Décision

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Décision - Commissaire - Montréal

COMMISSION DES RELATIONS DU TRAVAIL

(Division des relations du travail)

 

Dossier :

284146

Cas :

CM-2015-0936

 

Référence :

2015 QCCRT 0685

 

Montréal, le

18 décembre 2015

______________________________________________________________________

 

DEVANT LE COMMISSAIRE :

André Michaud, juge administratif

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Marie-Claude Viau

 

Plaignante

c.

 

Pain d'Alain Boulangerie artisanale inc.

Intimée

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION

______________________________________________________________________

 

 

le litige

[1]           Le 15 avril 2014, madame Marie-Claude Viau (la plaignante) dépose une plainte en vertu de l’article 123.6 de la Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1 (la LNT). Elle prétend avoir été victime de harcèlement psychologique alors qu’elle était au service de Pain d’Alain Boulangerie artisanale inc. (l’Employeur). La dernière manifestation de ce harcèlement serait survenue le 5 avril précédent.

[2]           L’Employeur prétend que les gestes reprochés ne revêtent pas la gravité que la plaignante leur prête, qu’il ignorait leurs effets sur celle-ci et qu’elle ne lui a pas véritablement demandé de les faire cesser.

[3]           Madame Nina Lavoie, copropriétaire, représente l’Employeur. Au début de l’audience, la Commission lui rappelle qu’elle peut requérir les services d’un avocat ou de toute autre personne-ressource. Elle lui explique sommairement la nature du recours dont elle est saisie, les règles de preuve applicables et la nature des décisions qu’elle pourra rendre. Madame Lavoie convient de procéder sans autre formalité.

les faits

le contexte

[4]           La plaignante termine une formation en pâtisserie au mois de décembre 2013. Le 25 janvier suivant, elle commence à travailler chez l’Employeur, où elle a été embauchée par le gérant, monsieur Tanguay. Selon elle, ses tâches consisteront à faire de la pâtisserie et de la boulangerie, ainsi qu’à s’occuper de la caisse afin de compléter ses heures de travail hebdomadaires. Son taux horaire est de 10,15 $ et elle travaille une moyenne de 30 heures par semaine.

[5]           Monsieur Jacques Amsellem, copropriétaire, dit plutôt qu’elle a été embauchée pour faire de la pâtisserie les samedis, afin de donner congé aux autres employés, et pour s’occuper de la caisse pendant ses quatre autres jours de travail. C’est effectivement ce qui se passe dès la seconde semaine, après une période d’entraînement aux cuisines dédiées à la pâtisserie, situées au deuxième étage de l’établissement. Elle serait éventuellement appelée à faire plus de tâches reliées à sa formation selon la croissance de l’entreprise.

[6]           Pendant la semaine, messieurs Tanguay, Gilles Robert et madame Meilleur-Lépine travaillent aux cuisines de pâtisseries, alors qu’un autre employé s’occupe de la boulangerie située en arrière-boutique au rez-de-chaussée. La plaignante est seule dans la boutique. Les samedis, elle travaille seule à la pâtisserie pendant que deux autres personnes s’occupent de la boulangerie et de la caisse.

[7]           Monsieur Amsellem se rend à l’établissement tous les midis afin d’aider la plaignante à recevoir et à préparer les commandes. Celle-ci dit rarement voir madame Lavoie. Cette dernière affirme plutôt aller régulièrement sur place, mais que la plaignante ne lui prête pas attention.

les gestes reprochés

La version de la plaignante

[8]           Au cours de sa première semaine de travail, alors qu’elle est en formation à la pâtisserie, monsieur Robert, qui est reconnu comme taquin, lui met de la sauce à pizza sur l’avant-bras. Celle-ci réplique en s’essuyant sur le bras de monsieur Robert.

[9]           À partir de la fin de cette semaine, travaillant côte à côte avec monsieur Robert, celui-ci commence à la pincer sur le bras droit, entre l’épaule et le coude, tout en ricanant. Au début, la plaignante trouve cela drôle, mais, constatant qu’elle en récolte des ecchymoses, lui demande de cesser ces agissements.

[10]        Au cours des semaines suivantes, monsieur Robert continue à la pincer à raison de deux à trois fois par semaine, malgré ses demandes d’arrêter. Il descend au rez-de-chaussée pour chercher de la marchandise, surtout pendant la matinée, et en profite pour la surprendre en la pinçant sur les bras et sur les côtes.

[11]        À ces occasions, la plaignante le repousse, enlève son bras, lui dit d’arrêter parce qu’il « n’a pas le droit de la toucher ». Monsieur Robert ricane et s’éloigne. Elle s’inquiète pour les prochaines fois, ne sachant pas à quoi s’attendre, ni à quel moment il récidivera.

[12]        Une fois, monsieur Robert s’adresse à la plaignante en utilisant un langage enfantin. De plus, il lui flatte les joues en lui parlant. Elle lui enlève les mains et demande de lui parler normalement. Il obtempère.

[13]        À la mi-février 2014, la plaignante est dans la boulangerie. Elle utilise une trancheuse à pain électrique munie de lames alors que monsieur Tanguay procède à l’emballage. Monsieur Robert arrive derrière elle sans faire de bruit et lui entre ses doigts dans les côtes pour la chatouiller. La plaignante sursaute et a peur à cause des lames de la trancheuse. Elle se tourne vers lui et lui demande de s’en aller. Il rit. Elle reprend son travail et, quand elle lève les bras pour mettre le pain dans la trancheuse, il recommence le même manège. Elle se tourne de nouveau vers lui et, fâchée, lui demande fermement de partir. Monsieur Robert s’exécute en ricanant. Elle attend qu’il ait quitté la boulangerie avant de reprendre sa tâche. Monsieur Tanguay, qui assiste à la scène, se contente de sourire.

[14]        La plaignante demeure émue et mal à l’aise pendant tout le reste de la journée. Le soir, elle en parle à ses parents, leur disant qu’elle a peur de retourner travailler et se demandant comment elle peut faire cesser les agissements de monsieur Robert. Ils lui conseillent de déposer une plainte contre celui-ci et d’en parler à monsieur Tanguay.

[15]        Le lendemain, monsieur Tanguay prend les devants et lui demande si elle trouve monsieur Robert trop agaçant. Elle répond que c’est le cas. Monsieur Tanguay s’engage à avertir celui-ci de la laisser tranquille.

[16]        Le lendemain, monsieur Robert s’excuse auprès de la plaignante de son comportement, qu’il ignorait que cela l’affectait à ce point et qu’il ne recommencerait plus. Elle est soulagée. Tout se passe bien au cours des deux semaines suivantes, à l’exception d’une fois où monsieur Robert s’adresse encore à elle en utilisant un langage enfantin.

[17]        Une journée, alors que la plaignante lave la cafetière au lavabo, monsieur Robert arrive derrière elle et l’arrose avec un pulvérisateur. Elle affirme qu’il le fait de la tête aux pieds et qu’il lui arrose le devant des jambes quand elle se retourne pour voir ce qui se passe. Elle lui dit qu’il n’a pas le droit de faire cela. Elle demeure mouillée dans le dos jusqu’à la fin de son quart de travail. Elle n’en parle pas à monsieur Tanguay.

[18]        La plaignante recommence à avoir peur, ne sachant pas quelle prochaine mauvaise surprise l’attend.

[19]        Vers le 1er avril 2014, alors qu’ils travaillent ensemble, monsieur Amsellem demande à la plaignante comment va sa relation avec monsieur Robert, étant donné que monsieur Tanguay lui a parlé de l’incident avec la trancheuse à pain. Celle-ci lui parle des pincements, du langage enfantin et du toucher au visage. Elle ajoute qu’elle est en droit de déposer une plainte de harcèlement, ce à quoi il réplique qu’elle n’ira nulle part.

[20]        Le samedi 5 avril 2014, la plaignante lave des bacs près du lavabo. Alors qu’ils sont seuls, monsieur Robert passe derrière elle et la pince à la cuisse droite, juste au bas de la fesse. Elle se tourne vers lui, dit qu’il n’a pas le droit de la toucher et demande pourquoi il l’a fait. Il répond en ricanant qu’il avait besoin de taquiner quelqu’un et que cela est tombé sur elle. Elle rétorque que c’est rendu trop loin, surtout après le nombre de fois qu’elle l’a averti de cesser ces gestes.

[21]        La plaignante est indignée et en colère. Elle craint que monsieur Robert augmente encore ses familiarités avec elle. De retour à la maison, elle en reparle à ses parents. Ceux-ci lui conseillent une nouvelle fois de déposer une plainte et d’en parler à monsieur Tanguay à son prochain jour de travail, le mardi 8 avril.

La fin d’emploi

[22]        Le mardi 8 avril, la plaignante va voir monsieur Tanguay. Elle lui raconte les incidents du pulvérisateur et du pincement sur la cuisse. Elle lui dit qu’elle ne se sent pas en sécurité en présence de monsieur Robert et qu’elle ne veut plus travailler les samedis avec lui, car ils se retrouvent alors seuls en arrière-boutique.

[23]        Monsieur Tanguay est surpris et minimise les craintes de la plaignante. Il ajoute que monsieur Robert a toujours agi ainsi, qu’il le connaît depuis longtemps et qu’il ne changera pas. Il ne peut accepter, non plus, qu’elle ne travaille plus les samedis, car c’est principalement pour cette raison qu’elle a été embauchée. La plaignante insiste pour avoir de l’aide, se disant angoissée et ayant de la difficulté à dormir. Elle déposera une plainte à la Commission des normes du travail (la CNT) si la situation ne se corrige pas. Monsieur Tanguay ricane et répond que la plainte ne la mènera nulle part. Elle l’avise alors qu’elle démissionne et que sa dernière journée de travail sera le vendredi suivant, afin d’éviter de se retrouver seule en présence de monsieur Robert le samedi.

[24]        La plaignante demande à monsieur Tanguay de ne pas produire un relevé d’emploi avec la mention « démission » afin de ne pas lui nuire quant à son admissibilité aux prestations d’assurance emploi. Elle justifie sa demande par le fait qu’elle est forcée de quitter son emploi à cause du harcèlement qu’elle subit. Monsieur Tanguay répond qu’il ne peut faire préparer un faux document.

[25]        À la fin de l’après-midi, madame Lavoie et monsieur Amsellem se rendent à l’établissement. Ce dernier demande à la plaignante ce qui se passe. Elle lui raconte ses déboires avec monsieur Robert. Il répond que celui-ci ne fait que la taquiner et que c’est son comportement normal. Il ajoute qu’elle peut quitter son travail immédiatement si elle ne veut plus travailler les samedis.

[26]        Quelques instants plus tard, madame Lavoie la prend à part et demande aussi ce qui se passe. Elle répète ce qu’elle a déjà dit à monsieur Amsellem et obtient une réaction identique. La plaignante quitte alors l’établissement pour ne plus y retourner.

[27]        Dans les jours suivants, la plaignante se sent soulagée à l’idée de ne plus avoir à retourner chez l’Employeur. La qualité de son sommeil s’améliore graduellement.

[28]        Le 28 avril 2014, la plaignante commence un nouvel emploi plus rémunérateur.

La version de monsieur Robert

[29]        Monsieur Robert admet taquiner ses collègues de travail, notamment en les pinçant occasionnellement, sans que cela entraîne des ecchymoses. Il dit l’avoir fait à la plaignante à quelques occasions, sur les bras ou à l’arrière des jambes, en haut du genou.

[30]        Dès le début, il a demandé à la plaignante si elle acceptait les blagues. Elle a répondu que cela ne lui causait pas de problème. Elle ne lui a jamais dit d’arrêter et plaisantait même avec lui.

[31]        Monsieur Robert confirme l’incident de la trancheuse à pain. Il a alors compris que la plaignante avait eu peur. Il s’est excusé auprès d’elle à la suite de l’intervention de monsieur Tanguay. Il ne l’a plus pincée par la suite.

[32]        Quant à l’incident du vaporisateur, il mentionne n’avoir lancé qu’un seul petit jet qui a laissé un rond humide dans le dos de la plaignante. Celle-ci s’est retournée et l’a aspergé de la tête aux pieds avec la douchette qu’elle utilisait pour rincer la cafetière.

[33]        Monsieur Robert nie avoir pincé la cuisse de la plaignante le samedi 5 avril. Il affirme ne jamais avoir utilisé un langage enfantin avec elle, ni lui avoir touché le visage.

La version des copropriétaires

[34]        Madame Lavoie et monsieur Amsellem trouvaient que la plaignante ne semblait pas très motivée par son travail à la caisse et comprenaient qu’elle aurait souhaité passer plus de temps à la pâtisserie, étant donné sa formation.

[35]        Monsieur Amsellem dit que monsieur Tanguay lui a déjà mentionné que monsieur Robert taquinait la plaignante et qu’il l’a averti de cesser de le faire. Il lui a aussi parlé de l’incident du pulvérisateur et que la plaignante a alors répliqué en arrosant monsieur Robert de la tête aux pieds avec la douchette du lavabo qu’elle utilisait pour rincer la cafetière.

[36]        Monsieur Amsellem confirme avoir demandé à la plaignante, vers le 1er avril, l’état de ses relations avec monsieur Robert. Celle-ci a répondu que tout allait bien et n’a pas parlé d’une possible plainte de harcèlement.

[37]        Quant à sa discussion du 8 avril avec la plaignante, il mentionne d’abord que celle-ci lui a dit qu’elle ne voulait plus travailler les samedis avec monsieur Robert et qu’elle l’a menacé de déposer une plainte de harcèlement psychologique s’il ne lui remettait pas un relevé de fin d’emploi de complaisance. En contre-interrogatoire, il affirme que la plaignante lui a seulement dit ne plus vouloir travailler les samedis sans lui en donner la raison et que la menace de plainte a plutôt été faite par téléphone à monsieur Tanguay au cours des jours suivants.

[38]        Pour sa part, madame Lavoie ne se souvient pas si la plaignante lui a parlé de ses problèmes avec monsieur Robert lors de leur discussion du 8 avril. Elle était satisfaite de sa démission, car elle considérait qu’elle n’offrait pas un service optimal à la clientèle.

Le témoignage de madame Meilleur-Lépine

[39]        Madame Meilleur-Lépine confirme que monsieur Robert taquine ses collègues. Elle-même se fait pincer, chatouiller et prendre les oreilles, mais, précise-t-elle, jamais de façon déplacée ou menaçante. Elle n’a rien remarqué de spécial dans la relation entre lui et la plaignante.

l’analyse et les motifs

le droit

[40]        La Commission doit décider si la plaignante a été victime de harcèlement psychologique et, le cas échéant, si l’Employeur a failli à ses obligations quant à cette situation. Les articles 81.18 et 81.19 de la LNT définissent ainsi le harcèlement psychologique et le devoir de l’employeur :

81.18. Pour l'application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l'intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste.

Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.

81.19. […]

L'employeur doit prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu'une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser.

[41]        Dans le présent cas, la plaignante devait d’abord, par des faits concrets, démontrer que monsieur Robert a eu à son égard une conduite vexatoire. L’appréciation de la preuve se fait selon un critère d’analyse objectif, soit celui de la personne raisonnable. Cela permet de se distancer des éléments de subjectivité et de perception inhérents à ce type de situation. La Commission doit donc se demander si une personne raisonnable, placée dans la même situation que la plaignante, conclurait qu’elle a été victime de harcèlement psychologique.

[42]        La plaignante devait ensuite démontrer que l’Employeur n’a pas pris les moyens requis pour corriger la situation.

l’application du droit aux faits

Le harcèlement psychologique

[43]        Les manifestations de harcèlement psychologique alléguées par la plaignante consistent essentiellement en des pincements sur les bras, dans les côtes et à l’arrière de la cuisse, du langage enfantin, incluant un toucher au visage, et un arrosage avec un vaporisateur. Pris individuellement, ces gestes peuvent sembler bénins. C’est d’ailleurs en les considérant ainsi que la plaignante a réagi au début. Toutefois, leur répétition non désirée constitue du harcèlement psychologique. Les pincements et les chatouillements inattendus à différents endroits du corps constituent assurément une atteinte à l’intégrité physique de la personne.

[44]        Monsieur Robert confirme avoir pincé la plaignante à quelques reprises, incluant la fois où elle tranchait du pain. Il minimise toutefois la force de ses pincements et l’effet de l’arrosage avec le vaporisateur. Il nie lui avoir parlé en utilisant un langage enfantin, lui avoir flatté les joues et l’avoir pincée au haut de la cuisse le 5 avril 2014.

[45]        La version de la plaignante doit être privilégiée. En effet, son témoignage est précis et cohérent quant aux faits reprochés. Monsieur Robert semble avoir une tendance irrépressible à taquiner les gens, notamment en les pinçant ou en les chatouillant, comme tous les témoins l’ont attesté. Même sa collègue, madame Meilleur-Lépine, confirme qu’il la touche parfois aux oreilles. Cela rend plus vraisemblable la possibilité qu’il ait flatté les joues de la plaignante.

[46]        Le seul événement qui semble exagéré de la part de la plaignante est celui du vaporisateur. On peut douter que monsieur Robert ait eu le temps, avec un simple vaporisateur, de la mouiller dans le dos, de la tête aux pieds, avant qu’elle ne se retourne.

[47]        Monsieur Robert affirme que la plaignante ne lui a jamais dit de cesser de la pincer. Toutefois, on peut déduire qu’il savait que ses agissements l’irritaient lorsqu’il s’est excusé auprès d’elle le lendemain de l’incident avec la trancheuse à pain.

[48]        Ces manifestations ont entraîné un milieu de travail néfaste pour la plaignante, la forçant à être continuellement sur ses gardes, particulièrement lorsqu’elle utilisait des instruments présentant un certain danger, comme la trancheuse à pain. Elle a donc réussi à démontrer la présence de harcèlement psychologique à son endroit.

Le devoir de l’Employeur

[49]        La plaignante signale à monsieur Tanguay son inconfort à l’endroit des agissements de monsieur Robert à deux occasions. La première fois, à la mi-février, au lendemain de l’incident avec la trancheuse à pain alors que c’est monsieur Tanguay qui l’aborde à ce sujet, même si la plaignante avait l’intention de lui en parler. Que se passe-t-il ensuite? Monsieur Tanguay avertit monsieur Robert, qui s’excuse auprès de la plaignante. Par la suite, pendant environ un mois et demi, deux seuls incidents surviennent : celui du vaporisateur et du pincement sur le haut de la jambe.

[50]        Elle en parle une seconde fois à monsieur Tanguay le 8 avril 2014, en insistant pour ne plus travailler les samedis quand elle doit se trouver seule en arrière-boutique avec monsieur Robert. Monsieur Tanguay minimise alors les effets de la situation et refuse d’envisager une solution afin d’assurer un milieu de travail satisfaisant pour la plaignante.

[51]        Celle-ci affirme aussi avoir fait état de ses problèmes avec monsieur Robert à monsieur Amsellem vers le 1er avril 2014, ce que nie ce dernier. Par contre, c’est lui qui a pris l’initiative de vérifier l’état de la situation.

[52]        Selon la plaignante, elle en parle également avec les copropriétaires le 8 avril. La version de monsieur Amsellem quant à cette conversation est nébuleuse, sinon contradictoire. Il mentionne d’abord qu’elle le menace de déposer une plainte à la CNT s’il ne produit pas un relevé d’emploi à son avantage, pour ensuite se raviser et dire que la menace a été faite à monsieur Tanguay et qu’elle ne lui a pas parlé de la situation avec monsieur Robert. Quant à madame Lavoie, elle ne se souvient pas de la teneur de leur conversation.

[53]        Ainsi, encore une fois, la version de la plaignante doit être retenue, faute du témoignage de monsieur Tanguay et compte tenu du caractère pour le moins imprécis de ceux des copropriétaires.

[54]        Le 8 avril 2014, l’Employeur a donc failli à son obligation d’assurer à la plaignante un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique, ce qui a entraîné sa démission.

les mesures de réparation

[55]        Étant donné que la plaignante a été victime de harcèlement psychologique et que l’Employeur a failli à son obligation de corriger la situation, il y a lieu de déterminer les mesures de réparation appropriées.

[56]        En matière de détermination des mesures de réparation consécutives au harcèlement psychologique, la compétence de la Commission est précisée à l’article 123.15 de la LNT, qui se lit comme suit :

123.15. Si la Commission des relations du travail juge que le salarié a été victime de harcèlement psychologique et que l'employeur a fait défaut de respecter ses obligations prévues à l'article 81.19, elle peut rendre toute décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, notamment:

1° ordonner à l'employeur de réintégrer le salarié;

2° ordonner à l'employeur de payer au salarié une indemnité jusqu'à un maximum équivalant au salaire perdu;

3° ordonner à l'employeur de prendre les moyens raisonnables pour faire cesser le harcèlement;

4° ordonner à l'employeur de verser au salarié des dommages et intérêts punitifs et moraux;

5° ordonner à l'employeur de verser au salarié une indemnité pour perte d'emploi;

6° ordonner à l'employeur de financer le soutien psychologique requis par le salarié, pour une période raisonnable qu'elle détermine;

7° ordonner la modification du dossier disciplinaire du salarié victime de harcèlement psychologique.

[57]        La plaignante réclame le salaire perdu entre le 8 et le 28 avril 2014, alors qu’elle a commencé un nouveau travail plus rémunérateur. Elle demande aussi 10 000 $ pour compenser les dommages moraux qu’elle a subis et 10 000 $ en dommages punitifs.

Le salaire perdu et les intérêts

[58]        Étant donné que la démission de la plaignante résulte de l’inaction de l’Employeur quant à la situation de harcèlement psychologique, elle a droit au salaire perdu pour la période demandée. Il s’agit de :

13 jours X 6 heures / jour X 10,15 $ / heure = 791,70 $

[59]        Le Tribunal du travail a préconisé une méthode de calcul dans l’affaire Bohec c. Publications Quebecor inc., [1979] T.T. 268, méthode qui a été suivie depuis ce temps :

Par ailleurs, pour tenir compte de l’accroissement progressif de la perte de salaire sans tomber dans des complications de calcul savant, il est convenable d’appliquer cet intérêt à la moitié du total des salaires perdus, une moitié compensant l’autre dans le calcul des intérêts. [À la page 281.]

[60]        Pour la période postérieure à l’accroissement progressif de la perte salariale, l’intérêt s’applique sur le montant total. Le taux d’intérêt est le taux en vigueur selon l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale, RLRQ, c. A-6.002, pour les périodes mentionnées.

[61]        En suivant cette méthode, le calcul des intérêts donne la somme suivante :

Montant de l’indemnité :                                                  791,70 $

Période d’accroissement progressif :

Du 9 avril au 27 avril 2014 (6 % / 2) :                                  1,17 $

Période postérieure :

Du 28 avril 2014 au 18 décembre 2015 (6 %) :                78,02 $

Total des intérêts :                                                            79,19 $

[62]        Le montant total pour compenser le salaire perdu s’établit donc à 870,89 $.

Les dommages moraux

[63]        La situation vécue par la plaignante, quoique fort désagréable, n’a pas entraîné des conséquences très graves ni prolongées sur sa condition psychologique et physique. De plus, il faut conclure qu’elle en aurait parlé bien avant à monsieur Amsellem, qu’elle côtoyait tous les jours, si les agissements de monsieur Robert la perturbaient autant. Ainsi, la somme de 1 000 $ est appropriée dans les circonstances afin de compenser les problèmes d’ecchymoses, de sommeil et d’inquiétude qu’elle a subis.

Les dommages punitifs

[64]        En ce qui a trait aux dommages punitifs, l’article 1621 du Code civil du Québec se lit comme suit :

1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

[65]        Il n’y a pas lieu d’octroyer de tels dommages dans la présente affaire. D’abord, c’est monsieur Tanguay lui-même qui s’est enquis de la situation auprès de la plaignante à la suite de l’incident avec la trancheuse à pain. Il est ensuite intervenu auprès de monsieur Robert pour corriger la situation. Au cours des semaines suivantes, il croyait que tout allait bien puisque la plaignante ne lui a pas rapporté d’autres incidents, incluant celui avec le vaporisateur, jusqu’au 8 avril suivant.

[66]        C’est aussi monsieur Amsellem qui prend l’initiative, vers le 1er avril, de demander à la plaignante si la situation avec monsieur Robert est rétablie. Il y a donc une certaine préoccupation de l’Employeur envers la condition de la plaignante. Son seul manquement est d’avoir agi de façon précipitée et maladroite le 8 avril 2014, lorsque confronté à sa demande de ne plus travailler les samedis, ce qui constituait la raison principale de son embauche. Cela n’est pas suffisant pour entraîner l’octroi de dommages punitifs.

EN CONSÉQUENCE, la Commission des relations du travail

ACCUEILLE                  la plainte;

DÉCLARE                     que madame Marie-Claude Viau a été victime de harcèlement psychologique;

DÉCLARE                     que Pain d’Alain Boulangerie artisanale inc. a fait défaut de respecter ses obligations prévues à l’article 81.19 de la Loi sur les normes du travail;

FIXE                                à 791,70 $ l’indemnité salariale due à madame Marie-Claude Viau;

FIXE                                à 79,19 $ le montant des intérêts dus à madame Marie-Claude Viau en date de la présente décision;

FIXE                                à 1 000 $ le montant des dommages moraux dus à madame Marie-Claude Viau;

ORDONNE                    à Pain d’Alain Boulangerie artisanale inc. de verser à madame Marie-Claude Viau, dans les huit (8) jours de la signification de la présente décision, la somme totale de 1 870,89 $, le tout portant intérêt au taux fixé selon l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale à compter de la signification de la présente décision.

 

 

__________________________________

André Michaud

 

Me Émilie Duchesne

RIVEST, TELLIER, PARADIS

Représentante de la plaignante

 

Mme Nina Lavoie

Représentante de l’intimée

 

Date de l’audience :

19 novembre 2015

 

/jt

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