R. c. Tremblay

2024 QCCQ 4591

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

CHICOUTIMI

« Chambre criminelle et pénale »

 :

150-01-069985-233

 

DATE :

10 septembre 2024

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE JUGE RICHARD P. DAOUST, J.C.Q.

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SA MAJESTÉ LE ROI

 

Poursuivant

 

c.

 

JULIE TREMBLAY

 

Accusée

 

 

 

 

JUGEMENT SUR DÉTERMINATION DE LA PEINE

 

 

[1]               Pour des événements survenus entre le 8 avril et le 12 août 2022 à Petit-Saguenay, l'accusée plaide coupable d’une fraude envers Les Semences Saguenoises d’un montant d'argent d'une valeur de plus de 5 000 $ suivant l'article 380 (1) (a) du Code criminel.

[2]               Le poursuivant suggère une peine de détention ferme de 30 mois en sus d’une ordonnance de dédommagement de 516 639,87 $ suivant l'article 738 du Code criminel.

[3]               La défense comprend la demande de dédommagement suivant l’article 738 du Code criminel, mais suggère plutôt une peine de détention dans la collectivité.

[4]               Il y a donc lieu de déterminer si l'accusée se qualifie pour une peine de détention dans la collectivité et s’il s'agit de la peine appropriée compte tenu de l'ensemble des circonstances et des caractéristiques de l’accusée.

LE CONTEXTE

[5]               L’accusée âgée de 57 ans est détentrice d’un baccalauréat en sciences et informatique en plus d'avoir complété une formation collégiale en chimie et en biologie.

[6]               Le 6 mars 2011, elle est engagée par la victime Les Semences Saguenoises comme technicienne de laboratoire et agente administrative notamment responsable de la tenue de livres et du paiement des fournisseurs. Seuls elle et l'administrateur Robin Boudreault ont accès au compte bancaire de la victime.

[7]               Au moment des événements, l’accusée vit des problématiques personnelles et s’adonne depuis 2020 au jeu en ligne de façon excessive. On en comprend qu’elle a une dépendance importante à cette activité et avant le crime commis, elle aurait dilapidé 75 000 $ de ses avoirs dans ces jeux de loterie.

[8]               À partir du 8 avril et ce, jusqu'au 12 août 2022, elle utilise principalement la marge de crédit de la victime et la frustre de 516 639,87 $ pendant cette courte période, somme qu'elle utilise en vain pour tenter de se refaire après ses pertes accumulées par le jeu en ligne.

[9]               Vers le 14 août 2022, alors qu’elle est hospitalisée et en détresse notamment en raison de propos suicidaires, sachant qu’un chèque de 40 000 $ ne passerait pas puisqu’elle a utilisé entièrement les sommes disponibles de la victime et sa marge de crédit, l’accusée confesse son crime à son frère qui la dénonce auprès de l’employeur.

[10]           Pour réaliser sa fraude, l'accusée avait créé un faux compte fournisseur et pendant la période des délits, elle s’est payé des sommes qui ne lui étaient pas dues à 134 reprises.

[11]           Dès que les policiers lui ont posé des questions, l’accusée a dit la vérité et a fourni une déclaration incriminante, collaborant dans les premiers instants avec les enquêteurs.

[12]           Bien qu’une procédure judiciaire soit en cours entre la victime, l'accusée et la Fédération des caisses Desjardins, aucune somme na été récupérée à date par la victime dans cet incertain processus. Au contraire, actuellement, les pertes s’accumulent par le remboursement de la dette et le paiement d'honoraires d’avocats.

 

L’ACCUSÉE

[13]           L'accusée qui est célibataire depuis toujours n’a pas d’enfant. Elle a agi comme proche aidante naturelle pour son père et pour sa mère. Depuis longtemps, elle s’investit également comme aidante naturelle pour son frère aux prises avec des problèmes de santé mentale, frère avec lequel elle vit en appartement encore aujourd’hui.

[14]           Cette surcharge de contraintes familiales semble avoir emporté un désarroi et un déséquilibre de l’état mental de l'accusée qui a pu favoriser son passage à l'acte en raison notamment de sa dépendance au jeu.

[15]           Depuis les événements, l'accusée a fait la cession de ses biens. Elle réalise des suivis au Centre de réadaptation en dépendance depuis octobre 2023.

[16]           L’accusée est un peu solitaire, mais reçoit l’appui de tous les membres de sa famille. Depuis février 2024, elle vit des prestations d’aide de dernier recours vu notamment une contrainte temporaire à l’emploi. Elle n’a aucun antécédent judiciaire.

[17]           Le rapport prédécisionnel plutôt favorable laisse entendre que même après le plaidoyer de culpabilité du 8 septembre 2023, l’accusée aurait continué à jouer ou aurait eu une rechute puisqu’elle n’aurait cessé les jeux en ligne qu'il y a 4 mois au jour des observations sur la peine tenues le 15 mai 2024.

[18]           L’agente de probation souligne que l’accusée a un « parcours qui a toujours été en adéquation avec les normes et qui démontre de la considération pour autrui. Son historique présente une vie personnelle altérée, priorisant les besoins des membres de sa famille au détriment des siens et occultant une image d'elle-même défaillante ».

[19]           L’agente de probation conclut que « certaines de ses vulnérabilités subsistent liées à des carences plus profondes et la période d'abstinence au jeu est récente ». Elle précise néanmoins que « la mobilisation effectuée jusqu'à présent et les moyens appliqués apparaissent suffisants et pertinents ». Elle mentionne par ailleurs : « Nous encourageons la poursuite du processus de réadaptation en cours. De surcroît, le support des membres de sa famille est un facteur de protection à considérer au cheminement de Mme Tremblay. Dans les dispositions actuelles, nous sommes d’avis que les risques sont amenuisés ».

LA VICTIME ET SES DOMMAGES

[20]           Dans cette affaire, au-delà d'une perte financière liée aux fraudes réalisées par l'accusée, des drames humains s'en sont suivis.

[21]           Le copropriétaire de la victime, Robin Boudreault, témoigne. Il était associé avec son frère Jérôme qui a quitté l’entreprise depuis pour se réorienter dans la construction puisqu'il n'était pas capable de se pardonner. Il est incapable de revenir dans l’entreprise.

[22]           Cette entreprise, c'est l'œuvre de plusieurs générations puisque la ferme originale appartenait à l'arrière-grand-père de Robin et Jérôme Boudreault qui l’ont exploitée avec l'aide de leurs propres enfants.

[23]           De la petite ferme de subsistance dont l'origine remonte à cinq générations, en 1994, les frères Boudreault ont démarré une entreprise plus prospère en matière de semences de pommes de terre.

[24]           Avec l’aide d’amis, de leurs enfants et de leurs proches, ils ont défriché dix acres au départ et 200 acres aujourd’hui. C’est une fierté pour la famille et pour tous les membres de la communauté de Petit-Saguenay.

[25]           Avec le travail constant de tous, il s'agit d'une PME dont les revenus bruts annuels se situent autour de 750 000 $. Ce chiffre d'affaires est le plus élevé à date et cela, uniquement dans les dernières années.

[26]           Cette entreprise montée « à bout de bras » - selon l'expression de Robin Boudreault - demande énormément de temps et d'investissements puisqu’il faut quatre ans entre la bouture et la vente de pommes de terre.

[27]           Pour boucler les deux bouts, certains ne doivent venir travailler que la fin de semaine pour s'investir ailleurs afin d’avoir des revenus puisque les profits de l’entreprise ne se situent qu’entre 25 000 $ et 30 000 $ par année en moyenne.

[28]           La faute commise par l'accusée a mis en péril l’entreprise et la place toujours devant des difficultés telles que son avenir n'est jamais assuré.

[29]           Les ratios d’endettement sont excessivement élevés alors qu’autrefois, la marge de crédit de l'ordre de 500 000 $ servait à opérer et payer la matière première, les salaires et les dépenses jusqu'à l'unique paiement annuel reçu par l'entreprise à la fin des étés.

[30]           Lorsqu’en août 2022, les propriétaires apprennent que la marge de crédit est entièrement utilisée par la fraude de leur employée, ils se voient dans l'obligation d'emprunter pour payer cette dette afin de libérer la marge de crédit. Il faudra ainsi plusieurs années à la victime, aux employés et aux propriétaires de cette dernière, afin de passer à travers l’événement, si c’est possible.

[31]           La victime qui paye une dette qui n'est pas la sienne et qui ne lui apporte aucune valeur ajoutée est en voie d’être en faiblesse par rapport à ses compétiteurs. Il est difficile de trouver de l’argent neuf pour investir dans la machinerie ou les équipements nouveaux, la dette créée pour les besoins de l'accusée constituant le fleuve dans lequel on a enfoui l’argent des efforts des membres de la famille Boudreault, de leurs proches et de leurs amis.

[32]           Robin Boudreault témoigne avec beaucoup d'émotion, sans désir de vengeance et sans mot dur pour l'accusée On comprend de son témoignage l’injustice dans laquelle il se trouve puisque les problèmes financiers de la victime ne sont pas l'œuvre d’une mauvaise administration ou décision, mais plutôt de la confiance qu’il a accordée à la personne qui s'occupait de la comptabilité de l'entreprise.

[33]           Pour Robin Boudreault qui avait placé toute sa confiance en l’accusée : « le temple s'est effondré ».

LE DROIT

[34]           Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d'autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d'une société juste, paisible et sûre et ce, par l'infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants :

- Dénoncer le comportement illégal et le tort causé aux victimes ou à la collectivité;

- Dissuader les délinquants et quiconque de commettre des infractions;

- Isoler au besoin les délinquants du reste de la société;

- Favoriser la réinsertion sociale des délinquants;

- Assurer la réparation des torts causés à la victime ou à la collectivité;

- Susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité;

[35]           Bien sûr, la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.

[36]           La peine doit s’harmoniser avec des peines appliquées à des délinquants pour des infractions semblables. Aussi, lors de l’infliction d’une peine de détention, il faut éviter l’excès par des peines importantes ou consécutives et ainsi, il appartient au Tribunal d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes que la privation de liberté lorsque les circonstances le justifient. La peine doit évidemment tenir compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité et pour ce faire, l’examen des facteurs aggravants et atténuants sert de guide pour la détermination de la peine.

[37]           Dans l’arrêt Lévesque[1], la Cour d’appel du Québec énonce certains facteurs  permettant de mesurer la responsabilité du contrevenant en regard de la détermination de la peine en matière de fraude. Les voici :

-          La nature et l’étendue de la fraude, qui se traduit notamment par l’ampleur de la spoliation ainsi que la perte pécuniaire réelle subie par la victime;

-          Le degré de préméditation se retrouvant, notamment, dans la planification et la mise en œuvre d’un système frauduleux;

-          Le comportement du contrevenant après la commission de l’infraction : remboursement des sommes appropriées par la fraude, collaboration à l’enquête, aveux, etc.;

-          Condamnations antérieures et proximité temporelle avec l’infraction reprochée;

-          Bénéfice personnel retiré par le contrevenant;

-          Caractère d’autorité et lien de confiance présidant aux relations du contrevenant avec la victime;

-          Motivation sous-jacente;

-          La fraude résultant de l’appropriation de deniers publics réservés à l’assistance d’une personne en difficulté.

[38]           Par ailleurs, l’article 381.1 (1) du Code criminel énumère certains faits constituant des circonstances aggravantes devant être tenues en compte au moment de la détermination de la peine juste et appropriée :

a)       L’ampleur, la complexité, la durée ou le niveau de planification de la fraude commise est important;

b)       L’infraction a nui - ou pouvait nuire - à la stabilité économique canadienne, du système financier canadien ou des marchés financiers au Canada;

c)        L’infraction a causé des dommages à un nombre élevé de victimes;

c.1) L’infraction a entrainé des conséquences importantes pour les victimes étant  donné la situation personnelle de celles-ci, notamment, leur âge, leur état de santé, leur situation financière;

d) Le délinquant a indûment tiré parti de la réputation d’intégrité dont il jouissait dans la collectivité;

e) Il n’a pas satisfait une exigence d’un permis ou d’une licence, ou une norme d’une conduite professionnelle;

f) Il a dissimulé ou détruit des dossiers relatifs à la fraude ou au décaissement du produit de la fraude;

[39]           Par ailleurs, l’article 381.1 (2) du Code criminel détermine que la peine infligée à l’égard d’une infraction pour fraude ne doit pas prendre en considération à titre de circonstances atténuantes l’emploi qu’occupe le délinquant, ses compétences professionnelles, son statut ou sa réputation dans la collectivité, si ces facteurs ont contribué à la perpétration de l’infraction.

LA FOURCHETTE DES PEINES APPLICABLE

[40]           Dans leur traité de droit criminel, les professeurs Parent et Desrosiers[2] ont établi une classification des peines en matière de fraude en fonction du montant de la spoliation comme ceci :

(723.i) les fraudes de grande importance (500 000 $ et plus) : Peines d’emprisonnement de 18 mois à six ans environ avec prédominance pour des peines de trois à cinq ans. Des peines allant jusqu’à 14 ans d’emprisonnement peuvent être imposées dans les cas les plus graves. Possibilité d’emprisonnement avec sursis dans les cas exceptionnels;

(730.ii) Les fraudes d’importance intermédiaire (100 000 $ à 500 000 $) : Peines d’emprisonnement de six mois à trois ans environ, avec prédominance pour des peines de 12 à 20 mois. Possibilité d’emprisonnement avec sursis.

[41]           Évidemment, comme le dit la Cour suprême dans l’arrêt Lacasse[3], « Les fourchettes de peines ne sont rien de plus que des condensés des peines minimales et maximales déjà infligées et qui, selon le cas de figure, servent de guide d’application de tous les principes et objectifs pertinents ».

[42]           La fourchette n’est pas un carcan et le juge d’instance a un pouvoir discrétionnaire et un devoir d’appliquer la loi au cas d’espèce.

[43]           Les parties ont remis une importante revue jurisprudentielle qui favorise l’opinion du poursuivant[4] dans certains cas et celle du procureur de la défenderesse[5] dans d’autres cas. Il ressort de cette jurisprudence que chaque cas est un cas d’espèce et que sont généralement considérés comme des facteurs atténuants, le plaidoyer de culpabilité, la collaboration à l’enquête, le remboursement total ou partiel, les aveux et la réhabilitation.

[44]           Sont considérés généralement comme des facteurs aggravants le montant de la perte, la durée de la fraude, le nombre de transactions, le degré de planification et de complexité de la fraude, les conséquences sur la victime et les avantages qu’en ont tirés les délinquants.

LES PRINCIPAUX FACTEURS À CONSIDÉRER

[45]           Les facteurs atténuants sont les suivants :

-          L’accusée a demandé à son frère de dénoncer à l’employeur la situation lorsqu’elle s’est produite. Elle a collaboré avec les services policiers dès les premiers instants et a plaidé coupable presqu’à la première occasion lorsque les procédures judiciaires ont été intentées. Bien que le plaidoyer de culpabilité et ces autres éléments doivent avoir toute leur importance, la dénonciation par laccusée à son frère est un peu mitigée puisqu’elle survient au moment où elle sait qu’un chèque de 40 000 $ ne passera pas, qu’elle est à l’hôpital sans pouvoir couvrir son geste et que nécessairement, ses employeurs vont sen rendre compte puisque la marge de crédit devait être pratiquement à zéro à cette période. Le plaidoyer de culpabilité a son importance puisque il évite un long procès, du stress et du temps de cour aux membres de la famille Boudreault;

-          L’accusée vivant des contraintes familiales importantes, le tout s’est déroulé dans le cadre d’une dépendance très significative aux jeux en ligne;

-          L’absence d’antécédents judiciaires;

-          Le processus thérapeutique entrepris malgré la probable rechute;

-          Les regrets sincères exprimés depuis le début et même à l’audience;

-          L’accusée prend l’entière responsabilité de ses gestes, au point où à la fin des événements, elle a même été hospitalisée pour dépression sévère et idées suicidaires vivant une détresse psychologique;

-          Possédant une bonne capacité d’introspection, l’accusée prend maintenant une médication adaptée à sa situation de santé;

-          Même s’il est récent, il y a arrêt d’agir avec les jeux en ligne depuis quatre mois;

-          L’accusée a de la considération pour autrui;

-          L’accusée a perdu beaucoup lors des événements.

[46]           Par ailleurs, les facteurs aggravants sont les suivants :

-          Organisation et planification qui ont fait créer un faux compte fournisseur et fait procéder à des transferts électroniques à 134 reprises pendant une période de quatre mois au cours desquels l’accusée mettait en péril l’entreprise de son employeur qu’elle connaissait bien. Elle ne faisait que satisfaire à ses besoins à elle, au détriment de ceux de la victime et de tous les gens reliés. Elle savait mettre l’entreprise en péril par ses gestes;

-          Alors responsable des comptes et des livres de la victime, la défenderesse a nettement abusé de la confiance de son employeur, des administrateurs et de tous les gens qui les entouraient, en profitant de ce statut de confiance qu’elle avait obtenu depuis 2011 pour spolier l’entreprise familiale;

-          La fraude atteint 516 639,87 $ qui est une perte totale en plus du montant des honoraires des avocats et des intérêts payables. La fraude atteint de façon draconienne une petite entreprise familiale montée depuis cinq générations dans un petit village et non une multinationale. Elle affecte toute la famille, les amis et les proches des propriétaires qui se sont investis et qui s’investissent encore afin de tenter de sauver l’entreprise;

-          La longue période de quatre mois au cours de laquelle l’accusée aurait pu s’amender. Le Tribunal estime que même si l’accusée a eu une dépendance au jeu, à toutes les fois qu’elle se faisait un virement, elle savait qu’elle commettait un crime et qu’elle fraudait l’employeur sans jamais se remettre en cause ou sans jamais demander d’aide ou se dénoncer au moment où il était encore plus opportun de le faire. En fait, si la dépendance emporte le désir de jouer, cela ne rend pas l’accusée ignorante du fait qu’elle est en train de mettre en péril l’entreprise de son employeur et ainsi, à chaque transaction, elle fait le choix délibéré et répété de frauder son employeur, ce qu’elle sait ne pas être légal.

L’ANALYSE

[47]           L’accusée ne bénéficie pas du facteur atténuant du remboursement et, compte tenu de sa faillite personnelle, de son âge, de sa non-employabilité actuelle et de son absence d’actif, la possibilité de remboursement intégral est presqu’illusoire. En matière de fraude ou de vol, la jurisprudence reconnait unanimement que la peine n’est jamais la même lorsque la victime recouvre en tout ou en partie les sommes qu’elle s’est fait dérober. Il s’agit d’un facteur atténuant très important dont ne peut bénéficier l’accusée.

[48]           Cependant, ses bonnes dispositions, ses déclarations incriminantes, son absence d’antécédents judiciaires, sa bonne valeur du travail, ses efforts pour aider autrui, sa dépendance et le support de sa famille sont autant d’éléments atténuants qui contribuent à diminuer la peine qui serait celle applicable dans les circonstances sans eux.

[49]           Il est également considéré la dépendance de l’accusée qui mitige sans doute un peu sa responsabilité morale encore qu’elle n’est pas diminuée au point de ne pas avoir conscience à toutes les fois de ce qu’elle est en train de faire.

[50]           Il y a aussi des facteurs aggravants majeurs dont les importantes conséquences sur la victime, ses administrateurs et sur tout l’entourage de Robin et Jérôme Boudreault constituant un drame qui va bien au-delà d’une perte financière. Il s’agit d’un joyau familial, d’une entreprise rendue à la cinquième génération, d’un fleuron régional et de l’entreprise d’une vie pour des familles unies qui voient leur rêve détruit pour la dépendance d’une personne en qui ils avaient confiance. Cette personne n’a pas pris la bonne décision de continuer 133 fois après la première où elle s’est nécessairement rendu compte qu’elle avait besoin d’aide et qu’elle devrait cesser de frauder son employeur.

[51]           Il est vrai qu’en jurisprudence, les longues peines de détention ferme sont généralement octroyées lorsque les montants sont élevés, lorsqu’il y a de nombreuses victimes, lorsque la période se compte en années. Ici, l’arrêt d’agir ne provient pas de la dénonciation de l’accusée, mais bien du fait que la marge de crédit était à sa limite et qu’elle ne pouvait plus l’utiliser pour jouer davantage. Par ailleurs, s’il est vrai que des fraudes d’au-dessus de 500 000 $ se sont vu réalisées sur des périodes pendant des années, le Tribunal estime qu’il est loin d’être atténuant que l’accusée ait réussi à spolier une somme aussi importante dans un si court délai.

[52]           L’instauration d’un système comptable avec un faux compte fournisseur et des transactions d’importance régulières permettant d’empocher des sommes constitue une opération relativement sophistiquée pour une entreprise qui ne gérait que du salaire, des comptes fournisseurs et quelques comptes à recevoir au mois d’août de chaque année.

[53]           Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de considérer que le montant de la perte est du deux tiers du chiffre d’affaires réalisé par l’entreprise dans ses meilleures années, chiffre d’affaires réussi à bout de bras, de souffle et de sueurs de toute la famille, de ses employés et des proches des frères Boudreault. En fait, pour une entreprise dont les profits se situent entre vingt-cinq et trente-mille dollars annuellement, devoir payer une dette de 500 000 $ a un impact beaucoup plus grand qu’une fraude par exemple à une institution financière pour les mêmes montants.

[54]           Comme mentionné plus avant, les auteurs Parent et Desrosiers sont d’opinion qu’à l’égard de fraudes d’aussi grande importance, la détention dans la collectivité est exceptionnelle.

[55]           Pour qu’une peine de détention dans la collectivité soit possible, il faut (1) que la mesure ne place pas la sécurité de la collectivité en danger, (2) que le crime ne soit pas passible d’une peine minimale et surtout, (3) que son imposition soit conforme aux objectifs et aux principes généraux de détermination de la peine.

[56]           La sécurité de la collectivité ne serait sans doute pas en danger par l’imposition d’une telle peine et le crime commis ne commande pas de peine minimale.

[57]           Cependant, cette peine ne rencontrerait pas les principes et objectifs essentiels prévus par la jurisprudence et le Code criminel. Même si le risque de récidive de l’accusée est amoindri par ses démarches et malgré les facteurs atténuants plus avant colligés, les circonstances du crime commis ne permettent pas de rencontrer les autres objectifs de détermination de la peine.

[58]           En fait, en raison des circonstances propres à l’affaire, des explications données dans la nomenclature des facteurs aggravants et principalement en raison du degré de sophistication, des conséquences sur les victimes et de la récurrence des gestes (un arrêt d’agir aurait pu survenir bien avant), une peine dans la collectivité serait inappropriée.

[59]           Mais, en raison des nombreux facteurs atténuants colligés, la peine de 30 mois suggérée par le poursuivant doit être modulée pour en tenir compte. Il n’est pas inutile de noter que cette suggestion de peine pourrait rencontrer les objectifs de la loi compte tenu de l’ensemble des circonstances et des caractéristiques propres de l’accusée.

[60]           Cependant, le Tribunal estime qu’une peine de détention ferme de deux ans moins un jour constitue la peine juste et appropriée pour l’accusée.

[61]           Également, puisque la perte est imputable à la perpétration de l’infraction par l’accusée, que la valeur de la perte est facilement déterminée et incontestée et puisque les moyens financiers ou la capacité de payer de la délinquante n’empêchent pas le Tribunal de rendre l’ordonnance visée à l’article 738 du Code criminel, ce dernier émet cette ordonnance de remboursement comme la défense reconnaît qu’il peut le faire.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[62]           CONDAMNE l’accusée à une peine de détention ferme de 2 ans moins 1 jour;

[63]           ORDONNE l’accusée de dédommager Les Semences Saguenoises de 516 639, 87 $ suivant l’article 738 du Code criminel;

[64]           ENTENDRA les parties sur leurs représentations en regard d’une période de probation si elles le jugent approprié;

[65]           Compte tenu de la preuve sommaire de préjudice injustifiée, DISPENSE l’accusée de la suramende compensatoire.

 

 

 

 

 

 

RICHARD P. DAOUST

Juge à la Cour du Québec

 

 

 

Me Marie-Josée Hamelin-Gagnon

Avocate du poursuivant

 

Me Julien Boulianne

Avocat de l’accusée

 

 

 

Date d’audience :

15 mai 2024

 


[1] Lévesque c. Québec (Procureur Général),1993 CanLII 4232 (QC CA).

 

[2] Hugues PARENT et Julie DESROSIERS, Traité de droit criminel, Tome III : La peine 3e édition, Montréal, éditions Thémis 2020, p. 1007 à 1033.

[3] R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, par. 57.

[4] R. c. Lapointe, 2014 QCCQ 14075; Bourbeau c. R., 2019 QCCA 2192; R. c. Lavallée, 2016 QCCA 1655; Wellman c. R., 2014 QCCA 524; R. c. Thiboutot, 2017 QCCQ 327; R. c. Charest, 2016 QCCQ 9657; R. c. Cho, 2016 QCCQ 20378; R. c. Mongeon, 2016 QCCQ 10378.

[5] R. c. Sauriol, 2012 QCCQ 7766; R. c. Wordsworth, 2009 QCCQ 450;  R.c. Massoudinia, [2002] O.J. no. 5504; R. c. Ferron, 2000 CanLII 14450 (QC CQ); R. c. Toman, 2005 QCCA 1171.

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