Défendeur.
[15] Après avoir déposé son colis, le Demandeur va à la rencontre du Défendeur, qui se dirige vers lui, d’un pas rapide, les poings serrés. Avant même de pouvoir discuter de quoi que ce soit, il reçoit un violent coup de poing au côté gauche du visage.
[16] Après avoir repris ses sens, le Demandeur réussit à maîtriser le Défendeur en lui effectuant une prise de tête avec son bras gauche tout en le frappant sur le crâne de sa main droite. Tardy intervient alors rapidement pour séparer les deux protagonistes. Elle s’éloigne avec le Défendeur et lui demande de se calmer. Après discussion, celui-ci accepte de quitter les lieux après s’être assuré que Tardy viendrait le rejoindre à sa résidence.
[17] Tardy et le Demandeur se dirigent au bar voisin pour prendre une consommation; comme les blessures du Demandeur semblent limitées à une rougeur au côté gauche du visage, Tardy accepte de se rendre chez lui pour y passer la nuit.
[18] Tardy n’étant pas en état de conduire, le Demandeur laisse son véhicule dans le stationnement et conduit le véhicule de Tardy jusqu’à sa résidence, située à une dizaine de kilomètres.
[19] Tardy demeurera chez le Demandeur pendant environ 45 minutes; elle consomme alors deux cafés et débute par la suite une relation sexuelle avec le Demandeur, qu’elle décide éventuellement d’interrompre. Alors que le Demandeur se rend dans la salle de toilette pour dégager ses sinus remplis de sang, Tardy décide d’aller rejoindre ses enfants, qui sont couchés chez sa mère.
[20] Lorsque le Demandeur revient de la salle de toilette, son visage est complètement boursouflé et son œil gauche totalement fermé.
[21] Tardy avise le Défendeur de sa décision de quitter afin d’aller rejoindre ses enfants. Au lieu de se rendre chez sa mère, elle décide d’aller rejoindre le Défendeur chez lui. Elle sera réveillée en pleine nuit au moment où les policiers de Mirabel se présentent à la résidence du Défendeur pour procéder à son arrestation.
[22] Devant l’état de son visage et de son œil gauche, le Demandeur décide de se rendre à l’hôpital de Lachute. Après avoir subi différents examens, il lui est recommandé de se rendre à l’Hôpital général de Montréal, ce qu’il fera le lendemain, le 25 juillet 2012.
[23] À l’Hôpital général de Montréal, les médecins diagnostiquent une dépression et une fracture déplacée de l’os zygomatique gauche, ce qui nécessite une reconstruction maxillo-faciale. Les médecins réalisent aussi que le Demandeur s’est fracturé un doigt de la main droite de même que le poignet droit.
[24] En raison de l’enflure du visage, l’intervention chirurgicale, sous anesthésie générale, ne peut avoir lieu avant le 29 juillet 2012. Le Demandeur reçoit éventuellement son congé de l’hôpital le 31 juillet 2012.
[25] Le Demandeur a dû s’absenter de son travail pendant plusieurs mois; il estime que le Défendeur a commis une faute en s’attaquant à lui sans raison, d’où sa réclamation pour les dommages précités.
[26] Le Tribunal traitera des questions suivantes :
Ø Le Défendeur a-t-il agi en légitime défense lorsqu’il a frappé le Demandeur?
Ø Le cas échéant, le Demandeur a-t-il droit aux dommages compensatoires réclamés?
Ø Le Demandeur a-t-il droit à des dommages punitifs?
Ø La situation du Demandeur justifie-t-elle une réserve de droit aux termes de l’article 1615 du Code civil du Québec[4] (« C.c.Q. »)?
Ø Le Demandeur peut-il invoquer l’article 178(1)a.1)(i) de la L.F.I.?
ANALYSE ET DISCUSSION
Le défendeur a-t-il agi en légitime défense?
[27] Le Défendeur reconnaît avoir asséné un coup de poing au visage du Demandeur. Il affirme cependant avoir agi en légitime défense et n’avoir utilisé que la force nécessaire et raisonnable pour se défendre d’une agression imminente de la part du Demandeur.
[28] Bien qu’il ait frappé le Demandeur, le Défendeur peut être exonéré de toute responsabilité s’il démontre avoir utilisé une force raisonnable à l’encontre de ce qu’il croyait être une attaque imminente de la part du Demandeur. Dans leur traité sur la responsabilité civile, Baudouin et Deslauriers résument ainsi les paramètres d’une telle défense :
« […] En droit civil, la jurisprudence reconnaît que celui qui utilise une force raisonnable pour empêcher un dommage à la personne ou aux biens est justifié de le faire et ne peut donc être recherché en responsabilité. Les règles du Code criminel ne s’imposent cependant aucunement au juge civil, sauf dans un sens général, puisque pour ce dernier, il s’agit simplement de savoir si le défendeur, en repoussant l’attaque, a agi en personne raisonnable, notamment en n’utilisant pas plus de force que nécessaire. De plus, la jurisprudence se contente, pour exonérer le défendeur, d’une preuve voulant que celui-ci pouvait normalement croire la défense nécessaire dans les circonstances de l’espèce. » (références omises)[5]
[29] Après analyse des témoignages et des circonstances entourant l’altercation ayant opposé les parties, le Tribunal est d’avis que le Défendeur n’a pas démontré qu’il avait des motifs raisonnables de croire qu’une attaque de la part du Demandeur était imminente. Au contraire, le Tribunal conclut que le Défendeur s’est tout simplement attaqué au Demandeur, par frustration et jalousie et en raison de la haine qu’il entretenait à son égard depuis plusieurs mois.
[30] Les faits suivants amènent le Tribunal à conclure de la sorte.
[31] Le Défendeur et Tardy ont fait vie commune de juin 2009 à décembre 2011. Quelques semaines après leur rupture, le Défendeur apprend que Tardy s’est éprise du Demandeur et qu’elle réside chez lui, avec ses enfants[6].
[32] Le Défendeur réagit très mal à cette nouvelle; bien qu’il ne le connaisse pas personnellement, il déteste le Demandeur à qui il reproche d’accumuler les conquêtes et d’avoir même déjà tenté de séduire l’une de ses anciennes conjointes, Sylvie Duquette (Duquette), au moment où il faisait encore vie commune avec elle.
[33] Se disant déçu par cette décision de Tardy, le Défendeur juge à propos de lui faire connaître sa désapprobation en lui transmettant, sur une base quotidienne, des messages textes dans lesquels il lui rappelle que le Défendeur n’est pas fiable, « qu’il est un trou-de-cul et qu’il ne comprend pas pourquoi elle lui fait cela ».
[34] Bien que les messages textes soient adressés à Tardy, ils contiennent principalement des propos disgracieux et agressifs à l’égard du Demandeur. Entre février et la mi-avril 2012, le Défendeur reconnaît avoir ainsi transmis en moyenne un message texte par jour; Tardy pour sa part se rappelle qu’il pouvait y en avoir plusieurs par jour, et ce en plusieurs occasions.
[35] Devant la persistance et l’agressivité des messages textes transmis par le Défendeur, le Demandeur convainc Tardy de déposer une plainte pour harcèlement criminel. Le Défendeur sera arrêté et accusé de harcèlement criminel en avril 2012; il sera libéré sur promesse de comparaître, après avoir signé un engagement de ne pas contacter Tardy ou le Demandeur.
[36] Après avoir contracté l’engagement, le Défendeur cesse de transmettre des messages textes à Tardy, à l’exception d’un dernier dans lequel il lui reproche d’avoir porté plainte aux policiers avec la conséquence qu’il se retrouvera avec un dossier criminel.
[37] Une chose est certaine : entre février et avril 2012, les messages textes répétitifs du Défendeur empoisonnent la vie du Demandeur; ils sont la cause de nombreuses discussions et disputes entre lui et Tardy.
[38] À la mi-juillet 2012, Tardy avise le Demandeur qu’elle n’a plus l’intention de poursuivre les démarches judiciaires à l’encontre du Défendeur : une dispute s’ensuit et le Demandeur lui demande de quitter sa résidence. Tardy s’installe alors à la résidence de sa mère, avec ses enfants.
[39] Le 22 juillet 2012, le Demandeur adresse une lettre à Tardy dans le but de la convaincre de reprendre vie commune avec lui. Il ignore alors que Tardy a repris vie commune, depuis quelques jours, avec le Défendeur.
[40] Tardy n’ayant pas donné suite à sa lettre, le 24 juillet 2012, le Demandeur lui transmet par message texte une invitation à le rencontrer, le jour même, au restaurant Frites et Compagnie de St-Canut; à sa surprise, Tardy accepte.
[41] Tardy et le Demandeur se rencontrent sur la terrasse du restaurant vers 17 h; ils y resteront jusqu’à la fermeture vers 22 h.
[42] Les témoignages respectifs du Demandeur et de Tardy concordent sur le déroulement du repas : alors que Tardy est a priori fâchée contre le Demandeur qui a rompu leur relation environ quinze jours auparavant, les propos et l’attitude de ce dernier la convainquent de lui redonner une chance; à plusieurs reprises au cours du repas qui est servi sur la terrasse du restaurant, les deux s’embrassent et se caressent.
[43] Alors qu’elle devait a priori être brève, la rencontre au restaurant s’étire sur plusieurs heures. Tardy reçoit plusieurs appels du Défendeur sur son téléphone cellulaire. Bien qu’elle pense avoir répondu à certains de ses appels, le Défendeur et le Demandeur témoignent du contraire. Se disant inquiet, le Défendeur se rend éventuellement au restaurant.
[44] Au moment de la fermeture du restaurant vers 22 h, Tardy et le Demandeur conviennent de prolonger leur soirée au bar situé tout à côté. Comme Tardy a promis à ses enfants de leur rapporter un repas, elle demande au Demandeur d’aller déposer le tout dans sa voiture. Avant que le Demandeur ne quitte la terrasse, le couple s’embrasse.
[45] Tardy et le Demandeur ignorent alors que le Défendeur se trouve depuis peu dans le stationnement. Au moment de son arrivée, celui-ci a aperçu le couple sur la terrasse et a tout simplement décidé de stationner son véhicule, en retrait - incognito selon ses dires - afin d’observer la scène. Bien qu’il nie avoir vu le couple s’embrasser, il admet tout de même avoir réalisé ce qui se passait.
[46] Au moment où le Demandeur se dirige vers la voiture de Tardy, le Défendeur décide de passer à l’action : il débarque de son véhicule en criant « Qu’est-ce qui se passe icitte tabarnac? »
[47] C’est à compter de cet instant que les témoignages ne concordent plus.
[48] La version du Défendeur est la suivante : après avoir quitté son véhicule en criant, il se serait dirigé vers la terrasse pour parler à Tardy. Le Demandeur lui aurait alors crié, en se dirigeant vers lui : « Ça fait assez longtemps que tu me bourrasses, c’est le temps. »
[49] Voyant le Demandeur se diriger vers lui, il soutient s’être tout simplement défendu en lui assénant un coup de poing à la tempe gauche, avant que le Demandeur n’ait pu lui toucher. Il fut par la suite maîtrisé par le Demandeur qui lui a fait une prise de tête et l’a frappé d’une vingtaine de coups de poing sur le crâne. Après l’intervention de Tardy, il fut relâché et il s’est tout simplement dirigé vers son véhicule.
[50] La version de Tardy confirme essentiellement celle du Défendeur. Tardy affirme cependant qu’elle n’a pas été témoin du coup de poing lancé par le Défendeur puisqu’elle était occupée à tenter d’ouvrir la portière de la terrasse afin d’y rejoindre les belligérants le plus tôt possible. Après avoir réussi à ouvrir la porte, non sans difficulté, elle s’est dirigée immédiatement vers les deux hommes pour les séparer. À son arrivée, le Demandeur contrôlait la situation par une prise de tête. Elle lui a demandé de relâcher le Défendeur, ce qu’il a fait sans délai.
[51] Après avoir réussi à séparer les deux belligérants, Tardy demande au Défendeur de se calmer et lui reproche de s’être présenté au restaurant. Après quelques minutes de discussion, au cours de laquelle Tardy lui promet d’aller le rejoindre à sa résidence, le Défendeur accepte de quitter les lieux.
[52] Le Demandeur nie catégoriquement avoir invité le Défendeur à se battre. Après avoir entendu les cris du Défendeur, il affirme avoir vu ce dernier se diriger vers lui, d’un pas rapide, les poings serrés. Voyant l’attitude belligérante du Défendeur, il a alors crié aux quelques personnes présentes sur la terrasse d’appeler les policiers; avant de pouvoir discuter de quoi que ce soit, il a reçu un coup de poing au visage.
[53] Après avoir repris ses sens, le Demandeur confirme avoir maîtrisé le Défendeur, à l’aide d’une prise de tête; il reconnaît l’avoir frappé à quelques reprises sur le crâne jusqu’au moment où il a ressenti une vive douleur à la main droite. Il a accepté de le relâcher dès que Tardy lui en fait la demande.
[54] Le Tribunal n’a aucune hésitation à retenir la version du Demandeur par opposition à la version invraisemblable présentée par le Défendeur et Tardy.
[55] Bien que le Demandeur ait témoigné de façon hésitante sur un antécédent de nature criminelle datant de 1984, pour lequel il a reçu une libération inconditionnelle[7], son témoignage fut précis et convaincant, tout en étant pondéré.
[56] À l’opposé, le Défendeur a livré un témoignage hésitant et peu crédible, particulièrement à l’égard de ce qu’il a vu au moment où il s’est présenté - incognito - dans le stationnement et qu’il a décidé d’observer la scène impliquant le Demandeur et Tardy. Son témoignage fut aussi très évasif au sujet des propos agressifs qu’il aurait tenus à l’égard du Demandeur, dans les jours et semaines précédant et suivant l’altercation, propos par ailleurs rapportés par des témoins qui n’ont aucun intérêt dans le sort du litige.
[57] Le Défendeur affirme s’être présenté dans le stationnement du restaurant parce qu’il était inquiet du fait que Tardy ne répondait pas à ses nombreux appels. Il prétend être sorti de son véhicule tout simplement pour aller rejoindre cette dernière sur la terrasse, au moment où le Demandeur l’aurait invité à se battre. Il ajoute avoir frappé le Demandeur en plein visage, avant que celui-ci n’ait pu lui toucher, dans le but de se défendre d’une agression imminente de la part de ce dernier.
[58] Cette version n’est pas crédible.
[59] Le Défendeur admet avoir vu le couple sur la terrasse au moment où il s’est présenté dans le stationnement. Il décide alors de stationner son véhicule en retrait afin, selon ses propres dires, d’examiner la scène « incognito ». Après environ une minute, il reconnaît être sorti de son véhicule en criant :
Ø « Qu’est-ce qui se passe icitte tabarnac? »
[60] Ces paroles ne sont pas celles d’un homme calme, simplement inquiet du fait de ne pouvoir joindre sa nouvelle conjointe sur son téléphone cellulaire. Elles sont plutôt celles d’un homme qui est furieux d’avoir été trompé par sa conjointe, par surcroît avec un homme qu’il déteste.
[61] Dans le cadre de son témoignage devant le Tribunal, le Défendeur a d’abord prétendu qu’au moment où il s’est présenté dans le stationnement, le Demandeur avait déjà quitté la terrasse pour se rendre au véhicule de Tardy. Interrogé par le Tribunal, il a par la suite admis avoir assisté, « durant environ une minute », à la scène sur la terrasse, avant que le Demandeur ne la quitte pour se rendre au véhicule de Tardy. Le Défendeur reconnaît d’ailleurs avoir volontairement stationné son véhicule en retrait, à environ 50 pieds de la terrasse, afin d’observer le couple sans être vu.
[62] Or, tant Tardy que le Demandeur admettent s’être embrassés au moment où le Demandeur a quitté la terrasse pour se diriger au véhicule de Tardy. Il n’y a aucun doute que le Défendeur a été témoin de cette scène. Sa dénégation à ce sujet est clairement mensongère.
[63] La preuve révèle au surplus que le Défendeur déteste le Demandeur. Les innombrables courriels transmis à Tardy, entre février et avril 2012, qui ont amené celle-ci à déposer une plainte de harcèlement criminel, démontrent bien que le Défendeur réagissait mal au fait que Tardy avait une liaison avec le Demandeur, à compter du mois de janvier 2012.
[64] Deux témoins indépendants confirment aussi que le Défendeur détestait royalement le Demandeur et qu’il n’attendait qu’un prétexte pour s’attaquer à lui.
[65] Claudine Ouellet (Ouellet) a été la voisine du Demandeur pendant environ six ans, avant de quitter la région de Saint-Colomban.
[66] Au lendemain de l’altercation du 24 juillet 2012, elle travaille comme serveuse au restaurant Jus-Tôt. Le Défendeur y prend son déjeuner. Lorsqu’il se présente pour payer sa facture, le Défendeur lui tient les propos suivants :
« Est-ce que tu connais Ricky Arseneault? T’es pas prête de le revoir, je lui ai câlissé une volée cette nuit. »
[67] Surprise de ces propos, Ouellet lui rétorque : « Que veux-tu que je te réponde? » Le Défendeur quitte alors le restaurant, en riant.
[68] Inquiète de ce qu’elle vient d’apprendre, Ouellet tente de rejoindre le Demandeur sur son cellulaire. Celui-ci est alors à l’hôpital et ne répond pas.
[69] Questionné sur cette affirmation de Ouellet, le Défendeur témoigne dans un premier temps qu’il ne se souvient pas d’avoir tenu de tels propos. Il confirme cependant qu’il déjeune régulièrement à ce restaurant et que Ouellet y travaille.
[70] Plus tard dans son témoignage, il affirmera qu’il n’a pas tenu de tels propos.
[71] Cette dénégation du Défendeur n’est pas convaincante. Par ailleurs, le Tribunal n’a aucune raison d’écarter le témoignage de Ouellet, qui n’a aucun intérêt dans le litige et qui a une mémoire vive des paroles prononcées par le Défendeur.
[72] Le Tribunal retient également le témoignage de Sylvie Duquette, qui connaît bien les deux protagonistes puisqu’elle a été la conjointe du Défendeur de 2006 à 2009 et celle du Demandeur de décembre 2012 à septembre 2013. À l’époque, elle est aussi une bonne amie de Tardy.
[73] Duquette affirme qu’au cours de l’hiver 2012, quelques mois avant l’altercation, le Défendeur lui a mentionné qu’il « crisserait une volée à Ricky Arseneault de même qu’à un autre de ses amis, S.L. ».
[74] Dans les quelques jours suivant l’altercation de juillet 2012, elle rencontre de nouveau le Défendeur qui lui dit : « C’est fait; je lui en ai crissé une. Je te l’avais dit. »
[75] Le Défendeur nie avoir tenu ces propos. Il reconnaît toutefois que lui et Duquette se sont quittés en bons termes et que cette dernière n’a aucune raison de lui en vouloir.
[76] Le Tribunal n’a aucun motif d’écarter ce témoignage de Duquette; celle - ci n’a aucun intérêt dans le litige et elle entretient de bonnes relations tant avec le Demandeur qu’avec le Défendeur. Elle relate des paroles similaires à celles rapportées par Ouellet, lesquelles confirment que le Défendeur n’attendait qu’un prétexte pour s’attaquer au Demandeur.
[77] Le Tribunal ne croit pas que le Défendeur était calme au moment où il a quitté son véhicule pour aller, selon ses dires, s’entretenir avec Tardy. Le Tribunal croit plutôt que le Défendeur s’est présenté « incognito » au restaurant afin de surprendre le couple. Quand il a été témoin de ce qui se passait, il était furieux et il a tout simplement profité de l’occasion pour passer de la parole à l’acte et ainsi agresser gratuitement le Demandeur.
[78] Le Demandeur n’a d’ailleurs jamais menacé le Défendeur; il se dirigeait tout simplement à la voiture de Tardy lorsque le Défendeur a fait irruption et s’est précipité en sa direction, en serrant les poings. Ce dernier avait clairement décidé de s’attaquer à lui.
[79] Il est vrai que Tardy corrobore la version du Défendeur à l’effet que le Demandeur se serait dirigé vers lui en lui disant :
Ø « Ça fait assez longtemps que tu me bourrasses, c’est le temps. »
Cependant, le Tribunal ne prête aucune foi à cette version de Tardy qui, de l’avis du Tribunal, a rendu un témoignage essentiellement complaisant à l’égard du Défendeur.
[80] Le Tribunal croit que Tardy se sent responsable de l’altercation survenue le 24 juillet 2012. Elle sait que c’est en raison de sa conduite et de son immaturité que le Défendeur s’est attaqué au Demandeur. De la même façon qu’elle a décidé de retirer sa plainte de harcèlement criminel pour ne pas nuire au Défendeur, et qu’elle a effacé tous les messages textes agressifs que celui-ci lui a adressés, elle tente aujourd’hui de le disculper afin que toute cette affaire, dont elle s’estime responsable, se termine sans conséquence fâcheuse pour lui.
[81] Tardy désire tellement que les choses se terminent sans conséquence négative pour le Défendeur qu’elle prétend ne pas avoir vu le coup de poing que celui-ci a asséné au Demandeur. Cette version est tout simplement loufoque. Lorsqu’elle réalise la présence du Défendeur, Tardy sait qu’une altercation est inévitable. Elle se dirige d’ailleurs rapidement vers les deux protagonistes.
[82] Tardy tente aussi de minimiser l’impact du coup de poing. Elle ose même affirmer que c’est une fois rendu chez lui que le Demandeur se serait infligé les blessures sérieuses pour lesquelles il a été opéré, en se frappant volontairement le visage sur la porte du cabinet de la pharmacie situé dans la salle de toilette. Or, Tardy n’a pas vu le Demandeur agir de la sorte. Elle affirme simplement avoir entendu des bruits dans la salle de toilette. Cette version invraisemblable des événements démontre que Tardy tente par tous les moyens de disculper le Défendeur.
[83] Celui qui invoque la légitime défense doit avoir des raisons sérieuses de croire que sa personne ou ses biens sont menacés. Il doit convaincre le Tribunal que la force utilisée était justifiée et raisonnable et proportionnelle à la menace à laquelle il faisait face. Pour être considéré comme un acte de légitime défense, le geste doit être spontané et instinctif. Il doit répondre à une menace imminente[8].
[84] Le Défendeur n’a aucunement démontré qu’il était dans une situation de légitime défense. D’ailleurs, si le Demandeur avait voulu s’attaquer au Défendeur, pourquoi l’aurait-il relâché dès que Tardy le lui a demandé? Après avoir reçu un coup de poing au visage, le Demandeur avait pourtant repris le contrôle de la situation et il aurait pu en profiter pour poursuivre cette prétendue attaque. Il n’a rien fait de tel.
[85] De plus, lorsque Tardy intervient pour séparer les protagonistes, c’est au Défendeur, et non au Demandeur, qu’elle demande de se calmer, tout en lui reprochant de s’être présenté sur les lieux. Cette réaction spontanée de Tardy corrobore le fait que c’est le Défendeur qui s’est attaqué au Demandeur, et non l’inverse.
[86] Le Défendeur s’étant attaqué sans raison au Demandeur, son agression constitue une faute qui engage sa responsabilité.
LE DEMANDEUR A-T-IL DROIT AUX DOMMAGES COMPENSATOIRES RÉCLAMÉS?
Les pertes salariales
[87] Le Demandeur occupe un emploi de répartiteur au centre de téléconduite d’Hydro-Québec situé à Saint-Jérôme. Cet emploi rémunérateur[9] comporte l’obligation de travailler en temps supplémentaire de façon régulière, par quarts de travail de 12 heures.
[88] Conformément à la convention collective, Hydro-Québec doit distribuer le temps supplémentaire à l’intérieur d’un même emploi, de façon équitable; pour ce faire, les parties ont mis en place un système en vertu duquel le temps supplémentaire est offert à tour de rôle à chaque répartiteur, qui en principe doit être disponible. En cas de refus, possible seulement lorsqu’un autre répartiteur se déclare disponible, les heures offertes sont tout de même comptabilisées.
[89] À titre d’employé syndiqué d’Hydro-Québec, le Demandeur est assujetti à un régime d’assurance-salaire qui le compense pour le salaire régulier dont il est privé en cas d’incapacité de travailler résultant d’une maladie ou d’une blessure; le régime d’assurance ne l’indemnise cependant pas pour le temps supplémentaire dont il est privé en raison de son incapacité.
[90] Le régime d’assurance garantit le salaire régulier de base mais non les primes de soir, de nuit et de fin de semaine auxquelles l’employé a droit lorsqu’il travaille en temps régulier.
[91] Le Demandeur a été absent du travail du 25 juillet 2012 jusqu’au 5 octobre 2012 inclusivement; il réclame les pertes monétaires suivantes :
Ø Salaire en temps supplémentaire : 24 326,40 $;
Ø Allocations de repas 803,40 $;
Ø Salaire et prime pour jour férié : 1 216,32 $;
Ø Primes du dimanche : 608,16 $;
Ø Primes de soir : 106,26 $;
Ø Primes de nuit : 151,40 $.
Le temps supplémentaire
[92] Afin de démontrer son habituelle disponibilité à travailler en temps supplémentaire, le Demandeur a produit un relevé de toutes les heures supplémentaires offertes aux différents répartiteurs du centre de contrôle de Saint-Jérôme, depuis l’année 2009[10].
[93] Ce relevé d’heures supplémentaires démontre que :
Ø En 2009, le Demandeur a travaillé 774 heures en temps supplémentaire et en a refusé 138; sa disponibilité a été de 85 %;
Ø En 2010, le Demandeur a travaillé 1 323 heures en temps supplémentaire et en a refusé 120, pour une disponibilité de 92 %;
Ø En 2011, le Demandeur a travaillé 816 heures en temps supplémentaire alors qu’il en a refusé 252, pour une disponibilité de 76 %;
Ø En 2013, le Demandeur a travaillé 774 heures en temps supplémentaire et en a refusé 48, pour une disponibilité de 94 %.
[94] Le Demandeur reconnaît avoir été moins disponible en 2011 vu qu’il a dû prendre soin de son père qui est décédé au cours de l’année.
[95] Le Tribunal considère qu’il y a lieu de présumer que le Demandeur aurait été disponible pour travailler en temps supplémentaire, n’eût été de son incapacité, dans une proportion de 90 %.
[96] Par ailleurs, bien qu’il soit exact que le Demandeur n’a repris le travail que le 5 octobre 2012, il n’en demeure pas moins qu’il a été déclaré apte à reprendre son travail dès le 1er octobre 2012, tel qu’il appert des certificats médicaux produits au dossier[11]. Le Tribunal ne tiendra pas compte des heures dont le Demandeur a été privé après le 30 septembre 2012.
[97] Le relevé d’heures supplémentaires, qui n’a pas été remis en question par le Défendeur, démontre qu’Hydro-Québec aurait offert au Demandeur 17 quarts de travail de 12 heures, en temps supplémentaire, entre le 25 juillet 2012 et le 1er octobre 2012, date où le Demandeur a été déclaré apte à reprendre son travail (total de 204 heures) [12].
[98] Le Tribunal détermine que le Demandeur aurait été disponible dans une proportion de 90 %; il a donc été privé de 183,6 heures de travail en temps supplémentaire, en raison de l’incapacité résultant de l’agression.
[99] Le temps supplémentaire est rémunéré à taux double, soit 101,36 $ l’heure; le Demandeur a donc été privé d’une somme de 18 609,69 $ (101,36 x 183,6) pour laquelle il a le droit d’être indemnisé par le Défendeur.
Les primes de soir, de nuit et du dimanche
[100] Ces primes constituent une rémunération qui s’additionne au taux horaire du Demandeur, lorsque celui-ci travaille au taux régulier. Elles ne sont pas versées lorsque le travailleur est rémunéré au taux du temps supplémentaire.
[101] Ces primes visent à compenser le travailleur pour les inconvénients liés au fait de travailler le soir, la nuit ou le dimanche. Puisque le Demandeur n’a pas eu à subir ces inconvénients, le Tribunal est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’ordonner au Défendeur de verser la compensation réclamée.
Les allocations de repas
[102] Il en est de même des allocations de repas que le Demandeur aurait reçues s’il avait travaillé ces différents quarts de travail, en temps supplémentaire.
[103] Ces allocations de repas compensent le coût des repas que l’employé doit assumer, quand il travaille en temps supplémentaire. Puisque le Demandeur n’a pas eu à assumer de telles dépenses, il n’y a pas lieu d’ordonner au Défendeur de l’indemniser à ce chapitre.
Salaire lors d’une journée fériée
[104] N’eût été de son incapacité, le Demandeur aurait été appelé à travailler lors de la journée de la Fête du travail, le 3 septembre 2012; il a été privé en conséquence d’une rémunération équivalente à 12 heures de travail à taux double, soit un montant de 1 216,32 $. Le Tribunal ordonnera au Défendeur de lui rembourser ce montant.
[105] Le Tribunal conclut que les pertes salariales du Demandeur, pour lesquelles il a droit à un remboursement de la part du Défendeur, sont de 19 826,01 $ (18 609,69 $ + 1 216,32 $).
Les déboursés
[106] Lors du procès, le Demandeur a réduit sa réclamation pour les déboursés à une somme de 1 269,68 $. Ceux-ci couvrent essentiellement les frais de stationnement et les coûts d’utilisation de son automobile, calculés en fonction de l’allocation de kilométrage recommandée par la CAA.
[107] Ces déboursés n’ont pas été véritablement contestés par le Défendeur, à l’exception d’une facture de Bureau en Gros d’un montant de 50,00 $, qui a été réclamée par erreur par le Demandeur. Le Défendeur conteste aussi un déboursé de 145 $ fait à Vision Expert, que le Demandeur a effectué de son propre chef, sans ordonnance médicale. Le Tribunal conclut que ces deux montants doivent être déduits des déboursés qui doivent être remboursés au Demandeur. Ce dernier a donc droit à un dédommagement de l’ordre de 1 074,68 $, pour tenir compte des déboursés encourus lors des différents déplacements qu’il a dû effectuer dans le cadre de son suivi médical.
Les dommages non pécuniaires
[108] Le Demandeur réclame 70 179,99 $ pour les dommages résultant d’une perte de jouissance de la vie, de la douleur, des souffrances morales et psychologiques et des inconvénients subis à la suite de l’agression et de l’intervention chirurgicale.
[109] Cette réclamation n’est appuyée d’aucune preuve d’expert si ce n’est le témoignage de Dre Geneviève Chiasson (Dre Chiasson), qui s’est contentée d’expliquer la nature de la fracture subie par le Demandeur et la délicate intervention chirurgicale qui a nécessité l’implantation de plaques et de vis pour stabiliser la reconstruction maxillo-faciale. La chirurgienne décrit ainsi son intervention dans ses notes postopératoires[13] :
« The procedure was started with the upper left blepharoplasty incision through the skin then the muscles was identified and dissect sharply with steven scissor. Blunt dissection was carried to the lateral orbital rim and the periosteum was incised. Then over the left frontozygomatic suture to expose the fracture line. The surgical team moved to the left lower mid lid incision approach for the inferior orbital rim exposure. The approach started with a skin incision with a No. 15 blade, the muscles was identified and dissected with a sharp scissor. Blunt dissection was carried to the inferior orbital rim and the arcus marginalis was identified. The periosteum was sharply incised 3 mm inferior to the arcus marginalis. To expose the fracture line subperiosteal dissection was done as well as orbital floor exploration. Then the surgical team moved to the intraoral vestibular approach to access the zygomatic buttress. For the intraoral approach, electrosurgery was used to cut through the mucosa from the midline to the left zygomatic buttress area. Incision was carried out through mucosa, muscles and down to bone with the flap reflected to expose the fracture. After exposing all fracture lines, the left zygomatic complex fracture was reduced in normal position where the bone contact was seen on fracture lines.
Fixation started at the left frontozygomatic suture fracture. A Synthes 5-hole 1.5-mm plate was used with 4 monocortical screws to fix the fracture line. Then a six-hole 1.7-mm Synthes plate was used to fix the inferior orbital rim fracture using monocortical screws. The zygomatic buttress was found to be stable and did not need any plating. Left orbital floor exploration was done and did not necessitate fixation. All intraorbital content were free, the muscles and infraorbital nerve were intact. »
[110] Dre Chiasson confirme que le Demandeur souffre encore d’une perte partielle de sensibilité sur la partie gauche du visage, condition qui devrait éventuellement s’améliorer, sinon complètement disparaître.
[111] Dre Chiasson confirme aussi que le Demandeur a dû être suivi en ophtalmologie en raison d’une perte d’acuité de la vision de son œil gauche, résultat de la fracture déplacée de l’os zygomatique.
[112] Le Demandeur affirme que cette perte d’acuité de sa vision est toujours présente mais qu’elle ne l’empêche pas d’accomplir son travail, bien qu’il doive recourir à l’occasion à un collègue de travail pour s’assurer d’une lecture adéquate des informations apparaissant à l’écran d’ordinateur. Il doit d’ailleurs revoir son ophtalmologiste en janvier 2015.
[113] Le Demandeur affirme qu’il a dû abandonner certaines activités sportives en raison de la perte d’acuité de sa vision et qu’il tente aussi de ne plus conduire sa voiture en soirée, en raison des éblouissements amplifiés par la condition de son œil gauche. Cette restriction l’a amené à diminuer ses activités syndicales.
[114] Le Demandeur subit aussi des séquelles d’ordre psychologique à la suite de l’agression; il se dit plus inquiet, plus craintif, particulièrement lorsqu’il est en compagnie de son fils de douze ans. Il n’a cependant pas consulté un professionnel pour l’aider, ses consultations s’étant limitées à un « coach de vie » qui lui a suggéré de changer ses fréquentations féminines, ce qu’il affirme avoir fait.
[115] L’agression sauvage dont il a été victime a certainement affecté la qualité de vie du Demandeur, qui en subit encore les effets physiques et psychologiques.
[116] Celui-ci a aussi le droit d’être indemnisé pour les souffrances, douleurs et inconvénients liés au fait qu’il a dû être hospitalisé pendant une semaine, qu’il a dû subir une anesthésie générale, une délicate intervention chirurgicale et enfin s’astreindre à un suivi médical de plusieurs semaines, sans oublier le stress, l’anxiété, l’angoisse et la perte de confiance qui résultent de cette agression tout à fait gratuite.
[117] Pour l’ensemble de ces dommages, le Tribunal est d’avis que le Demandeur a droit à une indemnisation de 20 000 $.
Le Demandeur a-t-il droit à des dommages punitifs?
[118] Le Demandeur réclame 10 000 $ à titre de dommages punitifs. Il invoque le caractère intentionnel et gratuit de l’agression et le fait que le Défendeur ne pouvait ignorer les conséquences probables du violent coup de poing qu’il lui a asséné.
[119] Dans l’arrêt St-Ferdinand[14], la Cour suprême précise ce qu’est une atteinte illicite et intentionnelle au sens de l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne[15] (ci-après « la Charte ») :
« En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49 de la Charte lorsque l'auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère. »
[120] En frappant délibérément le Demandeur de façon tout à fait gratuite, et de manière aussi violente, le Défendeur a intentionnellement porté atteinte à l’intégrité physique et à la dignité du Demandeur; de l’avis du Tribunal, il a agi « en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables » que sa conduite pouvait engendrer. Le Défendeur n’avait aucune raison de s’attaquer au Demandeur si ce n’est pour assouvir son désir de vengeance animé par sa jalousie et sa frustration.
[121] Dans ces circonstances, le Tribunal est d’avis qu’une condamnation à des dommages punitifs s’impose.
[122] À l’égard de l’évaluation de tels dommages, Baudouin et Deslauriers rappellent ce qui suit :
« Le texte de l’article 1621 C.c. pose, par ailleurs, un principe général de modération : le montant doit être évalué en rapport avec une fonction préventive. C’est, en quelque sorte, vers l’avenir que le juge doit se tourner pour chiffrer un montant qui aura pour effet d’empêcher la récidive, plutôt que vers le passé en imposant une amende basée sur la seule gravité de la conduite reprochée. Parmi les circonstances dont le tribunal doit tenir compte, l’article 1621 C.c. mentionne, outre la gravité de la faute, l’étendue de la réparation, le fait, le cas échéant, que celle-ci puisse être assumée par un tiers (par exemple, l’assureur) et la situation patrimoniale du débiteur. […] (références omises). »[16]
[123] Les dommages punitifs ont une fonction préventive; ils ne visent pas à punir le Défendeur mais plutôt à le dissuader de récidiver. Afin d’évaluer le montant de ces dommages punitifs, le Tribunal doit tenir compte de la situation financière du Défendeur et du fait que ce dernier devra verser au Demandeur une somme de 40 900,69 $ à titre de dommages compensatoires.
[124] Le Défendeur est un travailleur de la construction; il possède depuis plus de 25 ans une carte de compétence comme menuisier et son salaire annuel est d’environ 65 000 $; il n’a aucune économie et ne possède aucun actif autre qu’un Ford Explorer 2003, d’une valeur d’environ 4 000 $ et un véhicule (4 roues) d’une valeur d’environ 6 000 $.
[125] Tenant compte de la situation financière précaire du Défendeur, le Tribunal conclut qu’il y a lieu de fixer les dommages punitifs à la somme de 1 500 $.
Le Tribunal doit-il réserver les droits du Demandeur aux termes de l’article 1615 C.c.Q.?
[126] Le Demandeur demande au Tribunal de lui réserver, pour une période de trois ans, le droit de réclamer des dommages-intérêts additionnels, vu « l’impossibilité de déterminer avec précision l’évolution de la condition physique du demandeur au moment du jugement à intervenir en l’espèce » [17].
[127] Bien que le Demandeur affirme que la condition de son œil gauche n’est toujours pas stabilisée et qu’il continue d’être suivi par un ophtalmologiste, il n’a fait entendre aucun témoin expert sur la question.
[128] Or, pour obtenir une réserve de ses droits, le Demandeur doit démontrer au Tribunal qu’au moment du jugement, il est impossible de prévoir avec précision l’évolution de sa condition médicale[18]. Une telle démonstration n’a pas été faite.
[129] En l’absence d’une preuve à l’effet que la condition du Demandeur ne serait pas stabilisée, le Tribunal est d’avis qu’il n’y a pas lieu de lui accorder la réserve de droit qu’il requiert.
La déclaration aux termes de la L.F.I.
[130] Le Demandeur requiert une déclaration à l’effet que les dommages auxquels il a droit résultent de lésions corporelles causées intentionnellement, aux termes de l’article 178(1)a.1)(i) de la L.F.I.
[131] De l’avis du Tribunal, une telle déclaration est prématurée puisqu’elle repose sur l’hypothèse que le Défendeur recourra éventuellement à la L.F.I.
[132] Le Défendeur n’a pas fait cession de ses biens; il n’a pas non plus déposé une proposition à ses créanciers conformément à la L.F.I.
[133] Bien que la situation économique du Défendeur ait fait l’objet d’une preuve, à la demande du Tribunal, en raison de la réclamation pour dommages punitifs, aucune preuve n’a été faite de l’intention du Défendeur de recourir à la L.F.I.
[134] L’article 178(1) de la L.F.I. énonce une série d’exceptions à la règle de l’extinction des créances prouvables établie à l’article 178(2) de la L.F.I. Il ne s’applique pas pour l’instant au Défendeur, puisqu’il ne trouve application qu’après la libération du failli[19].
[135] Dans les circonstances, le Tribunal est d’avis qu’il est prématuré de prononcer la déclaration recherchée par le Demandeur, puisque le recours à la L.F.I. n’est qu’une hypothèse pour l’instant. Il n’appartient pas au Tribunal de prononcer des ordonnances ou déclarations de nature hypothétique.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[136] ACCUEILLE partiellement la requête introductive d’instance amendée;
[137] CONDAMNE Sylvain Arsenault à payer à Ricky Arseneault une somme de 40 900,69 $ avec intérêts et l’indemnité additionnelle prévue par la loi, à compter du 21 septembre 2012;
[138] CONDAMNE Sylvain Arsenault à payer à Ricky Arseneault une somme de 1 500 $ à titre de dommages exemplaires, avec intérêts et l’indemnité additionnelle prévue par la loi, à compter de la date du présent jugement;
LE TOUT, avec dépens.
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__________________________________ ROBERT CASTIGLIO, j.c.s. |
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Me David Beaudoin BBK Avocats Inc. Procureur du demandeur |
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Me Thierry Lechasseur De Petrillo Avocats Inc. Procureur du défendeur |
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Dates d'audition : |
Les 24 et 25 novembre 2014 |
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[1] Requête introductive d’instance amendée.
[2] RLRQ (1985), ch. B-3.
[3] Qui ne sont pas ceux du Demandeur.
[4] R.L.R.Q., c. C-1991.
[5] Baudoin, Jean-Louis et Deslauriers, Patrice, La responsabilité civile, 7e édition, 2007, paragraphe 1-199.
[6] Qui ne sont pas ceux du Défendeur.
[7] Pièce D-2.
[8] Paquette Sauriol c. Correnti (C.Q., 2013-12-02), 2013 QCCQ 15891.
[9] Le taux horaire du Demandeur est de 50,68 $.
[10] Pièce P-8.
[11] Pièce P-6.
[12] Les 17 journées sont les suivantes : les 26, 28 et 29 juillet 2012; les 7, 9, 18, 19, 24, 26 et 27 août 2012; les 1er, 14, 15, 16, 21, 22 et 29 septembre 2012.
[13] Pièce P-4.
[14] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand (C.S. Can., 1996-10-03), J.E. 96-2256, D.T.E. 96T-1257, [1996] 3 R.C.S. 211, page 262.
[15] R.L.R.Q., chapitre C-12.
[16] Baudouin, Jean-Louis et Deslauriers, Patrice, La responsabilité civile, 7e édition, 2007, paragraphe 1-380.
[17] Paragraphe 8 de la requête introductive d’instance amendée.
[18] Baudouin, Jean-Louis et Deslauriers, Patrice, La responsabilité civile, 7e édition, 2007, paragraphe 1-417.
[19] Michel Brière c. Claude Potvin, REJB 2002 31431.
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