Décision

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Décision

Doyle-Gosselin c. 9299-2551 Québec inc.

2019 QCRDL 13908

 

 

RÉGIE DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

434231 31 20181228 G

No demande :

2657750

 

 

Date :

25 avril 2019

Régisseure :

Francine Jodoin, juge administrative

 

Sonia Doyle-Gosselin

 

Locataire - Partie demanderesse

c.

9299-2551 Québec Inc.

 

Locateur - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

[1]      La locataire s’oppose à un avis d’éviction pour agrandissement substantielle transmis par le locateur.

QUESTION EN LITIGE

[2]      Le locateur a-t-il établi qu'il entend réellement agrandir substantiellement le logement et que la loi le permet?

LES FAITS

[3]      Les parties sont liées par un bail reconduit du 1er juillet 2018 au 30 juin 2019, au loyer mensuel de 692 $.

[4]      Le locateur transmet à la locataire, le 28 décembre 2018, un avis d’éviction pour agrandissement substantiel.

[5]      Le logement concerné est situé dans un immeuble comportant trois unités d’habitation. Le locateur a déjà conclu des ententes avec les autres locataires de l’immeuble qui ont accepté volontairement de quitter les lieux.

[6]      Le mandataire du locateur explique qu’il a fait l’achat de la propriété en 2014. Il s’agit d’un immeuble âgé, en mauvais état et qui nécessite des rénovations majeures, dit-il. La Ville offre même une subvention pour la démolition du hangar arrière.

[7]      Le 25 mai 2016, il signe une offre de service avec la firme d’architectes Groupe PDA inc. pour la production de plans d’architecture pour l’agrandissement d’un triplex.

[8]      Le projet appert alors identique à celui maintenant proposé. On n’y a pas donné suite.

[9]      Puis le 31 janvier 2019, il mandate, à nouveau, la même firme pour la production de plans.

[10]   Lors de l’audience, il explique que le technologue responsable du dossier est en vacances. Il ne requiert pas d’abord la remise de l’audience ne voulant pas retarder davantage cette affaire.

[11]   Toutefois, voyant que certains documents sont requis, il se ravise. Le Tribunal a disposé de cette demande à l’audience en la refusant.

[12]   La locataire s’est opposée à la remise du dossier faisant valoir, entre autres, le préjudice sérieux qui en résulterait pour elle. Le locateur ayant déjà bénéficié d’une remise pour faire entendre son architecte.

[13]   Malgré le refus de la demande de remise, il fut convenu que si des documents s’avéraient requis au cours de l’audience, le locateur aurait l’opportunité de les présenter[1]. Il s’agit, évidemment, de documents existants au moment de l’audience et non de documents à venir.

[14]   L’agrandissement du logement de la locataire surviendrait par la construction d’une mezzanine sur le toit. Celle-ci serait jointe au logement de la locataire, d’où résulterait un logement plus grand.

[15]   Le locateur dit avoir vérifié verbalement auprès de la Ville quant à la faisabilité du projet.

[16]   Il y a eu, à ce jour, prise de mesures de l’immeuble et rencontre avec les gens de la Ville par le technologue mandaté par lui.

[17]   Selon les termes du mandat contenu à l’offre de service de ce dernier, le locateur est dans la phase développement et préparation des documents pour la Ville.

[18]   Il n’a, avec lui, aucun cahier de présentation à remettre au comité consultatif d’urbanisme ou au plan d'implantation et d'intégration architecturale (PIIA).

[19]   En réponse aux questions de la locataire, il prétend « qu’une grosse partie des plans » a été faite en 2016, mais il ne les a pas avec lui. De même qu’il n’a pas pensé amener quelques autres documents que ce soit pour appuyer la faisabilité de son projet.

[20]   Quant aux cadres financiers, il admet ne pouvoir l’établir concrètement avant que les plans finaux ne soient faits. Or, le technologue travaille là-dessus, dit-il.

[21]   Il ajoute que tout cela a des coûts et qu’il voulait s’entendre avec la locataire avant de les engager.

[22]   Il n’a fait aucune demande de permis à la Ville.

[23]   Il déclare ne pas être familier avec le processus, mais reconnait qu’une procédure semblable a été entreprise pour un autre immeuble en 2015[2]. Des ententes ont, alors, été conclues avec les locataires de l’immeuble dans le but d’obtenir leur départ du logement. Il ajoute que ce projet a été réalisé par son neveu et qu’il ignore personnellement les règles applicables à la procédure intentée.

[24]   Il a fait une offre généreuse à la locataire pour obtenir qu’elle quitte le logement, dit-il.

ANALYSE

[25]   La loi permet l’éviction d’un locataire dans le but d’agrandir substantiellement son logement (article 1959 C.c.Q.).

[26]   L'article 1966 du Code civil du Québec énonce ce qui suit :

« 1966. Le locataire peut, dans le mois de la réception de l'avis d'éviction, s'adresser au tribunal pour s'opposer à la subdivision, à l'agrandissement ou au changement d'affectation du logement; s'il omet de le faire, il est réputé avoir consenti à quitter les lieux.

S'il y a opposition, il revient au locateur de démontrer qu'il entend réellement subdiviser le logement, l'agrandir ou en changer l'affectation et que la loi le permet. » [Notre soulignement]

[27]   La jurisprudence a précisé les règles applicables au degré de preuve requis en application de cette disposition. Dans l’affaire, Lewchuk c. Federico Bizzotto et als, la soussignée fait l'analyse suivante[3] :

« Il ne faut pas oublier que l'éviction des locataires constitue une exception au principe directeur de toute la législation sur le logement résidentiel qui s'appuie sur le droit au maintien dans les lieux. La loi comporte donc des exigences précises, soit dans les formalités préalables à l'exercice du droit, soit dans les critères à rencontrer pour exercer le droit à l'éviction.


L'auteur Pierre-Gabriel Jobin, dans son ouvrage sur le louage, énonce ce qui suit :

« Le locateur démontre sa bonne foi par la preuve du caractère sérieux de son projet, plus particulièrement, il doit établir la possibilité de le réaliser et les démarches préparatoires qu'il a entreprises pour le réaliser. Au nombre de celles-ci, il y a les dispositions financières, la préparation des plans, parfois la recherche de clients. »

Selon cet auteur, l'obtention du permis ne constitue pas nécessairement une condition préalable quoique la meilleure preuve de la légalité du projet consisterait à la production du ou des permis nécessaires.[4] » [Notre soulignement]

[28]   Dans cette affaire, l'opposition des locataires a été accueillie, car la preuve soumise par les locateurs ne permettait pas de conclure, de façon probante, à la faisabilité et légalité du projet (autorisation légale).

[29]   Le Tribunal doit, en effet, s'assurer que non seulement l’agrandissement du logement est autorisé par les règlements municipaux en termes de zonage, mais aussi que les règlements d'urbanisme ne l’empêchent pas, car il y a parfois des exigences particulières, eu égard à la conservation patrimoniale dans certains secteurs concernés.

[30]   À l’heure actuelle, le locateur ne peut établir, par preuve prépondérante, la faisabilité du projet au plan structurel ou la conformité des travaux à entreprendre aux normes réglementaires applicables puisque, outre des rencontres préliminaires, aucun projet n’a encore été complètement soumis à la municipalité. Le locateur semble avoir esquissé son projet auprès de la Ville, sans plus.

[31]   Le locateur peut bien être confiant dans la finalisation des démarches, mais le Tribunal estime qu’il est prématuré d’autoriser l'éviction tant que la faisabilité du projet et la conformité légale n’aient été démontrées.

[32]   Le locateur doit soumettre des plans détaillés à la municipalité pour approbation et obtention de permis. Si l’éviction du locataire est autorisée sans cela, il demeure possible que le projet ne puisse se réaliser ou qu’il soit reporté, et ce, au détriment du respect de son droit au maintien dans les lieux.

[33]   De la même façon, il faut s’interroger sur des éléments tels que la planification budgétaire du projet et les impacts prévisibles sur la structure de l'immeuble pour s’assurer de la faisabilité du projet.

[34]   À ce stade, le projet demeure incertain et soumis à des aléas qui n’ont pas encore été contrôlés complètement par le locateur.

[35]   Il est possible que le projet se réalise comme il est possible que des contraintes ou des restrictions soient imposées après que les architectes et autres experts auront terminé leur travail.

[36]   Dans l'affaire précitée, la soussignée concluait ainsi :

« (...) comme il appartient aux locateurs de démontrer qu'ils entendent réellement procéder à l'agrandissement, il leur appartenait de prouver qu'ils avaient analysé et soupesé tous les aspects du projet, que ce soit au plan financier ou dans la préparation des plans d'aménagement des professionnels requis. »[5]

[37]   Le Tribunal doit conclure que le projet du locateur est encore hypothétique et incertain. Il y a, à ce stade, une projection improvisée. Aucune analyse approfondie n’a été faite quant à la capacité structurelle de l’immeuble. Le locateur n’a pas, non plus, investigué davantage les conditions requises à la finalisation de son projet. Celui-ci demeure à un stade fort préliminaire et rien n'indique, de façon prépondérante, que les plans et les démarches ultérieures, s’il y a lieu, pourront permettre de concrétiser le projet réellement.

[38]   Le sérieux de la démarche (faisabilité) se démontre par une analyse rigoureuse du cadre financier, la confection de plans, l'expertise de professionnels (ex : architecte ou ingénieur), la soumission du coût de tels travaux ou l'obtention de permis requis, le cas échéant.

[39]   L’ajout d’une mezzanine sur le toit n’est pas un projet anodin. Si des plans avaient été préparés en 2016, le Tribunal ne comprend pas pourquoi, la nouvelle offre de service n’en fait pas état. Il s’agit d’une offre pratiquement identique à celle préparée il y a trois ans, sauf quant au coût, évidemment.

[40]    Même si, dans le cas d’une éviction pour agrandissement, le locateur n’a pas à établir qu’il y a absence de prétexte[6], il est, malgré tout, assujetti à un fardeau de preuve qui va au-delà d’un simple témoignage sur ses intentions de réaliser le projet et sur sa vraisemblance.

[41]   Le Tribunal partage l’opinion émise par la juge administrative Marie-Louisa Santirosi, dans l’affaire Klein c. Embassy Row Corp[7] :

« En l’instance le locateur prétend qu’une fois qu’il a déposé le permis de la ville et complété la preuve documentaire des rénovations proposées, le Tribunal n’a plus de discrétion et doit automatiquement accorder l’éviction.

Le Tribunal ne partage pas cette interprétation restrictive de la loi. L’un des éléments essentiels pour obtenir l’éviction dans le cadre de l’article 1959 C.c.Q. concerne la preuve de l’intention du locateur.

Or, une intention est une volonté interne et intangible. Elle est donc difficile à cerner avec précision.

À moins d'obtenir un aveu spontané du locateur qu’il n’entend pas mener à terme son projet, cette volonté devra s'inférer par sa bonne foi, sa crédibilité, la preuve documentaire et les circonstances entourant le projet.

Au niveau documentaire, la preuve de conformité du projet du locateur avec la loi et la réglementation municipale ou autre est l’un des éléments dont le tribunal doit prendre en considération. Elle s’établit notamment par la production des permis délivrés par la municipalité ou par l'opinion d'un expert.

Toutefois, contrairement aux prétentions du locateur, le Tribunal jouit d’une certaine latitude au-delà de l’évaluation de la preuve documentaire. Certes le Tribunal n’a pas à évaluer ou juger de l’opportunité du projet du locateur et ne doit pas, comme dans le cas d’une reprise de possession, exiger du locateur la preuve qu’il ne s’agit pas d’un moyen détourné ou d’un prétexte pour atteindre d’autre fin. Mais le locateur doit établir que le changement de forme aura effectivement lieu. » [Notre soulignement]

[42]   Aussi, dans ces circonstances, il serait déraisonnable de forcer l'éviction de la locataire alors que l’agrandissement projeté par le locateur est encore, à ce stade-ci, aléatoire, hypothétique, incertain et indéterminé.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[43]   ACCUEILLE l'opposition de la locataire à l’avis d’éviction pour agrandissement;

[44]   LE TOUT sans frais vu l’exemption réglementaire.

 

 

 

 

 

 

 

Francine Jodoin

 

Présence(s) :

la locataire

le mandataire du locateur

Date de l’audience :  

15 avril 2019

 

 

 

 



[1] L’article 37 du Règlement de la procédure devant la Régie du logement permettant la production de documents après l’audience.

[2] Pièces L-1 en liasse.

[3] (2004) J.L. 164, à la page 165.

[4] Voir également, Castillo Velasquez c. 9388-5598 Québec inc, 2019 QCRDL 7794, AZ-51578369 (SOQUIJ) Lebel c. Bouillon 2013 QCRDL 10992, Jolicoeur c. Pelletier, 2013 QCRDL 11402, Bureau c. Saucier, 2013 QCRDL 15036, Nguyen c. Cloutier, 2013 QCRDL 4381, Hernandez c. Sogespizz, 2012 QCRDL 16519.

[6] Khial c. 9353-7306 Québec inc., 2018 QCRDL 824. Charbonneau c. Beauvais, 2010 QCRDL 14314, Requête pour permission d’appeler accueillie sur l’indemnité seulement Charbonneau c. Beauvais, 2010 QCCQ 6579, Charbonneau c. Beauvais, 2010 QCCQ 10360.

[7] Klein c. Embassy Row Corp., [2007] no AZ-50804556 (R.D.L.), Fabreg c. Gagné, 2016 QCRDL 33575. Voir également, les articles 6 et 7 du Code civil du Québec.

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