CANADA

COUR DU QUÉBEC

PROVINCE DE QUÉBEC

Chambre civile

DISTRICT DE MONTRÉAL

PETITES CRÉANCES

 

No. 500-32-036578-989

Montréal, le 6 janvier, 1999

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE

RAOUL P. BARBE

 

 

 

 

JEAN BROSSEAU et NATHALIE CAISSY, 6585 Châtelain, Montréal H1T 2L1

requérants

c.

LES MEUBLES JAYMAR LTÉE, 75 Jaymar, Terrebonne J6W 1M5

intimée

 

 

 

JUGEMENT

 

Par une requête signifiée le 16 juillet 1998, les requérants réclament de l’intimée 3 000 $ parce que le cuir de deux causeuses achetées se détériore de façon anormale. Cette requête est contestée. L’audition a lieu le 16 décembre 1998.

 

Preuve des requérants

 

Mme Nathalie Caissy déclare notamment ce qui suit. Elle aime beaucoup le cuir. En 1990, elle magazine pour acheter deux causeuses recouvertes de cuir. Le 22 septembre 1990, elle achète deux causeuses recouvertes de cuir sauvage # 04, au coût de 3 475 $ (R-1). Ces deux causeuses sont fabriquées par l’intimée. Elles sont de couleur bleu foncé avec des reflets noirs. Petit à petit, la couleur disparaît et fait place à une couleur gris pâle. Elle s’informe au sujet de cette modification de la couleur et apprend que cette modification n’est pas normale, surtout pour des causeuses qui ont coûté 3 475 $ en 1990.

 

Après une conversation téléphonique avec M. Epstein, représentant du fabricant, le 29 mai 1998, elle envoie à l’intimée fabricant la lettre suivante (R-2):

 

Nous désirons vous faire part de notre profonde insatisfaction concernant des causeuses en cuir, cuir sauvage 04, que nous avons acheté en septembre 1990.

 

Ces causeuses de modèle Lyon, recouvertes de cuir de première qualité selon votre représentante à la salle de montre de la rue St-Antoine, à Montréal, Madame Ariette Laurin, se sont détériorées de façon prématurée En effet, le cuir a perdu en grande partie de sa couleur, il est grisâtre et beaucoup de blanc ressort alors que la couleur originale était d’un beau bleu azur. De plus, le cuir montre des signes d’usure a de nombreux endroits (craquèlements, taches blanchâtres...) alors qu’une utilisation normale en a été faite.

 

Lors d’une conversation téléphonique avec vous, vous avez reconnu avoir eu des difficultés avec ce cuir qui selon vous réagissait au contact du corps humain (sueur). Vous nous avez alors proposé de refinir nos meubles (ajouter de la couleur et appliquer un scellant). Après consultation avec quelques fabricants de meubles en cuir, nous considérons que votre offre ne constitue qu’une solution temporaire et ne fait que reporter le problème à plus tard.

 

En conséquence, nous vous demandons de

 

¨    recouvrir à nouveau les dites causeuses avec un cuir de qualité supérieure,

 

ou

 

¨    nous rembourser le coût d’achat.

 

Le 9 juin 1998, elle reçoit de l’intimée la réponse suivante (R-3)

 

Nous avons reçu votre lettre le 5 juin 1998 accompagnée d’une copie de votre facture datée du 22 septembre 1990.

 

Je vous ai déjà mentionné que le problème que vous éprouvez avec vos causeuses s’est déjà présenté à quelque reprises dans le passé. Le problème était causé soit par l’usure, soit parce que quelque chose avait été renversé sur le cuir ou causé par l’huile du corps.

 

Comme je vous l’ai mentionné lors de notre conversation téléphonique, le cuir est garanti pour trois ans. Même si la garantie est terminée, je vous ai quand même offert de reteindre les endroits affectés de vos causeuses et ce sans frais en autant que vous nous les retourniez à notre usine à Terrebonne. Je crois que Jaymar a fait preuve de bonne volonté afin de satisfaire un client estimé.

 

Je ne peux accéder à votre demande de recouvrir à nouveau vos causeuses ou de vous rembourser. Toutefois vous pouvez si vous le désirez, communiquer avec moi à nouveau afin que nous prenions les arrangements nécessaires pour faire les retouches.

 

J’attends une réponse de votre part dans les dix jours suivant la réception de cette lettre sans quoi le dossier sera fermé.

 

Je me permets de vous demander à quel bureau de l’office de la protection du consommateur vous ayez envoyé une copie de votre lettre, ainsi que le numéro de dossier, afin que je puisse leur faire parvenir une copie de cette lettre.

 

Elle dépose huit photos (R-4) montrant les causeuses sous tous ses angles établissant que le cuir est déteint partout devant, côtés, arrière. Selon les informations prises, les retouches suggérées par l’intimée ne feraient que remettre le problème à plus tard.

 

Nathalie Caissy fait témoigner Mme Hélène Nadeau qui déclare notamment ce qui suit. Elle est designer industriel et conseillère en décoration. Elle dépose un document concernant le cuir qui donne notamment les informations suivantes (R-6)

 

Constitution de la peau: La peau se compose de trois parties essentielles: l'épiderme, le derme et le tissu sous cutané.

 

Vachette. Ce cuir de bovin (vache laitière, bœuf, taureau. etc.) est le plus couramment utilisé; il possède un grain relativement marqué et une très bonne tenue à l’usage.

 

Veau. D’un grain plus fin que celui de la vachette ou du taureau, ce cuir doit sa souplesse et sa douceur exceptionnelles à la jeunesse de la peau.

 

Épiderme. Partie superficielle de la peau s’enfonçant par endroits à l’emplacement du poil. L’épiderme est éliminé en tannerie, en même temps que les poils ou la laine qui le recouvrent.

 

Derme. Partie centrale de la peau, la seule à être transformée en cuir, La partie supérieure du derme présente un grain caractéristique de chaque espèce, dû à l’implantation du poil; constituée d’un enchevêtrement serré de fibres fines, elle donnera la "fleur". La partie inférieure du derme est la chair constituée de fibres lâches et souples, elle donnera la "croûte de cuir".

 

Fleur. Partie supérieure du derme (côté poils) que l’on sépare de la croûte par refendage. La "fleur" garde l’empreinte de l'implantation des poils, ce qui constitue le grain.

 

Pleine fleur. Surface externe d’un cuir (côté poils) qui n’a subi aucune action abrasive. Certaines caractéristiques naturelles comme les plis d’engraissement ou les cicatrices fermées ne sont pas des défauts, mais plutôt la garantie d’un produit authentique. La "pleine fleur" peut être utilisée nue, teintée et simplement recouverte d’une protection contre l’eau. Le cuir a alors un aspect naturel: il s’agit du cuir pleine fleur aniline. Il est plus délicat à l’usage, mais sa solidité n’est pas en cause. Le cuir "pleine fleur" peut être aussi pigmenté (voir cuir pigmenté).

 

Fleur corrigée. fleur de cuir égalisée par ponçage, dont le grain a été uniformisé par un finissage pigmentaire. Le cuir "fleur corrigée" est très résistant.

 

Cuir aniline. Cuir "pleine fleur" sur lequel le finissage transparent est réalisé par un filin protecteur fin à base de composants polyuréthannes ou cellulosiques. Ce finissage très léger laisse toute sa douceur et sa souplesse à la peau. Il nécessite des peaux de haute qualité avec le minimum de marques (cicatrices, marques de bétail, etc.).

 

Nubuck. cuir à l'aspect pur et naturel obtenu à partir de peaux de première qualité chez Cuir Center. Le cuir Nubuck doit cet aspect à une finition poncée et brossée côté "fleur" qui lui confère un toucher unique d’une exceptionnelle douceur.

 

Cuir "sauvage". Appellation commerciale d’une catégorie de cuirs utilisés à l’état brut. Ces cuirs (vachettes, veaux ou buffles chez Cuir Center) sont protégés par un traitement imperméabilisant à base de produits fluorés ou siliconés, pratiqué dans le foulon ou par projection. L’appellation "sauvage" est dûe à leur aspect nuagé et irrégulier. Ce sont en général des cuirs "pleine fleur" aniline.

 

Finissage. Le finissage a un double but:

 

1- Donner au cuir sa qualité marchande en le colorant et en lui apportant son aspect de surface définitif;

 

2 - Améliorer les propriétés d’usage telles que l'imperméabilité à l’eau, la résistance à l'abrasion, la solidité à la lumière.

 

Selon elle, cette décoloration n’est pas normale.

 

Le requérant Jean Brosseau déclare notamment ce qui suit. Il corrobore le témoignage de sa conjointe Nathalie Caissy. Ila consulté plusieurs spécialistes pour faire recouvrir les deux causeuses en litige.

 

La maison Rembourrage Camillia Enr. Lui a fourni l’expertise suivante (R-5A):

 

Vérification 2 causeuses en cuir véritable.

 

Le cuir a changé de couleur, il a pâli sur les surfaces extérieurs du meuble. Entre les Coussins de siège et à l’arrière des coussins ou se trouve le zipper le cuir est resté la même couleur soit bleu foncé àl’origine.

 

En fonction du pris payé par M. Brosseau soit 3,475.00$ ce cuir aurait du être de première qualité et avoir une durée de vie de 20 à 25 ans.

 

Un cuir de première doit être teint de bord en bord comme les échantillons que j’ai remis à M. Brosseau, soit la même couleur au milieu comme les deux cotés soit les surfaces extérieur et intérieur

 

Le cuir de M. Brosseau est blanc à l’intérieur ce qui à mon avis est de moindre qualité.

 

Pour recouvrir les deux (2) causeuses de Monsieur, nous aurions besoin de 476 pi. carré de cuir équivalent à 4,760.00$ plus 1,300.00$ de main-d’œuvre, pour un total de 6,060.00$ plus les taxes.

 

La maison Rembourrage récréatif (R-5B)

 

 «Two leather love seats reupholster same style 2 425 $ each, plus taxes. Note: in my opinion, it is not normal for a leather to discolor in 7 years.»

 

La maison Laurier lui dit (R-5C):

 

«Deux causeuses à recouvrir en cuir véritable - cause défaut de teinture - à être recouvert avec nouveau cuir - 1 850 ch. + taxes».

 

La maison Boileau Ltée lui dit (R-5D)

 

«Deux causeuses - refaire en cuir - même modèle 4 858,65 $»..

 

Rembourrage Iola lui dit (R-5E):

 

«6 326,36 $ deux causeuses en cuir».

 

Les estimations varient donc: 6 060 $, 4 850 $, 3 700 4 858 $ et 6 326$.

 

Preuve de l’intimée

 

M. Guy Patenaude représente l’intimée. Selon lui, l’intimée n’a aucune responsabilité. Après le nombre d’années, il estime qu’il s’agit d’une usure normale selon l’utilisation qui en a été faite. En plus, du fait que l’intimée a toujours offert un service après vente, en offrant de faire les réparations à ses frais, il déclare qu’il n’est pas raisonnable que les requérants demandent le recouvrement complet sans aucun frais. Il déclare offrir la vente d’un mobilier à un prix favorable en tenant compte du nombre d’années d’utilisation et de l’espérance de vie d’un mobilier en cuir.

 

Contre-preuve

 

Mme Nathalie Caissy déclare qu’elle aime le cuir et qu’elle a toujours pris grand soin de ses meubles recouverts de cuir et qu’elle en a fait l’entretien suivant les instructions du fabricant Elle note que le cuir est en bon état, qu’il n’est pas taché, mais qu’il est décoloré: de bleu foncé ambré de noir, il est devenu gris en avant, sur les côtés et en arrière.

 

Motifs du jugement

 

Notons d’abord que les requérants ont intenté leur action contre le fabricant puisque le vendeur n’est plus en affaires.

 

Les requérants basent leur recours notamment sur l’article 1730 du Code civil du Québec qui édicte:

 

«1730. Sont également tenus à la garantie du vendeur le fabricant (...)».

 

Cet article écarte toute ambiguïté quant à la responsabilité du fabricant en énonçant qu’il est tenu à la garantie du vendeur, comme s’il agissait à ce titre. Cet article codifie le principe de l’arrêt Kravitz.

 

Dans la société actuelle de consommation, le fabricant joue un rôle de plus en plus important dans la distribution de ses produits. Les tribunaux ont reconnu à plusieurs reprises la nécessité sociale d’associer le fabricant à la garantie légale du vendeur (arrêt Kravitz [1979] 1 RCS 790 , IL. Baudouin, La responsabilité civile du fabricant en droit québécois, [1977] 8 RDVS 1).

 

Par ailleurs, les requérants invoquent la garantie légale de qualité. Cette garantie comporte notamment une garantie d’usage normal prévue par l’article 37 de la Loi sur la protection du consommateur (L.R.Q. c. P-40.1, ci-après L.P.C.) qui édicte:

 

Usage d'un bien.           37. Un bien qui fait l’objet d’un contrat doit être tel qu’il puisse servir à l’usage auquel il est normalement destiné.

 

1978, c. 9, a. 37.

 

et une garantie de durabilité raisonnable prévue par l’article 38 L.P.C.:

 

Durée d’un bien.           38. Un bien qui fait l’objet d’un contrat doit être tel qu’il puisse servir à un usage normal pendant une durée raisonnable, eu égard à son prix, aux dispositions du contrat et aux conditions d’utilisation du bien.

 

1978, c. 9, a. 38.

 

Usage normal du bien

 

Le bien doit être fait pour assurer au consommateur un usage normal c’est-à-dire qu’il doit être exempt de défauts qui empêchent l’usage auquel il est normalement destiné. D’ailleurs, l’article 1726 du C.C.Q. reprend les mêmes termes, mais ajoute «(...) ou qui diminuent tellement son utilité que l’acheteur ne l’aurait pas acheté ou n’aurait pas donné un si haut prix, s’il les avait connus». Ce principe qu’énonce le Code civil du Québec et l’article 37 L.P.C. a pour effet d’imposer au fabricant un résultat précis et de ne pas fournir un produit qui ne répond pas à l’attente raisonnable du consommateur.

 

Dans le cas présent, une preuve prépondérante établit qu’il y a un problème de finissage du cuir, un problème de solidité du colorant à la lumière.

 

Est-il normal que l’on mette sur le marché un cuir qui après sept ans a complètement changé de couleur? Cette décoloration va à l’encontre de l’attente légitime des requérants consommateurs. Cette attente légitime doit évidemment s’apprécier en fonction de divers facteurs comme la nature du produit, sa destination, les informations fournies par le fabricant, les stipulations du contrat. Cette attente légitime s’apprécie en fonction du consommateur moyen. Est caché le défaut que le consommateur ne peut déceler par un examen ordinaire (a. 53 L.P.C. et 1726 al. 2 C.C.Q.). Dans le cas présent, les requérants ne pouvaient au moment de l’achat déceler le défaut de solidité du colorant à la lumière. Il ne pouvait savoir qu’il ne s’agissait que d’un colorant appliqué en surface seulement.

 

L’achat de ces deux causeuses au prix de 3 475 $ avant taxe était fait notamment à cause de leur couleur. Il est bien certain que cette couleur grise au lieu de bleu foncé ne correspond pas aux attentes des requérants.

 

Durabilité raisonnable

 

Évidemment le fabricant ne peut être tenu responsable indéfiniment des défauts qui peuvent apparaître à la suite de l’usage d’un bien, ni de ceux qui peuvent se révéler à la suite d’une mauvaise utilisation par l’acquéreur. Dans le cas présent, la preuve établit qu’il y a eu usage raisonnable du bien en litige. Au moment où il est vendu, le bien doit être durable pendant une durée raisonnable (a. 38 L.P.C. précité et article 1727 C.C.Q.). Pour apprécier cette durée raisonnable, il faut tenir compte du prix paye, des conditions d’usage, des stipulations du contrat.

 

Dans le cas présent, l’intimée prétend que cette décoloration est normale, mais admet que «le problème se soit présenté à quelques reprises dans le passé» et il offre de les «reteindre» et de faire des «retouches».

 

Par contre, les requérants ont consulté plusieurs fabricants qui déclarent que «reteindre» les causeuses constitue une solution temporaire.

 

Selon Rembourrage Camillia Enr., «en fonction du prix payé (...), soit 3 475 $, ce cuir aurait dû être de première qualité et avoir une durée de vie de 20 à 25 ans. Un cuir de première qualité doit être teint de bord en bord (...), soit la même couleur au milieu comme les deux côtés». La Cour a vu le cuir et il est blanc à l’intérieur.

 

Rembourrage récréatif déclare «In my opinion, it is not normal for a leather to discolor in 7 years».La maison Laurier écrit «défaut de teinture».

 

De la preuve, il faut conclure que la solidité ou la résistance des couleurs à la lumière ne satisfait pas à l’article 38 qui prévoit que cette qualité doit être pour une durée raisonnable.

 

Les dommages

 

Les requérants réclament 3 000 $ pour un bien qu’ils ont acheté 3 475 $ en 1990. Évidemment, ces biens ont servi durant toute cette période. Selon la preuve des requérants, ce type de meuble aurait une vie physique de l’ordre de 24 ans; ils ont déjà huit ans d’âge; la dépréciation est toujours plus grande durant la première année. Tenant compte de ces aspects, il faut donc limiter la réclamation des requérants à 2 000 $.

 

PAR CES MOTIFS, LA COUR:

 

CONDAMNE l’intimée à payer aux requérants 2 000 $ avec les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle à compter de la signification du 16 juillet 1998 et les frais judiciaires de 69$.

 

(S) J.C.Q.

 

AUDITION:    16 décembre 1998.

 

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.