Forgues c. Ville de Québec |
2021 QCCQ 10730 |
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COUR DU QUÉBEC |
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« Division des petites créances » |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
QUÉBEC |
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LOCALITÉ DE |
QUÉBEC |
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« Chambre civile » |
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No : |
200-32-069017-183 200-32-069174-190 |
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DATE : |
22 octobre 2021 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L'HONORABLE JUGE CHRISTIAN BRUNELLE, J.C.Q.
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200-32-069017-183 |
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LYNDA FORGUES |
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[...] |
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Québec (Québec) [...] |
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Demanderesse |
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c. |
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VILLE DE QUÉBEC |
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2, des Jardins |
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Québec (Québec) G1R 4S9 |
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et |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
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1200, route de l’Église |
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Québec (Québec) G1V 4M1 |
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Défendeurs |
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200-32-069174-190 |
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DÉLIANE LAFLAMME |
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[...] |
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Saint-Maurice (Québec) [...] |
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Demanderesse |
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c. |
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VILLE DE QUÉBEC |
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2, des Jardins |
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Québec (Québec) G1R 4S9 |
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et |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
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1200, route de l’Église |
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Québec (Québec) G1V 4M1 |
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Défendeurs |
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JUGEMENT |
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[1] Le Tribunal est saisi de deux demandes distinctes qui ont fait l’objet d’une instruction commune du fait qu’elles concernent un même événement lié à la tenue, les 8 et 9 juin 2018, du Sommet du G7 de La Malbaie, dans la région de Charlevoix.
[2] Les demanderesses, Lynda Forgues et Déliane Laflamme, réclament chacune une somme de 15 000 $ aux défendeurs Ville de Québec (« Ville ») et Procureur général du Québec (« PGQ »).
[3] À l’occasion du Sommet, le Service de police de la Ville (SPVQ) et la Sûreté du Québec (SQ) assumaient des responsabilités partagées afin d’assurer la sécurité des dignitaires et de la population.
[4] Mesdames Forgues et Laflamme, qui prenaient part à une manifestation dans les rues de Québec le 8 juin 2018, soutiennent avoir été l’objet d’une arrestation illégale et d’une détention arbitraire, en violation de leurs droits à la liberté et à la dignité de la personne.
[5] Tant la Ville que le PGQ plaident que les policiers avaient des motifs raisonnables de croire que les demanderesses avaient pris part à un attroupement illégal et qu’ils ont agi, dans les circonstances, selon les règles de l’art.
[6] Quant à la détention, la Ville considère que le travail de ses préposés est sans reproche. Le PGQ avance pour sa part que les conditions dans lesquelles elle s’est déroulée ne révèlent aucune faute commise par le personnel du Centre de détention de Québec (CDQ).
I. CONTEXTE
[7] Le vendredi 8 juin 2018, vers 11h00, des personnes se regroupent et manifestent sur la rue Honoré-Mercier, à Québec, près de l’intersection de la Côte-de-la-Potasse.
[8] Du mobilier a été disposé sur la voie publique, dont des chaises et des divans. Le temps est beau, l’ambiance est festive.
[9] Des personnes scandent des slogans et agitent des banderoles portant divers messages, certaines identifiées au Réseau de résistance Anti-G7 (« RRAG7 »), un mouvement altermondialiste qui avait annoncé une « journée de perturbation », au dire de madame Forgues.
[10] « J’ai suivi le monde », dit-elle, « je me suis jointe à ça ». Elle s’insère au-devant du cordon formé par les protestataires dont la présence s’étend sur toute la largeur de la chaussée.
[11] Madame Laflamme est accompagnée d’un ami, Benjamin Thériault. Elle se trouve plus loin sur un trottoir, « un peu à l’écart » du groupe.
[12] Des pelotons de policiers observent la scène à distance.
[13] Soudainement, madame Forgues entend derrière elle une clameur qui l’incite à se retourner. Elle voit monter une colonne de fumée noire. Des protestataires ont mis le feu aux divans.
[14] L’incendie provoque le rapprochement et l’intervention des policiers qui viennent de donner l’ordre de se disperser aux personnes présentes. Madame Laflamme se dit « submergée » par la quantité de policiers en mouvement.
[15] La manifestation se disloque.
[16] Madame Forgues se déplace avec d’autres manifestants et emprunte un escalier menant vers un terrain désaffecté situé à l’Ouest, à l’intersection de la Côte d’Abraham et l’avenue Honoré-Mercier, là où s’élevait jadis l’Église St-Vincent-de-Paul.
[17] Madame Laflamme empruntera le même chemin. Pour elle qui ne connaît pas bien la Ville, elle marche derrière les autres sans but précis : « J’ai aucune idée », dit-elle, observant que les personnes qui se dispersent n’ont « pas d’l’air d’être organisés ».
[18] Les gens marchent çà et là dans le quartier St-Jean-Baptiste et un groupe se reforme au son du slogan : « On reste, on reste, on reste groupés! ».
[19] Des pelotons de policiers investissent le quartier.
[20] « Je vois des policiers partout », affirme madame Laflamme, qui cherche à monter l’Avenue Turnbull, direction Sud, mais décide de bifurquer dans une ruelle, là où des policiers la suivent.
[21] « Tout le monde se poussait », déclare madame Forgues, qui s’engage dans la ruelle privée à proximité des rues Crémazie Est et Lockwell.
[22] Certaines personnes s’échappent en traversant une clôture qui se trouve à l’extrémité de la ruelle, mais madame Forgues n’y arrive pas et doit « revirer de bord ».
[23] Elle est alors prise en souricière entre deux pelotons de policiers. Une policière s’écrie : « unité d’arrestation », puis la manifestante est escortée par deux policiers - casqués et gantés - qui la saisissent par les bras.
[24] Madame Forgues n’offre aucune résistance, ne cherche pas à fuir, ne démontre aucune agressivité et collabore, « passivement » dit-elle.
[25] Son sac à dos lui est retiré et son contenu est étalé sur le sol. Il s’y trouve notamment des foulards, une bouteille d’eau, des masques de sécurité et une petite bonbonne de répulsif canin.
[26] D’aucuns suggèrent alors que ce produit aérosol constitue une « arme prohibée », ce que nie cependant une policière de la SQ présente sur les lieux. « On va trouver un règlement contre ça », suggère-t-on dans les rangs, mais madame Forgues sera simplement accusée, à ce moment, d’avoir pris part à un « attroupement illégal ».[1]
[27] S’ajouteront plus tard des accusations de méfait, entrave à la jouissance de la chaussée de l’artère Honoré-Mercier et possession, dans un dessein dangereux, de répulsif canin.[2]
[28] Ses objets sont confisqués. L’on procède à son identification puis elle est menottée, mains derrière le dos, au moyen d’attaches autobloquantes (« tie-wrap »). C’était « assez long », précise madame Forgues, « j’étais pas à l’aise ».
[29] Afin de « documenter » l’arrestation, elle est prise en photo, escortée par deux policiers identifiés, par leur uniforme, à l’unité de maintien et rétablissement de l’ordre (MRO) du SPVQ.[3]
[30] Elle est ensuite mise dans un véhicule banalisé et transportée vers l’École Joseph-François-Perreault, située non loin de là, sur le Chemin Ste-Foy, laquelle servait de « point de chute ».
* * *
[31] Madame Laflamme connaît sensiblement le même sort.
[32] Elle non plus n’offre pas la moindre résistance aux policiers.
[33] La fouille de son sac à dos permet d’y découvrir une bouteille d’eau, des biscuits et un petit couteau de précision rétractable (de type « exacto ») qui, explique-t-elle à l’audience, lui servait pour ouvrir des boîtes de carton dans le cadre de son travail de marchandiseuse.
[34] Ces effets sont confisqués.
[35] Ses bottes, de couleur rouge, sont photographiées « sous tous les angles », s’étonne-t-elle.
[36] Elle se trouve alors isolée derrière des bâtiments, à l’abri du regard des autres, dont les journalistes qui couvrent les événements. « Chu vraiment cachée », « c’est épeurant ».
[37] Stressée, assoiffée, la jeune femme réclame à boire, ce qui lui est refusé pendant un long moment avant qu’un policier consente à lui rendre momentanément sa bouteille d’eau pour qu’elle s’abreuve.
[38] Placée pendant un long moment dans une voiture de police, portes fermées alors qu’il fait chaud, elle est conduite vers un fourgon. « Y’ me traitaient comme une criminelle », déplore-t-elle.
* * *
[39] Plusieurs personnes arrêtées sont regroupées sous surveillance policière près des fourgons-navettes.
[40] Madame Forgues, qui porte des lunettes depuis l’âge de 8 ans, est contrainte de retirer ses verres fumés, adaptés à sa vue, de telle sorte qu’elle ne voit plus personne distinctement.
[41] « Ils nous ont mis dans le fourgon » où se trouvent « deux cages », dit-elle, puis elle est conduite à la Centrale de police de la Cité Limoilou un peu avant 13h30.
[42] Des roulottes climatisées sont disposées dans le stationnement en prévision d’arrestations de masse.[4] Madame Forgues est dirigée vers la « roulotte d’accueil ».
[43] Une fois les mains libérées des attaches autobloquantes, elle doit retirer sa veste à fermeture éclair de type « kangourou », ses bottillons et sa ceinture.
[44] Puis elle est contrainte de se mettre à genoux afin qu’on lui enfile des bracelets de chevilles à chaine lestée. Elle est également menottée, cette fois mains par devant.
[45] « Ça’ pris du temps », observe-t-elle, « y’avaient des choses à vérifier ».
[46] Elle est dûment informée de ses droits et parvient à parler, en toute confidentialité, à une avocate, Me Émilie Breton Côté, vers 14h15.
[47] Elle intègre par la suite une autre roulotte.
[48] Vers 14h45, un enquêteur de la SQ, accompagné d’un collègue du SPVQ, procèdent à son interrogatoire. À cette fin, elle récupère momentanément ses lunettes,[5] mais elles lui sont retirées de nouveau par la suite.
[49] Au paragraphe 35 de sa demande, elle écrit :
La demanderesse est privée de ses lunettes de vue durant 12 heures (sauf quelques minutes pour la vidéo comparution et lors de l’interrogatoire). Cette privation lui provoque de sérieuses céphalées.
[50] À 17h30, elle reçoit une boîte à lunch contenant un sandwich à la dinde, de l’eau et un jus de légumes. Dévoilant sa condition de végétarienne, elle est invitée à « tasser » la viande.
[51] Elle est ensuite isolée en cellule. Vêtue d’une simple camisole, elle a froid : « Je grelottais ».
[52] En soirée, elle tente de trouver le sommeil, mais dit sursauter, toutes les demi-heures, en raison du bruit des clés que le gardien fait glisser contre les grilles métalliques lors de sa ronde : « J’hésitais à m’endormir », dit-elle.
* * *
[53] « On se sent dans une cage », relate madame Laflamme, pour décrire son trajet dans le fourgon-navette la menant à la Centrale de police.
[54] Une fois dans la roulotte d’accueil, elle doit retirer ses souliers et sa camisole (utilisée, dit-elle, comme soutien-gorge), ce qui la laisse « mal à l’aise ».
[55] Elle est autorisée à contacter une avocate avec laquelle elle a une brève conversation privée.
[56] Vers 15h35, elle est interrogée par deux enquêteurs. Elle se dit « sous le choc, à ce moment-là », mais confiante de pouvoir être relâchée.
[57] Son avocat, Me Gabriel Michaud-Brière, l’informe par la suite qu’elle doit rester détenue.
[58] De retour en cellule vêtue d’un simple t-shirt, elle a froid et ne peut se réchauffer, faute de couverture. Elle déplore aussi le bruit qui se fait entendre « à toutes les trente minutes ».
* * *
[59] Un peu avant minuit, madame Forgues et madame Laflamme sont toutes deux conduites au Centre de détention de Québec (CDQ) dont l’établissement carcéral est situé dans l’arrondissement de Charlesbourg.
[60] De nouvelles formalités sont à compléter : « Ça’ été long », mentionne madame Forgues. Elle évoque notamment l’administration d’un questionnaire relatif à la santé mentale de la personne détenue.[6]
[61] « C’est toujours aussi long », renchérit madame Laflamme, qui souligne en outre l’étape de la prise de photo.[7]
[62] Une fouille à nu est également pratiquée sur la personne des deux femmes par une agente correctionnelle.
[63] Elles reçoivent un oreiller, une couverture et une brosse à dents et sont dirigées vers le « Département 17 ». Toute cette section de la prison était destinée à accueillir les contrevenantes arrêtées pendant le Sommet du G7.
[64] Dans les faits, seules mesdames Forgues et Laflamme s’y trouvent.
[65] Madame Laflamme se dit « terrorisée d’être là », « toute seule », sans « quelqu’un à qui se confier ».
[66] Comme c’est leur souhait, elles seront autorisées à partager la même cellule[8] dotée de lits superposés.
[67] Le samedi 9 juin 2018, à 10h50 a.m., elles sont visitées par deux observateurs désignés (Protecteur du citoyen et Amnistie Internationale) qui viennent constater leurs conditions de détention.[9]
[68] Les contacts avec l’extérieur s’avèrent ensuite très difficiles.
[69] Des messages sont acheminés par le personnel de l’établissement à madame Laflamme l’invitant à contacter son avocat, mais le téléphone mis à la disposition des deux femmes connaît des ratés, madame Forgues le disant « défectueux à peu près tout le temps ».
[70] Pendant ce week-end, madame Forgues parvient à parler à son mari, en se rendant téléphoner au poste d’accueil, mais reste sans nouvelles de son avocat.
[71] Elle bénéficiera indirectement des conseils de l’avocat de sa compagne de cellule : « On y’a parlé trois fois ».
[72] C’est cet avocat qui informera le père de madame Laflamme de la situation dans laquelle se trouve sa fille, celle-ci ne parvenant pas à parler à aucun de ses proches en raison du mauvais fonctionnement du téléphone.
* * *
[73] Le lundi 11 juin 2018, mesdames Forgues et Laflamme quittent la prison et reviennent à la Centrale de police en vue de comparaître, par visioconférence, devant un juge.
[74] Avant de quitter l’établissement de détention, elles subissent une nouvelle fouille à nu.
[75] Puis, en prévision du transport, « on nous remet les fers », précise madame Forgues.
[76] Lors de sa comparution, vers 11h45, elle enregistre un plaidoyer de non-culpabilité. Sa remise en liberté est assortie de diverses conditions, notamment celle de ne pas communiquer avec certaines personnes, dont madame Laflamme, et de ne pas se trouver dans un vaste quadrilatère géographique, incluant le Vieux-Québec et une partie non négligeable de la haute ville de Québec.
[77] Elle est ensuite ramenée en cellule avant d’être libérée à 13h40.[10]
[78] Madame Laflamme témoigne que la même procédure lui est appliquée et que les mêmes conditions lui sont imposées.
[79] Elle relate que pendant des mois, il lui a été interdit de communiquer avec Benjamin Thériault, un « ami très proche ». En outre, l’obligation de ne pas se trouver dans le quadrilatère délimité était pour elle une source de stress lors de ses déplacements dans la région de Québec, elle qui ne connaît pas bien la Capitale.
* * *
[80] Le 27 mai 2019, la Cour municipale de Québec acquitte madame Forgues à l’égard de tous les chefs d’accusation portés contre elle, sauf celui relatif à la possession d’une arme dans un dessein dangereux - le répulsif canin - pour laquelle le juge Jacques Ouellet la déclare coupable.[11]
[81] Madame Laflamme est pour sa part acquittée de la seule accusation portée contre elle, soit celle d’avoir participé à un attroupement illégal.[12]
[82] Le 22 juin 2020, la Cour supérieure du Québec accueille l’appel formé par madame Forgues à l’encontre du jugement de la Cour municipale, « ANNULE la condamnation pour port d’arme dans un dessein dangereux »[13] et « ORDONNE l’inscription d’un verdict d’acquittement »[14] :
Aux yeux du Tribunal, le juge d’instance a commis une erreur de droit dans son analyse de l’élément intentionnel de l’infraction d’avoir eu en sa possession une arme dans un dessein dangereux pour la paix publique. Il a rendu un verdict déraisonnable fondé sur des inférences non soutenues par la preuve.[15]
* * *
[83] Le 5 décembre 2018, madame Forgues dépose sa demande introductive d’instance. Elle la modifie le 25 février 2021. Elle réclame la somme de 15 000 $ sous le chef « Dommages-intérêts moraux, punitifs et compensatoires généraux ».
[84] Quant à madame Laflamme, elle forme sa demande en justice le 17 décembre 2018. Elle la modifie le 24 février 2021 et réclame elle aussi une somme de 15 000 $ en « Dommages-intérêts moraux et punitifs compensatoires généraux ».
[85] À l’audience, le Tribunal a requis que les demanderesses ventilent les sommes ainsi réclamées.
[86] Leurs réclamations respectives se détaillent ainsi :
Dossier de madame Lynda Forgues :
· Fouille et arrestation illégales : 2 000 $
· Détention 3 jours (2 000 $ par jour) : 6 000 $
· Abus durant la détention (privation de lunettes,
menottes, etc.) : 1 000 $
· Stress, anxiété, angoisse et crainte : 825 $
· Une journée de travail manquée : 175 $
· Dommages-intérêts punitifs 5 000 $
Dossier de madame Déliane Laflamme
· Arrestation illégale, détention (3 jours),
conditions excessives (interdit de contact
avec un ami), atteinte à la dignité, au droit
de manifester et à l’estime personnelle,
stress psychologique 13 000 $
· Dommages-intérêts punitifs 2 000 $
II. QUESTIONS EN LITIGE
[87] Le litige soulève principalement trois questions :
A) L’arrestation des demanderesses était-elle justifiée dans les circonstances?
B) Leur détention conséquente, pendant une période de trois jours, était-elle justifiée dans les circonstances?
C) Dans l’hypothèse où l’une ou l’autre de ces questions appelle une réponse négative, quelle est la réparation à laquelle les demanderesses ont droit?
III. ANALYSE
[88] En substance, madame Forgues et madame Laflamme invoquent une atteinte injustifiée à leurs droits à la liberté et à la dignité.
[89] Dans la Charte des droits et libertés de la personne[16] du Québec (« Charte québécoise »), la protection de la « liberté » se dégage notamment de ces dispositions :
1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.
[…]
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
[…]
24. Nul ne peut être privé de sa liberté ou de ses droits, sauf pour les motifs prévus par la loi et suivant la procédure prescrite.
[…]
31. Nulle personne arrêtée ou détenue ne peut être privée, sans juste cause, du droit de recouvrer sa liberté sur engagement, avec ou sans dépôt ou caution, de comparaître devant le tribunal dans le délai fixé.
(Le Tribunal souligne)
[90] Quant à la « dignité », la Charte québécoise la préserve par ces dispositions :
4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
[…]
25. Toute personne arrêtée ou détenue doit être traitée avec humanité et avec le respect dû à la personne humaine.
(Le Tribunal souligne)
[91] Bien que la Charte canadienne des droits et libertés, inscrite dans la Constitution du pays[17], garantisse aussi le droit à la « liberté »[18] et élève la « dignité » au rang « des valeurs et des principes essentiels d’une société libre et démocratique »[19], le libellé, tantôt plus explicite, tantôt plus généreux de la Charte québécoise autorise le Tribunal à y confiner exclusivement son analyse.
[92] Ceci dit, même si les droits et libertés consacrés par la Charte québécoise ont valeur « quasi constitutionnelle »[20], la procédure destinée à les mettre en œuvre devant les tribunaux et à en faire assurer la sanction par les juges ne s’écarte pas de celle généralement appliquée dans les affaires de responsabilité civile :
L’article
[93]
Ce régime général de la responsabilité civile extracontractuelle a son
fondement dans l’article
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.
(Le Tribunal souligne)
[94]
Ainsi, « [p]our déterminer si un policier doit être tenu
responsable civilement, il faut se reporter aux conditions cumulatives
prescrites à l’art.
[95]
Le dernier alinéa de l’article
[96] En clair, « il n’existe aucun régime d’exception applicable aux forces policières ».[25] Ce constat vaut aussi pour les agents des services correctionnels du CDQ qui demeurent également assujettis au régime général de la responsabilité civile.[26]
[97] Par comparaison, les procureurs de la Cour municipale peuvent cependant prétendre à une certaine « immunité du poursuivant »[27] contre les réclamations civiles. De fait, leur responsabilité ne sera engagée que si la personne accusée - puis acquittée - parvient à démontrer que leur conduite atteint un certain « seuil de gravité »[28] s’apparentant à une « intention malveillante », « vu le pouvoir éminemment discrétionnaire et le rôle quasi judiciaire des procureurs »[29] :
De toute évidence, le demandeur ne satisfera à la norme de la malveillance que dans les cas exceptionnels où il peut établir, selon la prépondérance des probabilités, que la décision du poursuivant d’engager ou de continuer une poursuite était motivée par un but ou un motif illégitime. Ce but ou motif illégitime doit être tout à fait incompatible avec le rôle de l’avocat du ministère public en tant que représentant de la justice.[30]
A) La légalité de l’arrestation
[98] Le Tribunal a eu le loisir de visionner des enregistrements vidéo de la manifestation.[31]
[99] Une cinquantaine de personnes sont regroupées derrière de vastes banderoles sur l’artère Honoré-Mercier. Peu avant que n’émane une fumée noire dégagée par des divans incendiés derrière le groupe, la police diffuse ce message à l’aide d’un système de son à haute puissance :
Cette manifestation est déclarée illégale. Au nom du Service de police de la Ville de Québec, je vous informe que cette manifestation est illégale, car le trajet fourni n’a pas été respecté.
(Le Tribunal souligne)
[100] Quelques secondes plus tard, un autre message, modifié et plus explicite, retentit :
Cette manifestation est déclarée illégale. Au nom du Service de police de la Ville de Québec, je vous informe que cette manifestation est illégale, car aucun avis ou itinéraire n’a été fourni au service de police. Donc, vous contrevenez à l’article 19.2 du Règlement RVQ-1091 de la Ville de Québec. Nous vous donnons l’ordre de vous disperser et de quitter les lieux paisiblement en utilisant les trottoirs. Si vous n’obéissez pas à cet ordre…
(Le Tribunal souligne)
[101] L’énoncé est momentanément interrompu.
[102] La foule scande à plusieurs reprises : « Vos règlements, on s’en câlisse ! ».
[103] La fumée noire est maintenant perceptible derrière le cordon de manifestants.
[104] La police répète l’ordre de se disperser et complète le message en ces termes :
[…] Si vous n’obéissez pas à cet ordre, vous pourrez recevoir un constat d’infraction en vertu de la réglementation municipale. Je répète…
(Le Tribunal souligne)
[105] Puis les protestataires se dispersent progressivement.
[106] Madame Forgues et madame Laflamme ne défient pas l’ordre donné et quittent les lieux en se dirigeant vers l’Ouest pour emprunter un escalier qui mène à un terrain désaffecté avant de regagner le quartier St-Jean-Baptiste.
* * *
[107] Monsieur Jean-François Bernier est inspecteur de police au SPVQ. À compter du 28 janvier 2018, il est mobilisé « à temps plein » pour la mise en place des mesures de sécurité en prévision de la venue du G7.
[108] Il explique que de nombreuses manifestations étaient attendues pour l’occasion et qu’il appréhendait « plusieurs centaines d’arrestations », d’où le « choix tactique » d’un important déploiement de policiers afin d’assurer le « contrôle des gens sur le terrain » de manière à éviter les débordements et à protéger les personnes qui manifestent.
[109] Le 8 juin 2018, il est en communication étroite avec le capitaine Pascal Roy, l’officier responsable en soutien aux opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre (MRO).
[110] Monsieur Roy est posté dans un autobus muni de nombreux outils technologiques (ordinateurs portables, écrans télévisuels, etc) et supervise les manœuvres de 5 pelotons de quelque 30 policiers chacun, répartis à des points stratégiques de la Ville.
[111] Un informateur lui indique que des personnes ont installé du mobilier sur l’avenue Honoré-Mercier et s’y regroupent. Les pelotons « Écho » puis « Delta » s’avancent en cette direction.
[112] Au moment où des ordres de dispersement sont diffusés à l’intention des manifestants, deux divans qui se trouvent derrière le groupe s’enflamment.
[113] Face à ce qu’il considère être un incendie criminel, monsieur Roy craint l’escalade et communique avec monsieur Bernier : « J’ai pris sur moi de le contacter », dit-il.
[114] Pour l’inspecteur Bernier, la situation permettait d’autoriser des « arrestations de masse » du fait que :
· plus de trois personnes étaient regroupées en un même lieu;
· deux divans étaient en feu sur la voie publique;
· la présence du groupe entravait la circulation dans un secteur où se trouvent notamment un hôpital (Hôtel-Dieu) et une caserne de pompiers.
[115] « On avait la même perception », témoigne monsieur Roy. « Du temps a été donné aux gens pour se conformer », précise-t-il.
[116] Le lieutenant Richard Hamel, du SPVQ, occupait un poste de commandement (MRO) et agissait en collaboration étroite avec monsieur Roy, son supérieur.
[117] Il était chargé de « prendre des actions » pour « mettre fin à la marche », sans pour autant savoir la direction qu’allaient prendre les manifestants.
[118] En déployant ses pelotons à l’intérieur du quartier St-Jean-Baptiste, il fallait, insiste-t-il, « être surs à 100 % que les gens étaient à l’événement initial ».
[119] Le peloton « Bravo » procèdera à l’arrestation de madame Forgues tandis que madame Laflamme sera arrêtée par le peloton « Charlie ». On ne les a pas « choisies par hasard », dit monsieur Hamel, « on avait de l’information ».
[120] Le capitaine Picard déclare qu’il avait remarqué les bottes rouges que portait madame Laflamme alors qu’elle se trouvait sur le trottoir bordant l’avenue Honoré-Mercier. Quant à madame Forgues, il dira l’avoir remarquée du fait qu’elle était plus âgée et que, pour cette raison, elle détonnait du groupe.
[121] Le lieutenant Hamel reconnaît qu’il n’y a pas eu diffusion, auprès des manifestants, d’un quelconque avis les informant qu’ils prenaient désormais part à un attroupement illégal au sens du Code criminel[32] (« C.cr. ») : « Tout s’est enchaîné », dit-il.
[122] Le policier Raphaël Paquet et son collègue Simon Auclair du peloton « Bravo » procèderont à l’arrestation de Madame Forgues vers 12h15. Monsieur Paquet reconnaît qu’elle n’a offert aucune résistance et est demeurée « relativement silencieuse » : « Madame collabore », tranche-t-il. Il confirme qu’une « fouille accessoire » de son sac à dos a été réalisée, mais qu’elle-même n’a pas été l’objet d’une « fouille corporelle ».
[123] Le policier Gabriel Cyr-Méthot était un intervenant de première ligne au sein du peloton « Charlie » posté, dit-il, « en périphérie de la manifestation ». Une fois informé qu’elle était déclarée illégale, le peloton s’est déplacé sur la rue Salaberry. Il a aperçu cinq ou six personnes présentes dans une ruelle, non loin du théâtre Périscope, qui cherchaient à franchir une clôture à mailles métalliques (de type « Frost »). Certaines personnes ont pu traverser, d’autres ont rebroussé chemin. C’est là que lui et son collègue Fabio Paladini ont intercepté madame Laflamme, laquelle n’a offert aucune résistance : « Elle a collaboré tout le long de l’intervention », dit-il. Une « fouille de sécurité », accessoire à son arrestation, est effectuée dans son sac à dos et permet la saisie de son « exacto ».
* * *
[124] L’infraction
première pour laquelle mesdames Forgues et Laflamme ont été arrêtées a trait à
un « attroupement illégal » au sens de l’article
63. (1) Un attroupement illégal est la réunion de trois individus ou plus qui, dans l’intention d’atteindre un but commun, s’assemblent, ou une fois réunis se conduisent, de manière à faire craindre, pour des motifs raisonnables, à des personnes se trouvant dans le voisinage de l’attroupement :
a) soit qu’ils ne troublent la paix tumultueusement;
b) soit que, par cet attroupement, ils ne provoquent inutilement et sans cause raisonnable d’autres personnes à troubler tumultueusement la paix.
(2) Une assemblée légitime peut devenir un attroupement illégal lorsque les personnes qui la composent se conduisent, pour un but commun, d’une façon qui aurait fait de cette assemblée un attroupement illégal si elles s’étaient réunies de cette manière pour le même but.
[…].
[125] L’article 66 précise que cette infraction demeure « punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire », ce qui la distingue, incidemment, d’un « acte criminel » proprement dit.
[126] Dans son jugement du 27 mai 2019, la Cour municipale de Québec conclut que l’arrestation de mesdames Forgues et Laflamme était illégale.
[127] Essentiellement, la Cour considère que les policiers qui y ont procédé étaient postés en périphérie de la manifestation et n’ont donc pas pu constater, par eux-mêmes, l’infraction d’« attroupement illégal » auquel elles auraient pris part.
[128] De fait, la preuve révèle que les policiers qui ont procédé à l’arrestation de madame Forgues et madame Laflamme faisaient respectivement partie des pelotons « Bravo » et « Charlie ».
[129] Or, ni l’un ni l’autre de ces pelotons de policiers n’étaient présents sur l’avenue Honoré-Mercier, siège de la manifestation, quand celle-ci a été déclarée illégale.
[130] Dans ces
conditions, la Cour municipale estime que l’arrestation ne pouvait être faite
sans mandat, en application de l’alinéa
495. (1) Un agent de la paix peut arrêter sans mandat :
[…]
b) une personne qu’il trouve en train de commettre une infraction criminelle;
[…].
[131] À cet égard, la Cour municipale écrit :
Le policier Picard témoigne à l’effet qu’il a décidé que la manifestation était devenue un attroupement illégal au sens du Code criminel à compter du moment où il y a eu une mise à feu des fauteuils. Toutefois, il confirme que ce n’est pas lui qui a donné l’ordre d’arrestation. La preuve ne révèle pas qui est la personne qui a donné l’ordre et conséquemment, la preuve ne permet pas d’établir si cette personne avait la connaissance des événements ayant donné lieu à la décision.
De l’avis du Tribunal, seul le policier Picard ou un des policiers sur son peloton pouvait donner un tel ordre puisqu’ils étaient ceux qui avaient constaté l’infraction reprochée.
Si le policier Picard et son peloton Écho avaient
poursuivi les manifestants et qu’ils avaient procédé eux-mêmes à l’arrestation
des défenderesses [demanderesses en l’instance], la situation aurait été fort
différente, dans la mesure où des explications auraient pu être fournies quant
à l’impossibilité d’intervenir avant. Le Tribunal aurait pu alors considérer qu’il
s’agissait d’une même transaction et que même si elle était un peu éloignée
dans le temps et l’espace, l’arrestation aurait pu être considérée comme ayant
été faite dans le cadre du paragraphe (1)b) de l’article
De plus, aucun des deux policiers ayant procédé à l’arrestation ne mentionne s’il avait été avisé d’une manifestation illégale (Règlement municipal) ou d’un attroupement illégal (C.cr). [33]
[132] Siégeant en appel de cette décision de la Cour municipale, la Cour supérieure s’est abstenue de commenter cet aspect du jugement.[34]
[133] Ceci dit, les lacunes signalées par la Cour municipale dans la preuve de la Ville ont été en bonne partie comblées dans la présente instance.
[134] D’une part, les témoignages de l’inspecteur Bernier et du capitaine Roy révèlent qu’ils avaient pleine connaissance des événements qui se déroulaient sur l’avenue Honoré-Mercier.
[135] À partir de la mise à feu des divans, ils ont conclu que les conditions d’un « attroupement illégal » étaient réunies et ont autorisé les pelotons à procéder à des arrestations en conséquence.
[136] D’autre part, le policier Cyr-Méthot - qui a procédé à l’arrestation de madame Laflamme - mentionne avoir reçu cet ordre de son chef de section, Pascal Philippe Richard, lequel tirait cette directive du capitaine Picard, à travers la chaîne de commandement.
[137] « On travaille en coordination », précise monsieur Picard.
[138] Le policier Paquet, membre de l’« équipe d’arrestation » qui a pris en charge madame Forgues, témoigne au même effet : « Les décisions se prennent en haut », dit-il, « on respecte la hiérarchie ».
[139] Dans les circonstances, le Tribunal estime que l’obtention d’un mandat n’était pas requise avant de pouvoir procéder à l’arrestation des demanderesses.
[140] Dans l’arrêt Lecompte c. R.[35], la Cour d’appel du Québec relève les conditions à réunir pour conclure à un « attroupement illégal » :
[…] pour être déclaré coupable en application des articles 63.(1)a) et 66, il faut s’être rassemblé de manière à faire craindre, pour des motifs raisonnables, dans l’environnement en cause, qu’on ne trouble la paix tumultueusement ou, après s’être rassemblé, se conduire de manière à faire craindre, pour des motifs raisonnables, dans l’environnement en cause, qu’on ne trouble la paix tumultueusement ou continuer de faire partie du rassemblement après que des individus qui font partie du rassemblement se sont conduits de manière à faire craindre, pour des motifs raisonnables, dans l’environnement en cause, qu’ils ne troublent la paix tumultueusement.[36]
[141] En droit civil, « la conduite policière doit être évaluée selon le critère du policier normalement prudent, diligent et compétent placé dans les mêmes circonstances ».[37]
[142] La preuve révèle que la mise à feu du mobilier placé sur la voie publique constituait désormais, aux yeux des policiers, un « attroupement illégal » plutôt qu’une « assemblée légitime ».
[143] Considérant « le caractère largement discrétionnaire du travail policier »[38], cette appréciation n’était pas déraisonnable.[39]
[144] Certes, il
n’y a aucune preuve que mesdames Forgues ou Laflamme aient joué quelque rôle
que ce soit dans l’incendie des divans, mais les termes de l’article
[145] Il est vrai qu’elles se sont dispersées dès ce moment et qu’elles ont été arrêtées beaucoup plus loin, plusieurs minutes plus tard.
[146] Toutefois, les policiers ont considéré que leur déplacement subséquent vers le quartier St-Jean-Baptiste alors qu’elles s’y retrouvaient avec d’autres manifestants s’inscrivait dans un continuum de l’attroupement illégal initial.
[147] Le
paragraphe
[148] De tels termes n’excluent pas d’emblée la possibilité que l’« attroupement illégal », vu sa nature dynamique, se poursuive ailleurs, dans le même « voisinage » ou « environnement ».
[149] La décision des policiers de procéder à l’arrestation de mesdames Forgues et Laflamme, même si elles se trouvaient alors à des centaines de mètres du lieu initial de la manifestation, n’était donc pas fautive en elle-même.
[150] Elle reposait, somme toute, sur « l’existence de motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise »[42], motifs que l’acquittement subséquent des demanderesses, devant la Cour municipale, n’a pas pour autant invalidé :
Le policier qui décide de procéder à l’arrestation d’une personne doit avoir, tant objectivement que subjectivement, des motifs raisonnables et probables de croire qu’elle a commis une infraction et non pas qu’elle sera reconnue coupable.[43]
B) La légalité de la détention
[151] Si l’arrestation des demanderesses n’est pas le fruit d’un comportement fautif imputable aux policiers, leur détention subséquente n’est pas exempte de reproches.
[152] Au moment où l’appel des policiers à la dispersion se fait entendre, les manifestants sont informés qu’ils contreviennent à la réglementation municipale et qu’à défaut d’obéir à l’ordre qui leur est lancé, ils pourraient « recevoir un constat d’infraction en vertu de la réglementation municipale ».
[153] Au même moment, une fumée noire produite par les divans en feu s’élève au-dessus de la foule.
[154] Pour le capitaine Picard, chef du peloton « Écho », l’« assise d’intervention change » en ce qu’elle repose désormais sur le Code criminel et l’interdiction de prendre part à un attroupement illégal.
[155] Toutefois, aucun avis en ce sens n’est communiqué aux manifestants qui se dispersent progressivement.
[156] Certes, la police n’est pas formellement tenue d’aviser à l’avance les citoyens des sanctions auxquelles ils s’exposent dans l’hypothèse où ils contreviennent à la loi. Cela va de soi.
[157] Toutefois, à partir du moment où elle prend l’initiative de le faire et qu’elle communique à la foule, au moyen de haut-parleurs, le fondement juridique de son action et les conséquences pénales d’un défaut de dispersion, ne devrait-elle pas également aviser les manifestants, de la même façon, que son intervention connaît une nouvelle assise juridique face à la tournure des événements?
[158] De l’aveu même du capitaine Picard, il n’y avait « pas d’urgence immédiate », de « vies en danger », « de risque de danger immédiat ».
[159] Il témoigne qu’il n’était pas en mesure de diffuser un message, doutant que les manifestants qui commençaient à se disperser puissent l’entendre.
[160] Rappelons qu’en pareil contexte, l’obligation de la police en est une de « moyens » et non de « résultat ».[44]
[161] Pour les citoyens qui se regroupent au sein d’une manifestation pour exercer leurs libertés fondamentales d’expression politique et de réunion pacifique, il n’est pas sans intérêt d’être informés que ce qui était une « assemblée légitime » vient de basculer, selon l’appréciation de la police, en un « attroupement illégal ».
[162] Pour la personne qui manifeste, contrevenir à un règlement municipal sous peine de recevoir un constat d’infraction[45] est sans commune mesure avec le risque d’être trouvé coupable d’une infraction criminelle.[46]
[163] Dans le contexte particulier de la présente affaire, le Tribunal estime que le défaut d’avoir avisé les manifestants que, faute de dispersion, leur présence serait considérée comme un « attroupement illégal », au sens du Code criminel, est assimilable à une faute civile.
* * *
[164] L’accusation d’« attroupement illégal » a mené à la détention de mesdames Forgues et Laflamme.
[165] L’on peut concevoir que celle-ci était nécessaire aux fins de leur identification, mais elle s’est poursuivie bien au-delà.
[166] Dans l’affaire Kavanaght c. Montréal (Ville de)[47], la Cour supérieure précise « que la détention s’entend, ici, de l’application des menottes, du transport de ces personnes au poste de police dans un fourgon cellulaire, de la procédure d’écrou et de leur captivité pendant quelques heures ».[48]
[167] Cette affaire est riche d’enseignements. La Cour n’y remet pas en cause le bien-fondé de l’arrestation de 78 personnes qui occupaient illégalement un parc public pendant la nuit.
[168] Toutefois, elle juge que « [l]’application de menottes et la détention au poste de police ne se justifiaient aucunement »[49], d’autant plus qu’à une exception près, « les personnes arrêtées n’ont offert aucune résistance ».[50]
[169] La Cour s’intéresse à la motivation des policiers d’agir comme ils l’ont fait, dont leur désir de « […] « libérer le parc » avant l’ouverture des bureaux et des commerces avoisinants ».[51]
[170] À cet égard, elle écrit :
[…]
L’autre explication provient du policier Jean Bergeron qui affirme que la détention est la procédure habituelle dans les cas de manifestations et qu’en plus il y avait eu, ici, un feu allumé par les manifestants.
Ces motifs ne tiennent pas la route.
En décidant de transporter 51 adultes au poste Bonsecours et 27 personnes mineures au poste 33, les policiers ont forcé l’application des mesures généralement associées à la détention, notamment, l’application des menottes, le transport au poste et la procédure d’écrou. Cela était inutile et ne pouvait se justifier dans les circonstances.
La responsabilité de la Ville est donc engagée pour la faute de ses policiers.[52]
[171] Pour la Cour supérieure, c’est plutôt la remise de constats d’infraction et la libération immédiate des contrevenants qui s’imposaient dans les circonstances.
[172] D’ailleurs, l’intégration toute récente - donc postérieure aux faits du présent litige - de l’article 493.1 dans le Code criminel s’apparente à une codification jurisprudentielle du « principe de retenue » qui se dégage, entre autres, de cette dernière décision de la Cour supérieure :
493.1 Dans toute décision prise au titre de la présente partie, l’agent de la paix, le juge de paix ou le juge cherchent en premier lieu à mettre en liberté le prévenu à la première occasion raisonnable et aux conditions les moins sévères possible dans les circonstances, notamment celles qu’il peut raisonnablement respecter, tout en tenant compte des motifs visés aux paragraphes 498(1,1) ou 515(10), selon le cas.
(Le Tribunal souligne)
[173] Incidemment, l’article 27 de la Directive ACC-3 applicable aux poursuivants désignés et aux procureurs agissant devant les cours municipales[53] est au même effet :
27. [Retenue] Au stade de l’autorisation d’une poursuite, lorsqu’il évalue la possibilité de s’objecter à la mise en liberté provisoire par voie judiciaire, le procureur fait preuve de retenue. Il garde à l’esprit le fait que le contrevenant doit être mis en liberté à la première occasion raisonnable et aux conditions les moins contraignantes possibles selon les circonstances. […]
[174] Dans l’affaire Paquette c. Ville de Montréal[54], la Cour supérieure s’exprime ainsi sur le thème de la « détention »:
À moins de circonstances justifiant un policier d’exercer autrement sa discrétion, une personne arrêtée, une fois qu’elle a fourni ses nom et adresse, doit être remise en liberté par celui qui la détient « dès que celui-ci a des motifs raisonnables de croire que sa détention n’est plus nécessaire pour empêcher la reprise ou la continuation dans l’immédiat de l’infraction ».
Autrement, il est déraisonnable et donc fautif de poursuivre sa détention, incluant de maintenir les menottes et de la transporter dans un autre lieu.
Également, l’arrestation d’une personne ne rend pas automatiquement raisonnable l’application de menottes ou tie-wraps; les circonstances doivent le justifier.
L’absence de résistance ou de risque à la sécurité du policier, de tiers ou de la personne arrêtée ou l’absence d’explication offrant une justification particulière à l’application de menottes rend la démarche déraisonnable.[55]
(Le Tribunal souligne)
[175] Ainsi, même à supposer que l’application d’attaches autobloquantes et le transport des demanderesses en fourgon cellulaire aient été rendus nécessaires pour empêcher la reprise ou la continuation dans l’immédiat de l’infraction d’« attroupement illégal », il devenait déraisonnable de les maintenir en détention une fois rendues à la Centrale de police, bien loin des autres manifestants.[56]
[176] Mais il y a plus.
[177] Dans son jugement du 27 mai 2019, la Cour municipale écrit :
[…] les défenderesses ont comparu dans la soirée du 8 juin 2018 devant une juge de la Cour municipale où le ministère public s’est opposé à leur remise en liberté.
(Le Tribunal souligne)
[178] À l’audience, en réponse à une question de madame Forgues, l’inspecteur Bernier du SPVQ déclare :
En fait, monsieur le juge, les poursuivants, donc le DPCP et le procureur-chef de la Ville de Québec, ont déjà, avant le déroulement du G7, dans les rencontres préparatoires, informé la magistrature qu’y’allaient s’opposer systématiquement aux enquêtes sur remise en liberté de tous les gens qui allaient être arrêtés.
[…]
Dans un souci de prévenir la récidive, y’était clair, encore-là madame Forgues, que… Le poursuivant avait annoncé ses couleurs pour dire qu’y’allait s’opposer aux enquêtes et tenir l’enquête de remise en liberté le 11…
(Le Tribunal souligne)
[179] L’adoption et l’observance stricte d’une telle politique, sans égard à l’infraction et aux circonstances dans lesquelles elle aurait été commise, ont eu pour effet que deux citoyennes, qui exerçaient, sans violence, leurs libertés fondamentales d’expression politique et de réunion pacifique ont été privées de leur liberté pendant pas moins de 3 jours.
[180] Quelle que soit l’ampleur des mesures de sécurité qu’un événement comme le sommet du G7 commande, il n’autorise pas policiers et procureurs à faire primer leur crainte subjective de récidive sur l’obligation qui leur incombe de préserver les droits et libertés des personnes arrêtées, dont le droit quasi constitutionnel « de recouvrer sa liberté sur engagement ».[57]
[181] De l’avis du Tribunal, la politique évoquée est à la fois incompatible avec la mission policière de sauvegarde des droits et libertés[58] et « le rôle de l’avocat du ministère public en tant que représentant de la justice ».[59] Elle participe d’un objectif excessif et donc illégitime, « autre que celui de l’application de la loi »[60] en ce qu’il tient davantage de l’abus de procédure que de l’intérêt de la justice, ce qui dénature le processus de justice criminelle.[61]
[182] En somme, le Tribunal juge que la « détention » de mesdames Forgues et Laflamme n’était pas justifiée dans les circonstances et résulte d’un comportement fautif qui engage la responsabilité de la Ville et du PGQ.
C) La réparation
[183] L’article
1. Le préjudice moral
[184] Il est acquis que « la perte de la liberté personnelle résultant de l’acte illégal de la police ou de l’État, accompagnée du sentiment d’humiliation, de la perte de la capacité d’agir de façon indépendante ainsi que du stress psychologique qui découle de pareilles situations, demeure assimilée à une forme de dommage moral et doit être indemnisée comme telle ».[62]
[185] Dans l’arrêt Kosoian c. Société de transport de Montréal[63], qui met en cause un cas d’arrestation illégale, la Cour suprême du Canada écrit :
Les atteintes à la liberté de mouvement, tout comme celles à la vie privée, ne doivent pas être banalisées. En empruntant l’escalier de la station de métro Montmorency ce soir-là, madame Kosoian ne s’attendait certainement pas à se retrouver assise sur une chaise, les mains menottées derrière le dos, dans un local équipé d’une cellule, ni à voir ses effets personnels être fouillés par des policiers. Qu’une telle expérience lui ait causé un stress psychologique important, je n’ai aucun mal à le croire.
En ce qui concerne maintenant le montant des dommages-intérêts, je fixerais le montant total de la réparation à 20 000 $ […].[64]
[186] Par analogie, l’on peut convenir qu’en se rendant manifester contre les politiques du G7, le 8 juin 2018, mesdames Forgues et Laflamme ne s’attendaient certainement pas à :
- se retrouver les mains menottées derrière le dos et prises en photo escortées de deux policiers casqués, visières rabattues et gantés[65];
- être transportées dans des voitures de police, puis un fourgon cellulaire vers la Centrale de police;
- être menottées de nouveau, cette fois les mains par-devant et entravées aux chevilles - et dans le cas de madame Forgues, être même privée de ses lunettes, à la manière d’une « torture douce »[66];
- être mises en cellule à la Centrale de police sans même disposer d’une couverture pour contrer le froid qui y règne;
- être conduites, dans la nuit, au CDQ pour y subir, à leur arrivée, une fouille à nu;
- séjourner plus de deux jours en prison;
- subir une seconde fouille à nu, puis être une fois de plus menottées mains par-devant et entravées aux chevilles aux fins du transport vers la Centrale de police;
- comparaître devant la Cour municipale et être astreintes à respecter des conditions strictes pendant plusieurs mois, dont l’interdiction de communiquer entre elles, de contacter certaines personnes et de se trouver dans un quadrilatère géographique couvrant la majeure partie de la Haute-ville de Québec[67];
- revenir en cellule avant d’être enfin libérées dans l’après-midi du 11 juin 2018.
[187] Dans l’arrêt Godin c. City of Montréal[68], la Cour d’appel du Québec procède à une revue de la jurisprudence portant sur les indemnités accordées en matière de détention illégale. Elle alloue ainsi une somme de 2 000 $ à deux manifestants qui ont été menottés et maintenus en détention dans une voiture de police de 20 à 60 minutes.[69]
[188] Le Tribunal effectue un exercice semblable dans l’affaire Trabulsi c. Ville de Montréal.[70] L’importante revue jurisprudentielle qui y est faite le mène à conclure « qu’une somme actualisée de 10 500 $ par jour d’incarcération illégale constitue une compensation adéquate pour les préjudices moraux découlant d’une arrestation illégale et d’une détention injustifiée ».[71]
[189] Dans le présent litige, seule la détention est jugée illégale.
[190] Du reste, « [l]es tribunaux ne peuvent juger au-delà de ce qui leur est demandé ».[72]
[191] Ceci dit, en fonction de la ventilation que madame Forgues a faite de sa réclamation, elle a droit à une somme maximale de 7 825 $ pour le préjudice moral qu’elle a subi.
[192] Quant à madame Laflamme, bien que sa réclamation relative au préjudice moral intègre un volet relatif à une « arrestation illégale », elle n’a cependant pas fait le choix d’en faire un chef distinct.
[193] Considérant la durée de sa « détention illégale » et les sommes généralement attribuées en pareille matière, le Tribunal considère qu’elle a droit à l’entièreté de la somme de 13 000 $ qu’elle réclame pour préjudice moral.
2. Le préjudice matériel
[194] Madame Forgues réclame, sous ce chef, une somme de 175 $ couvrant la perte d’une journée de travail le 11 juin 2018.
[195] Elle dépose en preuve le relevé de ses revenus d’emploi pour l’année 2018 ainsi qu’un « État de dépôt » de son salaire du 17 août 2020 au 19 août 2020.
[196] Ces documents permettent d’inférer qu’il y a un écart très marqué entre ses revenus de 2018 et ceux de 2020 lorsque ces derniers sont ramenés sur une base annuelle.
[197] Par appréciation souveraine, le Tribunal estime à la somme de 125 $ la perte salariale subie.
3. Les dommages-intérêts punitifs
[198] Le second
alinéa de l’article
[199] Pour ce faire, le Tribunal doit se convaincre que « l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive » ou encore qu’il a agi « en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables » que sa conduite engendrerait.[73]
[200] En d’autres termes :
Deux états d’esprit sont donc de nature à engendrer
l’atteinte illicite et intentionnelle suivante prévue à l’article
[201] Monsieur Alain Bernier est inspecteur à la SQ et responsable du district Est du Québec. Il assumait la gouvernance centralisée des enquêtes lors du G7.
[202] Il explique que cet événement d’envergure internationale a nécessité une année et demie de préparation et que la sécurité des dignitaires et de la population était au cœur des préoccupations.
[203] Il évoque les événements violents entourant la tenue de sommets antérieurs de même nature (Sommet des Amériques de Québec 2001, Sommet du G8 de Toronto 2010, Sommet du G-20 de Hambourg 2017) - certains menant à des centaines d’arrestations - et également la montée de la menace terroriste.
[204] Son collègue Jean-François Bernier du SPVQ, avec lequel il a collaboré étroitement, a relevé aussi les nombreuses manifestations (et contre-manifestations) dont la Ville a été le siège ces dernières années.
[205] En tout, quelque 7 000 policiers ont été mobilisés sur les sites de Bagotville, Charlevoix et Québec pendant le G7.
[206] Selon Alain Bernier, c’est ce vaste déploiement policier qui a permis de limiter le nombre d’arrestations à 17 pendant l’événement. « Avoir livré un G7 à ce niveau-là », dit-il, « c’est une première », ce qui a valu au Canada des « félicitations mondiales » : « C’est vraiment une réussite », conclut-il.
* * *
[207] Ceci dit, dans le Rapport d’observation des mesures de sécurité déployées au Québec dans le cadre des activités citoyennes entourant la tenue du G7 à La Malbaie, les observateurs désignés par le Gouvernement du Québec écrivent :
Compte tenu de la tournure des manifestations survenues dans le passé lors d’évènements similaires à celui du Sommet du G7, il a certainement été justifié dans la planification des opérations de maintien de la paix et de rétablissement de l’ordre d’envisager l’hypothèse de déploiements massifs des forces de l’escouade anti-émeute en cas de violence ou de menace réelle de violence. Or, et il s’agit d’un fait marquant des évènements, peu de personnes se sont présentées lors des trois jours de manifestations et d’activités citoyennes et celles qui se sont mobilisées l’ont fait de manière pacifique.
Dans ces circonstances, les observateurs sont d’avis que le dispositif de sécurité déployé d’entrée de jeu par les forces de l’ordre, en raison de sa disproportion excessive et de son inadaptation au contexte factuel, a pu constituer une entrave non justifiée aux libertés d’expression et de réunion pacifique et a porté atteinte au nécessaire équilibre à atteindre entre les impératifs de sécurité et la jouissance des droits fondamentaux.[75]
[208] En un sens, le traitement préjudiciable subi par mesdames Forgues et Laflamme est le révélateur de cette « disproportion excessive » et d’une « inadaptation au contexte factuel ».
[209] Certes, les expériences malheureuses vécues dans le passé lors de la tenue de ce type de sommets justifiaient les autorités d’appréhender le pire et de prendre des mesures exceptionnelles afin d’y faire face. À cet égard, la bonne foi des policiers entendus à l’audience ne saurait être remise en doute.
[210] Il faut cependant déplorer que l’appareil de l’État n’ait pas su adapter ses interventions du 8 juin 2018 en fonction d’une manifestation qui réunissait à peine une cinquantaine de personnes et qui se déroulait pacifiquement, sans le moindre acte de violence physique.
[211] La décision des autorités - arrêtée à l’avance - de refuser la remise en liberté des personnes arrêtées lors du G7, sans égard à leur dangerosité ou aux risques de récidive qu’elles présentaient objectivement, doit être dénoncée parce qu’elle postule que manifester est un crime plutôt qu’un droit fondamental :
Il est vrai que la manifestation - même pacifique - est une activité expressive intrinsèquement perturbatrice. C’est toutefois là sa nature et sa raison d’être. Elle attire l’attention parce qu’elle dérange, elle se fait voir et entendre parce qu’elle interrompt le quotidien; elle communique son message parce qu’elle suscite un débat en investissant (provisoirement) un lieu public. Ce n’est pas pour autant une nuisance que l’on doit réprimer ou contrôler ni un trouble de l’ordre public ou de la sécurité publique et les mesures qu’adoptent les autorités ne peuvent pas avoir pour objet d’éliminer cette perturbation. Il faut insister au contraire sur le fait que l’usage de la voie publique, des places publiques ou des parcs à des fins de manifestation pacifique est un usage légitime de ces lieux et que la contrariété temporaire qu’en éprouvent les autres usagers n’est pas un mal, ne constitue pas un préjudice et ne saurait, en soi, appeler une réglementation ou une restriction du droit de manifester pacifiquement.[76]
[212] Il était « extrêmement probable » que le refus, par anticipation, des policiers et procureurs d’envisager la libération des personnes arrêtées et dûment identifiées puisse avoir pour conséquence de porter indûment atteinte à leur liberté.
[213] Cela suffit pour justifier l’attribution de dommages-intérêts punitifs puisque mesdames Forgues et Laflamme n’étaient pas tenues d’établir, à cette fin, que la conduite des préposés de la Ville ou du PGQ à leur endroit - conduite par ailleurs approuvée en haut lieu - était empreinte de « mauvaise foi ».[77]
[214] Ceci dit,
l’article
[215] Rappelons en outre que « [l]es objectifs poursuivis par l’octroi des dommages-intérêts punitifs sont la prévention, la dissuasion (particulière et générale) et la dénonciation des actes particulièrement répréhensibles dans l’opinion de la justice ».[78]
[216] Le Tribunal estime que la prise en compte de ces objectifs et l’application des critères pertinents justifient l’attribution d’une somme globale de 5 000 $ à titre des dommages-intérêts punitifs.[79]
[217] Puisque la réclamation de madame Laflamme sous ce chef est de 2 000 $, elle ne peut toucher une somme excédant ce montant.[80]
[218] Quant à madame Forgues, elle a droit à une somme de 3 000 $ de manière à servir pleinement l’objectif d’exemplarité inhérent à ce type de réparation appliqué ici en contexte de droit public.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
Dans le dossier no 200-32-069017-187 :
[219] ACCUEILLE en partie la demande;
[220] CONDAMNE les défendeurs, Ville de Québec et Procureur général du Québec, à payer à la demanderesse, Lynda Forgues, la somme de 10 950 $, ainsi que les frais de justice de 199,98 $.
Dans le dossier no 200-32-069174-190 :
[221] ACCUEILLE la demande;
[222] CONDAMNE les défendeurs, Ville de Québec et Procureur général du Québec, à payer à la demanderesse, Déliane Laflamme, la somme de 15 000 $, ainsi que les frais de justice de 202 $.
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__________________________________ CHRISTIAN BRUNELLE, J.C.Q. |
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Dates d’audience : |
6, 7, 8 et 9 avril 2021 |
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[1] Pièces DVQ-1 et PGQ-SQ-3, Rapport d’arrestation dicté du contrevenant no B-230, p. 2 de 4.
[2] Pièces PGQ-SQ-10 et PGQ-SQ-13, Dénonciation.
[3] Pièce DVQ-1.
[4] Pièce DVQ-10, Plan d’aménagement de la cour arrière de la Centrale de police pour le G7; Pièce DVQ-11, « Plan roulottes détention temporaire extérieure COTC Québec ».
[5] Pièce PGQ-SQ-7, Calepin de notes personnelles des enquêteurs.
[6] Pièce PGQ-CDQ-3, Formulaire Échelle d’évaluation du risque suicidaire.
[7] Pièce PGQ-CDQ-1, Fiche de la personne en détention.
[8] Pièces PGQ-CDQ-4, Courriel du 9 juin 2018, 3h05 a.m., et PGQ-CDQ-5, Note manuscrite signée par madame Lynda Forgues, 9 juin 2018 et PGQ-CDQ-6, Note manuscrite signée par madame Déliane Laflamme.
[9] Pièce PGQ-CDQ-6, Rapport de visite des observateurs.
[10] Pièce PGQ-CDQ-12, Formulaire « Vérifications à effectuer lors d’une libération »; Pièce PGQ-SQ-12, Registre des personnes détenues.
[11]
Pièce PGQ-SQ-18, Jugement de l’honorable Jacques Ouellet : R. c.
Forgues,
[12] Id.
[13]
Forgues c. R.,
[14] Id., par. 91.
[15] Id., par. 88.
[16] RLRQ c C-12.
[17] Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.
[18] Id., art. 2 et 7.
[19] R. c. Oakes,
[20]
Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la
jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation),
[21]
Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc.,
[22] L.Q. 1991, c. 64.
[23]
Kosoian c. Société de transport de Montréal,
[24]
Id., par. 40 (citant également les articles
[25] Id.
[26]
Voir, par exemple, Dufour c. Procureur général du Québec,
[27]
Ontario (Procureur général) c. Clark,
[28]
Vancouver (Ville) c. Ward,
[29] Id., par. 43.
[30]
Henry c. Colombie-Britannique
(Procureur général),
[31] Pièce P-DL-14 (C0004).MP4 (8 juin 2918, 11h55).
[32] LRC 1985, c C-46.
[33] R. c. Forgues, précité, note 11, par. 94 à 97.
[34] Forgues c. R., précité, note 13, par. 56 et 57.
[35]
[36] Id., par. 15 (Notre soulignement).
[37] Kosoian c. Société de transport de Montréal, précité, note 23, par. 45.
[38] Id., par. 46.
[39] Godin c. City of Montréal,
[40] Nos italiques. De la même façon, la version anglaise réfère au terme « neighbourhood ».
[41] Lecompte c. R., précité, note 35.
[42] Kosoian c. Société de transport de Montréal, précité, note 23, par. 78.
[43]
Paquette c. Ville de Montréal,
[44] Kosoian c. Société de transport de Montréal, précité, note 23, par. 43, 49 et 58.
[45] Comme l’affirme, avec à-propos, la Cour supérieure dans
l’affaire McGowan c. City of Montréal,
[46] D’ailleurs, à l’article 18 de sa Directive ACC-3 applicable aux poursuivants désignés et aux procureurs agissant devant les cours municipales, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) écrit : « 18. Lorsqu’une personne peut être poursuivie à la fois en vertu du Code criminel et d’une autre loi pénale (loi fédérale ou loi du Québec), le procureur privilégie le recours à la loi pénale, au nom du principe de modération, sauf en présence de circonstances particulières » (Notre soulignement) [En ligne : http://www.dpcp.gouv.qc.ca/ressources/pdf/envoi/ACC-3.pdf].
[47]
[48] Id., par. 141 (C.S.).
[49] Id., par. 136.
[50] Id., par. 137.
[51] Id., par. 142.
[52] Id., par. 143 à 146 (Nos soulignements).
[53] Précité, note 23.
[54] Précité, note 43.
[55] Id., par. 197 à 200.
[56]
Bérubé c. Québec (Ville de),
[57]
Art.
[58] Loi sur la police, RLRQ c P-13.1, art. 48, al. 2; Kosoian c. Société de transport de Montréal, précité, note 23, par. 57.
[59] Henry c. Colombie-Britannique (Procureur général), précité, note 30.
[60]
Garon c. Procureure générale du Québec,
[61] Miazga c. Kvello (Succession),
[62]
Schreiber c. Canada (Procureur général),
[63] Précité, note 23.
[64] Id., par. 139 et 140.
[65] Le Tribunal convient cependant que la prise de photographies ne constitue, en elle-même, une faute civile dans la mesure où elle sert à prouver l’identité de la personne arrêtée, aux fins d’un procès éventuel : Godin c. City of Montréal, précité, note 39, par. 39 : « A police officer acting reasonably would seek to preserve evidence of the offence including the arrestees’ identity and appearance for the purposes of collecting evidence to present to a court. There was consequently no fault committed by the police in taking the photographs in question ».
[66]
L’expression est celle de l’honorable juge Richard Grenier dans l’affaire Hétu
c. R.,
[67] Madame Forgues ne pouvait se trouver dans le quadrilatère suivant : Boulevard René-Lévesque, Honoré-Mercier, Rue St-Jean, rue des Glacis, Côte de la Potasse, Vaisseaux du Roi, Saint-Paul, Quai St-André, Dalhousie, Champlain, Côte Gilmour, Avenue de Laune, Grande-Allée Ouest et Avenue Holland. Quant à madame Laflamme, le quadrilatère se déclinait ainsi : Boulevard Charest Ouest/Est, Quai St-André, Dalhousie, Champlain, Côte Gilmour, Avenue de Laune, Grande-Allée Ouest, Avenue Holland, Avenue St-Sacrement.
[68] Précité, note 39.
[69] Id., par. 66.
[70]
[71] Id., par. 26.
[72] Code de procédure civile, RLRQ, c. C -25.01, art. 10, al. 2.
[73]
Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital
St-Ferdinand,
[74]
Procureur général du Canada c. Manoukian,
[75] Louis-Philippe LAMPRON, Christine VÉZINA et Mario BILODEAU, Rapport d’observation des mesures de sécurité déployées au Québec dans le cadre des activités citoyennes entourant la tenue du G7 à La Malbaie, Québec, 24 juillet 2018, p. 43 [En ligne : https://www.securitepublique.gouv.qc.ca/fileadmin/Documents/police/publications/rapport_dobservation_g7.pdf] (Nos soulignements).
[76]
Bérubé c. Ville de Québec,
[77] Dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Manoukian, précité, note 74, la Cour d’appel du Québec infirme la décision de première instance aux termes de laquelle la Cour supérieure refusait de sanctionner la conduite de policiers par des dommages-intérêts punitifs, faute d’une preuve de « mauvaise foi ».
[78]
Jean Pierre c. Benhachmi,
[79]
Voir, par analogie, Paquette c. Ville de Montréal, précité, note 43; Mercier
c. Singh,
[80] Précité, note 72.
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