R. c. Schiro | 2024 QCCQ 2520 | ||||||
COUR DU QUÉBEC | |||||||
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CANADA | |||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||||
DISTRICT DE | MONTRÉAL | ||||||
LOCALITÉ DE | MONTRÉAL | ||||||
« Chambre criminelle et pénale » | |||||||
N°: | 500-01-254157-230 | ||||||
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DATE : | 18 juin 2024 | ||||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | ANNIE VANASSE, J.C.Q. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||||
Poursuivant | |||||||
c. | |||||||
FRANCO SCHIRO | |||||||
Défendeur | |||||||
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JUGEMENT | |||||||
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[1] Le défendeur, avocat de profession, tente d’obtenir rapidement son passeport afin d’aller rencontrer des clients à Chicago. Insatisfait du travail des agents du bureau des passeports, il les invective lors d’une discussion avec une agente du centre d’appel. Celle-ci allègue que le défendeur lui impose un ultimatum pour la délivrance de son passeport, à défaut de quoi il va se rendre à leur bureau, lui conseille d’appeler la police et l’armée, car ils auront besoin d’assistance physique et psychologique.
[2] Le défendeur subit son procès sur une accusation d’avoir proféré des menaces de causer la mort ou des lésions corporelles aux employés de Passeport Canada.
[3] Le 6 juin 2023, madame Mélina Mejer Maboudom Nouémé est agente de service aux citoyens au centre d’appel de Passeport Canada. Son rôle consiste à répondre quotidiennement aux questionnements de gens qui veulent faire une demande de passeport ou de communiquer des informations sur l’état d’une demande en cours.
[4] À 10 h 17, elle reçoit un appel qui doit être traité en anglais, selon ce qui est affiché sur son poste de travail. Il s’agit du défendeur, qui a fait une demande de passeport en urgence, qui doit donc être traitée en deux jours ouvrables. Comme le passeport n’est toujours pas disponible malgré l’échéance du délai, le défendeur, très agité et en colère, veut savoir ce qui se passe.
[5] Or, il refuse la proposition de l’agente de mettre l’appel en attente pour procéder à des vérifications, affirmant qu’il sait déjà quel est le problème. Pendant que le défendeur parle, l’agente prend connaissance des informations sur l’état du dossier et tente de fournir des explications, ce qui s’avère très ardu compte tenu de l’état de colère dans lequel se trouve le défendeur.
[6] L’agente constate que le processus d’obtention du défendeur est en attente en raison d’un dossier avec Revenu Québec. Le défendeur l’informe qu’il a déjà communiqué avec eux et qu’il peut faire une demande. L’agente tente de lui fournir davantage d’explications sur le fait que lorsqu’il y a une situation avec certains secteurs comme la justice ou le revenu, des délais supplémentaires doivent être envisagés.
[7] Le défendeur refuse d’écouter et dit qu’il a déjà manqué un voyage du fait que son passeport ne soit pas prêt et qu’un autre voyage est prévu le soir même. Le défendeur parle fort et très rapidement. Il insulte les agents fédéraux et provinciaux, les traite d’incompétents, affirmant que même des enfants de la maternelle feraient mieux. Il utilise les termes « bunch of crap » (tas de connerie) et « fucking idiots » (putains d’idiots).
[8] Il affirme ensuite qu’il serait mieux pour eux que son passeport soit prêt avant 13 h, parce que sinon, « il ira au bureau des passeports de Montréal » et « qu’ils entendraient parler de lui ». Il ajoute qu’ils feraient mieux de « contacter la police et aussi les militaires », parce qu’ils auront besoin d’assistance physique et psychologique à la suite de ce qui se passerait. Selon l’agente, le défendeur affirme dans des termes peu courtois ce qu’il souhaite qu’il leur arrive s’ils allaient en prison.
[9] L’agente indique que le défendeur utilise soit l’expression anglaise « bloody hell » ou « bloody mess », sans être certaine de laquelle, mais précise que c’est en fin de phrase comme : « it’s gonna be a bloody hell » (Ça va être un putain d’enfer).
[10] Le défendeur prononce ces paroles à plusieurs reprises, indiquant par ailleurs qu’il va les « détruire légalement ». L’agente indique qu’elle ressent la menace et la colère dans la voix du défendeur.
[11] L’agente indique qu’elle ne retient pas tous les mots exacts, puisqu’elle se trouve dans un état émotionnel intense à ce moment, préoccupée par la sécurité des employés. Elle communique ensuite avec son chef d’équipe pour l’informer de la situation.
[12] La policière Ouellette du SPVM est sur un appel pour une possible fuite de gaz au 200, boulevard René-Lévesque (bureau de Passeport Canada) lorsqu’elle se fait interpeller par une dame qui lui exhibe un message texte selon lequel le défendeur aurait menacé de faire un « massacre » au bureau des passeports. Elle contacte l’agente qui a pris l’appel du défendeur et prend les démarches pour le localiser, sachant à ce moment qu’il est avocat, selon les informations obtenues sur son profil Facebook.
[13] L’agente Ouellette est à proximité de la file d’attente du bureau des passeports et repère le défendeur qui s’y trouve. Le défendeur est au téléphone à ce moment. Interpellé, il mentionne spontanément qu’il est avocat et il ne veut pas mettre fin à sa conversation téléphonique. L’agente spécifie que le défendeur est récalcitrant, leur disant qu’ils n’ont pas à faire ce qu’ils font.
[14] Les agents placent le défendeur en détention pour fins d’enquête et lui font une mise en garde verbale. Le défendeur est immédiatement menotté à l’avant, considérant le contexte et le fait que les policiers sont informés qu’il est détenteur d’armes à feu.
[15] Le défendeur est avocat de profession. En 2020, il subit un accident de voiture qui l’empêche de travailler. Juxtaposé à la situation pandémique, il se retrouve sans revenu sur une période de presque trois ans. Il devient incapable de payer la pension alimentaire qu’il doit assumer et cumule des arrérages. C’est dans ce contexte que son passeport est suspendu.
[16] En mai 2023, puisqu’il doit voyager pour rencontrer des clients aux États-Unis, il obtient une ordonnance de la Cour supérieure qui permet la remise du passeport au défendeur sur une période donnée, soit entre le 4 et le 12 juin 2023. Il planifie un vol vers Chicago le 4 juin et se présente au bureau des passeports le 31 mai 2023 avec le jugement en main. Il débourse alors les frais associés afin d’obtenir son passeport en urgence.
[17] Or, lorsqu’il se présente au bureau le vendredi 2 juin, il patiente jusqu’à la fermeture des bureaux sans obtenir son passeport. Il ne peut ainsi prendre le vol comme prévu le dimanche 4 juin. Il planifie un nouveau vol le 6 juin 2023. Dans l’intervalle, il communique avec l’avocat de Revenu Québec ainsi que plusieurs superviseurs pour faire avancer les choses. Le matin du 6 juin, il fait un appel pour vérifier si son passeport est disponible. Il s’agit de l’appel avec madame Nouémé.
[18] Selon le défendeur, la discussion avec l’agente qui lui répond se tient entièrement en français. L’agente est incapable de l’informer de l’état de son dossier et le défendeur lui dit alors que même un enfant de la maternelle ferait un meilleur travail. Il ajoute « qu’il a manqué un voyage et qu’il n’en manquera pas deux ». Il admet utiliser un ton ferme et défensif et le justifie par le fait qu’il est un avocat de défense et d’origine italienne.
[19] Le défendeur nie être fâché ni même impatient et affirme simplement vouloir comprendre et obtenir une réponse, ce qu’il est incapable d’obtenir. Il ajoute qu’il est avocat, alors « imaginez pour monsieur et madame tout le monde ». Il trouve la situation surprenante et aberrante, mais ajoute qu’il n’est pas fâché dans le sens de crier après quelqu’un. Il estime que les gens qui gèrent son dossier sont incompétents et qu’il se fait traiter comme un imbécile.
[20] Le défendeur veut que ça se règle et demande à parler au superviseur de l’agente, ce qu’elle lui refuse et ne lui offre pas d’options. Le défendeur indique qu’ils ne leur donnent pas d’autres choix que de tous les poursuivre en justice et qu’ils vont trouver ça moins drôle quand un huissier va « débarquer » chez elle à 7 h. Il ajoute qu’il va les détruire légalement et qu’ils vont avoir besoin d’aide psychologique. L’agente lui indique de se rendre directement au bureau à 13 h.
[21] Le défendeur affirme que toute la discussion avec l’agente se déroule en français et que jamais des paroles en anglais ne sont prononcées.
[22] Le défendeur nie prononcer les mots « bloody hell » ou « bloody mess » lors de la conversation et soutient que l’agente a créé le mot « massacre », qu’il n’a jamais employé. Il soutient que l’agente fait déployer des ressources inutilement, laissant sous-entendre qu’elle exagère la portée de ses paroles. Il ajoute que la prétention selon laquelle ils auront besoin d’aide psychologique est en lien avec l’anxiété qu’un huissier va créer en allant cogner à leur porte. Il soutient que la seule mention qu’il va exercer ses droits n’est pas une menace, ajoutant qu’il faut « prendre les gens avec des pincettes ».
[23] Le défendeur indique qu’il est impossible que les policiers le menottent alors qu’il est dans la file, puisqu’il a alors son sac d’ordinateur et son « man purse » en bandoulière lesquels entravent nécessairement la manœuvre.
[24] En matière criminelle, le défendeur bénéficie de la présomption d’innocence : le fardeau appartient à la poursuite de prouver hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels de l’infraction dont le défendeur fait l’objet.
[25] Lorsqu’il doit apprécier une preuve contradictoire, comme en l’espèce, le Tribunal doit utiliser une méthode d'analyse en trois étapes[1].
[26] En vertu de celle-ci, il doit acquitter le défendeur s'il le croit ou croit la preuve présentée en défense. Dans le cas contraire, il se demande si un doute raisonnable subsiste, auquel cas l'acquittement doit suivre. Enfin, s'il répond négativement aux deux premières questions, il examine l'ensemble de la preuve pour établir s'il peut conclure à la culpabilité hors de tout doute raisonnable. En ce cas seulement, il doit déclarer le défendeur coupable.
[27] Le Tribunal doit éviter de s’adonner à un concours de crédibilité et ne pas simplement choisir quelle version il préfère ni celle qui lui paraît la plus plausible ou la plus vraisemblable.
[28] La crédibilité doit être évaluée globalement, en tenant compte de l’ensemble du témoignage[2]. Elle s'apprécie selon plusieurs facteurs, notamment : la consistance du témoignage et sa précision, sa cohérence, sa compréhension, la mémoire du témoin, la vraisemblance de ses propos, l'absence d'hésitation ou de réticence, l'absence de contradiction, son attitude, son comportement et sa sincérité[3].
[29] En droit criminel, il n’existe aucune présomption qu’un témoin est honnête. Il revient au juge de déterminer le degré de crédibilité et de fiabilité qu’il accorde à chacun des témoignages rendus au cours du procès, ce qui ne relève pas d’une science exacte[4].
[30] Il ne faut pas conclure que seule la cohérence parfaite d'une preuve testimoniale permet de la considérer comme crédible. La preuve doit plutôt être évaluée dans la totalité de ses qualités et de ses défauts, avec attention, dans ses éléments particuliers, comme dans son ensemble, pour déterminer précisément si le standard du droit de la preuve criminelle est respecté[5].
[31] Il appartient au Tribunal d’apprécier l’incidence de chaque incohérence et invraisemblance apparente, ainsi que les raisons qu’aurait un témoin de mentir sur certains aspects de son récit[6].
[32] La question de savoir si des mots constituent une menace doit être tranchée selon une norme objective[7]. L’élément de faute est prouvé s’il est démontré que les mots proférés visent à intimider ou être pris au sérieux et l’absence d’intention de mettre à exécution n’est pas un élément essentiel[8]. Par ailleurs, l’expression « lésions corporelles » comprend la blessure psychologique grave ou importante[9].
[33] Le défendeur minimise l’état de colère dans lequel il se trouve lors de l’appel. Le Tribunal ne croit pas qu’il relate aussi calmement les conséquences d’un outrage au tribunal tel qu’il le prétend. Selon le défendeur, il parle sur son ton de voix normal, lequel est naturellement fort. Il affirme adopter le même ton lors de son témoignage. Or, le Tribunal est à même de constater que le défendeur parle sur une tonalité neutre, qui ne pourrait en aucun cas être qualifiée de ton élevé, encore moins de criage.
[34] Selon le défendeur, il s’apprête à annuler un deuxième voyage au motif que son passeport n’est pas délivré, et ce par la faute de l’incompétence des employés du bureau des passeports qui le prennent pour un imbécile. Si c’est effectivement le cas, le fait qu’il soit impatient et fâché de la situation devient entièrement justifié.
[35] Or, il tente de laisser croire au Tribunal qu’il n’est pas fâché et qu’il ne s’emporte pas, bien qu’il considère la situation aberrante, qu’il admette menacer de les « détruire légalement » et de leur envoyer des huissiers à 7 h du matin. Ces prétentions sont irréconciliables, tout comme celle selon laquelle les employés auront besoin d’une aide psychologique pour ces raisons.
[36] Le fait que le défendeur s’identifie comme étant avocat auprès des policiers qui l’interpellent est questionnable, tout comme le fait qu’il leur indique être en ligne avec la police, alors qu’il s’agit finalement d’une simple discussion avec un ami. Cette dernière affirmation ne reflète pas la vérité et démontre que le défendeur veut laisser croire qu’il est en communication avec les forces de l’ordre dans un but associé, alors qu’il n’en est rien.
[37] Bien que le défendeur prétende qu’il soit impossible qu’il soit menotté dans la file d’attente en raison du port de son sac en bandoulière et de son « man purse », la policière est catégorique indiquant que le défendeur est menotté à l’avant sur le champ.
[38] Le Tribunal ne croit pas non plus que la discussion s’est déroulée exclusivement en français tel que le prétend le défendeur. L’utilisation récurrente de termes anglophones lors du procès démontre l’aisance et le naturel de le défendeur à utiliser la langue anglaise.
[39] Le Tribunal rejette ainsi le témoignage du défendeur quant à la façon dont s’est déroulé l’appel et les instants suivants et il ne suscite pas de doute dans son esprit.
[40] Les tentatives du défendeur en contre-interrogatoire de démontrer que l’agente est une personne d’un tempérament anxieux qui tend à amplifier la situation, demeurent vaines. L’agente est inébranlable, niant en tout temps être anxieuse, mais plutôt préoccupée par la sécurité des employés en raison des propos tenus par le défendeur. Par ailleurs, l’agente est transparente lorsqu’elle admet que le défendeur n’utilise pas le mot « massacre » et qu’il s’agit plutôt de son propre terme.
[41] L’agente témoigne de façon posée, calme et admet les distinctions lorsqu’il y a lieu. Elle reconnait que le défendeur la rassure en lui disant que ses reproches ne sont pas dirigés vers elle.
[42] Étant détentrice d’un diplôme universitaire obtenu au Cameroun en traduction de l’anglais au français, elle se dit sensible à l’utilisation précise des termes selon le contexte. Ainsi, en contre-interrogatoire, elle reconnait qu’il y a une différence dans l’interprétation des mots « bloody hell » selon qu’ils soient utilisés en début ou en fin de phrase. Malgré la suggestion du défendeur disant qu’il a utilisé l’expression « bloody hell ! » (« putain ! » ou « Merde ! ») en début de phrase, l’agente est cependant catégorique sur le fait que le défendeur utilise ces mots en fin de phrase, voulant clairement déclarer que « ça ira mal ».
[43] Par ailleurs, si l’agente admet qu’elle demande aux policiers de ne pas procéder à l’arrestation du défendeur, aucune question ne lui est posée quant aux motifs qui sous‑tendent cette demande. Ainsi, lorsque le défendeur allègue que cette demande démontre qu’il n’y a pas eu de véritables menaces, il s’agit de pure conjecture. Plusieurs autres raisons peuvent motiver une victime ou un témoin à ne pas porter plainte ou à ne pas vouloir qu’un suspect soit appréhendé, notamment la crainte de possibles représailles ou le simple souci de causer du tort à autrui.
[44] Le but d’une menace au sens du Code criminel est de faire craindre une personne pour sa sécurité ou celle d’autrui. C’est exactement ce que le défendeur crée par ses propos lors de cet appel et le Tribunal estime que la preuve démontre hors de tout doute raisonnable qu’il a menacé de causer des lésions corporelles ou la mort à des employés de Passeport Canada.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[45] DÉCLARE le défendeur coupable.
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| __________________________________ ANNIE VANASSE, J.C.Q. | |
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Me Catherine Bernard | ||
Procureure du poursuivant | ||
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Monsieur Franco Schiro Agissant personnellement
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Date d’audience : | 10 avril 2024 | |
[1] R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742.
[2] R. v. B.H., 2015 ONCA 642, par.14-15.
[3] Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Mughal, 2013 QCCQ 12603.
[4] R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621, par.20 ; Ménard c. R., 2019 QCCA 1701, par. 14.
[5] Hamelin c. R., J.E. 99-599 (C.A.), p. 21, Pourvoi à la Cour suprême accueilli avec dissidence, 2000 CSC 42.
[6] R. c. Waterman, 2021 CSC 5, [2021] 1 R.C.S. 14.
[7] R. c. McRae, 2013 CSC 68, [2013] 3 R.C.S. 931.
[8] Patoine c. R., 2022 QCCA 1517.
[9] R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72.
AVIS :
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