Charron et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal - Centre hospitalier de Verdun | 2022 QCTAT 4663 |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL | |||
(Division de la santé et de la sécurité du travail) | |||
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Montréal | |||
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Dossier : | 692026-71-1903 | ||
Dossier CNESST : | 505596320 | ||
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Montréal, | le 14 octobre 2022 | ||
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Danielle Tremblay | |||
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Mélanie Charron |
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Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal - Centre hospitalier de Verdun |
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Partie mise en cause |
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L’APERÇU
[1] La travailleuse dépose une réclamation auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, lui demandant de reconnaître son trouble d’adaptation à titre de lésion professionnelle. La Commission refuse toutefois de le faire, décision[1] avec laquelle la travailleuse est en désaccord et qu’elle conteste devant le Tribunal.
[2] L’employeur s’oppose à la recevabilité d’une partie d’un enregistrement que la travailleuse souhaite déposer en preuve, lorsqu’elle capte une discussion entre la gestionnaire et la conseillère en relations de travail, alors qu’elle-même avait quitté la pièce et qu’elle ne participait plus à l’échange. L’employeur est également d’avis que les réactions de stress ou d’angoisse que la travailleuse allègue découlent de l’exercice légitime de son droit de gérance, situation qui ne se qualifie pas à titre de lésion professionnelle.
[3] La travailleuse soutient que l’enregistrement capté à l’insu de l’employeur démontre son attitude ainsi que son intention hostiles. Elle affirme que ce dernier a abusé de son droit de gestion et que cette circonstance est la cause de son trouble d’adaptation.
[4] Le Tribunal considère l’intégralité de l’enregistrement recevable en preuve. Il conclut également que la travailleuse démontre de manière prépondérante l’abus du droit de gérance de l’employeur, situation qui déborde du cadre normal et habituel du travail et constitue un événement imprévu et soudain. Tenant compte de ce qui précède, le Tribunal conclut qu’il survient une lésion professionnelle le ou vers le 17 septembre 2018.
L’ANALYSE
L’enregistrement capté lors de la rencontre du 29 août 2018 est-il recevable ?
[5] Dans la version écrite qu’elle remet à la Commission, la travailleuse appuie ses allégations à l’aide d’une retranscription exacte des paroles échangées entre la gestionnaire et la conseillère en relations de travail, en dépit du fait qu’elle avait à ce moment quitté la pièce et ne faisait plus partie de la conversation. Elle confirme plus loin dans son document les avoir enregistrées :
J’enregistrais la rencontre, et à la pause, le téléphone a continué à enregistrer alors que j’étais à l’extérieur de la pièce […].
[6] À l’audience, la travailleuse ne demande pas à déposer en preuve l’enregistrement clandestin duquel est tirée la retranscription.
[7] L’employeur, de son côté, ne formule pas spontanément de réserve au moment de l’audience.
[8] Conformément au devoir que lui impose l’alinéa 2 de l'article 11 de la Loi sur la justice administrative[2],la LJA, lequel prévoit le devoir du Tribunal de rejeter d’office tout élément de preuve obtenu dans des conditions portant atteinte aux droits et libertés fondamentales et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, le Tribunal rouvre l’enquête et demande aux parties de lui préciser la façon dont il devrait disposer de cet élément de preuve.
[9] Lors de la conférence de gestion[3], la travailleuse revoit sa position initiale et informe le Tribunal qu’elle souhaite finalement déposer en preuve l’intégralité de l’enregistrement clandestin capté le 29 août 2018.
[10] L’employeur, après en avoir pris connaissance, ne s’oppose à la recevabilité que d’une partie de l’enregistrement. Les parties proposent d’argumenter par écrit, sans faire réentendre les témoins.
Quant à la recevabilité de l’enregistrement capté alors que la travailleuse participe à la conversation
[11] L’employeur convient que l’enregistrement capté en présence de la travailleuse, lorsqu’elle participe à la discussion, est recevable en preuve, même si les autres participants à cette conversation, c’est-à-dire la gestionnaire, la conseillère en relations de travail ainsi que la conseillère syndicale, n’étaient pas au courant de cette initiative.
[12] Le Tribunal considère que cette position, pour cette partie de l’enregistrement, est conforme aux principes juridiques applicables, puisque la travailleuse capte alors, de manière licite et sans porter atteinte aux droits fondamentaux, des informations qu’on lui communique ouvertement.
[13] C’est d’ailleurs ce qu’exprimait la Cour d’appel dans la décision suivante[4] :
L’admissibilité de l’enregistrement mécanique d’un entretien par l’un des interlocuteurs quel qu’indiscret, inélégant, ni peu souhaitable que soit le procédé […] n’est pas en soi une violation du droit à la protection à la vie privée.
[14] Cette preuve est également pertinente.
[15] En effet, la travailleuse et la gestionnaire font chacune référence au déroulement de la rencontre ainsi qu’aux paroles échangées le 29 août 2018, lors de leur témoignage respectif, en qualifiant toutefois de manière diamétralement opposée le ton des échanges, ainsi que leur attitude respective.
[16] Chacune tire également de leurs souvenirs des conclusions justifiant, à leur avis, leurs actions ou leur interprétation de la situation. La travailleuse allègue par exemple que l’attitude et l’intention hostiles de l’employeur sont révélées lors de cette discussion.
[17] Il s’agit tous d’éléments que le Tribunal devra considérer afin d’apprécier l’admissibilité de la lésion de la travailleuse.
[18] De plus, bien qu’il soit désagréable de ne pas se savoir enregistré, le Tribunal est d’avis que ce support audio constitue, dans les circonstances, la meilleure preuve, celle permettant au Tribunal de constater les faits matériels, comme le ton des parties lors de la rencontre, ainsi que leurs propos exacts, plutôt que d’inférer, à partir des seuls témoignages, ce qui s’est réellement passé lors de cette discussion.
[19] Puisque :
- l’authenticité de l’enregistrement n’est pas remise en question par les parties ;
- le Tribunal constate que celui-ci n’a été ni altéré ni interrompu ;
- à l’écoute, l’on peut clairement identifier chacun des interlocuteurs ayant pris part à la discussion,
- la majorité des échanges sont audibles et compréhensibles ;
- cette partie de l’enregistrement n’est pas obtenue en violation des droits fondamentaux
- et que cette preuve est pertinente,
le Tribunal conclut que la partie de l’enregistrement durant laquelle la travailleuse participe à la discussion, est recevable en preuve.
Quant à la recevabilité de la partie de l’enregistrement capté après que la travailleuse quitte la salle et ne participe plus à la conversation
[20] L’employeur s’oppose à la recevabilité de cette partie de l’enregistrement, capté alors que la travailleuse quitte la pièce et qu’elle ne participe plus à la discussion.
[21] L’employeur soutient que la gestionnaire et la conseillère en relations de travail s’attendent alors à ce que leur discussion demeure confidentielle. Partant, cette partie de l’enregistrement porte atteinte à leur droit à la vie privée.
[22] La travailleuse est plutôt d’avis que les représentants de l’employeur ne pouvaient s’attendre raisonnablement à ce que leur conversation demeure privée, tenant compte du lieu de la captation, du caractère professionnel de la discussion ainsi que de la prévisibilité qu’on les enregistre.
L’atteinte au droit à la vie privée
[23] Soulignons d’abord que plusieurs lois protègent, le droit à la vie privée, un droit fondamental.
[24] Le législateur y réfère dans plusieurs textes législatifs, notamment :
- à l’article 5 de la Charte québécoise[5],
- ainsi qu’aux articles 3 et 35 du Code civil du Québec[6], le Code.
[25] La législation applicable ne décrit toutefois pas le concept de droit à la vie privée de manière précise. Il s’agit d’ailleurs d’une notion évolutive.
[26] La Cour d’appel, dans une décision[7], indique à ce sujet :
[…] qu’il n’est possible ni indiqué de tenter de délimiter clairement et définitivement ce qu’englobe la notion de « vie privée » et ce qui y échappe.
[…]
En effet, […] il faut déterminer son applicabilité au regard des valeurs qu’il est destiné à promouvoir et en gardant à l’esprit que les droits et libertés fondamentaux s’interprètent libéralement […].
[Notes omises]
[27] Dans la décision précitée, la Cour d’appel rappelle que même si ce droit est susceptible de viser au premier chef le corps et l’esprit de la personne, il s’étend aussi à l’habitat, au nom, à l’image, à la voix ainsi que dans une certaine mesure, aux mœurs de la personne.
[28] Dans son argumentaire, la travailleuse allègue qu’il n’y a pas d’atteinte à la vie privée lorsque la discussion est captée sur les lieux du travail.
[29] Le Tribunal ne retient cependant pas cet argument, pour les raisons suivantes.
[30] Rappelons d’abord, comme évoqué dans l’affaire Bridgestone[8], que l’individu conserve une expectative de vie privée, même en dehors des murs de son foyer :
Par ailleurs, le problème sous étude ne saurait se régler abruptement en donnant au concept de vie privée une signification essentiellement territoriale. […]
[…]
À l’occasion de l’examen d’une affaire relative à la captation et l’utilisation d’une image, la Cour suprême du Canada a reconnu que les intérêts de vie privée n’étaient pas sujets à une limitation géographique stricte, en ce sens qu’ils arrêteraient aux murs du foyer. Ces intérêts de protection de la vie privée peuvent se maintenir avec des intensités diverses, même dans les lieux où un individu peut être vu du public. […]
[31] Le Tribunal convient que l’expectative de vie privée d’un individu est considérablement réduite sur les lieux du travail, particulièrement lorsqu’on capte, sur un enregistrement vidéo, les gestes d’un salarié alors qu’il effectue ses tâches.
[32] Des nuances importantes s’appliquent toutefois, lorsqu’il s’agit d’évaluer si la captation clandestine d’une conversation porte atteinte au droit à la vie privée d’une personne.
[33] Dans ce cas, la Cour d’appel précise[9] que l’étendue de la garantie au droit à la vie privée s’évalue selon une approche multifactorielle, en tenant compte de la nature de l’information que l’on intercepte ainsi que du contexte :
La décision du juge s’appuie sur le droit de propriété du téléphone ainsi que sur l’utilisation historique de celui-ci, toutefois elle ne traite pas de la conversation elle-même. Or, la question fondamentale en l’espèce est celle de savoir si la conversation est protégée et non le téléphone. En effet, je crois que l’emphase doit être mise sur l’attente subjective de la personne face à la conversation, son caractère raisonnable, ainsi que sur la nature de celle-ci. […]
En l’espèce, il est évident que, subjectivement, dans le temps, Sharma s’attendait à pouvoir communiquer de manière privée au téléphone. De plus, les conversations enregistrées étaient de nature privées.
[34] Or, le Tribunal est d’avis, comme l’employeur l’allègue, que la gestionnaire et la conseillère en relations de travail pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que leur conversation, de nature privée, demeure confidentielle le 29 août 2018.
[35] Indiquons qu’à cette date, l’employeur convoque la travailleuse à une rencontre formelle. Il est prévu qu’elle soit accompagnée de sa déléguée syndicale.
[36] Durant la première partie de la conversation, la conseillère en relations de travail demande notamment à la travailleuse des précisions sur son emploi du temps et la sensibilise quant à l’effet de son comportement sur le climat de travail.
[37] Vers la fin de la rencontre, en raison des tensions ressenties, la déléguée syndicale suggère de prendre une pause et de reprendre la discussion quelques instants plus tard, dans une atmosphère plus sereine. Les trois autres participants y acquiescent.
[38] Afin de s’assurer que leurs conversations demeurent confidentielles, la travailleuse et la déléguée syndicale quittent la salle.
[39] La gestionnaire et la conseillère en relations du travail y demeurent et l’on ferme la porte.
[40] Ces dernières échangent alors leurs réflexions sur le déroulement de la rencontre ainsi que sur le comportement des différents participants. Elles pondèrent les réponses de la travailleuse, eu égard aux questions posées. Elles évaluent l’information recueillie et discutent des stratégies envisageables pour la suite des choses, ce qui n’exclut pas l’imposition de mesures administratives ou disciplinaires.
[41] Il va de soi que les discussions au cours desquelles une spécialiste, comme la conseillère en relations de travail, prodigue des conseils à son client, en l’occurrence la gestionnaire, ou encore lorsqu’elle donne son avis sur une situation donnée, sont de nature confidentielle.
[42] Le Tribunal est également d’avis qu’une telle conversation fait aussi partie du domaine privé de ces participants.
[43] Voici pourquoi.
[44] L’on peut raisonnablement s’attendre, particulièrement après une discussion tendue, à ce qu’un gestionnaire profite de l’occasion pour ventiler, exprimer sa vulnérabilité ou encore aborder les difficultés personnelles qu’il éprouve à l’égard de la situation.
[45] De l’avis du Tribunal, c’est ce que fait la supérieure immédiate, lorsqu’elle exprime son découragement par l’entremise de plusieurs de ses commentaires.
[46] Ajoutons que la travailleuse procède elle aussi de la même façon, puisqu’une fois seule avec la déléguée syndicale, à la fin de la rencontre, on l’entend se confier et exprimer ses émotions ainsi que son mécontentement à l’égard de la gestionnaire.
[47] Ce sont les raisons pour lesquelles, en dépit du lieu de la captation ou du contexte professionnel, le Tribunal estime que l’échange capté clandestinement par la travailleuse, après qu’elle quitte la pièce, fait partie du domaine de la vie privée, que la législation applicable protège.
[48] Le fait qu’on indique en introduction, dans un article de doctrine[10], qu’il soit plus prévisible, de nos jours, d’être enregistré, en raison des nouvelles technologies, ne modifie pas la conclusion du Tribunal. Les chuchotements de la gestionnaire montrent bien qu’elle ne souhaite pas qu’on l’entende.
[49] Il ne s’agit pas d’une simple conversation portant sur les tâches ou les fonctions assumées dans le cadre du travail, comme on l’illustre dans la décision[11] qu’allègue la travailleuse.
[50] Il ne s’agit pas non plus, comme dans un autre exemple, d’une discussion en vue de commettre une infraction criminelle ou encore portant sur la volonté de contrevenir à son contrat de travail[12].
[51] À tout le moins en apparence, l’enregistrement clandestin de la travailleuse, après son départ de la salle, porte atteinte au droit à la vie privée des représentants de l’employeur.
L’atteinte apparente au droit à la vie privée se justifie-t-elle ?
[52] Même si la travailleuse aborde spécifiquement ce sujet dans son argumentaire, et précise que l’atteinte, selon elle, se justifie, l’employeur ne formule pas de commentaire quant à cette possibilité.
[53] Le Tribunal comprend que pour l’employeur, l’atteinte à la vie privée emporte nécessairement le rejet de la preuve découlant d’une telle circonstance.
[54] Le Tribunal n’est toutefois pas de cet avis.
[55] Il est vrai que la démonstration d’une atteinte à la vie privée donne ouverture à l’exception que prévoit l’article 2858 du Code ainsi que l’article 11 de la LJA.
[56] Comme discuté précédemment, ces dispositions énoncent le devoir du Tribunal de rejeter l’élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux, lorsque son utilisation est également susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[57] L’article 9.1 de la Charte québécoise prévoit toutefois une exception à ce mécanisme, puisque l’ensemble des droits fondamentaux d’un individu doivent aussi s’exercer dans le respect des valeurs démocratiques et de l’ordre public, ainsi que de la manière prescrite par la législation.
[58] Comme l’indique la Cour d’appel, dans l’une des décisions portées à l’attention des parties, lors de la réouverture d’enquête, la protection que confère le droit à la vie privée ne doit pas servir de prétexte, afin d’empêcher, par exemple, le Tribunal de constater la commission d’un abus[13] :
En la matière, pour les fins du droit civil, la recherche de vérité demeure l’objectif primordial.
[59] Suivant ce qui précède, certaines situations peuvent justifier que l’on porte atteinte à un droit fondamental, comme celui du droit à la vie privée.
[60] À cet égard, la Cour d’appel[14] énonce que l’atteinte est justifiée lorsque des motifs rationnels devancent l’initiative et que les moyens choisis sont raisonnables.
[61] Soulignons toutefois que ces critères ont surtout été développés dans des contextes de filature, afin qu’un employeur ou un organisme public puisse vérifier l’exactitude des déclarations d’un individu. Or, plusieurs de ces principes s’appliquent imparfaitement à la situation à l’étude, puisque la démarche de la travailleuse ne s’inscrit pas dans le cadre d’une enquête.
[62] Toutefois, comme cette dernière l’énonce avec justesse, ces principes demeurent applicables, mais doivent être adaptés aux circonstances particulières que soulève le présent litige.
[63] Ainsi, lorsque l’atteinte apparente se justifie par des motifs rationnels ainsi que par des moyens raisonnables, le droit fondamental d’un individu à la vie privée ne sera pas considéré comme «violé».
[64] Et dans ce cas, on ne rejette pas la preuve qui en découle[15] :
En substance, bien qu’elle comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance à l’extérieur de l’établissement peut être admise si elle est justifiée par des motifs raisonnables, comme l’exige l’article 9.1 de la Charte québécoise. […] Lorsque ces conditions sont réunies, [une partie] a le droit de recourir à [de telles] procédures […].
[Nos ajouts]
[65] Ajoutons que l’atteinte même injustifiée au droit à la vie privée est insuffisante, puisque ce constat ne permet pas, à lui seul, d’écarter la preuve.
[66] En effet, comme l’énoncent les tribunaux supérieurs[16], les deux critères, soit l’existence d’une atteinte injustifiée ainsi que l’élément de déconsidération de la justice, sont cumulatifs, en plus d’être distincts.
[67] Voici ce qu’énonce à cet égard la Cour supérieure[17]:
L’exclusion n’est pas automatique19, même en cas de violation grave.
Au contraire, dans certains cas, le refus d’admettre une preuve peut déconsidérer l’administration de la justice […].
[Note omise]
[68] Conclure autrement constitue une erreur révisable[18].
Le caractère rationnel des motifs
[69] La travailleuse soutient qu’elle possède des motifs rationnels d’enregistrer la rencontre du 29 août 2018.
[70] L’employeur, de son côté, ne fait aucune allégation par rapport à cet élément.
[71] Le Tribunal partage l’avis de la travailleuse et considère que ses motifs sont rationnels.
[72] Rappelons d’abord que les motifs sont considérés comme rationnels s’il existe un lien entre le but légitime que l’on poursuit et la mesure que l’on choisit.
[73] Selon la Cour d’appel, la décision que l’on prend ne doit pas être arbitraire ou capricieuse, mais au contraire s’expliquer raisonnablement, par des motifs sérieux. L’appréciation du caractère raisonnable des motifs doit se faire en tenant compte de la seule perspective de la personne qui enregistre, en l’occurrence, la travailleuse[19]. Il s’évalue en fonction des informations que celle-ci possède au moment de prendre sa décision[20] :
[…]. Ce sont les faits à la connaissance de [la travailleuse] au moment où [elle] prend sa décision qui comptent, peu importe si ces faits s’avèrent par la suite erronés.
[Nos ajouts]
[74] Notons d’abord que le but que poursuit la travailleuse est légitime.
[75] Au moment de la rencontre, son syndicat a déposé plusieurs griefs, contestant notamment les décisions de l’employeur de lui remettre un avis administratif ou de la suspendre. La travailleuse souhaite recueillir une preuve lui permettant de démontrer l’attitude et les propos de l’employeur, qu’elle considère comme hostiles.
[76] Comme elle l’explique dans son argumentaire, cette rencontre est la troisième à laquelle l’employeur la convoque, sans qu’on l’informe de sa teneur. Elle est persuadée que l’intervention de ce dernier est arbitraire et injustifiée. La travailleuse croit également que son lien d’emploi est en péril.
[77] Bien que la travailleuse soit accompagnée de sa conseillère syndicale, elle ne sait pas à quel point elle peut compter sur son assistance, puisqu’elle a aussi déposé, en 2017, une plainte à l’encontre de son syndicat en vertu de l’article 47.2 du Code du travail[21], qui demeure, au moment de la rencontre, pendante.
[78] La travailleuse se sent vulnérable. Elle éprouve de la crainte envers l’employeur ainsi qu’à l’égard de la qualité de la représentation de son syndicat. Elle ne fait confiance ni à l’un ni à l’autre, et anticipe l’imposition de mesures disciplinaires additionnelles.
[79] Tenant compte de ces circonstances, le Tribunal considère que les motifs de la travailleuse ne sont ni arbitraires ni capricieux. Une autre travailleuse, placée dans les mêmes circonstances, pourrait éprouver des craintes similaires.
[80] Ajoutons que le choix d’enregistrer la rencontre du 29 août 2018 est lui aussi rationnel, puisqu’il lui permet d’atteindre son objectif, celui de recueillir de la preuve et de protéger ses droits.
[81] Ces considérations, sont, de l’avis du Tribunal, sérieuses et constituent des motifs rationnels expliquant que la travailleuse enregistre la discussion et qu’elle continue de le faire, même après qu’elle quitte la pièce, lorsque la déléguée syndicale demande une pause.
Le caractère raisonnable du moyen
[82] La travailleuse soutient que le moyen choisi est celui le moins intrusif possible, puisque l’enregistrement est capté par le téléphone de la travailleuse, lors d’une rencontre formelle entre elle et l’employeur, sur les lieux du travail.
[83] L’employeur de son côté ne formule pas d’argument spécifique quant à ce critère.
[84] Le Tribunal partage l’avis de la travailleuse.
[85] En effet, la séquence captée durant la pause s’étale sur moins de 15 minutes. On n’y capte que les paroles, pas le visuel et il ne s’agit pas d’une surveillance continue.
[86] Étant donné que la captation de la discussion tenue durant la pause s’appuie sur des motifs rationnels et que l’enregistrement est capté de la manière la moins intrusive possible, l’atteinte à la vie privée n’est qu’apparente et se justifie au sens de l’article 9.1 de la Charte québécoise[22].
[87] Tout comme l’énonce la Cour supérieure dans la décision Éppelé[23], une telle circonstance ne viole pas les droits fondamentaux :
[…] le tribunal estime que même s’il a pu y avoir a priori une certaine atteinte à la vie privée […], les ‘’garanties procédurales fondamentales de protection de la vie privée n’ont pas été violées’’.
[88] Lorsque l’atteinte se justifie au sens de l’article 9.1 de la Charte québécoise, il n’est pas nécessaire d’aborder le deuxième volet de l’exception, la déconsidération de la justice[24] :
Ainsi, lorsque l’atteinte à la vie privée est justifiée en vertu de l’article 9.1 de la Charte [québécoise], donc que la preuve démontre que la mesure de surveillance est justifiée […], la preuve de filature est admissible, sous réserve de sa pertinence. Dans ce cas, il n’est pas nécessaire de passer au deuxième volet de l’analyse, soit de déterminer si l’utilisation de cette preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[89] Puisque l’atteinte apparente à la vie privée est justifiée par des motifs et des moyens raisonnables, le Tribunal conclut que la preuve découlant de l’enregistrement est recevable dans son intégralité et il en tiendra compte pour la suite de l’analyse.
Est-il survenu une lésion professionnelle le ou vers le 17 septembre 2018 ?
[90] Rappelons, avant d’aller plus loin, qu’une lésion est admissible lorsqu’elle survient dans le cadre d’un accident du travail, d’une maladie professionnelle ou d’une réclamation pour rechute, récidive ou aggravation[25].
[91] La travailleuse, en l’occurrence, ne prétend pas à la survenance d’une maladie professionnelle ni à celle d’une récidive, rechute ou aggravation.
[92] Le Tribunal est d’avis que cette position est conforme aux faits prépondérants du dossier et procède à l’analyse du litige sous l’angle de l’accident du travail.
[93] L’accident du travail est :
- un événement imprévu et soudain survenant à une personne
- soit directement par le fait de son travail ou encore à l’occasion de son travail
- et qui entraîne chez elle une lésion professionnelle[26].
[94] Comme on peut le constater à la lecture de l’article 2 de la Loi, les critères sont les mêmes, que la lésion soit de nature physique ou de nature psychologique[27] :
La loi ne fait aucune distinction entre les lésions physiques et psychiques. Le travailleur a donc le même fardeau de preuve, soit celui de démontrer, par une preuve prépondérante, la survenance d'un événement imprévu et soudain, par le fait ou à l'occasion de son travail, et l'existence d'un lien de causalité entre cet événement et la maladie diagnostiquée. Ce concept d’événement imprévu et soudain a toutefois été conçu initialement pour des lésions physiques et son interprétation en matière de lésions psychiques n’est pas un exercice facile compte tenu notamment du caractère subjectif et du caractère multifactoriel de ce type de lésions. Cela laisse place à l’appréciation des faits et des circonstances propres à chaque réclamation.
[95] À cet égard, comme l’indique le Tribunal dans la décision Tremblay et Centre Jeunesse Gaspésie les Îles[28]:
Il est hors de question d’imposer un fardeau de preuve plus lourd à un travailleur invoquant une lésion psychique qu’à celui invoquant une lésion physique. Il doit toujours n’être question que d’une preuve prépondérante, notamment de relation, soit ce qui semble le plus probable, le plus vraisemblable, et non d’une preuve scientifique ou hors de tout doute11.
[Note omise]
[96] Le Tribunal adapte toutefois le critère «événement imprévu et soudain» lorsque les lésions sont de nature psychique, afin de tenir compte de l’apparition ou de l’installation progressive de la majorité des maladies à caractère psychologique, comme le trouble d’adaptation.
[97] C’est la raison pour laquelle, lorsqu’une telle situation est invoquée, la jurisprudence du Tribunal précise qu’une série d’événements qui peuvent apparaître sans conséquence, lorsque considérés de manière isolée, peuvent devenir significatifs une fois cumulés, et revêtir le caractère imprévu et soudain exigé par la Loi[29].
[98] Ainsi, l’événement imprévu et soudain se constitue :
- d’un événement unique ou un cumul d’événements
- possédant objectivement un caractère singulier ou particulier;
- et débordant du cadre normal et habituel du travail.
[99] Le lecteur attentif notera l’usage, dans le paragraphe précédent, des expressions de «caractère singulier» et de «caractère particulier» plutôt que celui de «caractère traumatisant», auquel on réfère souvent dans la jurisprudence.
[100] Ce choix de la soussignée n’est pas fortuit, tenant compte de son souci, comme la Loi ainsi que la jurisprudence le commandent, de ne pas ajouter aux travailleurs, en matière psychologique, un fardeau de preuve plus lourd qu’à ceux présentant une lésion de nature physique.
[101] Le Tribunal émettait d’ailleurs une réserve similaire dans la décision Preure et Centre de services scolaire de Montréal[30].
[102] C’est que certains dictionnaires ne confèrent pas à la notion de «traumatisme» ou de «traumatisant» la même signification, selon que le contexte est physique ou psychologique.
[103] On retrouve par exemple, dans le dictionnaire Le Robert, deux descriptions susceptibles de décrire la notion de «traumatisme»[31] :
1. Ensemble des troubles provoqués dans l’organisme par une lésion, une blessure grave.
2. Choc émotionnel très violent.
[104] De manière évidente, la première définition se réfère aux lésions physiques, alors que la deuxième à celles de nature psychologique.
[105] On constatera, dans la deuxième définition, l’ajout des termes «très violent» à ceux de «choc émotionnel».
[106] Pourtant, ce qualificatif ou cet ajout d’intensité ne se retrouvent pas dans la première description.
[107] On retrouve aussi le qualificatif «violent» dans d’autres dictionnaires, comme le Larousse[32] :
Traumatisme : « action violente, par un agent extérieur, provoquant des lésions locales aux tissus ainsi qu’aux organes».
[108] Tenant compte de ce qui précède, la soussignée est d’avis qu’il est périlleux de se référer à la notion de «traumatisme» afin d’apprécier les critères de l’article 2 de la Loi.
[109] En effet, la jurisprudence constante du Tribunal énonce que l’événement imprévu et soudain n’est pas nécessairement extraordinaire ou exceptionnel[33].
[110] Exiger l’intervention d’une action «violente», comme le requiert la définition de «traumatisme», apparaît aller à l’encontre de ce principe.
[111] Les définitions que ces ouvrages proposent reflètent l’usage courant dans le langage de tous les jours. L’inférence à une circonstance violente est susceptible d’imprégner l’esprit du décideur et incidemment, s’ajouter au fardeau de preuve des travailleurs.
[112] Or, comme mentionné précédemment, il est rare que les lésions psychologiques surviennent à la suite d’un événement unique ou violent. Elles sont au contraire bien plus souvent le résultat cumulatif d’une série d’événements, en apparence bénins, sur l’état psychique d’un travailleur.
[113] Ce sont les raisons pour lesquelles la soussignée n’utilise pas le terme «traumatisant» pour décrire et apprécier le fardeau de preuve applicable, puisqu’elle le considère comme inapproprié.
[114] Ajoutons par ailleurs que les faits allégués par le travailleur doivent présenter un caractère objectif, et dépasser la perception, les attentes ou les exigences personnelles du travailleur.
[115] Il doit s’agir :
[…] de facteurs exogènes plutôt que de facteurs endogènes13, de situations anormales plutôt que du niveau de stress normalement associé à l’emploi choisi et pour lequel le travailleur est formé ou de situations prévisibles inhérentes au milieu de travail14. Le travailleur doit prouver que les [les faits invoqués] se situe[nt] hors de proportion et qu’il[s] dépasse[nt] les capacités ou la préparation de celui qui le subit[34].
[Notes omises].
[116] Lors de la recherche de l’événement imprévu et soudain, le Tribunal doit en effet se demander si une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, constaterait elle aussi le caractère singulier ou particulier des faits invoqués, ou si au contraire, cette qualification relève de la seule perception du travailleur.
[117] Précisons enfin que le ou les événements qu’invoque le travailleur doivent se distinguer de ceux qui ont cours au sein de la relation professionnelle et sortir du cadre normal, habituel et prévisible du travail.
[118] C’est la raison pour laquelle les conséquences de l’exercice raisonnable du droit de gérance ne sont pas assimilables à la survenance d’un événement imprévu et soudain au sens de l’article 2 de la Loi[35].
[119] C’est ce qui explique que les difficultés reliées aux relations de travail et découlant, par exemple, de l’imposition légitime de mesures administratives ou disciplinaires, de simples difficultés relationnelles avec des collègues de travail ou d’un conflit de personnalités, ne sont pas considérées comme des accidents du travail[36].
[120] L’employeur doit toutefois exercer ses pouvoirs de manière rationnelle et raisonnable, en toute bonne foi et sans en abuser.
[121] Afin de le déterminer, le Tribunal apprécie notamment[37] :
- si les gestes posés sont liés et justifiés par le bon fonctionnement de son entreprise;
- si les gestes posés sont justes et équitables en tenant compte des circonstances;
- et si un employeur raisonnable et compétent aurait agi de la même manière.
[122] Aux fins de cette analyse, comme le souligne l’employeur dans son argumentaire, le Tribunal doit tenir compte de l’importante discrétion dont celui-ci dispose dans le choix de la direction et du contrôle des activités de son organisation.
[123] Cette liberté que possède l’employeur inclut même le droit à l’erreur, lorsque celle-ci n’est ni abusive ni déraisonnable[38].
[124] Cette nuance est importante, puisque l’objectif de l’évaluation qui est faite par le Tribunal n’est pas celui de déterminer qui a tort ou raison ni de blâmer ou de sanctionner l’action de l’une ou l’autre des parties. Comme le spécifie l’article 25 de la Loi, les droits que celle-ci confère le sont sans égards à la responsabilité de quiconque. Dans ce contexte, le rôle du Tribunal se limite à vérifier s’il est survenu au travail une situation se qualifiant à titre d’événement imprévu et soudain, qui a ensuite entraîné une lésion psychologique.
[125] De même, la compétence d’attribution du Tribunal, tirée de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail[39], ne l’autorise pas non plus, comme pourrait le faire un arbitre de grief, à trancher une mésentente relative à l’interprétation des dispositions d’une convention collective. Lorsque le Tribunal tient compte du contenu de cette dernière ou des pratiques en vigueur dans le milieu de travail, il le fait seulement afin de mettre en contexte le litige et apprécier la logique, la cohérence ou au contraire, la singularité des gestes que pose l’employeur eu égard aux circonstances.
La travailleuse démontre-t-elle l’abus du droit de gestion de l’employeur?
[126] La travailleuse soutient que sa lésion psychologique, un trouble d’adaptation, résulte du processus administratif et disciplinaire que met en œuvre l’employeur.
[127] Habituellement, comme le Tribunal le précise dans la section précédente, de telles circonstances ne sont pas assimilables à un événement imprévu et soudain.
[128] En effet, comme l’écrit le Tribunal dans la décision Charron et Sonaca Canada inc.[40] :
[…] un travailleur doit s’attendre à ce que l’employeur qui l’embauche exerce sur lui un droit de gérance qui comprend des exigences d’efficacité, de rendement, de discipline et d’encadrement. Il doit aussi s’attendre à ce que leur non‑respect devienne susceptible de mesures qui peuvent être appliquées à son égard si elles sont prises dans le respect des droits du travailleur et des lois et conventions en vigueur dans le milieu concerné15. Une réaction d’angoisse ou de stress qui serait générée par l’exercice normal du droit de gérance et même l’octroi de mesures disciplinaires ne permettrait pas de qualifier de « harcèlement » un exercice normal du droit de gérance16.
[Notes omises]
[129] La travailleuse indique qu’il en est toutefois autrement de sa situation, puisque selon elle, l’employeur agit de manière déraisonnable et inéquitable, en la ciblant spécifiquement, alors que les actions qu’on lui reproche sont pourtant aussi effectuées par d’autres membres de l’équipe, en toute impunité.
[130] L’employeur n’est pas de cet avis. Il soutient que ses insatisfactions concernant la travailleuse sont fondées. Selon lui, les circonstances justifient qu’il fasse preuve de plus de fermeté à son égard qu’envers les autres membres de l’équipe. Il allègue avoir exercé ses droits de gestion de manière légitime et raisonnable.
[131] Bien que les considérations sur lesquelles s’appuie l’employeur soient à première vue liées au bon fonctionnement du service, le Tribunal estime que les moyens qu’il choisit afin de corriger la situation sont inappropriés, injustes ou inéquitables eu égard aux circonstances.
[132] Même en tenant compte de la grande discrétion dont ce dernier dispose, le Tribunal est d’avis qu’un autre employeur, compétent et raisonnable, n’aurait pas agi de cette façon.
[133] Voici ce que le Tribunal retient de la preuve prépondérante.
[134] En 2016, la gestionnaire est nommée à titre de coordonnatrice régionale de la Direction de la santé publique de Montréal.
[135] Cette direction veille à la protection ainsi qu’à la sécurité de la population, en s’assurant notamment que les actions régionales soient prises afin de prévenir et contrôler la propagation des maladies infectieuses.
[136] Afin d’y parvenir, la gestionnaire dispose d’une équipe de conseillères en soins infirmiers, des infirmières comme la travailleuse, notamment responsables d’effectuer des enquêtes épidémiologiques auprès de la population concernée, lorsqu’une personne est infectée d’une maladie à déclaration obligatoire, comme la syphilis, l’hépatite ou la lymphogranulomatose vénérienne (LGV).
[137] Certaines de ces maladies font également l’objet d’une vigie rehaussée par le Ministère de la Santé et des Services sociaux.
[138] La gestionnaire est imputable des résultats de son équipe et en rend compte aux autorités ministérielles.
[139] À cette fin, comme elle l’inscrit elle-même dans son curriculum vitae, la gestionnaire doit plus précisément :
- concevoir, mettre en place et évaluer les pratiques relevant de son secteur ;
- assurer le développement des outils de gestion visuelle, de tableaux de bord, d’outils de monitorage et de suivi de la performance du service ;
- s’assurer que les actions de santé publique au regard de la protection soient implantées dans les meilleurs délais ;
- assurer la surveillance des maladies à déclaration obligatoire (MADO);
- mettre en place des mécanismes de contrôle de la qualité des programmes et des activités ;
- assurer une gestion optimale des activités du secteur PCMI en fonction des urgences de santé publique (déclarations des maladies à déclaration obligatoire et signalements).
[140] Bien que la gestionnaire soit la supérieure immédiate de la travailleuse, cette dernière se réfère toutefois à l’assistante de la supérieure immédiate (ASI), lorsqu’il survient des problématiques concrètes, dans l’accomplissement de ses tâches. La gestionnaire n’intervient que dans un deuxième temps, lorsque l’ASI ne parvient pas à résoudre ces difficultés.
[141] La gestionnaire affirme à l’audience connaître la travailleuse depuis 2009, lorsqu’elles travaillaient ensemble sur un projet de recherches.
[142] Elle mentionne cependant que la collaboration avec celle-ci est difficile.
[143] La travailleuse s’absente plus souvent qu’attendu, sans obtenir au préalable d’autorisation. On lui demande à plusieurs reprises de prioriser les enquêtes épidémiologiques, plutôt que de continuer à investir tout son temps de travail dans un mandat particulier, le mandat «naloxone», sans toutefois que la travailleuse se conforme à cette attente.
[144] Notons cependant que le dossier de la travailleuse, embauchée en 2005, demeure vierge jusqu’en 2018.
[145] En décembre 2017, l’ASI s’absente pour une durée indéterminée. La gestionnaire s’implique et reprend elle-même le suivi des tâches normalement déléguées à son adjointe.
[146] Elle rencontre, en janvier 2018, les membres de l’équipe des conseillères en soins infirmiers afin de revoir l’étendue de leurs tâches, la charge de travail ainsi que la priorisation des dossiers.
[147] Les tâches confiées à la travailleuse sont modifiées de manière importante, puisque la gestionnaire lui demande formellement de n’investir au maximum qu’une dizaine d’heures par semaine dans le mandat «naloxone». Le reste de son temps de travail, environ 26,25 heures, doit être affecté aux enquêtes épidémiologiques.
La mesure de suspension d’une journée ouvrable du 4 juin 2018
[148] Au cours du mois d’avril 2018, une situation particulière met la gestionnaire dans l’embarras. Elle dira elle-même en témoignage que c’en était «gênant».
[149] En effet, les autorités interpellent sa direction afin qu’elle explique les raisons qui font que 20 cas d’infection de LGV, une maladie pour laquelle les autorités ministérielles effectuent une vigie rehaussée, n’ont pas été enquêté en 2017.
[150] C’est en raison de cette situation que l’on rencontre la travailleuse, le 14 mai 2018, afin d’obtenir ses explications.
[151] On lui remet ensuite, le 4 juin 2018, une mesure de suspension d’une journée, dans laquelle on lui reproche :
- d’avoir retourné, entre 2016 et 2018, plusieurs dossiers d’enquête aux archives, dont huit relatifs à la LGV, en raison de délais d’intervention dépassés;
- sa méthode de travail, puisqu’elle effectue ses enquêtes en lots, plutôt que de manière continue, au fur et à mesure ;
- son attitude lors de la rencontre préalable, puisqu’elle n’était pas en mesure d’expliquer le dépassement des délais.
[152] Le Tribunal convient que l’action de l’employeur est liée au bon fonctionnement de la direction.
[153] En effet, tenant compte de la responsabilité de sa direction, la gestionnaire devait intervenir, à tout le moins afin de corriger la situation et s’assurer que son équipe effectue les enquêtes épidémiologiques, comme l’exige le ministère.
[154] Par ailleurs, l’employeur ne démontre pas de manière prépondérante que sa démarche est appropriée, juste et équitable, tenant compte des circonstances.
[155] En effet, bien que la travailleuse ne soit pas la seule responsable des 20 cas non enquêtés en 2017, la gestionnaire confirme qu’elle ne rencontre pas les autres employés concernés. Elle indique en témoignage intervenir auprès de la travailleuse, et seulement auprès de la travailleuse, parce qu’elle est celle responsable du plus grand nombre de cas non investigués.
[156] La gestionnaire ne décrit pas interpeller de manière verbale ou écrite les autres personnes concernées de son équipe, afin, par exemple, de dénoncer cette pratique inadéquate, ni leur demander de corriger la situation. Selon la preuve prépondérante, ce reproche n’est formulé qu’envers la travailleuse.
[157] On ne tient pas compte des explications que celle-ci formule lors de la rencontre, selon lesquelles cette pratique, celle de retourner les dossiers aux archives sans intervention parce que le délai d’intervention est dépassé, est appliquée depuis longtemps, par l’ensemble des membres de son équipe et même autorisée par la direction, en raison du manque de personnel[41] et des difficultés de coordination avec le personnel des archives, responsables d’ouvrir et de préparer les dossiers d’enquête.
[158] Pourtant, la travailleuse insiste de manière véhémente en témoignage, ainsi que dans sa version écrite, sur le fait que cette manière de faire était explicitement autorisée par la direction.
[159] Selon elle, plusieurs collègues le confirment à la gestionnaire, lors d’une réunion du 6 juin 2018, au cours de laquelle elles lui font part du fait qu’elles considèrent la mesure de suspension comme étant injuste, puisqu’elles procèdent elles aussi de la sorte, conformément aux directives reçues.
[160] La travailleuse obtient également le soutien de l’ASI, qui n’était au courant ni de la démarche disciplinaire ni du reproche qu’on lui formule. Celle-ci lui recommande de contester la suspension et de se battre, car elle-même procède de la même façon.
[161] Faut-il rappeler que l’ASI est le prolongement de l’autorité de la gestionnaire, dans le cadre des interventions courantes?
[162] Ces affirmations de la travailleuse, selon lesquelles la direction était au courant de cette pratique et savait qu’on retournait les dossiers aux archives sans intervention, ne sont pas contredites à l’audience et sont prépondérantes.
[163] Le Tribunal constate au surplus que d’autres circonstances factuelles confirment le témoignage de la travailleuse.
[164] Rappelons que l’on reproche à la travailleuse, au printemps 2018, de fermer des dossiers sans investigation, même des dossiers à vigie rehaussée, depuis plus de deux ans, soit depuis 2016.
[165] La gestionnaire admet, en réponse à une question du Tribunal, avoir été informée en 2017, par divers intervenants, qu’il existait une problématique au sujet des enquêtes épidémiologiques, que l’on effectuait de manière superficielle et parfois tout simplement pas.
[166] Bien qu’une intervention de l’employeur soit de mise, tenant compte de l’ensemble de ces circonstances, le Tribunal se demande de quelle manière cette mesure, qui ne vise que la travailleuse, convaincra le reste de l’équipe de cesser cette pratique et d’effectuer les enquêtes avec plus de diligence.
[167] Au contraire, pour le Tribunal, ce choix n’est logique que si l’on désire faire de la travailleuse un exemple. Une telle orientation est pourtant contraire au devoir de l’employeur d’agir équitablement envers elle ainsi qu’envers l’ensemble de ses employés.
[168] L’employeur ne démontre pas de manière prépondérante le caractère approprié de son intervention et incidemment, ne fait pas la preuve qu’il use de son droit de gérance de manière raisonnable, lorsqu’il intervient auprès de la travailleuse, et seulement auprès de la travailleuse, le ou vers le 4 juin 2018.
[169] Toutefois, comme il l’indique dans son argumentaire, le droit de gestion de l’employeur comporte une grande discrétion, laquelle va même jusqu’au droit de se tromper ou de commettre une erreur.
[170] Si ce n’était que de ce seul événement, la soussignée aurait laissé le bénéfice du doute à l’employeur et considéré que l’imposition de cette seule journée de suspension constituait une maladresse de sa part ou découlait d’un malentendu, comme le Tribunal en a aussi conclu en une autre occasion similaire[42].
[171] Toutefois, tenant compte de la suite, le Tribunal ne peut assimiler les gestes de l’employeur à une erreur isolée, commise de bonne foi.
La rencontre du 29 août 2018 et la volte-face du 7 septembre 2018
[172] Entre le 4 juin et le 29 août 2018, l’employeur n’effectue pas de suivi de la performance de la travailleuse, ni ne vérifie son emploi du temps, en dépit de l’importance apparente du manquement qu’on lui reproche, le 4 juin.
[173] La gestionnaire explique en témoignage que cela ne lui semble pas nécessaire puisque la travailleuse possède le jugement clinique utile à l’accomplissement de ses tâches. Elle ajoute avoir offert de l’assistance, à ses autres employés comme à la travailleuse, afin de regarder les dossiers et leur fournir des conseils, ce dont ne se prévaut pas cette dernière.
[174] Durant cet intervalle, les relations entre les membres de l’équipe s’enveniment, ce qui affecte le climat de travail.
[175] Plusieurs sont insatisfaites du fait qu’un collègue d’une autre équipe, récemment embauché et possédant moins d’expérience qu’elles, ait été choisi afin de remplacer l’ASI, plutôt que l’une d’entre elles. On se plaint également de la charge de travail.
[176] Il y a également plusieurs accrochages entre la gestionnaire et la travailleuse sur différents sujets, y compris une absence additionnelle et imprévue, prolongeant ses vacances au cours de l’été.
[177] La situation atteint son point culminant lorsqu’au cours d’une réunion d’équipe en août 2018, l’ASI et une autre conseillère en soins infirmiers s’invectivent et « s’engueulent ».
[178] La gestionnaire rencontre alors individuellement les membres de l’équipe, afin de faire le point sur le climat de travail. La travailleuse dit cependant en témoignage : «Le motif, c’était ça, mais pas pour moi, non».
[179] Le Tribunal précise qu’il considère utile de rapporter distinctement plusieurs des propos tenus par l’employeur, lors de la rencontre du 29 août 2018, comme on les entend sur l’enregistrement.
[180] En effet, le Tribunal est d’avis que cette retranscription permet d’étayer clairement le positionnement initial de l’employeur, celui qu’il annonce à la travailleuse le 29 août 2018.
[181] Cette retranscription permet également de constater l’ampleur de la volte-face de l’employeur, dans les jours qui vont suivre la rencontre.
[182] Sont présentes à cette occasion, la gestionnaire, la conseillère en relations de travail, la travailleuse ainsi que sa déléguée syndicale.
[183] On aborde d’entrée de jeu l’emploi du temps de la travailleuse.
[184] On note que celle-ci fait peu d’entrées au système informatique, comparativement à ses collègues, et on lui mentionne l’avoir vue s’entretenir pendant de longues périodes avec plusieurs, dans son bureau, la semaine précédente.
[185] La conseillère en relations du travail met en garde la travailleuse et lui annonce la mise en place d’un processus d’encadrement plus serré de sa prestation de travail. Elle lui dira :
Vous avez normalement à travailler deux jours par semaine sur le projet naloxone […], là vous m’annoncez 80 %. Je pense qu’il va falloir faire un retour sur les attentes au niveau du travail, […], ce qu’on veut voir, parce que je ne suis pas sûre que c’est compris […] Il y a peu d’entrées dans le système, vous prenez des notes sur les feuilles, ce n’est pas une pratique acceptée […].
[186] Elle lui précise ensuite :
Je ne peux pas vous reprocher grand-chose parce qu’effectivement, je ne sais pas ce que vous faites dans votre travail, mais sachez qu’on va commencer à regarder ça d’un peu plus près et vous allez devoir justifier ce que vous faites comme travail.
[187] La travailleuse demande des précisions quant au processus d’encadrement qu’on souhaite mettre en place. On lui répond :
On va regarder ce que vous faites. J’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup de plaintes de surcharge. […] Vous n’avez pas beaucoup d’autres dossiers et vous parlez beaucoup aux collègues. On se pose des questions.
[188] La conseillère en relations du travail aborde ensuite le sujet du climat de travail et confronte la travailleuse à ce sujet, parce qu’elle juge que cette dernière minimise la situation :
Je vais vous faire un survol des derniers mois. Vous avez été rencontrée par les relations du travail. Je vais revenir sur un événement, qui à mon sens… Je ne pourrai rien faire avec ça, je vous le dis candidement. C’est passé, c’est passé. Mais je pense que ça démontre quand même un peu le climat de travail. Je pense qu’il y a autre chose qui n’aide pas. Je vais faire un rappel de certains événements pour vous faire réfléchir un peu là-dessus.
[189] La conseillère en relations de travail fait alors notamment allusion au fait que la travailleuse a informé ses collègues de sa mesure de suspension du 4 juin 2018 et qu’elle garde sa porte de bureau fermée, avec un écriteau «ne pas déranger». Elle lui demande de faire preuve de plus d’ouverture envers la gestionnaire, particulièrement lorsqu’elle intervient auprès d’elle au sujet de ses absences ou de sa prestation de travail.
[190] Elle lui répète ensuite, avant la pause, qu’elle ne sera pas sanctionnée pour son comportement et que l’objectif de la rencontre est celui de lui rappeler ses obligations.
[191] La conseillère en relations de travail mentionne alors :
[Le climat de travail] est peut-être le point le plus important aujourd’hui et on va s’attendre […] on veut voir une amélioration à ce niveau-là, de tout le monde. On s’attend à du respect.
On s’attend aussi à ce que vous respectiez le rôle de votre gestionnaire. Je vous rappelle que vous avez un contrat de travail avec le CIUSSS. Vous avez des droits, mais vous avez des obligations aussi. On a parlé de vos obligations avec le climat de travail, mais vous en avez d’autres.
Madame […] ici est votre gestionnaire, elle vous donne des consignes, des tâches. Vous devez faire ce qu’elle vous demande.
Madame […] a le droit de vérifier votre travail, ce qu’elle va faire dans les prochaines semaines. […] On va devoir adresser ça dans les prochaines semaines. […]
J’ose espérer que les rencontres avec les collègues étaient des rencontres de collaboration, de travail, mais si ce n’était pas le cas, ça va devoir cesser. […] Les heures que vous passez au travail doivent être faites pour les tâches qu’on vous donne. […] Les nombreuses rencontres avec les collègues […] vont devoir diminuer, pour que vous puissiez vous concentrer sur votre travail et que les enquêtes, ça se fassent, que les informations soient entrées dans le système.
[192] À la fin de la rencontre, au retour de la pause, la conseillère en relations de travail énonce :
Je n’ai pas l’intention de revenir sur tout ce que j’ai dit [au cours de la rencontre]. Je pense que c’est assez clair. Je pense que je vais aussi vous l’écrire comme ça, ça aura l’avantage d’être très clair […] Je vais vous écrire ce que j’ai dit aujourd’hui.
[193] Lorsque la conseillère syndicale lui demande quel sera l’objet de la lettre, son vis-à-vis répond :
Un rappel des attentes. Le type ? Ce risque d’être une mesure administrative, un rappel des obligations. Les attentes de l’employeur. Je me laisse le droit de changer d’idée. Bien entendu, je n’ai pas de faits récents à lui reprocher […]. Par contre, ce que je peux dire de manière assez certaine, c’est qu’il y aura un suivi au niveau de la prestation de travail.
[194] Le Tribunal est d’avis que l’intervention de l’employeur et la démarche qu’il annonce se justifient par le bon fonctionnement de son service.
[195] L’objectif de cette discussion, comme l’indique elle-même la conseillère en relations de travail sur l’enregistrement, est de faire un «arrêt d’agir», parce que les relations sont tendues au bureau et qu’il faut que cela cesse. C’est même, comme elle l’exprime sur l’enregistrement, l’enjeu le plus important de la rencontre.
[196] Au cours de celle-ci, l’employeur informe la travailleuse des manquements qu’il constate au sujet de son attitude et de sa performance au travail. Il la met en garde et lui clarifie ses attentes pour l’avenir. Il lui annonce une surveillance accrue de sa prestation de travail, car les résultats ne sont pas au rendez-vous. C’est son droit de le faire.
[197] La travailleuse soutient que l’enregistrement révèle l’intention et l’attitude hostiles de l’employeur.
[198] Le Tribunal n’est pas de cet avis.
[199] Il constate plutôt à son écoute que la rencontre est menée de manière respectueuse. Bien que la rencontre soit très désagréable pour la travailleuse, le ton qu’on emploie, même s’il est ferme, est adéquat, puisque la travailleuse est en désaccord avec les énoncés de l’employeur et qu’on souhaite être bien compris d’elle.
[200] Le Tribunal convient avoir sourcillé, à l’écoute de l’enregistrement, lorsque la gestionnaire ainsi que la conseillère en relation de travail considèrent l’opportunité de provoquer la travailleuse au retour de la pause et de «lui faire péter sa coche». Toutefois, ce n’est pas ainsi que procède la conseillère en relations du travail, lorsque la discussion reprend, en présence de toutes les parties.
[201] L’intervention de l’employeur et la démarche qu’il annonce sont également adaptées aux circonstances, celles que l’employeur expose en détail lors de la rencontre. Un autre employeur, soucieux du climat de travail et des résultats de son équipe, compétent et diligent, aurait aussi pu choisir d’agir ainsi.
[202] Il est toutefois très difficile de comprendre la suite des événements.
[203] En effet, au lieu d’une mesure administrative, l’employeur remet plutôt à la travailleuse, le 7 septembre 2018, une mesure de suspension de sept jours ouvrables comptant cinq pages.
[204] L’employeur, à l’audience, n’explique pas cette volte-face.
[205] Le Tribunal estime qu’une partie de la réponse se retrouve sur l’enregistrement, capté par la travailleuse, durant la pause, le 29 août 2018.
[206] C’est que la gestionnaire n’est pas d’accord avec l’orientation qu’envisage la conseillère en relations de travail.
[207] En effet, lors de la discussion, la conseillère en relations de travail lui explique qu’elle ne recommande pas de mesure disciplinaire parce qu’elles ont peu d’éléments récents à reprocher à la travailleuse.
Je n’ai pas grand-chose. La seule chose qu’on peut faire c’est valider le travail et ça, va falloir que tu t’y mettes un peu plus […] Tu le sais, c’est juste plate qu’il n’y a rien d’extrêmement récent. […] On va commencer avec un plan de redressement. […] Tu me dis qu’elle fait bien les enquêtes quand elle les fait. […] Ça se peut qu’on doive aller avec des mesures de base, mais dès qu’elle va déroger….
[208] Cependant, la gestionnaire insiste et elles conviennent de vérifier plus tard le contenu des dossiers physiques ou archivés.
[209] Dans la mesure de suspension de sept jours ouvrables du 7 septembre 2018, on reproche notamment à la travailleuse :
- d’avoir investi 80 % de son temps de travail au dossier «naloxone» pendant la semaine du 20 au 24 août 2018, à l’encontre de la directive donnée en janvier 2018 de n’y investir au plus que dix heures par semaine ;
- d’avoir tardé à débuter ses enquêtes épidémiologiques ;
- de les avoir débutées en lot le 28 août 2018, plutôt qu’au fur et à mesure, comme demandé le 4 juin 2018 ;
- d’avoir très peu documenté ses interventions au système informatique depuis janvier et/ou juin 2018 ;
- d’avoir tenu des rencontres avec des collègues de travail dans son bureau ;
- son attitude de fermeture et sa réserve lors des réunions,
- une très pauvre performance ;
- l’absence d’amélioration, en dépit des manquements dénoncés dans la lettre de suspension du 4 juin 2018 ;
- avoir menti le 29 août 2018 quant à son emploi du temps, dans la semaine du 20 au 24 août 2018 ;
- avoir fait preuve d’insubordination lors de la rencontre du 29 août 2018, en adoptant une attitude de confrontation ;
- s’être absentée sans savoir au préalable demandé l’autorisation à sa gestionnaire le 31 août 2018 ;
- avoir refusé d’enlever la pancarte «ne pas déranger» de sa porte, le 4 septembre 2018.
[210] Tenant compte de ce qu’on lui a dit ou annoncé lors de la rencontre du 29 août 2018, on ne peut s’étonner que la travailleuse soit déstabilisée de la tournure des événements.
[211] Toute personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, le serait également.
[212] Mais il y a plus.
[213] La travailleuse décrit à l’audience le déroulement de la rencontre du 7 septembre 2018.
[214] On la confronte d’abord sur l’ensemble des manquements qu’on lui reproche dans la lettre, sans prendre la peine d’expliquer le revirement de la situation.
[215] Le Tribunal s’interroge sur l’utilité de ces questions, puisque la décision de suspendre la travailleuse est déjà prise à cette date. La lettre de suspension est même déjà écrite puisqu’on la lui remet au terme de la rencontre. La gestionnaire confirme d’ailleurs en témoignage qu’elle la révise entre le 29 août et le 6 septembre 2018.
[216] La travailleuse a raison de penser que ses explications ne serviront à rien. Toute autre personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, le penserait aussi. Une telle situation est susceptible d’ébranler la confiance du salarié à l’égard de son employeur ou encore envers l’équité du processus.
[217] On fait référence, dans la lettre de suspension, à la rencontre du 29 août 2018, comme si la décision de suspendre la travailleuse en découlait naturellement, alors que ce n’était pas du tout l’objectif ou le résultat qu’on lui annonçait lors de la rencontre. On n’y indique pas qu’on a entre-temps poursuivi l’enquête.
[218] Ajoutons qu’au cours de la rencontre, l’employeur somme la travailleuse de collaborer et de répondre aux questions qu’on lui pose. On l’avertit qu’on a deux lettres toutes prêtes et qu’il leur appartient de décider laquelle on lui remettra.
[219] Bien que la gestionnaire nie mollement cette information à l’audience, le Tribunal, pour les raisons qu’il précisera plus loin, considère le témoignage de la travailleuse comme celui devant être retenu, parce que prépondérant.
[220] Le Tribunal ne croit pas qu’un employeur, soucieux de son devoir d’agir équitablement, se comporterait de la sorte.
[221] L’employeur tente plutôt de soumettre ou d’intimider la travailleuse, en lui faisant comprendre que la mesure dépendra de son bon vouloir. Pour le Tribunal, une telle approche s’apparente à de l’arbitraire et n’est certainement pas équitable. Ce sont les faits qui devraient plutôt déterminer l’intensité de la mesure ou sa nature.
[222] L’histoire ne dit pas qu’elle était l’autre lettre, que l’on gardait en réserve.
[223] Le Tribunal considère qu’on peut difficilement reprocher à la travailleuse de ne pas offrir, lors de cette rencontre, son entière collaboration, tenant compte du fait qu’on l’accole, de manière imprévisible, au pied du mur.
[224] Le Tribunal estime qu’une telle situation ne fait pas partie du cadre normal, prévisible et habituel du travail.
[225] D’autant plus que l’histoire ne s’arrête pas là.
La deuxième volte-face, lorsque l’employeur relève la travailleuse de ses fonctions pour une durée indéterminée, sans solde
[226] Le 11 septembre 2018, alors qu’elle purge sa suspension, l’employeur informe la travailleuse par lettre qu’un audit est en cours et qu’on vérifiera le contenu de l’ensemble des dossiers d’enquêtes épidémiologiques qu’elle a effectué de mars à août 2018.
[227] L’employeur mentionne, dans cette lettre, se questionner, non seulement sur la gestion de ses priorités, mais également, sur son jugement clinique. On lui indique que sa pratique de travail a pu porter préjudice à la population et qu’elle ne respecte pas les exigences déontologiques inhérentes à sa profession d’infirmière.
[228] L’employeur ajoute dans la lettre que l’audit leur permettra de vérifier s’il doit signaler ces manquements à son ordre professionnel. Dans l’intervalle, il lui annonce qu’elle bénéficiera d’un plan de redressement, qu’on lui présentera le 19 septembre, et auquel elle devra collaborer.
[229] Ajoutons qu’on l’invite, aussi, dans cette lettre, à «réfléchir à [son] rôle au sein de l’organisation».
[230] Toutefois, ce n’est pas ainsi que les choses se passent, puisqu’on revient sur cette annonce et qu’on décide plutôt, le 17 septembre 2018, de la relever de ses fonctions sans solde, pour une durée indéterminée, le temps d’une enquête.
[231] C’est après avoir reçu cette lettre que la travailleuse consulte un médecin le 24 septembre 2018 et qu’on recommande l’arrêt de travail.
[232] Tout comme le Tribunal en conclut en de pareilles circonstances[43], la soussignée ne considère pas qu’il s’agit d’un traitement ou d’un dénouement auquel une personne raisonnable pourrait s’attendre, dans le cadre normal, prévisible et habituel du travail.
[233] L’employeur improvise et utilise son droit de gérance, sans mesurer ni tenir compte de l’impact de son action sur la dignité et l’intégrité psychologique de la travailleuse.
[234] On poursuit l’enquête après la rencontre du 29 août et encore après le 7 septembre, parce qu’on n’est pas satisfait du résultat.
[235] On ne peut manquer de constater les importantes contradictions dans le discours de l’employeur, qui annonce d’abord un rappel de règles écrit (une mesure administrative), puis une mesure de suspension de sept jours ouvrables, puis un audit, la possibilité de signaler la problématique à l’ordre des infirmières et enfin l’annulation du plan de redressement, parce qu’on doit la relever de ses fonctions pour fins d’enquête, sans solde, pour une durée indéterminée.
[236] Tout cela, sur une période inférieure à un mois.
[237] Le Tribunal constate également que l’importance que l’employeur accorde à la l’achèvement des enquêtes épidémiologiques par les membres de son équipe, ou même spécifiquement, par la travailleuse, varie.
[238] La gestionnaire reconnaît en témoignage savoir depuis 2017 que son équipe n’effectue pas les enquêtes comme elle devrait le faire. On lui dit à l’époque qu’il manque des données importantes dans les dossiers ou même que plusieurs enquêtes ne sont tout simplement pas effectuées.
[239] On n’agit pourtant qu’en 2018, indice pour le Tribunal qu’il n’existait pas, pour la gestionnaire, d’urgence d’agir en 2017, ni que la gestionnaire considérait alors cette pratique comme dangereuse ou non déontologique.
[240] Ajoutons que lorsque l’employeur reproche ensuite à la travailleuse, en juin 2018, d’avoir fermé des dossiers d’enquête, parce que les délais étaient dépassés, et ce, depuis 2016, il ne lui impose qu’une seule journée de suspension.
[241] Il n’effectue ensuite aucun suivi, afin de s’assurer que cela ne se répètera plus. Il fait, comme la gestionnaire l’indique à l’audience, confiance dans le jugement clinique de la travailleuse.
[242] Le Tribunal en déduit que l’employeur ne jugeait pas non plus, en juin 2018, que la pratique de la travailleuse était à ce point dangereuse.
[243] Qu’est-ce qui justifie, dans ces circonstances, qu’on relève provisoirement la travailleuse de ses fonctions pour enquête, sans solde, trois mois plus tard ?
[244] L’employeur n’offre aucune explication sur les raisons qui font qu’il interprète les mêmes manquements différemment en septembre 2018.
[245] Pas plus qu’il ne justifie la décision de relever la travailleuse pour enquête sans rémunération, alors que la Cour suprême indique qu’il s’agit pourtant d’une mesure exceptionnelle et rarissime[44] :
Ce pouvoir résiduel de suspendre pour des motifs administratifs en raison d’actes reprochés à l’employé fait partie intégrante de tout contrat de travail mais doit être exercé selon certaines conditions. Premièrement, la mesure doit être nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’entreprise. À cet égard, l’employeur a le fardeau de démontrer le caractère juste et raisonnable de sa décision […] Deuxièmement, la bonne foi et le devoir d’agir équitablement doivent guider l’employeur dans sa décision. […] Troisièmement, l’interruption provisoire de la prestation de l’employé doit être prévue pour une durée relativement courte, déterminée ou déterminable. […] Enfin, sous réserve de cas exceptionnels, la suspension est en principe imposée avec solde.
[246] La preuve révèle que la travailleuse sera suspendue sans solde pendant plus de quatre mois, entre le 17 septembre 2018 et le 8 février 2019. On y met fin à cette date parce qu’on la congédie.
[247] À cette étape, le Tribunal considère comme nécessaire de souligner les lacunes importantes de la preuve de l’employeur.
[248] Celui-ci, à l’audience, s’attarde à démontrer les torts de la travailleuse sans discuter du caractère approprié ou équitable des mesures choisies.
[249] À titre d’exemple, l’employeur n’explique pas spontanément au Tribunal :
- les raisons qui font que seule la travailleuse reçoit une mesure disciplinaire, le 4 juin 2018, alors que selon la preuve non contredite et prépondérante, le retour des dossiers d’enquête aux archives, parce que les délais d’intervention sont dépassés, constitue une pratique répandue dans l’équipe, tolérée, voire autorisée par la direction ;
- la volte-face survenue entre la rencontre du 29 août 2018 et la décision du 7 septembre 2018 de suspendre la travailleuse de ses fonctions pendant sept jours ouvrables, alors qu’on lui annonçait seulement la remise d’attentes écrites ;
- le second cafouillage lorsqu’on l’informe qu’en lieu et place du plan de redressement qu’on lui décrit, le 11 septembre 2018, on la suspend plutôt pour enquête, le 17 septembre 2018, pour une durée indéterminée, sans solde, mesure pourtant considérée comme exceptionnelle par la Cour suprême[45].
[250] L’employeur à l’audience se contente de faire référence à l’accompagnement reçu par le service des relations du travail, comme s’il s’agissait en soi d’une garantie, sans toutefois approfondir ou contextualiser les décisions que prend l’organisation, alors que de l’avis du Tribunal, les circonstances sérieuses qu’évoquait la travailleuse requéraient qu’il le fasse.
[251] En effet, la démonstration, même prépondérante, du caractère légitime de ses considérations ou reproches, n’est pas suffisante.
[252] Comme l’indique le Tribunal, dans cette décision[46] :
Le Tribunal reconnaît qu’un employeur a le droit de gérer son entreprise, de discipliner ou de blâmer ses employés ou même les renvoyer si nécessaire, mais l’exercice de ce droit doit se faire en respectant la dignité de l’employé et des règles d’équité procédurales élémentaires.
Le droit de gérance ne comporte pas le droit d’intimider, d’humilier ou de porter atteinte à la dignité d’un travailleur […].
Le Tribunal n’a pas à se prononcer sur le bien-fondé des reproches que l’employeur allègue à l’endroit de la travailleuse. Que des reproches soient justifiés ou non, il demeure qu’ils doivent être transmis de façon civilisée et respectueuse.
[253] Le Tribunal n’obtient des précisions sur le caractère raisonnable ou approprié des actions de l’employeur qu’après avoir insisté auprès de lui, à plusieurs occasions, au cours de l’audience.
[254] Bien que malheureux, le Tribunal estime que le décès de la conseillère en relations du travail, celle qui assiste la gestionnaire durant l’été 2018, ne permet pas d’expliquer les lacunes importantes de la preuve de l’employeur.
[255] Le Tribunal est au contraire d’avis que le comportement de ce dernier manque de transparence.
[256] Celui de la travailleuse ne présente pas cette faiblesse. Celle-ci décrit avec moult détails la chronologie des événements. Ses allégations sont corroborées par plusieurs éléments contextuels ou documentaires. Un bon nombre d’entre elles ne sont pas contredites par l’employeur.
[257] Ajoutons que les paroles que la travailleuse rapporte dans sa version des faits sont conformes à ce qu’on entend sur l’enregistrement, ce qui tend à aussi démontrer la fiabilité de son témoignage.
[258] Ce sont les raisons pour lesquelles le Tribunal considère la travailleuse comme crédible et qu’il estime son témoignage ainsi que sa preuve prépondérants.
[259] Le Tribunal ne remet pas en question le fait que la qualité de la prestation de la travailleuse est préoccupante et qu’une telle situation justifie l’employeur d’agir.
[260] Toutefois, l’intervention se devait d’être appropriée et raisonnable, eu égard aux circonstances, notamment de la tolérance que manifestait l’employeur à l’égard des dossiers traités de manière superficielle ou encore retournés aux archives sans intervention[47].
[261] L’employeur avait le droit de changer son fusil d’épaule.
[262] Il devait toutefois le faire de manière juste, équitable et appropriée, en laissant à la travailleuse une réelle chance de s’amender, ce qu’il n’a pas fait[48].
[263] Sur ce sujet, la Cour suprême énonce[49] :
Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel.
Ainsi, pour la plupart des gens, le travail est l’une des caractéristiques déterminante de leur vie. Par conséquent, tout changement survenant dans la situation professionnelle d’une personne aura sûrement de graves répercussions. […]
Pour reconnaître ce besoin, le droit devrait encourager les comportements qui réduisent au minimum le préjudice et le bouleversement (tant économique que personnel) […].
Il n’est pas possible de définir exactement l’obligation de bonne foi et de traitement équitable. Cependant, je crois tout au moins que […] les employeurs doivent être francs, raisonnables et honnêtes avec leurs employés et éviter de se comporter de manière inéquitable ou de faire preuve de mauvaise foi en étant, par exemple, menteurs, trompeurs ou trop implacables.
[264] L’action de l’employeur ne respecte pas ces principes. Il agit au contraire de manière précipitée ainsi qu’improvisée, parce qu’il considérait, comme il l’affirme en argumentaire, avoir le droit de le faire, sans toutefois tenir compte de son obligation réciproque de bonne foi et de son devoir d’agir équitablement envers la travailleuse.
[265] En agissant ainsi, l’employeur a mésusé son droit de gestion, situation qui se distingue de celles décrites dans les décisions qu’il présente au soutien de sa prétention[50].
[266] Comme mentionné précédemment, toute personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, même fautive, serait déstabilisée et désarçonnée par le comportement de l’employeur. Il ne s’agit pas, comme ce dernier l’allègue, d’une interprétation qui découle uniquement de la perception de la travailleuse[51].
[267] Une telle situation dépasse le cadre normal, prévisible et habituel du travail et constitue un événement imprévu et soudain au sens de la Loi.
[268] Tenant compte de ce qui précède, le Tribunal ne considère pas nécessaire de traiter les autres exemples ou arguments de la travailleuse, référant notamment à l’intransigeance de l’employeur lors de la gestion de ses absences, au fait qu’on ne l’informe pas à l’avance de l’objectif des rencontres, de la possibilité que ses mesures constituent une double sanction ou encore qu’on n’ait pas respecté le principe de la progression des sanctions.
[269] Par ailleurs, dans son argumentaire, l’employeur invite le Tribunal à se pencher sur les diagnostics à retenir.
[270] Cependant, cet exercice n’est pas opportun, puisque l’employeur n’a pas soumis le dossier à la procédure d’évaluation médicale.
[271] Le Tribunal siégeant en appel de la décision de la Commission est en conséquence lié, comme cette dernière l’est également, par le diagnostic de trouble d’adaptation que pose la docteure Hérard, la professionnelle de la santé responsable du suivi de la lésion professionnelle[52].
[272] Or, le Tribunal est d’avis que l’événement imprévu et soudain, survenu par le fait ou à l’occasion du travail, est bel et bien la cause du trouble d’adaptation de la travailleuse, celui que l’on diagnostique sur le rapport médical daté du 25 septembre 2018.
[273] L’apparition des symptômes de la travailleuse est concomitante aux événements particuliers qu’elle décrit à l’audience et ceux-ci s’intensifient progressivement, jusqu’à culminer le 17 septembre, lorsqu’on la relève de ses fonctions.
[274] La travailleuse, dans sa version des événements, décrit l’effet de la mesure disciplinaire du 4 juin 2018 sur son état psychologique :
Je reste incrédule et je suis sans mot. Sans aucun avertissement sans n’avoir été l’objet d’aucun reproche depuis mon embauche en 2005, soit depuis 13 ans, sans aucune rencontre de la part de la coordonnatrice régionale auparavant, cette suspension d’une journée sans solde sort de nulle part, elle est vexatoire, inéquitable et non justifiée. […] Je me sens démunie, la peur m’envahit et cette peur devient incompatible avec la bonne poursuite du travail. Mon rapport authentique au travail dépérit peu à peu. Je sens que je suis dans un processus destructeur de mon estime de soi et me renvoie à une image d’incompétence et de nullité. Je ressens de la confusion combinée à une perte d’estime de moi-même, engendrant un état de stress et de peur où je suis toujours sur le qui-vive, en état d’alerte.
[…]
[275] Au sujet de la rencontre du 7 septembre 2018, elle écrit :
Je sens qu’un congédiement déguisé ne saura tarder. Je me sens usée et épuisée. Ma santé physique et mentale périclite, je souffre de plusieurs symptômes. J’ai totalement perdu estime en moi-même.
[276] Voici comment la travailleuse se sent lorsqu’elle reçoit la lettre du 17 septembre 2018, la relevant provisoirement de ses fonctions pour enquête, sans solde :
Je me sens dégoutée et démunie. Je me sens assommée, anesthésiée et n’arrive plus à comprendre ce qui se passe. […] Confusion combinée à une perte d’estime de moi-même engendrant un état de stress et de peur. […] Je vis un enfer intérieur, comme une tornade émotionnelle : […].
[277] Le témoignage de la travailleuse à l’audience est du même acabit. Elle pleure en abordant ces éléments.
[278] Quant à la preuve médicale, le Tribunal est d’avis qu’elle corrobore les affirmations de la travailleuse.
[279] La docteure Hérard, professionnelle de la santé responsable du suivi de la lésion indique sur le rapport médical daté du 25 septembre 2018 :
Tableau de trouble du sommeil exacerbé apparu lors de la visite du 21 mai 2018. Tableau détérioré avec trouble d’adaptation et symptômes digestifs apparus en août 2018. Tableau relié à un contexte de travail difficile […] possible notion de harcèlement psychologique et suspension injustifiée actuellement sous enquête.
[280] Le docteur Poirier, mandaté afin de procéder à un arbitrage médical, conformément à la convention collective applicable, ne note pour seuls stresseurs, dans son avis du 23 janvier 2019, que les difficultés reliées au travail, celles découlant de l’exercice déraisonnable du droit de gestion de l’employeur :
Axe IV : Sanctions disciplinaires au travail. Le 19 septembre 2018, suspension sans solde pour une période indéterminée pour fins d’enquête. Allégations de harcèlement psychologique au travail de la part de la supérieure immédiate depuis 2010. Problèmes financiers actuels en lien avec son manque de revenus à la suite de sa suspension sans solde.
[281] C’est aussi ce que fait le docteur Pantel, dans son avis du 11 décembre 2018 :
Comme autre élément stresseur, elle soulève à plusieurs reprises durant notre rencontre qu’elle n’a pas de source de revenir depuis trois mois.
En ce qui concerne son état actuel, madame dit éprouver de l’anxiété en raison des stresseurs financiers, de la situation de harcèlement et des mesures disciplinaires. Elle dit être triste, vivre de l’insomnie et de la fatigue, et mal dormir. […] Elle répète à nouveau les différents stresseurs et dit que bien que retirée de son milieu de travail, elle éprouve toujours les stresseurs.
[…]
Sa situation est en lien avec des mesures disciplinaires et madame allègue une situation de harcèlement au travail, de la part de sa supérieure immédiate. […]
Madame dit ne pas comprendre les raisons pour lesquelles on lui impose des mesures disciplinaires […]
La symptomatologie qu’elle décrit est intimement reliée aux stresseurs.
[282] Pour sa part, le docteur Chamberland, psychiatre mandaté afin d’évaluer la travailleuse, indique, dans son rapport du 25 octobre 2020 :
Il n’est pas de notre ressort de nous prononcer quant à ce qui doit être retenu comme éléments pertinents face à ce que Madame a vécu à son travail. Toutefois, s’il s’avérait que la version de Madame soit retenue, il est clair que les événements vécus par celle-ci à son travail sont amplement suffisants pour avoir généré un trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse et dépressive. […]
On peut clairement voir une progression dans les symptômes qui se sont développés chez elle à la lecture des notes de son médecin traitant […]. L’état de Madame se détériorait proportionnellement aux stresseurs vécus à son travail qu’elle rapportait à son médecin traitant.
[283] Cette preuve est prépondérante et établit l’existence d’un lien entre l’événement imprévu et soudain qu’a subi la travailleuse au travail, et sa lésion, un trouble d’adaptation.
[284] Puisque tous les critères de l’article 2 de la Loi sont respectés, le Tribunal conclut que la travailleuse a subi une lésion professionnelle le ou vers le 17 septembre 2018.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
REJETTE l’objection de l’employeur, Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal - Centre hospitalier de Verdun, portant sur la recevabilité de la preuve découlant d’un enregistrement capté le 29 août 2018 ;
DÉCLARE recevable la preuve découlant de l’enregistrement capté par la travailleuse le 29 août 2018 ;
ACCUEILLE la contestation du 6 mars 2019 de la travailleuse, madame Mélanie Charron;
INFIRME la décision rendue le 1er mars 2019 par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail à la suite d’une révision administrative ;
DÉCLARE que la travailleuse a subi une lésion professionnelle le ou vers le 17 septembre 2018.
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| Danielle Tremblay |
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Me Élizabeth Perreault et Me Miriane Bouthillier | |
ROY BÉLANGER AVOCATS S.E.N.C.R.L. | |
Pour la partie demanderesse | |
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Me Sylvain Lallier | |
DES MARCHAIS LECLERC DANDAVINO | |
Pour la partie mise en cause | |
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[1] Décision du 1er mars 2019 rendue à la suite d’une révision administrative.
[2] RLRQ, c. J-3.
[3] Tenue le 2 mars 2022.
[4] Cadieux c. Service de Gaz naturel Laval inc., 1991 RJQ 2490 (C.A.); Voir aussi : C. C. c. Heroumi, 2020 QCCS 311.
[5] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[6] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991.
[7] Syndicat des professionnelles du Centre de jeunesse de Québec – CSN et Desnoyers, 2005 QCCA 110. Griefs contestant l'exigence de la disponibilité de nuit accueillis. Requête en révision judiciaire accueillie; dossier retourné à l'arbitre, 2007 QCCS 2364. Requête pour permission d'appeler accueillie, 2007 QCCA 792, Appel accueilli, fixation d'une indemnité.
[8] Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229 (C.A). Voir également : Résidence Angelica inc., et Desforges, 2012 QCCLP 487 et R. v. Jarvis, [2019] 1 R.C.S. 488.
[9] Srivastava c. The Hindu Mission of Canada (Québec) inc., C.A. 500-09-003347-960, 30 avril 2001, requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2002-02-07) 28686. Voir également : Ste-Marie c. Les Placements J.P.M. Marquis inc., 2005 QCCA 312.
[10] Annick MARCOUX, « L'affaire Supervac : ce qu'il faut savoir », dans BARREAU DU QUÉBEC, SERVICE DE LA QUALITÉ DE LA PROFESSION, Développements récents en droit de la santé et de la sécurité au travail (2019), vol. 453, coll. « Formation permanente », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2019, pp. 39-83,[En ligne], <https://edoctrine.caij.qc.ca/developpements-recents/453/369019617/>.
[11] Syndicat des travailleuses et travailleurs de la santé de Gatineau (FSSS-CSN) et Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Outaouais (Fouad Bekkar), 2020 QCTA 325.
[12] Les placements J.P.M. Marquis inc. et Marquis, 2005 QCCA 312.
[13] Centre de services scolaire de Montréal (Commission scolaire de Montréal) c. Alliance des professeures et professeurs de Montréal (FAE) et Racine, 2021 QCCA 1095.
[14] id. et notamment : Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, précitée note 8.
[15] Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, précitée note 8.
[16] Notamment : Mascouche (Ville de) c. Houle, [1999] R.J.Q. 1894 (C.A.); Bellefeuille c. Morisset et Coopérative de travail du Pavillon de Beauharnois, 2007 QCCA 535; Tremcar inc. c. Commission des lésions professionnelles, 2017 QCCS 5993 ; Syndicat des travailleurs et travailleuses du CSSS Vallée-de-la-Gatineau (CSN) c. Centre de santé et de services sociaux de la Vallée-de-la-Gatineau et Martin, 2019 QCCA 1669.
[17] Tremcar inc. c. Commission des lésions professionnelles et Valois, précitée note 16.
[18] Centre de services scolaire de Montréal c. Alliance des professeures et professeurs de Montréal (FAE) et Racine, précitée note 13; Tremcar inc. c. Commission des lésions professionnelles et Valois, précitée note 16 ; Syndicat des travailleurs et travailleuses du CSSS Vallée-de-la-Gatineau (CSN) c. Centre de santé et de services sociaux de la Vallée-de-la-Gatineau et Martin, précitée, note 16.
[19] Id.
[20] Centre de services scolaire de Montréal c. Alliance des professeures et professeurs de Montréal (FAE) et Racine, précitée, note 13.
[21] RLRQ, c. C-27.
[22] Bridgestone, précitée note 8.
[23] Éppelé c. Commission des lésions professionnelles, [2000] C.L.P. 263 (C.S). ), Requête pour permission d’appeler rejetée, C.A. Montréal, 500-09-009896-002, 3 août 2000.
[24] Rive-Sud Chrysler Dodge inc. et Hamed, 2021 QCTAT 66; Voir également : Résidence Angelica inc. et Desforges, précitée, note 8.
[25] Article 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ c.A-3.001, (la Loi).
[26] Id.
[27] Emballages Mitchell Lincoln ltée et Fuoco, C.L.P. 256618-61-0503 15 février 2006, L. Nadeau ; Voir également : D.M. et Compagnie A, 2015 QCCLP 3719 ; F.C. et Compagnie A, 2016 QCTAT 1268.
[28] [2003] C.L.P. 254.
[29] Pichette et Bouteilles recyclées du Québec BRQ inc., 2012 QCCLP 1518; F. C. et Compagnie A, précitée note 27.
[30] 2022 QCTAT 253.
[33] Morin et Twinpack inc., [1993] C.A.L.P. 77.
[34] A.F.G Industries ltée (Glaverbec) et Bhérer, C.L.P. 178446-32-0202, 29 janvier 2003, G. Tardif.
[35] St-Pierre et Transport Matte ltée, 2015 QCCLP 6418 ; Lessard et CISSS de la Gaspésie – réseau local de la Côte-de-Gaspé, 2016 QCTAT 3718 ; Théroux et Sécurité des incendies de Montréal, 2011 QCCLP 540.
[36] Charron et Sonaca Canada inc., 2013 QCCLP 7417.
[37] Pichette et Bouteilles recyclées du Québec BRQ inc., précitée note 29 ; Hydro-Québec (Division Trans-Énergie) et Cousineau, 2015 QCCLP 5561.
[38] Blouin Sirois et Ambulance Sacré-Cœur, 2018 QCTAT 255 (appel rejeté 2021 QCCA 151) ; Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (Pavillon St-Joseph) et Syndicat professionnel des infirmiers et infirmières de Trois‑Rivières (Syndicat des infirmières et infirmiers MauricieCœur-du-Québec), T.A., [2006] R.J.D.T., 397 ; Research House inc. (Québec recherches) c. Denis, 2007 QCCS 1802 ; Charron et Sonaca Canada inc., précitée note 36.
[39] RLRQ, c. T-15.1., la LITAT.
[40] Précitée, note 36.
[41] Depuis les coupures effectuées par le gouvernement dans le réseau de la santé en 2014-2015.
[42] Sirois-Blouin et Ambulance Sacré-Cœur, précitée note 38.
[43] Moulanda et Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue, C.L.P., 322621-08-0706, 10 avril 2009, C.-A. Ducharme; S. W. et Centre A, 2019 QCTAT 2107; Osborne et Corporation Centrale Sécurité B.P.G. ltée, C.L.P., 299286-71-0609, 17 juillet 2008, M. Zigby; Berthiaume et Ville de Montréal, C.L.P. 355714-71-0808, 2 février 2009, L. Landriault.
[44] L’Industrielle Alliance Compagnie d’Assurance sur la Vie c. Cabiakman, [2004] 3 R.C.S. 195.
[45] Id.
[46] A. G. et Commission scolaire A, 2012 QCCLP 2423.
[47] Osborne et Corporation Centrale Sécurité B.P.G. ltée, précitée, note 43.
[48] D.B. et Compagnie A, 2016 QCTAT 3847.
[49] Wallace c. United Grain Growers Limited, [1997] 3. R.C.S. 701. Bien que cette décision traite des effets d’un congédiement, le Tribunal est d’avis que les principes qu’on y énonce s’appliquent à la situation de la travailleuse, en y faisant les adaptations nécessaires, d’autant plus que le 7 septembre est en réalité son dernier jour travaillé et que la travailleuse sera congédiée au terme de l’audit.
[50] S.B. et Compagnie A, 2019 QCTAT 2444 ; Ayed et ABB inc., 2021 QCTAT 1416 ; St-Pierre et Le Groupe Jean Coutu PJC inc., 2021 QCTAT 2931 ; De Marco et Air Canada, 2021 QCTAT 4504.
[51] Situation qui se distingue de la décision St-Pierre et Le Groupe Jean Coutu PJC inc., précitée note 50, que l’employeur soumet au soutien de sa prétention.
[52] Article 224 de la Loi.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.