Décision

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Caron et Ministère de la Sécurité publique

2025 QCCFP 2

 

COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

DOSSIER No :

2000111

 

DATE :

21 janvier 2025

______________________________________________________________________

 

DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF :

Denis St-Hilaire

______________________________________________________________________

 

 

 

DANIEL CARON

Partie demanderesse

 

Et

 

MINISTÈRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

Partie défenderesse

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

(Article 33, Loi sur la fonction publique, RLRQ, c. F-3.1.1)

______________________________________________________________________

 

  1.                Le 12 février 2024, M. Daniel Caron dépose un recours à la Commission de la fonction publique (Commission), en vertu de l’article 33 de la Loi sur la fonction publique[1] (Loi), à l’encontre de son employeur, le ministère de la Sécurité publique (Ministère).
  2.                Il conteste sa suspension d’une journée imposée pour avoir eu « recours à la force inapproprié » lors d’une intervention auprès d’un détenu (M. X).
  3.                M. Caron prétend que son intervention était dictée par l’urgence d’imposer un « arrêt d’agir » à une personne incarcérée (PI) en crise et qu’au surplus, elle a été effectuée en conformité des politiques en vigueur.
  4.                Afin de trancher ce recours, la Commission doit répondre aux trois questions en litiges suivantes :
  1.      Les faits au soutien de la mesure disciplinaire ont-ils été prouvés?
  2.      Dans une telle éventualité, les faits reprochés constituent-ils une faute?
  3.      Si oui, en tenant compte de toutes les circonstances, la sanction estelle proportionnelle à la faute reprochée?
  1.                La Commission répond aux trois questions en litige de la façon suivante :
  1.      Oui, les faits au soutien de la mesure disciplinaire ont été prouvés.
  2.      Non, ces faits ne constituent pas une faute.
  3.      Puisque la Commission a répondu négativement à la deuxième question en litige, elle n’a pas à répondre à la troisième question.
  1.                En conséquence, la Commission accueille le recours et annule la suspension d’une journée imposée à M. Caron.

CONTEXTE

  1.                Le 17 janvier 2024, le Ministère impose à M. Caron une mesure disciplinaire, soit une suspension sans traitement d’une journée appliquée le 24 janvier 2024.
  2.                Cet employé est sanctionné en raison d’une intervention effectuée le 25 août 2023. Il conteste cette mesure disciplinaire.
  3.                L’article 33 de la Loi prévoit :

33. Un fonctionnaire non régi par une convention collective peut interjeter appel devant la Commission de la fonction publique de la décision l’informant :

  de son classement lors de son intégration à une classe d’emplois nouvelle ou modifiée;

  de sa rétrogradation;

  de son congédiement;

  d’une mesure disciplinaire;

  qu’il est relevé provisoirement de ses fonctions.

Un appel en vertu du présent article doit être fait par écrit et reçu à la Commission dans les 30 jours de la date d’expédition de la décision contestée.

Le présent article, à l’exception du paragraphe 1° du premier alinéa, ne s’applique pas à un fonctionnaire qui est en stage probatoire conformément à l’article 13.

 [Soulignement de la Commission]

  1.            L’article 34 de la Loi attribue de larges pouvoirs à la Commission en matière disciplinaire :

34. La Commission de la fonction publique peut maintenir, modifier ou annuler une décision portée en appel en vertu de l’article 33.

Lorsque la Commission modifie une telle décision, elle peut y substituer celle qui lui paraît juste et raisonnable compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire.

Lorsque la Commission maintient la rétrogradation d’un fonctionnaire ou transforme un congédiement en rétrogradation, elle peut ordonner que l’appelant soit rétrogradé à une classe d’emplois déterminée par le président du Conseil du trésor compte tenu de ses aptitudes.

  1.            C’est à l’employeur que revient le fardeau de justifier sa décision d’imposer une sanction. Pour y réussir, il doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable que les gestes reprochés se sont produits, qu’ils constituent une faute et que la mesure disciplinaire était proportionnelle dans les circonstances. 

ANALYSE

La première question en litige : Les faits au soutien de la mesure disciplinaire ontils été prouvés?

  1.            Les principaux faits au soutien de la mesure disciplinaire ont été prouvés à la satisfaction de la Commission.
  2.            M. Caron est chef d’unité, cadre, classe 7, à l’Établissement de détention de Québec (EDQ). Au moment des évènements, il est assigné au secteur F3, constitué des départements 10, 11 et 12.
  3.            Il s’agit d’un « secteur de protection » réservé à une clientèle masculine hétéroclite, qui ne peut pas être en contact avec les autres PI pour des raisons de sécurité. En effet, à titre d’exemples, il peut s’agir de personnes ayant des problèmes de santé mentale, des personnes ayant commis des crimes qui compromettent leur sécurité ou des personnes ayant des troubles de comportement. Bref, selon la preuve, ce n’est pas une « clientèle » facile.
  4.            Le 25 août 2023, l’intervention se produit vers 19 h 40. Elle est d’une durée de quelques minutes, mais elle se démarque par sa rapidité et son intensité.
  5.            Le soir de l’évènement, l’équipe du F3 est incomplète puisqu’il manque un agent de service correctionnel (agent).
  6.            L’intervention se déroule dans le corridor du département 10 auprès d’une PI du département 12. Il s’agit de M. X, un homme reconnu pour être imprévisible et violent. Il a d’ailleurs à son actif plusieurs manquements aux règlements, dont certains avec violence envers le personnel ou d’autres PI.
  7.            La scène débute au moment où M. X se prépare à une sortie dans la cour. Il mentionne qu’il ne « va pas bien dans sa tête ». Soudainement, il prend la fuite et se dirige rapidement vers le corridor du département 10.
  8.            Un évènement qui s’est produit plus tôt porte à croire qu’il pourrait être intoxiqué par l’alcool ou la drogue. En effet, un groupe de PI a rempli des poubelles d’eau lors d’un soulèvement dans le département 12 où M. X est incarcéré. L’évènement s’est réglé de façon pacifique par la discussion et la négociation entre les agents et les PI impliquées. Une PI de ce département est conduite à l’infirmerie peu avant l’évènement puisqu’elle est intoxiquée.
  9.            Au moment de l’intervention, M. Caron travaille dans une pièce attenante au corridor. Il entend des bruits anormaux. Il se déplace et voit M. X courir vers l’extrémité du corridor du département 10, vêtu seulement d’un chandail et d’une serviette autour de la taille, comme s’il sortait de la douche. Il se joint à deux agents qui sont déjà à sa poursuite.
  10.            M. X se dirige vers le fond du corridor alors qu’une autre PI, un homme visiblement âgé, est assise calmement sur un banc appuyé contre le mur au milieu du corridor. Il semble faire de la couture. Un sac de papier contenant probablement des achats provenant de la « cantine » est sur le sol devant lui.
  11.            Pendant sa course, M. X s’arrête soudainement pour regarder rapidement à l’intérieur du sac de papier de l’homme stupéfait devant cet intrus qui n’inspire rien de bon. M. X ne prend toutefois rien dans le sac. Il poursuit sa course vers le bout du corridor en empoignant au passage un gros sac transparent contenant 48 rouleaux de papier hygiénique, deux contenants de détergent et deux pastilles pour les urinoirs.
  12.            Une fois arrivé au bout du corridor, il tente d’ouvrir une porte qui permet d’accéder à l’étage inférieur, soit le secteur F2. Heureusement, elle est verrouillée au moment des évènements puisque cet étage représente pour M. X un danger étant donné qu’il est incarcéré dans un « secteur de protection ».
  13.            Il poursuit sa course de façon erratique, revenant un peu sur ses pas, et pousse du pied des contenants de plastique au sol. M. X lance quelques rouleaux de papier hygiénique en direction des agents. Les projectiles manquent leur cible ou ont peu d’impact. Il faut dire que M. X est très agité et se déplace de façon erratique dans toutes les directions se sentant pris au piège. Ses lancers sont peu convaincants, mais indiquent tout de même une intention malveillante ainsi qu’un désir de résistance et de désordre.
  14.            Ces rouleaux de papier hygiénique sont de type commercial. Les feuilles de ces rouleaux sont plus compactées que celles des rouleaux utilisés en milieu résidentiel. Ils sont donc plus lourds et plus percutants, au dire de la majorité des témoins entendus.
  15.            La conduite de M. X est telle que M. Caron croit déceler au départ quelques signaux d’un délire agité qui s’avèrent finalement non fondés.
  16.            M. Caron se dirige vers M. X avec les deux agents. Il les considère peu expérimentés compte tenu du peu d’ancienneté qu’ils détiennent au sein de l’EDQ. Des renforts sont réclamés. Il ordonne à une agente de prendre la bonbonne d’agent inflammatoire (OC), plus communément appelé « poivre de cayenne », à une console près de l’intervention. Elle s’exécute et prend la bonbonne. En la regardant, M. Caron ressent son manque d’assurance et considère qu’elle n’est pas apte à s’en servir lors de l’intervention. Il décide donc de prendre les choses en main.
  17.            Muni de la bonbonne, il s’approche de M. X, suivi des deux agents, et lui ordonne de se coucher par terre. Ce dernier refuse d’obtempérer. M. Caron lance alors un premier jet d’OC en sa direction. Ce geste n’ébranle pas du tout le récalcitrant qui continue de s’agiter. Quatre ou cinq jets et plusieurs avertissements seront nécessaires avant que M. X accepte finalement de se coucher par terre. M. Caron lui passe les menottes d’un des agents, après avoir lancé la bonbonne d’OC près du tibia de M. X. D’autres agents viennent prêter main-forte à l’équipe en place et M. X est escorté vers l’infirmerie afin qu’il soit décontaminé puisqu’il a été aspergé à plusieurs reprises.
  18.            Ces faits, qui sont à l’origine de la sanction disciplinaire, ont été prouvés à la satisfaction de la Commission. Une vidéo de l’intervention, sans piste sonore, a d’ailleurs été présentée en preuve.

La deuxième question en litige : les faits reprochés constituent-ils une faute?

  1.            Pour l’employeur, il s’agit d’une faute puisque le recours à la force est inapproprié et que la situation ne requiert aucune intervention d’urgence. En agissant de la sorte, M. Caron aurait enfreint plusieurs règlements de la Direction générale des services correctionnels. Pire encore, il aurait mis en péril la santé et la sécurité d’une PI. L’intervention va à l’encontre de son rôle de gestionnaire ainsi que de son rôle d’agent de la paix.
  2.            Pour M. Caron, il respecte en tous points les procédures en vigueur et il y a urgence d’intervenir pour faire cesser le comportement violent d’une PI en crise afin de protéger une autre PI ainsi que le personnel. Il a eu recours à la force en respectant le « continuum de l’usage de la force ». Bref, il s’agit d’une intervention préventive qui est urgente pour des raisons de sécurité.
  3.            M. Caron est expérimenté puisqu’il travaille à l’EDQ depuis 2014. Il est chef d’unité intérimaire de 2015 jusqu’à sa nomination officielle en 2017. Il a également d’autres expériences pertinentes. Il a suivi de nombreuses formations à l’EDQ, notamment sur l’usage de la force et sur l’utilisation de l’OC. Il a aussi fait partie de l’équipe correctionnelle d’intervention d’urgence (ÉCIU) pendant six années.
  4.            Lors de son témoignage, il a démontré une excellente connaissance du Cadre de l’emploi de la force des Services correctionnels qui est une illustration que l’on retrouve dans le Guide théorique sur le Cadre de l’emploi de la force des Services correctionnels[2]. Il connait cet outil depuis une formation suivie en 2014 et y fait référence à plusieurs reprises pour expliquer et justifier son intervention.
  5.            La Commission ne doit pas se demander s’il s’agit de la meilleure intervention en pareille situation, mais bien si celle-ci constitue une faute, au sens juridique du terme, en considérant que le fardeau de preuve incombe à l’employeur. Ainsi, il lui revient de justifier sa décision d’imposer une sanction disciplinaire à M. Caron et de convaincre le Tribunal des fautes qui lui sont reprochées.
  6.            Le 25 août 2023, l’intervention se déroule rapidement. La preuve a exposé différents choix d’interventions possibles pour M. Caron. Bien que l’utilisation d’une barricade, l’attente de renforts et l’appel à une escouade spécialisée aient été mentionnés, deux options ont davantage été abordées par les témoins. La première, retenue par M. Caron, consiste à intervenir immédiatement pour faire cesser le danger occasionné par M. X. La seconde est d’effectuer un désengagement et de se retirer afin de déterminer par la suite l’intervention adéquate dans les circonstances.
  7.            Selon M. Jean-Michel Girard, directeur de service à l’EDQ, il n’y a pas urgence d’agir. Le désengagement, en demandant de fermer la grille d’accès afin d’isoler M. X dans le corridor, est la solution adéquate. L’utilisation du puits d’évacuation dans la console représente aussi une façon de se désengager. Dit autrement, il s’agit d’effectuer un repli stratégique.
  8.            Sa vaste expertise en milieu carcéral en fait un témoin crédible et convaincant aux yeux de la Commission. En effet, il est notamment formateur de ÉCIU, formateur sur le recours à la force nécessaire en milieu carcéral, sur les techniques d’intervention physique ainsi que sur l’utilisation des agents inflammatoires. Il est également instructeur régional sur l’emploi de la force et enseigne au niveau collégial dans ce domaine.
  9.            L’intervention suggérée par M. Girard fait partie du spectre des décisions possibles. Mais, cela n’a pas pour effet de convaincre le Tribunal que l’intervention de M. Caron est empreinte des fautes qui lui sont reprochées. Pour M. Girard, la meilleure approche est de ne pas intervenir et de se désengager. M. Caron a plutôt choisi d’intervenir et sa décision est raisonnable dans les circonstances.
  10.            D’ailleurs, M. Caron démontre à la Commission qu’il connaît le désengagement. Au surplus, il explique les raisons pour lesquelles il n’a pas utilisé cette option. D’une part, il considère que de se désengager avec deux autres agents en abandonnant la PI assise sur le banc n’est pas sécuritaire. D’autre part, il considère qu’il doit mettre fin au danger le plus rapidement possible pour la sécurité de tous. Il veut également conserver l’accès au secteur.
  11.            Pour lui, il n’est pas en mesure de respecter les quatre conditions pour se désengager de façon sécuritaire, soit isoler, circonscrire, contenir et réévaluer. La preuve vidéo montre clairement un individu agité au comportement erratique et imprévisible qui sera manifestement difficile à isoler et à contenir. L’utilisation de l’OC à quatre ou cinq reprises est d’ailleurs nécessaire.
  12.            La décision retenue devait se prendre en quelques secondes dans le feu de l’action. Celle préconisée par M. Girard est expliquée au Tribunal au terme d’une analyse minutieuse basée notamment sur le visionnement de la vidéo de l’intervention sous plusieurs angles et sur la lecture des documents pertinents.
  13.            Avant d’intervenir, M. Caron s’est manifestement inspiré des trois composantes du processus d’évaluation d’une situation, soit la situation elle-même, le comportement du sujet ainsi que les perceptions et les considérations tactiques. Tout se passe en quelques secondes. Ces trois composantes se retrouvent autant dans le Guide théorique sur le recours à la force dédié aux agents des services correctionnels (version 1 mai 2023) que dans le Guide théorique sur le recours à la force dédié aux gestionnaires de premier niveau (version 1 -mars 2023) de la Direction générale à la sécurité.
  14.            De façon plus précise, quels sont les facteurs qui conduisent M. Caron à intervenir immédiatement plutôt que de se désengager?
  15.            D’abord, il connaît les membres de son équipe présents durant ce quart de travail. Il considère qu’il est assisté de deux agents peu expérimentés. Ainsi, il veut prendre les choses en main rapidement pour éviter que la situation ne dégénère. Il sait également que les renforts demandés arriveront rapidement pour prêter mainforte à son équipe.
  16.            M. Caron évalue aussi que l’autre PI est vulnérable compte tenu de son âge et du comportement hautement imprévisible de M. X. Il faut donc la protéger en maîtrisant M. X sans délai.
  17.            Il considère également qu’il n’est pas possible d’effectuer un désengagement sécuritaire dans les circonstances puisqu’il est en situation d’agression. La Commission tient à préciser qu’elle est d’accord avec M. Caron que M. X commet une agression bien que très maladroitement. Les trois composantes de l’agression sont réunies, soit la possibilité, l’intention et la capacité de poser les actions à la base de l’agression. Tout en étant conscient que des rouleaux de papier hygiénique ne constituent pas l’arme la plus redoutable en milieu carcéral, il n’en demeure pas moins que son utilisation erratique par M. X soulève des inquiétudes sérieuses. Le sac où se trouvent les rouleaux de papier hygiénique contient également deux contenants de détergents qui peuvent manifestement blesser les agents et l’autre PI.
  18.            M. Caron garde en tête une intervention effectuée lors d’une mutinerie d’un groupe de PI plus tôt la même journée au département 10, celui où est incarcéré M. X.
  19.            Il sait également que M. X possède une « feuille de route » bien garnie en milieu carcéral et un parcours ponctué de plusieurs manquements aux règlements, dont certains avec violence (agression d’un agent, conflits et altercations avec d’autres PI, langage injurieux, menaces, etc.). De plus, M. X est en détention pour des crimes violents. Il est difficile de lui reprocher d’intervenir rapidement avec un individu imprévisible et potentiellement dangereux. L’intervention directe n’est certes pas la seule option possible, il demeure qu’elle se justifie dans les circonstances.
  20.            La Commission a déjà établi qu’un gestionnaire doit exécuter son travail avec diligence et une grande prudence[3]. À titre de gestionnaire, M. Caron doit adopter une position de leader et prioriser la gestion et l’encadrement de son équipe lors d’une intervention plutôt qu’intervenir lui-même. Par ailleurs, rien ne l’empêche d’agir autrement s’il considère plus judicieux dans les circonstances d’intervenir de concert avec les agents de son équipe. Il sait que l’équipe est amputée d’un agent la journée de l’intervention. Qui plus est, il considère certains agents peu expérimentés et incapables de prendre en charge une telle intervention. Le fait de participer activement à l’intervention est une décision de gestionnaire qui peut être qualifié de raisonnable dans les circonstances. La preuve a révélé qu’il travaille activement « sur le plancher » avec son équipe. Le fait de prioriser l’encadrement ne l’empêche pas d’intervenir au besoin. Aucune règle ni aucune directive ne vient d’ailleurs lui interdire de le faire.
  21.            La décision d’intervenir, plutôt que d’effectuer un désengagement, et les gestes posés lors de l’intervenir ne peuvent être qualifiés d’actes irréfléchis, téméraires ou risqués. Le milieu carcéral impose quotidiennement aux agents et aux gestionnaires un nombre important de décisions à prendre en quelques secondes. Le choix d’intervenir et l’intervention elle-même ne sont peut-être pas parfaits en tous points, mais ils entrent dans le spectre des décisions et des actions justifiables et raisonnables dans les circonstances.
  22.            Bien que cela ne soit pas déterminant pour juger de la qualité de l’intervention, il faut tout de même admettre que le résultat final donne raison à M. Caron. M. X a été maîtrisé rapidement sans qu’il soit blessé, outre le fait que l’OC cause des inconforts notamment aux yeux, à la gorge, au nez et aux poumons. L’autre PI s’en est aussi sorti indemne. La santé et la sécurité du personnel n’ont pas été compromises. La force utilisée est minimale et proportionnelle sans animosité et malveillance. La Commission convient qu’une intervention qui se termine bien peut aussi être porteuse de certaines fautes, mais ce n’est pas le cas en l’espèce.
  23.            Le temps pour réagir est court et le nombre d’interventions diverses lors d’un quart de travail est généralement élevé. Que ce soit pour des alarmes d’incendie (présignal), pour des raisons médicales, pour des propos ou des gestes suicidaires, pour la présence de drones ou encore pour des agressions, les agents doivent constamment intervenir dans des situations urgentes.
  24.            La Commission est d’accord avec le Ministère qui souligne que la violence en milieu carcéral, « c’est tolérance zéro ». Il dépose d’ailleurs une sentence arbitrale de l’arbitre François Blais[4] qui illustre ce principe. L’arbitre maintient le congédiement d’un agent qui a perdu son sang-froid et a infligé une gifle à un détenu alors qu’il n’y avait aucun danger pour sa sécurité et celle d’autres personnes. Une autre sentence arbitrale[5] soumise implique également un agent qui fait un usage de la force injustifié et gratuit. L’intervention de M. Caron se situe bien loin de ces trames factuelles. Ce dernier n’a exercé aucune violence gratuite ou inutile. Il suffit de visionner la vidéo de l’intervention pour constater sa détermination à mettre fin à la situation tout en conservant son calme devant un individu au comportement chaotique et imprévisible.
  25.            Le Code criminel[6] permet l’usage de la force par un agent de la paix à certaines conditions :

25 (1) Quiconque est, par la loi, obligé ou autorisé à faire quoi que ce soit dans l’application ou l’exécution de la loi :

a) soit à titre de particulier;

b) soit à titre d’agent de la paix ou de fonctionnaire public;

c) soit pour venir en aide à un agent de la paix ou à un fonctionnaire public

d) soit en raison de ses fonctions,

est, s’il agit en s’appuyant sur des motifs raisonnables, fondé à accomplir ce qu’il lui est enjoint ou permis de faire et fondé à employer la force nécessaire pour cette fin.

 [Soulignements de la Commission]

  1.            La Cour Suprême du Canada[7] a statué que les motifs raisonnables requis doivent s’analyser sous l’angle subjectif, mais aussi objectif. Dit autrement, il ne suffit pas que l’agent de la paix croie sincèrement avoir des motifs raisonnables pour agir, mais qu’une personne raisonnable ayant une formation similaire, dans les mêmes circonstances, le croit aussi.

Le test subjectif

  1.            Le témoignage de M. Caron a convaincu la Commission qu’il croyait sincèrement avoir des motifs raisonnables pour utiliser la force nécessaire afin de mettre fin à une situation qu’il considérait dangereuse. Les motifs évoqués précédemment pour justifier l’intervention sont suffisamment convaincants. Il a agi sur la foi d’un probable danger imminent qui nécessitait une intervention immédiate.
  2.            Le témoignage de M. Caron n’est pas parfait, mais suffisamment convaincant. Il a affirmé avoir entendu M. X frapper sur les murs au début de sa cavale alors qu’une bande vidéo démontre le contraire. La Commission considère cette erreur possible compte tenu du bruit ambiant en milieu carcéral et que les évènements remontent à plus d’une année. Des imprécisions mineures relativement au sac qui contenait les rouleaux de papier hygiénique ont également été constatées tout comme par rapport au nombre de rouleaux lancés aux agents par M. X. Il a témoigné avec honnêteté et avec suffisamment de précisions pour être crédible. La Commission n’a pas noté d’erreurs importantes ni d’incohérences.

Le test objectif

  1.            Une personne raisonnable, ayant une formation similaire, aurait fait une lecture de la situation, du comportement du sujet et des considérations tactiques afin de déterminer si l’intervention était une option possible dans les circonstances.
  2.            Encore une fois, M. X est un individu reconnu pour être imprévisible et violent. Il adopte un comportement erratique et inquiétant. Il agresse maladroitement les agents en utilisant des rouleaux de papier hygiénique qui sont à l’intérieur d’un gros sac qui contient aussi des contenants de détergent. Une autre PI, manifestement âgée, est assise sur un banc à quelques pas de la scène et la regarde un peu perplexe. M. X est piégé dans le fond d’un corridor et des renforts ont été demandés. Il est tout à fait plausible qu’une personne raisonnable fasse le même choix que M. Caron et intervienne.

Les procédures administratives

  1.            Analysons maintenant l’intervention sous l’angle des deux procédures administratives citées dans la lettre de suspension, soit celle relative au Recours à la force nécessaire en milieu carcéral[8] (Procédure sur le recours à la force) et celle sur l’Agent inflammatoire[9] (Procédure sur l’utilisation de l’agent inflammatoire). Pour des raisons de sécurité du personnel, aucun article de ces procédures ne sera rapporté dans son intégralité.
  2.            Ces procédures administratives constituent assurément de très bons outils et repères pour prévoir, planifier, encadrer, guider et même tenter d’uniformiser le recours à la force et l’utilisation de l’OC. Par ailleurs, elles n’indiquent pas de façon précise les décisions qui doivent être prises en toutes circonstances. Elles apportent un support à la prise de décision rapide à l’intérieur d’un processus décisionnel qui offre parfois une panoplie d’options possibles.

Procédure sur le recours à la force

  1.            La Procédure sur le recours à la force indique à l’article 5.1 qu’un tel recours doit toujours s’appuyer sur des motifs raisonnables et probables afin d’accomplir ce qu’il est requis ou permis de faire. La Commission juge que les motifs ayant motivé M. Caron à agir de la sorte étaient de cette nature. La décision d’utiliser l’intervention directe auprès d’une PI ayant un comportement dangereux et imprévisible et qui, par surcroit, est connue pour être sournoise et violente ne peut être assimilée à une faute aux yeux de la Commission. Sans être la seule décision possible dans les circonstances, celleci s’avère fondée sur des motifs raisonnables et probables.
  2.            La décision de M. Caron d’intervenir immédiatement s’appuie sur une croyance honnête et sincère qu’il s’agit de la bonne solution dans les circonstances. Cette décision est basée sur un ensemble de faits observables et objectivement vérifiables. Il ne s’agit pas de simples doutes ou de soupçons, mais bien d’une conviction sincère basée sur des faits. Au moment des évènements, M. X est une bombe à retardement, ce qui justifie une intervention ferme et immédiate.
  3.            L’article 5.4.1 de la même procédure mentionne que l’urgence de l’intervention directe s’explique par la nécessité d’agir sans délai, en raison d’une situation qui pourrait porter atteinte à la sécurité de certaines personnes. Lors des évènements, M. X est agité, lance des projectiles de façon erratique et adopte un comportement hautement imprévisible. Il est dangereux pour lui-même, pour une autre PI et pour le personnel. Il est difficile de reprocher à M. Caron d’être intervenu pour contenir le plus rapidement possible une PI en situation d’agression. Les rouleaux de papier hygiénique ne représentent peut-être pas l’arme la plus percutante, mais M. Caron sait très bien qu’à l’intérieur du sac se trouvent aussi des contenants de détergent et des pastilles d’urinoir qui sont des projectiles dangereux.
  4.            Toujours au même article, il est bien spécifié que si les membres du personnel sont convaincus que l’évènement en cause peut porter atteinte à leur sécurité, celle des autres et celle des lieux, ils doivent déployer rapidement tous les efforts pour isoler et circonscrire la zone d’intervention et entreprendre leurs actions à l’aide des outils disponibles dans l’environnement immédiat. C’est exactement ce qui explique la décision de M. Caron d’intervenir, muni de l’OC, avec les deux agents.
  5.            Dans cette procédure, à l’annexe 1, on retrouve aussi une représentation graphique du Cadre de l’emploi de la force des Services correctionnels et, à l’annexe 2, il y a un document explicatif. À la section 3.1 de cette annexe à vocation explicative, il est spécifié qu’il s’agit d’une représentation graphique des divers éléments qui constituent le processus par lequel un agent évalue une situation, fait un choix parmi les options raisonnables et intervient afin d’assurer sa propre sécurité, celle du « client » et du public.
  6.            Comme indiqué à la section 3.9 de l’annexe 2, intitulée « CONCLUSION », le choix parmi les options raisonnables de recours à la force est au cœur des fonctions de chaque agent.
  7.            La Commission considère que le choix de M. Caron d’utiliser l’intervention directe est raisonnable et ne peut, encore une fois, certainement pas être qualifié de faute. Sa perception légitime de la situation l’amène à considérer qu’il est face à une PI qui l’agresse et qui constitue un danger et qu’il doit recourir à la force et à l’utilisation d’une bonbonne d’OC.
  8.            Une décision raisonnable se caractérise par l’analyse rapide et rigoureuse d’un ensemble de facteurs et la prise en considération de ceux-ci dans le processus décisionnel, tel que le comportement du sujet, la connaissance de celui-ci, la sécurité des personnes impliquées, l’environnement physique et les considérations tactiques.
  9.            La section 3.6 de l’annexe 2 est consacrée à la perception (façon dont l’agent perçoit une situation) et aux considérations tactiques, deux notions distinctes qui peuvent exercer une influence sur l’évaluation globale de l’agent. Cela explique pourquoi deux agents peuvent réagir de manière différente à une même situation. Est-ce que cela veut dire que l’une est nécessairement fautive? Deux décisions différentes peuvent être aussi raisonnables l’une que l’autre.

Procédure sur l’utilisation de l’agent inflammatoire

  1.            La Procédure sur l’utilisation de l’agent inflammatoire a pour objet d’encadrer l’utilisation appropriée et sécuritaire de l’OC. Le Ministère reproche essentiellement à M. Caron de ne pas avoir respecté la distance recommandée avec M. X et également de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour rendre la bonbonne inaccessible après l’intervention.
  2.            D’abord, la preuve n’a pas révélé de façon convaincante que la distance recommandée par le fabricant n’a pas été respectée. M. X se déplace rapidement et de façon erratique ce qui rend très difficile le respect de cette distance à tout moment de l’intervention. De plus, la politique mentionne à son article 4 que l’utilisateur n’est pas tenu de respecter cette distance lorsqu’il existe un risque d’agression physique. La preuve n’est pas convaincante que M. Caron a commis une faute. De plus, lors de la rencontre d’équité procédurale du 23 novembre 2023, le Ministère considère comme facteur atténuant dans l’imposition de la sanction disciplinaire que M. Caron a respecté la distance minimale de six pieds pour une contamination de niveau 1 lors de l’intervention.
  3.            En ce qui concerne l’accessibilité de la bonbonne d’OC, la preuve vidéo permet de constater qu’elle se retrouve à la hauteur du tibia gauche de M. X, qui est cloué au sol puis menotté. Il aurait peut-être été plus judicieux pour M. Caron de laisser un autre agent menotter M. X afin de s’éloigner avec la bonbonne, mais il demeure que celleci était difficilement atteignable, voire impossible à atteindre.

La rencontre d’équité procédurale du 23 novembre 2023

  1.            Cette rencontre donne l’occasion à M. Caron de donner sa version des faits avant qu’une décision soit prise à son sujet. Il explique les raisons pour lesquelles il a choisi l’intervention directe. Le Ministère considère que M. Caron manque d’introspection puisqu’il affirme qu’il ne changerait rien à son intervention mis à part le personnel en place. Toujours selon le Ministère, M. Caron se déresponsabilise pour justifier son intervention au lieu d’avoir assuré un rôle de coordination. La Commission considère plutôt qu’il maintient sa position en utilisant essentiellement les mêmes raisons que celles expliquées lors de l’audience, notamment le fait que les deux agents en place ne sont pas en mesure, selon lui, d’effectuer cette intervention compte tenu de leur modeste expérience et que cela explique pourquoi il a pris les choses en main.

La lettre de suspension

  1.            La preuve n’a pas convaincu la Commission que les motifs invoqués dans cette lettre constituent des fautes.
  2.            D’abord, le Ministère n’a pas démontré que le recours à la force est inapproprié, lors de la situation en cause, ni que cette dernière ne requiert aucune intervention de nature urgente. La Commission ne voit pas non plus quels règlements de la Direction générale des services correctionnels auraient été enfreints. Aucune preuve n’a révélé que l’intervention va à l’encontre du rôle de gestionnaire ou de celui d’agent de la paix en mettant notamment en péril la sécurité d’une PI. Les obligations relatives à l’éthique et à la discipline dans la fonction publique ont été respectées. Les obligations et les responsabilités de gestionnaires l’ont également été. Bref, aucune faute n’a été prouvée à la satisfaction du Tribunal.

La troisième question en litige : la sanction est-elle proportionnelle à la faute reprochée?

  1.            Compte tenu de la réponse à la deuxième question en litige, il n’y a pas lieu de répondre à celle-ci.
  2.            En conséquence, la Commission accueille le recours de M. Caron.

POUR CES MOTIFS, LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE :

ACCUEILLE l’appel de M. Daniel Caron ;

ANNULE la suspension d’une journée imposée à M. Daniel Caron par le ministère de la Sécurité publique ;

ORDONNE au ministère de la Sécurité publique de verser à M. Daniel Caron le salaire et les autres avantages dont il a été privé en raison de cette suspension, le tout avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec ;

RÉSERVE sa compétence afin de rendre toute ordonnance et de trancher toute question ou toute difficulté en lien avec la présente décision.

 

                                                    

                                                      Originale signé par :

 

______________________________

Denis St-Hilaire

 

 

 

M. Daniel Caron

Partie demanderesse

 

Me Natacha Lavoie

Procureur du ministère de la Sécurité publique

Partie défenderesse

 

Lieu de l’audience : Québec

 

Dates de l’audience : 7, 8 et 28 octobre 2024 ; 14, 27 et 28 novembre 2024

 


[1] RLRQ, c. F-3.1.1.

[2]   Guide théorique sur le Cadre de l’emploi de la force des Services correctionnels, Direction générale des services correctionnels, Ministère de la Sécurité publique, 2e version, avril 2017.

[3]  Kennedy et Ministère de la Sécurité publique, 2021 QCCFP 15.

[4]  Québec (Sécurité publique) c. Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec, 2010, CanLII 59734 (QC SAT).

[5]  Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec c. Québec (Sécurité publique), 2013 CanLII 23486 (QC SAT).

[6]  L.R.C. 1985, ch. C-46.

[7]  R. c. Nasogaluak, 2010 1 R.C.S. 206; R. c. Lindsay, 2023 CSC 33.

[8]  Recours à la force nécessaire en milieu carcéral, procédure administrative 3 1 S 01 du 1er novembre 2005 et ses modifications. (il y a des modifications?)

[9]  Agent inflammatoire OC (utilisation), procédure administrative 3 1 S 05 du 8 mars 2010 et ses modifications. (il y a des modifications?)

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