Décision

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Tessier c. Charland 

2023 QCCS 3355

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

SOREL-TRACY

 

No :

765-17-001685-173

 

 

 

DATE :

31 AOÛT 2023

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

daniel urbas, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

MARIE-CLAUDE TESSIER

CATHERINE GUIMOND

ÉMILIE GUIMOND

 

 Demanderesses

 

c.

 

PIERRE CHARLAND

 

Défendeur

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JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

Consultation et cancer

[1]                En février 2014, le médecin de famille de Marie-Claude Tessier a décelé une masse dans son sein droit et l'a référée à Dr Pierre Charland, un radiologiste. L'examen de Dr Charland à la clinique Radiologix de Sorel l'amène à conclure que la masse au sein de madame Tessier est un kyste et non une tumeur. Le diagnostic rassure madame Tessier.

[2]                Six mois plus tard, lors d'une consultation avec un autre professionnel de la santé, madame Tessier a subi de nouveaux tests. Les résultats sont cette fois bien différents. Le sein droit de madame Tessier présente des tumeurs cancéreuses. Ce nouveau diagnostic inattendu et bouleversant entraîne rapidement une longue liste de traitements: mastectomie, chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie, reconstruction mammaire. Ces traitements ont donné lieu à de nombreuses visites dans les différents lieux de traitement ainsi qu'à des complications et des effets secondaires, tant physiques que psychologiques.

[3]                Madame Tessier et ses deux filles, Catherine et Émilie, affirment que Dr Charland n'a pas effectué l'examen et n'a pas interprété les résultats comme l'aurait fait un radiologue moyen compétent et prudent placé dans les mêmes circonstances et disposant des mêmes informations. Elles affirment que sa faute a entraîné un retard dans le diagnostic et le traitement du cancer de madame Tessier. Selon elles, ce retard a entraîné des traitements inutiles et des impacts prolongés, ce qui a créé des souffrances physiques et des cicatrices sur madame Tessier ainsi que diverses répercussions personnelles pour chacune d'elles. 

[4]                Madame Tessier et ses filles poursuivent Dr Charland afin qu’il soit condamné à leur payer la somme de 403 000,00$ à titre de dommages compensatoires pécuniaires pour les préjudices qu'elles ont subis de son fait. Elles demandent également que le Tribunal réserve à chacune d'elles leurs réclamations pour les dommages futurs qui pourraient survenir au cours des trois prochaines années suivant le jugement à être rendu.

[5]                Madame Tessier a témoigné en détail de la façon dont sa vie a changé brusquement à tous les niveaux. Le diagnostic du cancer et les traitements qui ont suivi ont eu des répercussions physiques, psychologiques, émotionnelles, économiques et sociales. Elle est convaincue que chacun de ces impacts a été causé ou aggravé par ce qu'elle considère comme un diagnostic tardif attribuable à la négligence de Dr Charland.

[6]                Elle réclame des dommages-intérêts pour les traitements, leurs complications et leurs effets secondaires, ainsi que pour la souffrance psychologique qu'elle a subie parce qu'elle avait l'impression que quelqu'un jouait avec sa vie. Elle demande également le remboursement de tous les frais encourus pour le suivi de ses traitements, y compris les frais de stationnement, l'essence, la massothérapie, les médicaments et les vêtements de compression. Elle allègue également qu'elle ne pouvait plus travailler en raison du temps qu'elle consacrait à ses traitements et de l'impact psychologique qu'elle ressentait, et réclame donc une perte de revenus. 

[7]                Catherine et Émilie avaient 12 et 11 ans en septembre 2014. Malgré leur jeune âge, elles affirment toutes les deux que, dès le moment où elles ont appris le diagnostic de leur mère, elles ont aussi considéré que son traitement avait été retardé en raison de la négligence de Dr Charland. Chacune a immédiatement éprouvé de l'anxiété et des doutes à l'égard du système de santé et a subi divers autres impacts dans sa vie personnelle, y compris des perturbations scolaires et sociales.

[8]                Dr Charland résiste aux allégations de négligence et à tout lien de causalité avec les préjudices que chacune des Demanderesses prétend avoir subi en raison de sa consultation. Il affirme avoir respecté les normes applicables, suivi les protocoles recommandés pour une femme de l'âge de madame Tessier et s'être appuyé sur les informations cliniques contenues dans son dossier qu’il avait à sa disposition. 

Conviction et responsabilité médicale

[9]                Le litige porte sur des allégations de responsabilité médicale mais soulève également des questions d'empathie, de conviction et du rôle qu'elles jouent dans la résolution de tels litiges. Certains principes guident le Tribunal lorsqu'il lui est confié la résolution de tels litiges, tout en tenant compte de l'empathie suscitée par les circonstances des Demanderesses et des convictions que chacune d'entre elles porte en elle avec sincérité.

[10]           Tout d'abord, souffrir d'un cancer est incroyablement difficile, à tous les niveaux, et de manière si personnelle pour chaque personne que le cancer prend en otage. Il en va de même pour les personnes qui vivent avec une personne atteinte d'un cancer, quel que soit leur âge. Ces souffrances suscitent d'emblée l'empathie. L'empathie n'est pas soumise à des règles. Elle peut amener quelqu'un à prendre parti. Parfois, l'empathie coïncide avec le résultat que les règles de droit applicables imposent aux faits. Parfois, ce n'est pas le cas.

[11]           Deuxièmement, un Tribunal peut éprouver de l'empathie et même l'exprimer dans ses motifs. Il ne peut cependant pas laisser l'empathie déterminer la façon dont il résout les litiges qui lui sont soumis pour décision. Cela reviendrait à ignorer les droits et les intérêts de l'autre partie qui est censée être à l'origine de la souffrance qui suscite l'empathie. Contrairement à l'empathie, le Tribunal doit suivre des règles et ne peut pas prendre parti. Le Tribunal doit résoudre les litiges conformément aux règles de droit applicables et aux faits. Parfois, la résolution coïncide avec l'empathie. Parfois, ce n'est pas le cas.

[12]           Le Tribunal est tenu d’appliquer les règles de droit et l’empathie est un mauvais guide dans les circonstances[1]. Le Tribunal peut éprouver une empathie pour la situation actuelle des Demanderesses et les séquelles qui en résultent et affectent leurs vies au quotidien, mais résiste pour ne pas se laisser guider par le sentiment[2]. La justice doit être rendue conformément aux règles de droit, et ce, à l’égard de toutes parties, tant les Demanderesses que Dr Charland.

[13]           Troisièmement, chacune des Demanderesses porte en elle la conviction que les préjudices qu'elles ont subis sont causés par la faute de Dr Charland. Aussi sincère et forte soit-elle, la conviction n'est pas un substitut de la faute ou du lien de causalité. La conviction doit correspondre à la preuve administrée à l'audience et être conforme aux règles de droit applicables. Le Tribunal doit faire la distinction entre un préjudice lié au fait d'être atteint d'un cancer et un préjudice causé par la négligence. La conviction, comme l'empathie, peut coïncider avec la résolution du Tribunal conformément aux règles de droit applicables et aux faits, mais la conviction ne contrôle pas la résolution.

[14]           Quatrièmement, les règles applicables limitent le Tribunal à l'examen de la conduite de Dr Charland au moment de l'examen et avec les informations dont il disposait à ce moment-là. Le Tribunal n'est pas autorisé à s'appuyer sur des faits appris ou survenus après coup, ni à évaluer sa conduite avec le bénéfice du recul. Ces nouveaux faits pourraient inclure des développements ultérieurs qui, rétrospectivement, rendent d'autres actes ou omissions plus probables ou justifiées.

[15]           Cinquièmement, bien que soumis au Tribunal pour résolution, le différend implique des faits et des normes de conduite complexes qui peuvent dépasser la compréhension et les capacités attendues du Tribunal. Pour résoudre le litige, les parties ont donc fourni au Tribunal l'assistance très appréciée de deux types d'expertise, en radiologie et en hémo-oncologie.

Aperçu de l'analyse

[16]           Le Tribunal exposera la chronologie des faits en litige, identifiera les fautes que les Demanderesses déduisent de cette chronologie et décrira les dommages quelles prétendent avoir subis.

[17]           Le Tribunal identifiera les éléments de la responsabilité médicale et le fardeau des Demanderesses ainsi que les sources de la preuve, incluant les rôles des principaux témoins de faits à savoir madame Tessier et Dr Charland, des dossiers médicaux et des experts. Le Tribunal statuera sur certaines objections soulevées par les parties relativement à des témoignages ou des documents qu'une partie a tenté de verser au dossier. 

[18]           Le Tribunal analysera d'abord la question de la faute en lien avec l'existence et l'application d'une norme de pratique, puis la question de la causalité des fautes que les Demanderesses reprochent à Dr Charland d'avoir commises. Le Tribunal terminera son analyse par l’examen des demandes en dommages formulées par chacune des Demanderesses.

La chronologie

Avant le 24 février 2014 - présence d’une masse, sensation de tiraillement

[19]           En février 2014, madame Tessier a 33 ans et est en très bonne santé. Ayant l’habitude de faire un auto-examen de ses seins, elle découvre la présence d'une masse au niveau de son sein droit, laquelle lui cause une sensation de tiraillement. Elle s’empresse de prendre rendez-vous et, le 20 février 2014, consulte Dr Eddy Guillaume, médecin de famille à la Polyclinique Maisonneuve-Rosemont. Dr Guillaume effectue notamment un examen physique par palpation de ses seins et confirme la présence d’une masse au quadrant supéro-externe du sein droit. Il lui prescrit une échographie mammaire des deux seins avec ponction et une mammographie afin d'éliminer la possibilité d'une néoplasie.

[20]           Quatre jours plus tard, à la clinique Radiologie de Sorel, madame Tessier consulte Dr Charland, radiologiste, afin de subir l'échographie mammaire des deux seins avec ponction et la mammographie prescrites par Dr Guillaume. À l'accueil, madame Tessier remet la réquisition de l'échographie mammaire à la réceptionniste, laquelle l'informe alors qu'en raison de son âge, la mammographie n'est pas nécessaire.

[21]           A la date du 24 février 2014, Dr Charland avait à son actif 40 ans de pratique en imagerie médicale du sein. Après avoir obtenu un doctorat en médecine en 1969, il a fait un internat multidisciplinaire à l’hôpital Maisonneuve de Montréal[3]. Suite à sa résidence en radiologie, Dr Charland a obtenu son permis d’exercice en radiologie en 1974.

[22]           Dès 1974, il pratique à l’Hôpital Hôtel-Dieu de Sorel et en parallèle, dès l’année suivante, à la Clinique de radiologie Sorel-Tracy. Il a complété deux stages cliniques de formation en échographie générale et en échographie mammaire en 1978 pour une durée totale de trois mois, à Montreal General Hospital de l’Université McGill et au C.H.U. Notre-Dame de l’Université de Montréal.

[23]           À la Clinique de radiologie de Sorel-Tracy, Dr Charland est responsable de l’obtention et du maintien de la certification en mammographie du Programme québécois de dépistage du cancer du sein et responsable de la vérification de la qualité des images prises dans la clinique.  

[24]           À l’Hôpital Hôtel-Dieu, il a été chef du département d’imagerie médicale pendant 10 ans, et ce, jusqu’en 1990. Il a pratiqué à l’Hôpital Anna-Laberge jusqu’à l’année 2000, à raison d’une journée par semaine, où il était responsable des interprétations des mammographies de la semaine. À l’hôpital Anna-Laberge, sa pratique consistait en une proportion de 100% d’imagerie du sein. En parallèle, il exerce à la Clinique de radiologie Sorel-Tracy depuis 1975 et était propriétaire de la Clinique jusqu’en 2012 lorsque qu’il l’a vendue au Groupe Radiologix. Après la vente, il a continué à pratiquer avec la Clinique Radiologix jusqu’à sa retraite en 2018.

Le 24 février 2014

[25]           Le 24 février 2014, Dr Charland procède à l'échographie mammaire du sein droit de madame Tessier. Au regard des résultats de cette échographie, il conclut que madame Tessier présente des kystes bénins au sein droit sans lésion de nature suspecte et la rassure qu'elle ne souffre que de kystes bénins. Madame Tessier affirme que ce diagnostic et cette rassurance résultent de la négligence de Dr Charland. Dr Charland décide de ne pas procéder à une ponction sous échographie et à la mammographie du sein droit, en dépit de la demande faite par Dr Guillaume[4]. Le lendemain, Dr Guillaume reçoit une copie du rapport de l'échographie mammaire droite rédigée par Dr Charland.

Après le 24 février 2014

[26]           Le 24 mars 2014, à la Clinique de gynécologie de Sorel, madame Tessier consulte Dr Jacques Claveau, gynécologue-obstétricien afin d'évaluer l'opportunité de procéder à la ligature de ses trompes Fallope. Pendant cette consultation, madame Tessier profite de l’occasion pour lui faire part de sa symptomatologie au sein droit. Madame Tessier et Dr Claveau discutent de sa symptomatologie, mais il ne procède pas à un examen visuel et physique de son sein droit. Dr Claveau rassure madame Tessier en portant à son attention que le rapport d'échographie mammaire dont elle lui a fait part ne révèle aucune lésion suspecte et la rassure qu’il s’agît de kystes bénins en se basant sur les conclusions[5] de Dr Charland. Pourtant, madame Tessier précise que Dr Claveau n'a pas personnellement consulté le rapport d'échographie.

[27]           Madame Tessier affirme qu’elle est convaincue, en raison des rassurances de Dr Charland et Dr Claveau, qu'elle ne souffre que de kystes bénins douloureux. De mars à septembre 2014, madame Tessier continue à présenter une sensation de tiraillement au sein droit. La masse augmente de volume et est plus douloureuse. Vers la fin du mois de juillet 2014, son sein droit se déforme et son mamelon entre vers l’intérieur du sein. Toutefois, en raison des conclusions de Dr Charland, elle demeure convaincue qu’il s’agit de kystes bénins. 

[28]           Le 11 septembre 2014, au Centre hospitalier Hôtel-Dieu de Sorel, madame Tessier consulte Dr Oleg Soroko, gynécologue-obstétricien afin d'évaluer l'opportunité de procéder à la ligature de ses trompes Fallope. Elle le consulte sur référence de Dr Claveau. À l’occasion de cette consultation et à la demande de madame Tessier, Dr Soroko procède à l'examen visuel et physique de son sein droit et lui prescrit par la suite une échographie mammaire et une mammographie.

[29]           Le 18 septembre 2014, à la clinique Radiologix de Sorel, madame Tessier subit successivement une mammographie et une échographie du sein droit, cette fois-ci sous les soins de Dr Robert Fadet, radiologiste. Dr Fadet constate la présence de trois masses suspectes de néoplasie.

[30]           Le 1er octobre 2014, à l'Hôpital Hôtel-Dieu de Sorel, madame Tessier subit une biopsie avec ponction à l'aiguille sous échographie de son sein droit. L’examen conduit par Dr Huu Hoang Duong, radiologiste, permet de confirmer que madame Tessier souffre d’un cancer du sein. Dr Duong diagnostique la présence de deux masses cancéreuses au sein droit, soit deux carcinomes lobulaires infiltrant de grade II avec une troisième lésion péri mamelonnaire. Il ne s'agit pas d'une bonne nouvelle.

Traitements après le diagnostic

[31]           Le diagnostic de cancer n'est qu'un début. Dans les jours qui suivent et pendant de nombreux mois, madame Tessier est soumise à des interventions chirurgicales et à des traitements, chacun ayant ses propres incidences prévues ou non.

[32]           Du 3 au 4 novembre 2014, madame Tessier est hospitalisée à l'Hôpital Hôtel-Dieu de Sorel afin de subir une mastectomie totale du sein droit avec biopsie des quatre ganglions sentinelles droit. Le 17 novembre 2014, elle développe un hématome post mastectomie au sein droit avec hématurie. Cette condition nécessite des drainages. De plus, le 9 décembre 2014, madame Tessier est hospitalisée de nouveau à l'Hôpital Hôtel-Dieu de Sorel afin de subir une seconde chirurgie. Puisque la biopsie des ganglions sentinelles a démontré la présence d’une macro-métastase sur un ganglion et d’une micro-métastase sur un autre ganglion, cette intervention implique la dissection axillaire droite en raison de la présence de deux ganglions positifs. Cette chirurgie a notamment causé à madame Tessier un lymphœdème qu’elle a encore à ce jour.

[33]           Par la suite, madame Tessier subit de nombreux traitements de chimiothérapie à l'Hôpital Hôtel-Dieu de Sorel. Les traitements commencent le 22 décembre 2014 et s'étalent sur une période de 19 semaines[6]. Les traitements sont désagréables et lui occasionnent des effets secondaires innombrables et indésirables. Il s’agit notamment de la perte de cheveux, sourcils et ongles et un gain de poids significatif.

[34]           Bien que les traitements soient conçus pour contribuer à son bien-être, ils ont des effets inattendus. Madame Tessier est hospitalisée à l'Hôpital Hôtel-Dieu de Sorel du 21 au 24 mars 2015 puisqu'elle souffre d'une neutropénie fébrile post chimiothérapie.

[35]           Dans le cadre de son plan de traitement global, et après la fin de sa chimiothérapie, madame Tessier passe à une autre phase du traitement, à savoir la radiothérapie. Entre les 7 et 22 juin 2015, madame Tessier subit 20 séances de radiothérapie adjuvante à l'Hôpital Charles-Le Moyne[7].

[36]           Le 11 février 2016 et le 1er février 2017, madame Tessier subit deux chirurgies de reconstruction mammaire à l'Hôpital Honoré-Mercier, sous les soins de Dr Pierre Duguay, chirurgien plasticien. Chacune des chirurgies a été suivie d’une convalescence douloureuse. Après la deuxième chirurgie, Dr Duguay informe madame Tessier qu'elle devra encore subir deux chirurgies de reconstruction mammaire supplémentaires.

Évolution de la RII

[37]           La Requête introductive d’instance a subi certaines modifications depuis son dépôt initial en février 2017. À la suite des modifications apportées, le statut et le nombre des demandeurs et des défendeurs a varié de manière significative, tout comme les allégations concernant leur implication et leur exclusion. Le Tribunal mentionne les modifications car elles permettent de mieux comprendre la cause d'action invoquée.

[38]           Dans un premier temps, madame Tessier s'est portée demanderesse à titre personnel et ès qualité de tutrice légale de ses trois enfants, Olivier, Catherine et Émilie, né en décembre 1999, août 2002 et novembre 2003 respectivement. Elle est accompagnée de sa mère Line Boucher-Tessier et de sa sœur Chantal Tessier. Madame Tessier inclut trois docteurs comme défendeurs : Dr Guillaume, médecin de famille, Dr Charland, radiologiste et Dr Claveau, gynécologue­obstétricien.

[39]           En décembre 2020, seul Dr Charland reste défendeur et la réclamation s'élève à 525 000,00 $ plus les frais, incluant les frais d’expertise pour la rédaction des rapports, la préparation des témoignages et la vacation à la Cour.

[40]           En juin 2022, chacun des enfants comparait en sa propre qualité de défendeur et la réclamation de 525 000,00 $ formulée pour les dommages-intérêts est ventilée. Chacun des enfants réclame 40 000,00 $ de dommages-intérêts non pécuniaires, de même que la mère et la sœur de madame Tessier. Ces deux dernières réclament également chacune 1 000,00 $ pour pertes pécuniaires. Madame Tessier réclame un total de 323 000,00 $ sous trois chefs de dommages et pour des montants variables : 150 000,00 $ pour pertes non pécuniaires, 160 000,00 $ pour perte de salaire et 13 000,00 $ pour déboursés.

[41]           En août 2022, la Requête introductive d’instance est à nouveau modifiée. Cette fois, la mère et la sœur de madame Tessier sont retirées de la liste des demandeurs et leurs réclamations, d'un montant total de 80 000,00 $, sont retirées de la Requête introductive d’instance. Pour les fins du jugement final, madame Tessier et ses deux filles, Catherine et Émilie, restent parties demanderesses et le montant réclamé est désormais de 403 000,00 $, ventilé comme indiqué ci-dessus.

Quatre manquements allégués

[42]           Les Demanderesses allèguent que Dr Charland a été négligent. Elles allèguent que Dr Charland était le radiologiste traitant de madame Tessier et par conséquent le responsable de l'évaluation, de l'investigation et du suivi de sa condition à partir du 24 février 2014. À ce titre, il a fait défaut d'évaluer, d'investiguer et de suivre la condition de madame Tessier conformément aux règles de l'art.

[43]           Dans leur plan de plaidoirie, les Demanderesses affirment que leur théorie de la cause dans ce dossier est « simple ». Leur plan de plaidoirie[8] écrit expose les façons dont les Demanderesses considèrent que Dr Charland ne s'est pas comporté comme le ferait un radiologiste moyennement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. 

[44]           Les Demanderesses reprochent à Dr Charland d'avoir commis quatre manquements et fait preuve de négligence le 24 février 2014 parce qu’il :

(i) a fait défaut d'investiguer conformément aux règles de l'art la condition mammaire de madame Tessier en ce qu'il n'a pas effectué de mammographie ni de ponction sous échographie tel que prescrit par Dr Guillaume[9];

(ii) n’a pas adapté les paramètres techniques de l’échographie de manière conforme aux règles de l’art et n’a pas ajusté les paramètres techniques de la machine à échographie au cours de l’examen[10];

(iii) n'a pas analysé et interprété l'échographie conformément aux règles de l'art en ce qu'il a conclu que ces images étaient sans particularité, notamment l’image 4[11];

(iv) n’a pas palpé la masse de madame Tessier alors qu’il ne trouvait pas de justification pour cette dernière à l’échographie[12].

[45]           Ces quatre allégations reflètent celles formulées dans la Requête introductive d’instance. Cependant, dans leur Requête introductive d’instance, les Demanderesses allèguent également deux autres faits, mais elles ne les présentent pas comme des fautes distinctes[13]. D’abord, elles affirment que Dr Charland a omis de recommander à madame Tessier et de procéder à une investigation plus approfondie de sa condition mammaire afin d'éliminer la nature maligne des lésions. Elles affirment qu’il n’a pas agi comme un radiologiste moyennement prudent et diligent l’aurait fait après analyse des images obtenues à la suite de l'échographie. De plus, elles affirment qu’il na pas informé madame Tessier conformément aux règles de l'art quant à la nature de sa condition mammaire, rassurant erronément madame Tessier quant à la nature bénigne de sa condition.

[46]           Le Tribunal se concentrera sur les quatre fautes ci-dessus alléguées par les Demanderesses mais n'ignorera pas les autres faits invoqués. Les Demanderesses les ont présentés comme des omissions qui découlaient des autres fautes et non comme des fautes indépendantes.

[47]           En raison de ces actes ou omissions que madame Tessier qualifie de négligence, elle a subi d'innombrables douleurs, souffrances, inconvénients et perte de jouissance de la vie. Les impacts lui ont occasionné énormément de détresse et de colère. Madame Tessier a dû également prendre des médicaments et a encouru une perte salariale. Elle a également encouru et encoure encore à ce jour des déboursés.

[48]           Madame Tessier affirme qu’elle vit avec la profonde conviction que n'eut été les actes et omissions de Dr Charland, elle (i) n'aurait pas souffert d'un cancer d'une telle gravité, (ii) aurait bénéficié d'un meilleur pronostic et (iii) n'aurait pas subi les circonstances qui suivent et les dommages qui y sont liés. 

[49]            Les Demanderesses affirment qu’elles ont été et sont toujours extrêmement attristées et affectées par leur conviction que madame Tessier a été victime d'un retard de diagnostic et de traitement d'un cancer du sein qui a nécessité de nombreux traitements et une longue période de convalescence. Elles ont dû l’accompagner dans sa maladie, alors qu'ils craignaient et craignent toujours sérieusement pour sa vie et qu'elles ont la profonde conviction que n'eut été la négligence de Dr Charland dont elle a été victime, elle aurait eu un bien meilleur pronostic et elle n'aurait pas eu à subir des traitements aussi invasifs.

Responsabilité et fardeau

[50]           La responsabilité professionnelle de Dr Charland à titre de médecin est régie par les mêmes principes que ceux de la responsabilité civile qui exige la preuve de (i) la faute; (ii) les dommages; et, (iii) un lien de causalité entre la faute et les dommages[14].

[51]           Les Demanderesses reconnaissent qu'elles ont le fardeau de la preuve pour établir les trois éléments de leurs réclamations respectives, mais soulignent que l'intensité de leur fardeau est de nature civile. En invoquant la faute médicale de Dr Charland, elles doivent faire la démonstration de chacun des éléments à la base de la responsabilité civile selon le standard civil ordinaire ou la prépondérance des probabilités[15]. Le Tribunal doit rechercher si la preuve faite est suffisante pour lui permettre de conclure qu’en toute probabilité raisonnable ce qui s’est produit ne serait pas arrivé en l’absence de faute[16] . Le fardeau des Demanderesses exige un degré de certitude autre que celui qui doit servir à juger les causes civiles, soit une probabilité raisonnable[17].

[52]           Les Demanderesses reconnaissent que l'administration de la preuve peut poser cependant certaines difficultés pratiques. Si la preuve directe de la faute et du lien causal n’est pas faite à la satisfaction du Tribunal, ce dernier peut avoir recours aux présomptions de faits pour les établir. Or, le Tribunal ne doit prendre en considération que les présomptions qui sont graves, précises et concordantes[18].

[53]           Le fardeau de la preuve est une règle que le Tribunal utilise pour résoudre l'appréciation des preuves et pour déterminer la vérité. Le Tribunal l'applique lorsque, après avoir examiné les témoignages et les documents, ainsi que les présomptions applicables, il ne peut toujours pas trancher entre les versions concurrentes de la vérité.  Dans ce cas, la conséquence du fardeau de la preuve est que la partie qui l'assume succombe[19]. Si, après avoir entendu toutes les preuves, le Tribunal ne peut pas déterminer lequel des deux témoignages a une valeur probante plus élevée, il peut alors conclure que celui qui supporte le fardeau ne s'en est pas acquitté[20].

[54]           Dire qu'une partie a le fardeau de la preuve, c'est annoncer à l'avance que le doute se lèvera contre cette partie si l'ensemble des preuves présentées par les deux parties ne permet pas au Tribunal de déterminer la vérité[21]. Il ne suffit pas que la partie qui n'a pas le fardeau de la preuve se contente d'invoquer l'insuffisance de la preuve présentée par celle qui a le fardeau de la preuve, sans administrer de preuves pertinentes[22]. Dans une procédure civile, le fardeau qui pèse sur une partie n'est pas un permis de silence pour l'autre.

Sources de preuve

[55]           Le Tribunal dispose de trois sources de preuves importantes. Bien qu'elles ne soient pas les seules, ce sont celles qui justifient une attention particulière. Elles fournissent les éléments factuels sur lesquels les experts s'appuieront pour donner leurs opinions.

(i) Souvenir de la patiente et habitudes du médecin

[56]           Madame Tessier et Dr Charland sont les deux principaux témoins de fait. Chacun apporte à son témoignage des forces et des faiblesses différentes qui se combinent pour générer une valeur probante propre aux faits allégués. 

[57]           En tant que patiente, madame Tessier est au centre des faits et est la plus affectée par les événements. En ce qui concerne Dr Charland, il n'y a eu qu'une seule consultation ce jour-là pour madame Tessier. Pris isolément, il est vraisemblable qu'il était plus facile ou plus naturel pour elle de se souvenir de ce qui a été dit ou n'a pas été dit. Son implication personnelle justifie clairement une mémoire plus aigüe. 

[58]           Bien que l'on attende d'elle qu'elle témoigne de sa connaissance personnelle de la consultation, on ne peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elle ait prévu de se souvenir de chacun des détails qui se sont avérés importants, des mois plus tard et seulement a posteriori. Sans formation médicale formelle, son témoignage se limite à ce qu'elle a perçu comme important à l'époque.

[59]           En tant que médecin, Dr Charland n'est pas censé se souvenir de grand-chose, voire de rien de particulier, concernant l'entretien lui-même. Sa pratique exige qu'il rencontre plusieurs patients chaque jour. Son témoignage, et tout souvenir supposé de la consultation proprement dite, se limite à trois sources. 

[60]           Premièrement, il a examiné les documents contenus dans le dossier de madame Tessier. Ces documents comprennent la demande de consultation signée par Dr Guillaume. Sa lecture de ce document, dans le dossier particulier, inclurait également le fait qu'il a conçu le document de référence et qu'il pourrait faire part de ses connaissances sur sa conception et sa mise en forme. Deuxièmement, son examen des notes qu'il a prises ou que quelqu'un d'autre a prises à l'époque dans les dossiers médicaux. Troisièmement, ses habitudes personnelles ou les pratiques qu'il a développées au fil des ans. 

[61]           En raison des différents profils des témoins, il est peu probable que Dr Charland puisse contredire les affirmations de madame Tessier sur ce qui a été dit ou n'a pas été dit. Cela dit, il peut faire part de ses propres connaissances sur ce qu'il ferait normalement lors de telles consultations. Il est également peu probable que madame Tessier ait su, à l'époque et sans le bénéfice du recul ou de la rétrospective, l'importance de tout ce qui a été fait ou n'a pas été fait, dit ou n'a pas été dit. La valeur de chaque témoignage est laissée à l'appréciation du Tribunal.

[62]           Les deux témoins principaux divergent peu sur ce qui s'est passé lors de la consultation. Le témoignage de madame Tessier n'a pas été contredit de manière substantielle par Dr Charland. Ce dernier ne se souvenait même pas de l'avoir rencontrée, et encore moins de ce qui avait été dit ou non. De même, le témoignage de Dr Charland sur ses propres habitudes n'a pas été contredit par madame Tessier. Ensemble, ils ont fourni au Tribunal une représentation composite de ce qui s'est passé le 24 février 2014. 

[63]           Par conséquent, certains faits ne sont pas contestés, d'autres sont limités à la perception du témoin et d'autres encore font l'objet d'un témoignage d'expert.

[64]           Les preuves confirment que Dr Charland n'a pas effectué de mammographie ni de ponction sous échographie, n’a pas palpé la masse de madame Tessier et ne lui a pas recommandé ou procédé à d’autres investigations de sa condition mammaire.

[65]           Madame Tessier peut témoigner que, dans sa perception, les actes et omissions de Dr Charland constituaient une réassurance que son état était bénin. Dr Charland peut témoigner sur les raisons pour lesquelles il n'a pas procédé à la mammographie ou à la ponction, mais uniquement sur la base de sa connaissance personnelle des documents, tels que la référence de Dr Guillaume, et des faits réels de sa prise de décision. Son témoignage n'est pas considéré comme une preuve d'expert et sa recevabilité est limitée à celle d'un témoin de fait.

[66]           Les autres reproches faits par madame Tessier sur l’adaptation et l’ajustement des paramètres techniques de l’échographie dépassaient ses connaissances personnelles. Ils ont nécessité l'intervention des experts pour déterminer si Dr Charland devait ou non adapter et ajuster lesdits paramètres, n'a pas analysé et interprété l'échographie conformément aux règles de l'art.

[67]           En raison de la nature des fautes alléguées par madame Tessier à l'encontre de Dr Charland et des forces et faiblesses de chacun de ses témoignages personnels et de ceux de Dr Charland, la contribution des experts a pris une importance accrue.

(ii) Le dossier médical

[68]           Le dossier médical constitue un élément de preuve important en matière de responsabilité médicale et fait preuve prima facie de son contenu[23]. La valeur probante du dossier est augmentée lorsque les notes y contenues sont rédigées au moment où les évènements surviennent et ne sont pas ajoutées ou complétées après l’évènement ou peaufinées de façon subséquente. 

[69]           Leur contenu ne constitue que la preuve prima facie. À moins d’une preuve contraire, il n’existe en principe aucune raison de douter de leur valeur probante. Sauf explications plausibles et claires, ce qui n'a pas été noté, n'a pas en principe été fait[24].  La véracité des notes peut être contestée, complétée et contredite par des preuves pertinentes, admissibles et probantes, incluant celles du patient et d'autres personnes ou professionnels qui ont une connaissance personnelle des événements consignés[25]. La valeur prima facie des notes peut faire l'objet d'un témoignage d'expert qui démontre que les notes sont incomplètes, incorrectes, invraisemblables ou même fausses[26].

[70]           Dr Charland s'oppose à ce que madame Tessier lui rapporte les conversations qu'elle a eues avec ses différents professionnels au cours de la période pertinente parce qu'elles constituent du ouï-dire. Il n'accepte pas qu'elles soient considérées comme faisant preuve de leur contenu. Le Tribunal rejette cette objection de Dr Charland.

[71]           D’abord, madame Tessier n'a pas demandé au Tribunal de s'appuyer sur les conversations répétées pour prouver leur contenu. De plus, son témoignage sert à établir que la conversation est ce qu’elle a entendu et explique le contexte de ses propres gestes et réactions. La valeur probante de ces réactions rapportées de manière indirecte, est faible.

[72]           Madame Tessier peut également rapporter ce qu'elle estime être la réaction d'une tierce personne lorsqu'elle est témoin de ladite réaction. Bien qu'elles n'enfreignent pas la règle du ouï-dire, leur valeur probante et leur impact sur le résultat sont minimes. Il peut être plausible qu'une tierce personne ait fait un geste qui traduisait la surprise, le doute ou quelque chose de cohérent avec la théorie de l'affaire de l'une des parties. L'autre partie a néanmoins le droit d'interroger ce tiers afin de vérifier, d'éclaircir ou de contredire la signification supposée donnée à la réaction par la partie qui répète ce qu'elle a vu ou entendu.

(iii) Les experts en radiologie et en hémo-oncologie

[73]           Le premier domaine d'expertise concerne la radiologie. Les experts ont offert leur opinion pour aider à identifier la norme de conduite par rapport à laquelle le Tribunal doit mesurer les actes et les omissions de Dr Charland. Les deux experts ne s'entendent pas sur l'existence et l'application de la norme de conduite applicable. Ils ont chacun présenté une école de pensée viable concernant les règles de pratique qu'un radiologue doit suivre.

[74]           Le Tribunal est autorisé et tenu de déterminer si l'une ou l'autre de ces écoles de pensée existe même et, dans l'affirmative, si elle est la seule viable à appliquer.  Cependant, une fois que la preuve est faite qu'il existe deux écoles, le Tribunal fait face à un véritable désaccord sur la norme applicable. Dans ce cas, il n'est pas autorisé à ignorer ce désaccord ni censé le résoudre. Les Demanderesses ont le fardeau de la preuve et doivent persuader le Tribunal que la norme de conduite qu'elles allèguent est la seule applicable et que Dr Charland ne l'a pas respectée.  

[75]           Le deuxième domaine d'expertise concernait l'hémo-oncologie. Les experts ont offert leur opinion pour aider à déterminer si le retard allégué a entraîné des traitements additionnels ou prolongés. Leur opinion serait utile dans l'éventualité où le Tribunal conclurait que Dr Charland a commis une négligence et a causé un retard dans le diagnostic et le traitement de madame Tessier.

[76]           L'expert appelé par les Demanderesses s'est bien présenté sur papier et a justifié la nécessité d'être appelé à témoigner à l'audience. Cependant, son attitude lors de son témoignage, tant en chef qu'en contre-interrogatoire, et son manque de préparation pour son témoignage ont compromis son statut. De ce fait, sa contribution n'a guère permis de contrebalancer l'avis de l'expert de Dr Charland. Cette dernière s'est néanmoins appuyée sur certaines ententes avec cet autre expert et a justifié sa propre opinion par son rapport et son témoignage, tant en chef qu'en contre-interrogatoire.

La faute

[77]           La responsabilité de Dr Charland est engagée si la preuve administrée démontre qu’il n’a pas adopté un comportement conforme à celui qu’aurait eu un médecin qualifié, compétent, attentif et diligent, placé dans les mêmes circonstances, possédant les mêmes données et agissant conformément aux standards généralement reconnus dans la profession[27]. La preuve pertinente de la faute peut viser un acte ou une omission.

[78]           Mettant l’accent sur le résultat plutôt que sur les moyens constitue une démarche erronée et sème la confusion[28]. Le médecin n’est pas tenu responsable d’une simple erreur de jugement, distincte d’une faute professionnelle entrainée par un geste maladroit résultant d’un manque d’attention ou de connaissances[29].

[79]           L’analyse n’exige pas qu’un médecin manifeste une infaillibilité ou même un degré supérieur d'habileté, mais plutôt qu’il possède et utilise le même degré raisonnable de science et d'habileté que possède un médecin d'une compétence moyenne exerçant cet art particulier[30].

[80]           L'approche de la jurisprudence depuis plus de trente ans est cohérente: l'obligation du médecin est une obligation de moyens et non de résultat[31]. Cette orientation sur les moyens et non sur le résultat découle de la reconnaissance de l'imprévisibilité inhérente à la pratique médicale[32]. L'existence d'un résultat préjudiciable n'est pas en soi la preuve des moyens fautifs. 

[81]           Porter un jugement rétrospectif sur les actes et omissions d’un médecin, en fonction seulement de sa finalité, n’a pas sa place dans le droit de la responsabilité civile[33]. L'obligation du médecin étant une obligation de moyens et non de résultat, l'analyse du Tribunal et sa décision portent sur les moyens et non sur le résultat. Certes, c'est le résultat qui attire en premier lieu l'attention de la partie demanderesse et maintient son intention de demander réparation.   

[82]           Le Tribunal n’a pas à prendre position entre des théories médicales divergentes mais reconnues touchant les pratiques professionnelles acceptables ou un diagnostic approprié[34].

Compte tenu du nombre de méthodes de traitements possibles entre lesquels les professionnels de la santé doivent parfois choisir et de la distinction entre l'erreur et la faute, un médecin ne sera pas tenu responsable si le diagnostic et le traitement du malade correspondent à ceux reconnus par la science médicale à cette époque, même en présence de théories opposées[35].

[83]           Le Tribunal n’a pas compétence pour trancher des différends scientifiques et partager les opinions divergentes des médecins sur certains sujets. Lorsque ces deux écoles paraissent aussi raisonnables l'une que l'autre et s'appuient toutes les deux sur des écrits et textes scientifiques, il ne lui appartient pas de faire un choix entre deux écoles de pensée scientifique[36].

[84]           Lorsqu aucune norme particulière de comportement n'est prévue, deux éléments ensemble fondent la notion de faute : un manquement à un devoir général de ne pas nuire à autrui et un comportement contraire à celui auquel on peut s'attendre d'une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances[37]. La transgression du devoir de bien se comporter à l’égard d’une autre personne et la violation d'une norme de conduite justifient une détermination de faute.

[85]           L'évaluation des divers éléments composant la responsabilité doit être faite par rapport au contexte spatio-temporel d'origine et donc évaluée par rapport à la situation et aux connaissances qui existaient à l’époque et non par rapport à celles qui existent à la date de l’audition[38].

[86]           En matière de responsabilité médicale, la faute se définit comme une contravention aux règles de l’art[39].  Le Tribunal ne peut reprocher à un professionnel de ne pas avoir respecté une règle de l'art tant qu'il n'a pas déterminé exactement quelle est cette règle. En l'absence d'une règle de l'art fixée par la législation, c'est au Tribunal qu'il appartient de déterminer cette règle sur la base de la preuve administrée. On ne s'attend pas à ce que le Tribunal crée une nouvelle règle pour chaque situation et certains parallèles peuvent exister et existent dans le traitement général à fournir à une variété de patients. Toutefois, la détermination d'une faute dépend des faits. La faute est déterminée en examinant ce qui s'est passé dans les circonstances particulières portées au dossier de la Cour et non pas simplement en comparant le résultat dans un cas aux résultats dans d'autres cas.

[87]           La règle de l'art veut que l'on démontre ce qui aurait été la conduite d’un médecin, de la même spécialité, prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. 

Expertises

[88]           Lorsque le Tribunal est appelé à qualifier la conduite d'un professionnel dans un domaine scientifique qui n'est pas le sien, il doit s'abstenir de puiser dans ses connaissances personnelles[40]. Il doit fonder ses conclusions sur la preuve pertinente, admissible et probante, incluant les expertises, parce qu’autrement, le Tribunal s’autorisera à déterminer une norme de comportement de manière purement subjective, sans autres connaissances d'un domaine spécialisé[41].

[89]           Les quatre experts ont tous préparé des rapports écrits communiqués avant l'audience et ont assisté à l'audience pour témoigner en chef et répondre aux questions posées lors des contre-interrogatoires.

[90]           Le Tribunal n’est pas lié par l’opinion d’un expert, mais il ne peut substituer sa propre opinion à celle de l’expert puisqu’il n’a pas l’expertise pour le faire. Cela dit, le Tribunal retient la compétence d’apprécier la preuve d’un expert. Cette appréciation comprend la crédibilité de l’expert, la force de son témoignage ainsi que la valeur probante des faits scientifiques ou techniques qu'il relate et de l’opinion qu'il émet. Les parties ont invité le Tribunal à évaluer l’expérience, les connaissances, l’attitude, l’objectivité et les méthodes de chaque expert[42].

[91]           Chacune des parties a fait appel à des experts pour éclairer le Tribunal dans son analyse de la preuve des trois éléments à la base de la responsabilité médicale, soit la faute, le dommage et le lien de causalité[43]. En particulier, les Demanderesses et Dr Charland ont chacun appelé un expert en radiologie et un expert en hémato-oncolgoie  , soit un total de quatre experts. Leur contribution combinée visait à apporter un éclairage quant à l’évaluation de la norme de comportement du médecin prudent et diligent et le lien causal[44].

[92]           Bien que tous les quatre aient été qualifiés d'experts pour témoigner en tant que tels lors de l'audience, seuls trois d'entre eux ont été utiles et ont apporté l'aide nécessaire au Tribunal pour lui permettre de se prononcer sur des questions pour lesquelles il n'avait pas capacités ou connaissances adéquates. 

A - Les experts en radiologie - faute

[93]           Les Demanderesses et Dr Charland n’ont pas contesté les qualifications de leurs  experts en radiologie respectifs, Dre Magalie Dubé et Dr Michel Pierre Dufresne. Ils ont limité leurs remarques aux éléments qui, selon eux, permettraient au Tribunal de hiérarchiser les experts en termes de compétences et d'expérience. Le rang relatif de chaque expert permettrait au Tribunal de s'appuyer davantage tant sur l'un que sur l'autre en cas de désaccord sur un élément matériel. Ces désaccords portaient sur la manière dont un radiologue devait agir et si un lien de causalité pouvait exister entre la faute et les conséquences alléguées.

[94]           Dr Charland a fait valoir que Dre Dubé n'était qu'une radiologiste générale et consacrait moins de temps à ses activités de clinique parce qu’elle consacre ainsi un minimum de 35% de son temps professionnel à des implications administratives reliées à sa gestion de deux cliniques dont elle est propriétaire.

[95]           D’abord, la preuve établit que Dre Dubé est engagée dans une variété d'activités liées à la profession de radiologue et qu'elle réussit dans chacune d'entre elles. La variété de ses activités ne diminue pas, en soi, la force probante de ses opinions. Dr Charland n'a pas réussi à démontrer que le fait d'être occupé rendait l’opinion de Dre Dubé moins fiable. Ses diverses contributions lui ont valu le soutien de ses pairs et expliquent probablement son rôle en tant que présidente de l’Association des radiologistes du Québec.

[96]           Or, d'autres commentaires de Dr Charland ont plus d'impact. Dr Charland a fait valoir que Dre Dubé n'avait pas la formation académique et l'expérience professionnelle dont disposait son expert. La preuve établit que Dre Dubé n’a jamais (i) complété de Fellowship en imagerie du sein, (ii) pratiqué ni enseigné l’imagerie du sein dans un hôpital universitaire, (iii) pratiqué dans un Centre de référence pour investigation désignée (« CRID »), un centre de deuxième ligne en imagerie du sein pour établir un diagnostic final quant à une pathologie mammaire, (iv) fait une présentation à ses pairs sur l’imagerie du sein, (v) fait de recherche scientifique sur le sujet ou (vi) publié d’articles scientifiques révisés par ses pairs sur le sujet.

[97]           Ce ne sont pas tous les experts qui écrivent des articles ou qui enseignent. Les experts qui se concentrent sur la pratique de leur science peuvent apporter une assistance significative au Tribunal.

[98]           Ces distinctions ont un rôle à jouer lorsqu'il s'agit d'apprécier les opinions contradictoires de deux experts sur un élément matériel pour lequel les experts sont appelés à fournir une assistance. Dans un tel cas, le Tribunal doit examiner si la plus grande implication de l'un des experts dans le domaine concerné a généré une connaissance plus approfondie et justifie donc une opinion plus autoritaire sur le sujet.

[99]           Dr Charland souligne le parcours de Dr Dufresne pour faire valoir qu'il était plus qualifié en imagerie du sien et qu’en conséquence son opinion méritait donc une plus grande valeur probante.

[100]       Radiologiste depuis 1987, Dr Dufresne a (i) complété un Fellowship en imagerie du sein et technique de biopsies sous guidage stéréotaxique à l’Institut de Paris, (ii) a exercé au CHUM-Hôpital St-Luc, au CHA Hôpital Maisonneuve-Rosemont et au CRID, (iii) pratiqué en clinique de radiologie, (iv) enseigné des radiologistes pour l’Université de Montréal à titre de professeur adjoint de clinique, (v) mené plusieurs projets de recherche subventionnés et dotés de ses paires en l’imagerie du sein, (vi) été conférencier invité à plusieurs occasions en imagerie du sein et relativement au cancer du sein.

[101]       Depuis des années, incluant depuis qu’il exerce à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont, 50% de sa pratique est en imagerie du sein sauf depuis les deux dernières années où l’imagerie du sein représente 100% de sa pratique. Dans les deux dernières années, il a fait entre 1500 et 2000 échographies du sein annuellement et lu entre 5000 et 6000 mammographies. Le Collège des médecins du Québec la retenu comme expert pour évaluer la qualité de la pratique des radiologistes de la province par le processus d’entrevue orale structurée tant pour l’échographie mammaire que la mammographie.

1e - faute alléguée - Dr Charland n’a pas effectué de mammographie ni de ponction

[102]       Dr Charland ne travaille pas en vase clos. Comme la plupart des professionnels, il a non seulement ses propres habitudes, mais il travaille aussi dans une clinique avec des protocoles. Il se tient également au courant des différents développements et des nouvelles techniques. Pour ce faire, il adhère à des associations professionnelles, assiste à des conférences et lit la littérature. Cela étant, les informations proposées par ces associations, lors de ces conférences et dans cette littérature ne sont pas nécessairement des règles de l'art obligatoires et ne font pas l'objet d'un consensus établi. Pour élever ces informations au rang de règles de l'art, des preuves pertinentes, admissibles et probantes doivent être administrées.

[103]       Madame Tessier a 33 ans en février 2014. L'âge de madame Tessier et le contenu de la réquisition de Dr Guillaume servent à informer Dr Charland lorsqu'il procède à son examen. À la lumière de son âge, madame Tessier est présumée avoir des seins denses. Dr Dufresne et Dre Dubé s’entendent que l’échographie mammaire est plus sensible pour analyser une masse, peu importe la densité mammaire. La sensibilité de l’échographie mammaire est de 80% selon Dr Dufresne et de 65% selon Dre Dubé alors que la sensibilité de la mammographie est de 50%.

Quatre Objections

[104]       Avant d'aborder le contenu des témoignages des experts, le Tribunal doit se prononcer sur les objections soulevées par les parties concernant des pièces déposées par Dr Charland ou par l'experte de madame Tessier.

(a) Le protocole de Radiologix

[105]       Dr Charland a témoigné qu’il avait un protocole non écrit de Radiologix avec lequel il a exercé en 2014 favorisait l’échographie mammaire. Dr Charland a témoigné que le protocole non écrit en vigueur en 2014 a ensuite été confirmé par écrit par le protocole publié en 2017[45]. 

[106]       Les Demanderesses s’objectent à la production du protocole publié en 2017. Le Tribunal maintient cette objection des Demanderesses.

[107]       Le Tribunal ne tient pas compte du document créé après les événements. Alors que Dr Charland peut témoigner de sa propre connaissance d'un protocole de 2014, le Tribunal ne s'appuiera pas sur un document de 2017 créé après les événements et par la clinique où travaillait le Défendeur. Le Tribunal doit se baser sur les faits existants au moment des événements et non sur ceux créés après coup.

[108]       Le Tribunal ne tient pas compte du contenu de ce document qui identifie la tranche d'âge des 30-35 ans comme une « zone grise » mentionné à la page 6. Cela ne désavantage pas les Demanderesses et Dr Charland car la mention d'une « zone grise » doit encore être interprétée. Cette interprétation repose sur les faits en date de 2014 et le Tribunal dispose de la preuve de ces faits telle qu'administrée par les parties. Avec l'aide des experts en radiologie, le Tribunal se limitera aux documents en vigueur en 2014. 

(b) Les règles directrices de l’Association canadienne des radiologistes

[109]       Au soutien de la position de madame Tessier, Dre Dubé s’est appuyée sur les règles directrices de pratique de l’Association canadienne des radiologistes (« CAR »). Les règles à la section M informe que la mammographie est (i) indiquée pour tout homme ou toute femme qui présente des signes évocateurs d’un cancer du sein notamment une anomalie détectée à la palpation et (ii) privilégiée comme l’examen de premier abord à utiliser chez les femmes de plus de 30 ans.

[110]       Dr Charland s’objecte à la production d’une portion de P-1, soit « Lignes directrices de pratique et normes techniques de la CAR en matière d’imagerie du sein et d’intervention » par l’Association canadienne des radiologistes, approuvée le 29 septembre 2012. Son objection est sur la base de la fiabilité et l’intégrité. Le Tribunal rejette cette objection de Dr Charland.

[111]       Le document daté du 29 septembre 2012 est mention dans le rapport d’expertise de Dre Dubé[46]. Il est identique au document qui se retrouve avec le lien hypertexte mentionné dans le rapport de Dre Dubé. La preuve, incluant le témoignage de Dre Dubé confirme que l’information n’a pas été altérée et elle est maintenue dans son intégralité et que le support dont le site web portant l’information procure la stabilité et la pérennité voulue[47]. Dr Charland n’a pas établi qu’il y a eu atteinte à l’intégrité du document ou que le site web ne procure pas la stabilité nécessaire. L’absence de cette atteinte ne vaut pas reconnaissance de la véracité de son contenu.

(c) Section M

[112]       Dr Charland s’objecte à la production du tableau de la section M, sur la base de la fiabilité et l’intégrité. Le Tribunal rejette cette objection de Dr Charland.

[113]       Madame Tessier affirme que le tableau a été coté en pièce lors de l’interrogatoire préalable de Dr Charland tenu le 22 novembre 2017[48]. Madame Tessier affirme qu’elle a produit l’interrogatoire de Dr Charland et que ladite production inclut également les pièces qui y ont été cotées.

[114]       Le Tribunal n'est pas d'accord. Le simple dépôt de l'intégralité des notes sténographiques, sans plus, ne notifie pas correctement à l'autre partie l'intention de la partie déposante de produire tout ou partie des pièces mentionnées dans l'interrogatoire ou des documents communiqués par la suite en réponse à des engagements. Il faut davantage de contexte pour que le Tribunal soit d'accord ou non sur le fait que le dépôt des notes sténographiques implique une production en bloc de l'ensemble des pièces et des réponses aux engagements.

[115]       À moins que le contexte ne soit clair ou que l'autre partie ne s'engage également dans un ajout ad hoc similaire de pièces, le défaut devrait être qu'aucun autre document n'était destiné à être implicitement ajouté par le simple dépôt des notes de la sténographe. En l'absence d'informations supplémentaires, le Tribunal ne peut pas savoir si le fait d'autoriser un ajout au compte-gouttes à la liste des pièces était attendu ou non.

[116]       Un moyen plus fiable est que madame Tessier a effectivement notifié à l'avance son intention d'utiliser le document. Madame Tessier a mis Dr Charland en demeure le 26 septembre 2019 par un avis conforme à l’article 264 du Code de procédure civile[49] C.p.c. ») de reconnaitre l’origine et l’intégrité du tableau. Dr Charland n’a pas communiqué sa contestation dans le délai et selon les modalités prévues. Son absence de contestation vaut le silence de la partie en demeure. Elle vaut également reconnaissance de l’origine et de l’intégrité de l’élément de preuve. Madame Tessier reconnait que son absence ne vaut pas reconnaissance de la véracité de son contenu.

[117]       Dre Dubé fait référence à ce document dans son rapport[50] et elle explique comment trouver ce tableau en ligne, et ce, pour la version applicable émise en 2012.

(d) Document du ministère de la Santé et des services sociaux daté du 21 août 2017

[118]       Dr Charland s’objecte à la production du document du ministère de la Santé et des services sociaux  MISSS ») daté du 21 août 2017[51]. D’abord, il affirme que le document a été émis postérieurement aux événements qui se sont déroulés en février 2014. Deuxièmement, les Demanderesses n’ont pas fait la preuve que cette position a été exprimée par le MISSS en 2014. Troisièmement, le document est élaboré en partie sur les lignes directrices de la CAR et il réitère ses observations concernant ces lignes. Le Tribunal maintient cette objection de Dr Charland.

[119]       Premièrement, le document a été créé après la période concernée et met à jour un élément de la norme contestée. Or, l’analyse du Tribunal de la conduite de Dr Charland est prospective. Dans son analyse, le Tribunal évite de se fier à la vision parfaite que permet le recul et une analyse en rétrospective.

[120]       Il est inéquitable en procédure pour Dr Charland et son expert de se voir présenter des preuves postérieures à la période pertinente. Cela serait contraire à la jurisprudence qui veut que le professionnel soit tenu de respecter la norme en vigueur à la date des faits et non une norme mise à jour après coup. Bien que madame Tessier prétende l'appliquer pour miner la crédibilité de l'un des experts de Dr Charland, le même principe s'applique.

[121]       Deuxièmement, le dépôt de ce document par madame Tessier vise à démontrer que l’expert du défendeur ne respecte pas les lignes directrices du MISSS dans sa pratique. Le document ne servirait qu'à démontrer que l'expert n'a pas suivi l'une des lignes directrices possibles de la pratique. La jurisprudence tolère l'existence de plus d'une école de pensée et la preuve contestée ne sert qu'à renforcer un fait, déjà allégué correctement ailleurs, concernant l'une des écoles de pensée. 

[122]       Dr Dufresne a admis lors de son contre-interrogatoire que ce qui est écrit dans ce document correspond auxdites lignes directrices, à l’exception de ce qui est mentionné pour les femmes de 30 ans et moins. L'expert peut ou non se conformer à une des écoles de pensée et ses lignes directives correspondantes dont il reconnait l'existence, mais à laquelle il n'adhère pas. Cette tension ne joue que sur la force probante de son opinion et non sur la crédibilité comme témoin. 

Deux écoles de pensées

[123]       Dre Dubé considère que la règle indiquée à la section M des règles directrices de pratique de la CAR est le seul standard par rapport auquel les actes et les omissions de Dr Charland peuvent être appréciés en 2014. Comme Dr Charland ne la pas suivie, elle estime qu'il n'a pas agi comme l'aurait fait un radiologue prudent placé dans les mêmes circonstances.

[124]       Or, les lignes directrices de la CAR, incluant la section M, reflètent une école de pensée, mais pas la seule ou un standard. Dr Dufresne a démontré que d'autres cliniques au Québec tout aussi compétentes ainsi que des hôpitaux universitaires n'ont pas suivi la règle énoncée à la section M. Dr Dufresne a témoigné qu’il y a une controverse dans la littérature médicale quant à l’âge pour faire une mammographie. Cette controverse entre académiciens se reflète également dans les pratiques en vigueur au Québec.

[125]       Il y a donc deux écoles de pensées qui sont suivies : la mammographie est l’examen à privilégier à partir de 30 ans et n’est pas privilégiée pour les femmes de moins de 35 ans. La CAR endosse la première école, avec Dre Dubé, alors que l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont, Imagix et Radiologix endossent la deuxième. Celle suivie par Dr Charland reflète l’une des écoles de pensée suivie et est acceptable.

[126]       D’abord, les règles de la CAR avise les lecteurs, au tout début, que leurs lignes directrices ne sont pas exhaustives. L’avis précise que les règles n’ont pas pour but d’établir une norme juridique. L’avis informe de plus qu’un écart à ces règles ne signifie pas de façon intrinsèque qu’un tel acte ne correspond pas à un niveau de soin acceptable.

[127]       Dr Dufresne affirme que les règles ont fait l’objet de discussion à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont et, dans le cadre d’une réunion multidisciplinaire, les radiologistes ont décidé de ne pas faire de mammographie avant 35 ans. Ils ont plutôt décidé de favoriser l’échographie mammaire, un examen plus sensible, peu importe la densité mammaire.

[128]       Pour inciter le Tribunal à accepter la preuve qu'il existe deux écoles de pensée et que celle qu'il a suivie est fondée, Dr Charland souligne certaines distinctions entre l'expérience et la formation de chacun des deux experts en radiologie. Dre Dubé n’a jamais travaillé dans un hôpital universitaire au Québec. Elle ne peut donc contredire la pratique qui est suivie dans un milieu universitaire.

Désaccords sur les règles de l’art

[129]       Le fardeau de la preuve joue un rôle tout aussi important lors de l'analyse des opinions soumises par les experts. Les experts peuvent contester les règles de l'art et, à la lumière de ces règles, déterminer si les actes ou omissions en cause sont conformes ou non à ces règles. En l'espèce, deux experts en radiologie ont témoigné. Chacun d'entre eux avait de bonnes raisons de revendiquer le statut d'expert. Toutefois, le résultat net de leur témoignage a révélé l'existence de deux écoles de pratique concernant ce qu'un radiologue doit faire lorsqu'il consulte un patient ayant le profil de madame Tessier. Dre Dubé et Dr Dufresne n'étaient pas d'accord sur la seule ou la bonne école.

[130]       Dans de tels cas, la jurisprudence enseigne deux choses. D'abord, le rôle du Tribunal n'est pas de trancher les débats scientifiques. Deuxièmement, un professionnel ne commet pas de négligence si ses actes ou omissions répondent à l'une des deux écoles de pratique concurrentes. Le Tribunal s'empresse d'observer qu'une façon de faire depuis longtemps ne constitue pas, en soi, une défense complète contre les allégations de négligence professionnelle. Le fait qu'un groupe isolé mais identifiable de professionnels ait ou n'ait pas fait quelque chose d'une certaine manière, et ce, pendant une longue période, ne fait pas de leur pratique une règle de l'art.

[131]       Une preuve d'expert pertinente, admissible et probante est nécessaire pour établir que de telles pratiques sont effectivement valables. Madame Tessier a le fardeau initial d'établir la règle de l'art à laquelle elle prétend que Dr Charland n'a pas satisfait. Dr Charland a ensuite le fardeau d'établir que la pratique à laquelle il prétend s'être conformé est une règle de l'art valide. Madame Tessier a ensuite le fardeau supplémentaire de prouver que la pratique qu'elle allègue est la seule valable. Il ne suffit pas pour madame Tessier de prétendre que sa pratique préférée démontrerait une faute de la part de Dr Charland. Elle doit plutôt réfuter la pratique alléguée par Dr Charland ou prouver que sa pratique est la seule valide. 

[132]       Les preuves contenaient une variété d'éléments qui pouvaient permettre de déterminer si une règle de l'art particulière existait et si elle était valide ou non. Les preuves comprenaient les habitudes de Dr Charland, mais aussi un protocole non écrit de sa clinique et les règles directrices de pratique d’une association de radiologistes. Le Tribunal a été assisté par les deux experts en radiologie afin de donner un rôle et une importance à ces éléments.

[133]       En l'espèce, madame Tessier ne s'acquitte pas de son fardeau. Son experte, Dre Dubé n'a pas été en mesure de démontrer que la pratique alléguée par Dr Dufresne n'existait pas ou n'était pas valide. Au contraire, son témoignage n'a fait que démontrer une préférence pour la pratique qu'elle allègue. Le témoignage de Dre Dubé n'a pas été probant à trois égards. 

[134]       Pour ces raisons, le Tribunal détermine que Dr Charland a établi une pratique concurrente et valide pour un patient ayant le profil de madame Tessier et que la consultation qu'il a effectuée avec elle répondait à cette norme. Par conséquent, les Demanderesses n'ont pas prouvé que Dr Charland a commis une erreur en suivant une règle et pas l'autre. La preuve démontre plutôt qu’il pouvait agir en tant qu’un radiologiste moyennement prudent et diligent en se conformant à cette norme.  

[135]       Cette détermination n'est pas la fin de l'analyse du Tribunal. Le Tribunal doit maintenant examiner si, dans les faits et à la lumière même de cette norme, Dr Charland s'est comporté comme un radiologiste moyennement prudent et diligent le ferait s’il était placé dans les mêmes circonstances avec les mêmes informations, incluant la réquisition.

[136]       Le Tribunal examine donc ensuite si les informations contenues dans le dossier et dont disposait Dr Charland en février 2014 lui permettent de conclure que ses actes et omissions étaient conformes à la norme qu'il a établie sur la base des éléments de preuve. 

La réquisition

[137]       En ce qui concerne Dr Charland, il a pris connaissance de la réquisition[52] afin de connaître les renseignements cliniques et les examens demandés par Dr Guillaume à titre de médecin référent. Dr Guillaume complète la réquisition avec les renseignements cliniques suivants :

(i) il mentionne « masse au niveau du quadrant supéro-externe sein droit »;

(ii) il ne coche pas sous le titre mammographie la case diagnostique ni la case dépistage; 

(iii) il coche la case d’échographie mammaire sein droit et gauche avec +/-ponction;

(iv) il coche la case autorisant Dr Charland à faire un complément d’investigation.

[138]       La réquisition guide le jugement professionnel de Dr Charland quant à effectuer ou non une mammographie ou une ponction. Le Tribunal détermine que la réquisition apportée à la connaissance de Dr Charland au moment de l’examen et la preuve prépondérante confirme que Dr Guillaume a prescrit une échographie mammaire.

[139]       D’abord, par sa note du jour même qui accompagnait la réquisition, Dr Guillaume fournit des informations pertinentes pour déterminer l'objectif de la réquisition. Sa note indique « Rx écho. mamm. ». Pour les fins de son opinion, Dre Dubé a interprété cette mention pour dire « écho mammo ». Or, lors de son interrogatoire hors cours, Dr Guillaume confirme que cette mention veut dire « échographie mammaire ». Dre Dubé maintient sa lecture de la note, et ce, même après avoir pris connaissance des notes sténographiques de l’interrogatoire de Dr Guillaume lors de la rédaction de son rapport.

[140]       Les Demanderesses ont demandé que les notes sténographiques de l’interrogatoire préalable de Dr Guillaume en date du 22 novembre 2017[53] soient retirées du dossier. Le Tribunal maintient l'objection de Dr Charland relativement au retrait de la pièce P-38 produite par les Demanderesses.

[141]       Les notes ont été communiquées après le désistement des Demanderesses de leur demande à l’égard de Dr Guillaume et avant le début du procès. Les Demanderesses n’ont jamais manifesté leur intention de retirer cette pièce.

[142]       Dre Dubé fait mention des documents qu’elle a consultés pour la préparation de son rapport expertise et ceux incluent dans ses notes sténographiques. Les notes ont été utilisées par Dre Dubé dans la rédaction de son rapport et peuvent être utilisées dans le cadre de son contre-interrogatoire.

[143]       Les notes sont utilisées pour contester une affirmation faite par Dre Dubé sur ce que Dr Guillaume voulait dire par une paire d'abréviations qu'il a écrites dans une note qui accompagnait la réquisition. L'extrait des notes sténographiques contredit clairement sa propre lecture de ces abréviations. Dr Charland n'a pas été prévenu que la pièce serait retirée et n'aurait pas la possibilité de le convoquer en tant que témoin.

[144]       Outre l'affirmation de sa propre interprétation des notes, Dre Dubé n'a fourni aucune raison pour laquelle le Tribunal ne devrait pas se fier à ce que l'auteur des notes dit avoir voulu dire par elles. Sans autres faits, l’interprétation d’un expert des notes contemporaines n’a pas la même force probante que celui qui les a rédigés. Le Tribunal est également conscient que Dr Guillaume était toujours une partie défenderesse lorsqu'il a donné l'explication, mais n'a aucune information de ne pas tenir compte de son explication en tant que témoin des faits. 

[145]       De plus, en ce qui concerne une ponction, la réquisition de Dr Guillaume dirige Dr Charland vers une pathologie bénigne comme un kyste. À titre de médecin référent, Dr Guillaume n’a pas indiqué « rule out néo ».  Il a plutôt demandé une ponction. Dr Dufresne et Dre Dubé reconnaissent que seul un kyste se ponctionne et non une masse solide qu’on suspecte cancéreuse. Troisièmement, la réquisition ne contient aucun terme qui qualifie ladite masse et indique un signe de malignité.

[146]       En ce qui concerne un complément d’investigation, la réquisition n'imposait ni n'exigeait que Dr Charland s'engage automatiquement dans d'autres démarches. Dr Dufresne a témoigné qu’il exerce depuis 1999 à la clinique SORAD d’où émane le formulaire de la réquisition. Les cliniciens de la polyclinique Maisonneuve-Rosemont utilisent cette case simplement pour autoriser le radiologiste à compléter l’investigation au besoin. Ce faisant, ils évitent qu’il soit nécessaire d’émettre une réquisition supplémentaire.

[147]       En ce qui concerne la nécessité de procéder à une mammographie ou à une ponction, il faut rappeler qu’une masse peut être un kyste, un fibroadénome, un îlot graisseux, un îlot de glandes, un fibroadénolipome. Dr Dufresne explique qu’il faut un autre élément dans les dossiers cliniques pour mener à une suspicion clinique de carcinome mammaire. Les éléments incluent, entre autres, l’écoulement mamelonnaire, la peau d’orange et la déformation de l’aspect visuel du sein. Aucun de ces éléments n’était mentionné. Cependant, Dre Dubé s'est appuyée sur des faits qui n'étaient pas dans le dossier de madame Tessier ni inscrits sur la réquisition. 

[148]       Lors de son témoignage et surtout lors de son contre-interrogatoire, il est ressorti des réponses de Dre Dubé qu'elle avait laissé son opinion être influencée par des éléments qu'elle avait appris en parcourant le dossier mais qui n'étaient pas à la disposition de Dr Charland en février 2014. Elle a incorporé ces faits dans ses explications pour justifier pourquoi elle a pu émettre son opinion. 

[149]       Cela affaiblit la valeur probante de son opinion, car le Tribunal perçoit qu'elle a été influencée par des faits ignorés par Dr Charland. La question n'est pas de savoir si ces faits sont vrais ou non. Le Tribunal doit plutôt s'assurer qu'il examine les actes ou omissions de Dr Charland en fonction de la façon dont un autre radiologue compétent aurait agi dans les mêmes circonstances et avec les mêmes informations. Cet autre radiologue ne peut pas être présumé avoir plus ou mieux d'informations que Dr Charland.

[150]       Le Tribunal accepte le témoignage de Dr Dufresne selon lequel le dossier n'a pas orienté un radiologue vers la réalisation d'une mammographie ou d'une ponction. Au contraire, les informations dont disposait Dr Charland justifiaient sa compréhension du fait qu'il devait procéder à l'échographie et non à une mammographie ou à une ponction. L'opportunité d'effectuer l'un ou l'autre de ces deux derniers examens dépendrait de ce que Dr Charland aurait appris de l'échographie. Le Tribunal examinera les questions des paramètres et de la conduite de l'échographie, ainsi que l'interprétation des résultats par Dr Charland, dans les sections suivantes.

[151]       Les Demanderesses n'ont pas prouvé que Dr Charland a fait défaut d'investiguer conformément aux règles de l'art parce qu'il n'a pas effectué de mammographie ni de ponction. La preuve démontre plutôt qu’il s'est comporté comme le ferait un radiologiste moyennement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances avec les mêmes informations, incluant la réquisition.

2e faute alléguée - L’exécution de l’échographie

[152]       Les Demanderesses allèguent que Dr Charland a commis une faute dans l’exécution de l’échographie du sein droit de madame Tessier, et ce, de deux façons. La faute concerne la manière dont il a effectué le balayage et s'il a utilisé les bons paramètres échographiques.

[153]       Le Tribunal rejette ces allégations. Sur la base du dossier et des preuves d'experts, Dr Charland a effectué des balayages de manière systématique afin d’assurer de couvrir la totalité du sein droit lors de l’examen et a fait l’usage de paramètres adéquats lors de son échographie mammaire.

[154]       Dre Dubé s'est appuyée encore sur des faits qui n'étaient pas dans le dossier de madame Tessier ni inscrits sur la réquisition afin d’émettre son opinion et témoigner à l'audience.  Le Tribunal rappelle que son analyse des actes et omissions de Dr Charland se fait à la lumière des faits qui lui ont été fournis au moment des événements. 

[155]       Les faits supplémentaires invoqués par Dre Dubé sur l'état de santé de madame Tessier ne sont pas admissibles. Les ajouter serait injuste pour le médecin soumis à une détermination de responsabilité. Bien que la rétrospection et les faits additionnels puissent promettre une certaine précision, ni l'une ni l'autre ne sont admissibles pour l'analyse des événements du 24 février 2014.

(a) Les balayages et prise de clichés

[156]       Dr Charland a témoigné de sa pratique habituelle pour effectuer une échographie mammaire. Il procède à quatre balayages du sein - radiaire, longitudinal, transverse et rétro-mamelonnaire - de manière systématique afin d’assurer de couvrir la totalité du sein.

[157]       Dre Dubé reconnait que cette façon d’effectuer une échographie est appropriée.

[158]       Dr Charland n'avait pas à s'appuyer uniquement sur sa pratique habituelle. Les données de l’imagerie radiologique ont également été disponibles. Les données de l’imagerie radiologique démontrent que l’examen a duré neuf minutes et que Dr Charland a consacré quatre minutes sur la zone d’intérêt mentionnée sur la réquisition, soit le quadrant supéro-externe du sein droit. Au cours des neuf minutes, Dr Charland aurait vu des centaines d’images et parmi lesquelles il a pris au total 12 clichés de tous les quadrants, dont 4 sur le quadrant supéro-externe[54].

[159]       Les clichés ne sont pas représentatifs de l’ensemble des images que Dr Charland a vues. Dr Dufresne et Dre Dubé reconnaissent qu’un radiologiste moyen, agissant de façon prudente et diligente n’enregistre pas beaucoup plus de clichés. Il n'y avait aucun signe d'une lésion suspecte de néoplasie ce qui aurait justifié la prise de plus d'images. Pour un kyste simple et une masse ayant une nature bénigne, le radiologiste moyen n’enregistre pas d’image sur deux plans perpendiculaires et ne procède pas à la prise de plus d’une dimension maximale.  

[160]       Dre Dubé affirme que l’image 4 nécessite une étude plus approfondie. Lorsqu’il a fait une première révision des clichés, Dr Dufresne a confirmé que son attention n’a jamais été attirée par la zone de 6-7 mm présente sur l’image 4 décrite.

[161]       Dre Dubé effectue une analyse rétrospective des clichés lorsqu’elle déduit que la zone hypoéchogène de 6-7 mm à l’image 4 était une lésion suspecte. Pour ce faire, elle se base sur l’imagerie du 18 septembre 2014 et ne se limite pas à l’imagerie du 24 février 2014. Le seul document que Dr Charland possède au début de l’échographie de madame Tessier est la réquisition de Dr Guillaume. Tel que confirmé par Dr Dufresne, et sans le bénéfice de la rétrospection, cette zone peut tout simplement être un îlot glandulaire.

[162]       Vu la zone d’intérêt identifiée par la réquisition et en présence de kystes simples à l’échographie, les Demanderesses n'ont pas prouvé que Dr Charland était tenu d'effectuer une visualisation plus poussée avec la sonde. La preuve démontre que les balayages systématiques ont couvert la totalité du sein droit de madame Tessier et les résultats radiologiques ne lui ont révélé aucune anomalie suspecte de néoplasie.

(b) Les paramètres échographiques

[163]       Pour effectuer l’échographie mammaire du sein droit de madame Tessier, Dr Charland a utilisé un paramètre de 4 cm de profondeur et 1 cm de focus. Dre Dubé est de l’opinion que la profondeur des images aurait dû être ajustée pour que le tissu mammaire occupe l’entièreté de l’image. Elle affirme que l’utilisation d’une profondeur ou d’un focus différent aurait peut-être permis de clarifier les images vues par Dr Charland.

[164]       Dr Charland a témoigné qu’il n’a pas varié le focus de la sonde puisqu’il voyait adéquatement l’ensemble du tissu mammaire jusqu’à la paroi thoracique. La preuve, incluant les opinions des experts confirme que l’ensemble des images prises permettait de voir entièrement le tissu mammaire du sein jusqu’à la paroi thoracique.

[165]       Dr Dufresne précise que la zone visible à l’image était suffisante pour la classifier et que l’ajustement requis par Dre Dubé aurait eu l'effet d'un agrandissement ou un « zoom ». L’ajustement n’aurait pas permis à Dr Charland de voir plus de tissu mammaire, mais simplement de le voir en format agrandi. Malgré l’image moins optimale, Dr Dufresne a confirmé qu’une lésion suspecte aurait tout de même été bien visible dans des images similaires à celles prises par Dr Charland.  

[166]       Dre Dubé n'a pas fourni une explication convaincante pour contredire l'opinion de Dr Dufresne sur ce point. Ses explications techniques étaient confuses et semblaient fondées sur une mauvaise lecture des images affichées pendant son témoignage. Que les observations du Tribunal soient correctes ou non, une faiblesse plus fondamentale existait dans son opinion sur les paramètres. Comme indiqué ci-dessus, son insistance semblait reposer davantage sur sa connaissance de l'endroit où chercher une tumeur, qui était basée sur des informations disponibles seulement en septembre 2014.

[167]       Les Demanderesses n'ont pas prouvé que les paramètres utilisés par Dr Charland pour effectuer l’échographie mammaire étaient inadéquats. La preuve démontre plutôt qu’il a utilisé des paramètres appropriés qui lui a fourni des images adéquates.

3e faute alléguée - L’interprétation des résultats de l’échographie

[168]       Cette faute alléguée repose sur l'opinion de Dre Dubé. Lorsqu'elle s'exprime sur cette faute, Dre Dubé réitère et recombine les mêmes éléments que ceux qu'elle a déjà exprimés ci-dessus sur les autres fautes alléguées. Le Tribunal a déjà noté que ces éléments ne sont pas suffisamment pertinents, admissibles et probants pour satisfaire au fardeau supporté par les Demanderesses.

[169]       Le Tribunal reproduira d'abord les éléments de l'opinion de Dre Dubé sur cette faute et traitera ensuite de la faute alléguée.

[170]       Dre Dubé affirme qu’il y a une zone d’intérêt sur l’image 4 vers 10h dans le quadrant supéro-externe du sein droit en raison de sa forme mal délimitée, du fait qu’on ne voit pas les lobules et de sa couleur gris foncé. Selon Dre Dubé, Dr Charland aurait dû modifier ses paramètres pour étudier cette anomalie. Toujours selon Dre Dubé, si Dr Charland avait modifié les paramètres, il aurait « probablement » considéré cette lésion comme étant suspecte de néoplasie. Ayant fait ce constat, il aurait fait une mammographie et même recommandé une biopsie.

[171]       À l’appui de son opinion, elle réfère aux résultats de septembre 2014 pour situer l’emplacement exact de l’anomalie.

[172]       Ce raisonnement n'est pas convaincant, et ce pour les mêmes raisons que celles évoquées ci-dessus. Dre Dubé s'appuie sur son exigence que Dr Charland aurait dû ajuster les paramètres. Le Tribunal a déjà analysé cette exigence et l'a rejetée. Dre Dubé s'appuie également sur des informations obtenues des mois plus tard qui non seulement n'étaient pas disponibles pour Dr Charland mais qui donnaient également un aperçu différent en raison du passage du temps. L'opinion de Dre Dubé est fondée sur sa propre connaissance de l'endroit où l'anomalie s'est avérée être et non par l'examen des images prises le 24 février 2014.

[173]       Dre Dubé affirme également qu'il y avait un avantage à agir plus tôt et affirme que sil avait fait les étapes qu’elle préconise, le cancer de madame Tessier aurait été pris en charge dès ce moment. Comme indiqué dans l'analyse des preuves apportées par l'hémo-oncologiste, l'opinion de Dre Dubé sur l'impact bénéfique du moment du traitement est erronée.

[174]       Dre Lemieux explique que, selon les statistiques disponibles et publiées par la société du cancer en 2013, 1 femme sur 2500 dans le groupe d’âge des 30 à 39 ans risque de développer un cancer du sein. Parmi les 2500, seulement 3% peuvent développer un cancer lobulaire comme celui que madame Tessier a développé. Dans le groupe d’âge dont fait partie madame Tessier, ce type de cancer est très rare et peu de radiologistes sont confrontés à cette situation dans leur carrière. La rareté d’un lobulaire infiltrant chez une patiente de l’âge de madame Tessier a un impact sur l’interprétation des images.   

[175]       Dr Dufresne a expliqué qu’un lobulaire à ses débuts se présente comme une nappe d’huile. Dre Dubé ne conteste pas ce fait. En conséquence, il est très difficile à voir sur l’imagerie.

[176]       Les données de la radiologie confirment que Dr Charland a vu une zone dont le contour est défini et qui est liquide. En conséquence, la zone est noire sur l’image radiologique et homogène. La couleur et le contour correspondent à un kyste simple. Aucune image ne correspondait à une lésion solide et donc suspecte d’être une néoplasie. D’abord, aucune zone n’empêche le passage du faisceau ultrason de la sonde échographique. De plus, il n’y a pas d’apparence d’irrégularité dans les images prises.

[177]       Dre Dubé n’a pas remis en question le fait que les images prises en février 2014 reflètent des microkystes dans le quadrant supéro-externe.

[178]       Un radiologiste expérimenté peut être plus enclin à lire davantage dans les images si son œil est alerté par des informations obtenues après coup. Mais ce n'est pas la tâche du Tribunal ni le mandat des experts dans le cas présent.

[179]       Le dossier de madame Tessier et la réquisition ne contiennent pas les signes donnant une suspicion clinique de malignité et de carcinome mammaire et qui incitent un radiologiste à procéder à une investigation supplémentaire.

[180]       Les Demanderesses invitent le Tribunal à raisonner de façon rétrospective. Elles soutiennent que puisque le cancer de madame Tessier a été découvert en septembre 2014, cela signifie nécessairement qu’une lésion cancéreuse était visible en février 2014.  En suivant ce raisonnement, le Tribunal devrait alors conclure que Dr Charland a mal interprété les résultats de l’échographie.

[181]       Le Tribunal décline cette invitation. L'accepter irait à l'encontre des preuves administrées et de la jurisprudence qui exige que le Tribunal prenne en considération que les informations que Dr Charland possédait au moment des événements. Le Tribunal devrait également ignorer comment un radiologue moyen aurait agi dans les mêmes circonstances et avec les mêmes informations. Les Demanderesses estiment en effet que Dr Charland est astreint à une obligation de résultat et non à une obligation de moyens.

[182]       Le Tribunal détermine que Dr Charland était fondé à conclure à des kystes simples et n’a commis aucune erreur de diagnostic. Il a effectué un balayage systématique par échographie en utilisant les paramètres appropriés et un examen attentif avec la sonde de la zone d’intérêt identifiée dans la réquisition. Vu l’âge de madame Tessier, les renseignements cliniques, la couleur, les contours de la masse et l’absence d’image qui aurait pu susciter des inquiétudes, Dr Charland a interprété les images selon les règles de l’art. Il a agi comme un radiologiste moyen, prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances et ayant les mêmes informations en main.

4e faute alléguée - Dr Charland n’a pas effectué une palpation du sein

[183]       Dre Dubé insiste qu’une palpation est le standard de pratique alors que Dr Dufresne affirme que la palpation ne fait pas parties des standards. 

[184]       Dr Charland n'avait aucune raison de s'écarter de la norme sur laquelle il s'est appuyé. Dre Dubé est d'avis qu'il aurait dû le faire, mais il ne mentionne aucun des faits dont il disposait à l'époque. 

[185]       L'opinion de Dre Dubé est fondée sur des faits dont Dr Charland ne disposait pas le 24 février 2014 et sur le choix d'une seule des deux écoles de pensée qui, rétrospectivement aurait pu être idéale. Dre Dubé ne peut inviter le Tribunal à entreprendre une analyse rétrospective du dossier et ajouter de nouvelles informations pour le justifier. Le dossier de madame Tessier ne contient aucun signe de suspicion clinique de carcinome mammaire outre la présence d’une masse. Le dossier ne contient aucune mention de méplat, rétraction cutanée, rétraction ou déviation mamelonnaire ou écoulement.

[186]       Dr Dubé pratique dans un CRID et il témoigne qu’une palpation est effectuée dans un CRID parce qu’il est un centre de deuxième ligne pour le diagnostic du cancer du sein.  Cependant, la majorité des radiologistes, incluant Dr Charland et Dre Dubé ne travaillent pas dans un CRID. Il a une expérience personnelle de l'examen des dossiers médicaux des patients référés par d'autres radiologues au CRID. Sur la base de sa révision de ces dossiers, il a témoigné que la majorité des radiologistes qui référent leurs patientes à un CRID ne font pas de palpation.

[187]       En plus de ces observations, le Tribunal note que l'opinion de Dre Dubé a été contredite par l'opinion du Dr Dufresne. L'opinion de ce dernier était basée sur son expérience réelle de l'examen des références au CRID où il travaillait et n'était pas influencée par des faits qui n'étaient pas dans les dossiers médicaux. Dans les circonstances, le Tribunal se fie à l'opinion de Dr Dufresne. Son opinion est basée sur son expérience personnelle et elle n'est pas influencée par des faits non pertinents, l'élimination d'une école de pensée ou une analyse rétrospective.

[188]       Les Demanderesses n'ont pas prouvé qu’une palpation est le standard de pratique ou que Dr Charland a fait preuve de négligence en décidant de ne pas effectuer une telle vérification. La preuve démontre plutôt qu’un radiologiste ne fait pas de palpation lorsqu’il n’y a pas de signe de suspicion clinique de carcinome mammaire outre la présence d’une masse.

Faute contributoire

[189]       Dr Charland allègue que madame Tessier a commis une faute en négligeant de consulter un médecin avant le 11 septembre 2014 malgré la détérioration subséquente de son sein droit. Il affirme que cette faute contribue au même préjudice allégué, parce que cette faute a contribué à son retard de diagnostic et de traitement de son cancer du sein. Le Tribunal doit donc effectuer un partage de responsabilité parce qu’elle a commis une faute, et ce, en en proportion de la gravité de leur faute respective[55]. Lorsque ce partage est effectué, le Tribunal est censé attribuer à chacun de Dr Charland et madame Tessier des fautes en proportion de leur gravité respective. Le Tribunal rejette cette allégation.

[190]       Dr Charland s'appuie sur deux motifs. D'une part, il invoque un manquement à l'obligation de collaboration de madame Tessier. D'autre part, il allègue que sa propre inaction a causé ou, à tout le moins, contribué au préjudice qu'elle prétend avoir subi. Aucun de ces arguments n'est convaincant au regard des faits.  

[191]       La première obligation d'une patiente est de remplir le devoir de collaboration loyale qu'elle a envers son médecin[56].  Pourtant, la preuve ne révèle aucun manquement de la part de madame Tessier à cet égard.

[192]       Dr Charland a soumis des autorités[57] qui se rapportent à des patients qui ne fournissent pas toutes les informations nécessaires à leur médecin, ne collaborent pas, ne prennent pas les rendez-vous requis ou ne se présentent pas à leurs rendez-vous de suivi[58]. La jurisprudence soumise par Dr Charland ne s'applique pas. Madame Tessier ne partage aucune de ses lacunes identifiées dans les approches suivies par ces autres patients. Madame Tessier n'a pas refusé ou négligé de donner suite au conseil du Dr Charland de procéder à une consultation de suivi[59]. Elle n’a pas omis de communiquer une information importante qui aurait peut-être servi d'alerte et incité Dr Charland à s'interroger sur d’autres possibilités[60].

[193]       La preuve administrée ne démontre aucune imprudence de la part de madame Tessier après avoir consulté Dr Charland. Elle n’est aucunement l’artisan de ses circonstances[61].

[194]       Madame Tessier souligne que les propres actes et omissions de Dr Charland l'ont persuadée d'attendre jusqu'à ce qu'elle le fasse. Comme indiqué ci-dessus, madame Tessier ne présente pas ses actes et omissions comme des fautes distinctes mais comme des conséquences des quatre fautes qu'elle allègue.  

[195]       La preuve confirme que Dr Charland (i) n’a pas recommandé à madame Tessier de procéder à une investigation plus approfondie de sa condition mammaire et (ii) la rassurée quant à la nature bénigne de sa condition. Il met maintenant madame Tessier dans une position intenable, demandant au Tribunal de lui reprocher de s'être fiée à sa rassurance et d'avoir omis de lui conseiller un suivi.

[196]       Le Tribunal observe que les actes et les omissions sont exactement les mêmes que ceux que Dr Charland prétend avoir le droit de faire ou de ne pas faire parce qu'elle s'est fiée à son jugement professionnel. Dans le cadre des soumissions sur une prétendue faute contributoire de madame Tessier, le Tribunal détermine qu’elle a établi que si elle avait reçu les conseils pertinents de Dr Charland, elle aurait reconsulté dès  l’apparition de symptômes.

[197]       En ce qui concerne ses actes, Dr Charland l’a rassurée sur son état et lui a dit qu’elle avait uniquement des kystes et quelle pouvait les faire retirer s’ils l’embêtaient.  En ayant eu cette rassurance, et à la lumière des résultats de l’examen conduit par Dr Charland en février 2014, madame Tessier pouvait croire qu’elle avait des kystes dans son sein droit et non un cancer. En fait, c'est exactement ce que Dr Charland lui a dit de croire. Or, Dr Charland reproche en effet à madame Tessier de s'être fiée à ses conseils professionnels. 

[198]       En ce qui concerne ses omissions, Dr Charland n’a ni conseillé ni expliqué à madame Tessier les signes et symptômes qu’elle devrait surveiller et dans quelles circonstances il fallait qu’elle consulte un médecin de nouveau. Madame Tessier a raison d’affirmer que Dr Charland ne peut blâmer une patiente de ne pas avoir suivi des recommandations qu’il ne lui a jamais formulées.

[199]       Sa propre omission, Dr Charland explique la décision de madame Tessier d'attendre quelques semaines entre ces nouveaux développements et la consultation déjà prévue en septembre. Madame Tessier ne considère pas retourner voir un médecin tant qu’elle était en mesure d’endurer la douleur ou que cela ne l’achalait pas trop[62].

[200]       Pour justifier son argument selon lequel madame Tessier a fait preuve de négligence en ne consultant pas un médecin en août, Dr Charland a cherché à distinguer les symptômes de madame Tessier avant qu'elle ne se rende chez lui en février 2014 de ceux qu'elle a ressenti en août 2014. 

[201]       Dr Charland demande que le Tribunal considère que madame Tessier a commis une faute autonome en ne consultant pas immédiatement un médecin au mois d'août. Il soutient que son retard a violé une obligation d'agir plus tôt. Il a tort.

[202]       Il est vrai que certaines de ses conditions ont changé entre février et août. Cependant, lorsque ces changements se sont suffisamment manifestés, madame Tessier avait déjà pris rendez-vous pour le mois septembre 2014. 

[203]       De plus, Dr Charland n'a pas réussi à établir que ces changements auraient pu ou auraient dû inciter madame Tessier à agir plus tôt qu'elle ne l'a fait. Si sa faute alléguée est d'avoir attendu trop longtemps, la preuve n'établit pas qu'elle avait des raisons suffisantes pour agir plus tôt. La preuve n'établit pas non plus que le retard, s'il y en a eu un, a contribué de quelque manière que ce soit aux circonstances que madame Tessier prétend avoir subies.

[204]       Madame Tessier a constaté que les tiraillements devenaient plus dérangeants et fréquents. Ils sont d’une durée plus longue et sont accompagnés d’une douleur qui n’était pas présente en février 2014[63]. Dr Charland souligne que madame Tessier remarque des transformations à l’état de son sein droit, soit qu’il y avait des « vagues » au niveau de la peau, qu’il n’était plus rond et que le mamelon était rétracté, « comme si quelqu’un le tirait par en dedans »[64].

Lien de causalité

[205]       En matière de responsabilité médicale, un lien de causalité doit exister entre la faute alléguée et les dommages subis[65]. Pour qu’il y a un lien de causalité, les dommages doivent être la suite logique, directe et immédiate de la faute[66]. Même si le lien de causalité ne doit être établi que selon la balance des probabilités[67], madame Tessier doit encore démontrer une faute.

[206]       Les actes et les omissions peuvent constituer une faute et les deux sont soumis à la même analyse pour ce qui a trait à la causalité[68]. Aucune distinction ne doit être faite quant au lien de causalité lié à une faute d'action ou d'omission[69].

[207]       La réussite d'une action en responsabilité médicale repose sur un tabouret à trois pieds. En l'espèce, il manque à madame Tessier la preuve de l'un des trois pieds, à savoir une faute. Il est impossible de démontrer que des dommages découlent d'une faute si la preuve administrée ne permet pas d'établir l'existence d'une faute. En faisant cette constatation, le Tribunal ne prétend pas ignorer les circonstances que madame Tessier a subies. Au contraire, en faisant cette déclaration, le Tribunal affirme que les preuves ne permettent pas de conclure que les circonstances sont des conséquences.

[208]       Le dossier présentait deux aspects différents de la causalité et le Tribunal traitera chacun d'entre eux. Le premier est la manière dont chacune des Demanderesses a perçu comment les actes et omissions de Dr Charland ont causé les préjudices qu'elles ont subis. Le second est la façon dont les experts en hémo-oncologie ont considéré l'impact, s'il y a lieu, du retard de six mois dans le diagnostic. Cette dernière question n'est applicable que si le Tribunal a déterminé que Dr Charland a commis une faute. Tel que noté, le Tribunal a déterminé qu'il n'a commis aucune faute et il pourrait terminer son analyse ici. Cependant, étant donné l'importance des enjeux pour les Demanderesses et Dr Charland, le Tribunal considère qu'il y a lieu de compléter son analyse de la preuve qui présume, sans la réexaminer ni l'accepter, que Dr Charland a commis une faute.

[209]       Les circonstances se suivent dans le temps et sont peu contestées par Dr Charland sur le fond. Il conteste plutôt qu'elles soient considérées comme la conséquence d'une faute qu'il a commise. Elles peuvent se suivre dans la chronologie mais pas dans la conséquence. Il incombe à madame Tessier d'établir le lien de causalité. Il s'agit d'une tâche complexe en soi, mais qui est rendue impossible s'il n'y a pas une première démonstration préalable d'une faute.

B(1) - Retard de diagnostic et de traitement

[210]       Les Demanderesses soumettent que le Tribunal doit considérer la causalité psychologique qui peut exister en présence d’une faute ayant entrainé un retard de diagnostic et de traitement subséquent. Elles affirment que cette causalité peut exister même en l’absence d’une causalité physique avec les dommages, justifiant que le Tribunal conclut à la présence d’une causalité pour un préjudice moindre, comme un stress inutile, un léger abrègement de la vie ou une augmentation des souffrances[70].

Madame Tessier

[211]       Madame Tessier affirme une croyance sincère que n’eut été le délai du diagnostic, elle n’aurait pas souffert d’un cancer aussi grave et aurait eu un meilleur pronostic.

[212]       Dr Charland conteste également la sincérité de cette croyance. Aucune des notes figurant dans les différents dossiers médicaux ne mentionne que madame Tessier a affirmé une telle croyance ou qu'elle a cherché à se faire soigner pour cela. À cet égard, il affirme qu'il n'y a aucune confirmation externe qu'elle avait une telle croyance avant l'audience. En effet, malgré les détails que madame Tessier a donnés à l'audience, Dr Charland affirme qu'elle ne l'a pas mentionné avec autant de détails ou de conviction lors de son interrogatoire à l'amiable.

[213]       Le Tribunal n'a pas à accepter les doutes de Dr Charland quant à la sincérité des croyances de madame Tessier. Le Tribunal se limitera plutôt à déterminer si la croyance est justifiée. La preuve démontre que sa croyance est plutôt d’une simple impression personnelle. Elle a témoigné qu’aucun professionnel de la santé ne lui a mentionné que son pronostic aurait été différent si son cancer avait été découvert[71].

[214]       Dans Fisch c. St-Cyr[72], la Cour d’appel a accepté que le juge ait tenu compte, dans son évaluation des dommages moraux subis par la patiente, de l'angoisse et de la colère dont elle a été saisie lorsqu'elle a appris que les symptômes pour lesquels elle avait consulté étaient la conséquence d'une tumeur maligne, alors que le médecin l'avait trop hâtivement rassurée. « L'idée que des traitements auraient pu être mis en place plus rapidement et auraient peut-être pu améliorer sa qualité de vie ou encore en prolonger la durée l'a dévastée » [73].

[215]       Les Demanderesses doivent démontrer que leurs inquiétudes découlent d'un retard à déceler un cancer et non du fait du cancer. La jurisprudence reconnaît que, si la preuve d'une faute est faite, cette inquiétude peut être subjective, mais qu’il est possible d'attribuer une indemnité pour l'accroissement de l'inquiétude[74].

[216]       Cependant, cette situation est indemnisable pourvu qu’elle soit directement reliée à la faute professionnelle du médecin[75]. Tel qu’observé par la juge Carole Julien, qu'il y ait ou non une erreur médicale, un diagnostic de cancer entraîne une grande souffrance[76].  « Le cancer est une maladie terrible. Faute professionnelle ou pas, il reste que l'annonce d'un tel diagnostic provoque, en soi, une souffrance morale indéniable ». L'incertitude et l'angoisse causées par un diagnostic tardif sont indemnisables, mais à condition qu'une faute professionnelle soit établie.

Catherine et Émilie

[217]       Les mêmes règles et le même raisonnement s'appliquent aux réclamations similaires faites par Catherine et Émilie. Les parties ont plutôt convenu que le Tribunal n'avait pas à détailler les conséquences invoquées par Catherine ou Émilie. Chacune s'est appuyée sur la description figurant dans ses notes respectives, basée sur les témoignages présentés à l'audience. Les parties ne s'entendent pas sur l'existence même des conséquences ou sur l'intensité ou la variété des conséquences alléguées par chacune des filles. 

Catherine

[218]       Catherine avait 12 ans en septembre 2014. Elle a pleuré à l’annonce du cancer de sa mère. Suite à la chirurgie, sa mère lui a dit qu’elle croyait que cela faisait un certain temps qu’elle était malade et que Dr Charland lui avait dit que c’étaient des kystes. Elle a immédiatement perdu confiance en la médecine et n’arrivait plus à faire confiance aux autres. Catherine s’est dit que si un retard dans un diagnostic pouvait survenir, de nombreuses choses dans la vie ne fonctionnent pas. Catherine craignait que sa mère meure en raison du retard de diagnostic et de traitement de son cancer. Elle croyait que c’était « logique de penser » que plus on attend avant de diagnostiquer et de traiter un cancer, plus le risque de décès augmente. Catherine est convaincue que si sa mère avait été prise en charge dès le mois de février 2014, elle n’aurait pas eu à subir tout ce qu’elle a subi.

[219]       Le Tribunal ne méconnaît pas la sincérité de Catherine et ne considère pas que son raisonnement n'est pas plausible. Une croyance, aussi sincère soit-elle, et un raisonnement, aussi plausible soit-il, ne suffisent pas à engager la responsabilité du médecin de sa mère. Le Tribunal doit plutôt déterminer si le raisonnement de Catherine est étayé par les faits. Dans le cas présent, le raisonnement de Catherine est basé sur ses propres croyances et non sur les faits. 

[220]       Catherine a témoigné qu’elle avait vécu de la nervosité, de la tristesse et de la haine en lien avec le délai de diagnostic du cancer de sa mère. Catherine relate une série de conséquences qu'elle affirme avoir subies dans sa vie en raison de ce prétendu retard de diagnostic. Premièrement, la croyance qui est à l'origine de ces conséquences n'est étayée ou justifiée par aucun fait confirmant que le retard est dû à la faute de Dr Charland. Deuxièmement, il est peu probable qu’un enfant âgé de 12 ans, sans l’explication d’un adulte et avec si peu d’information, aurait eu cette réalisation tout seul ou dès ce moment. 

[221]       Elle a témoigné qu’elle a appris que sa mère souffrait d’un cancer le jour de son opération et, quelques jours après l’opération, elle a alors réalisé qu’il y avait eu délai de diagnostic. Depuis, elle affirme qu’elle vit avec une perte de confiance totale envers le système de santé.

[222]       Catherine a témoigné avec sincérité de la tristesse et de l'angoisse que lui procurait le fait d'être témoin du diagnostic du cancer de sa mère et des divers traitements qu'elle a subis. Le Tribunal comprend qu'elle a souffert de sa proximité avec la souffrance de sa mère et de son implication dans les soins de suivi. Cette souffrance ne peut être attribuée à Dr Charland puisque la preuve a démontré qu'il n'a commis aucune faute. Par conséquent, le Tribunal ne poursuit pas son analyse visant à déterminer si cette souffrance a également eu, en droit, certaines ou toutes les conséquences que Catherine déclare avoir subies. Les souffrances de Catherine sont attribuées à la maladie et aux traitements de sa mère et non à une faute imputable à Dr Charland.

Émilie

[223]       Émile avait 11 ans en septembre 2014. Elle n’a jamais discuté du délai de diagnostic du cancer de sa mère avec les professionnels de la santé qu’elle a consultés pour son état de santé.

[224]       Juste avant la rentrée scolaire de l’année 2014-2015, Émilie est entrée dans la chambre de sa mère et a vu son sein droit. Elle est sortie à la demande de sa mère, mais a continué à écouter la conversation de sa mère avec sa tante à travers la porte. Elle apprend que sa mère avait vu un médecin qui lui avait dit qu’elle avait des kystes au niveau du sein et qu’elle avait hâte d’être à son rendez-vous avec le médecin puisque son état commençait à se détériorer.  Selon sa compréhension, dès ce moment, en raison de ce qu’elle avait entendu à travers la porte de la chambre de sa mère, elle a compris que sa mère avait été victime d’un retard de diagnostic de son cancer du sein.

[225]       Émilie affirme qu’elle croit que le retard de diagnostic et de traitement du cancer de sa mère a rendu le traitement de sa condition problématique. Elle a l’impression que le médecin a joué avec la vie de sa mère et est convaincue que n’eut été les fautes de Dr Charland, sa mère aurait évité certains des traitements puisque son cancer aurait été plus petit.

[226]       Émilie s'appuie sur ses propres croyance, impression et conviction que Dr Charland est responsable des souffrances de sa mère et des traitements supplémentaires. Comme pour les croyances sincères et raisonnement plausibles de Catherine, les croyances, impression et conviction d'Émilie, même si elles sont fermement ancrées, ne sont pas suffisantes en elles-mêmes. Si elles suffisent à la convaincre, le Tribunal exige davantage.  

[227]       D'abord, le Tribunal exige une faute commise par Dr Charland. La preuve démontre qu'il n'y a pas eu une telle faute. Deuxièmement, sa conviction doit reposer sur le fait que cette faute a effectivement aggravé la situation de sa mère. La preuve démontre qu'il n'y a pas eu d'aggravation.

[228]       Pour les mêmes motifs que ceux exposés dans le cadre de son analyse des prétentions de Catherine, aucune faute ne peut être attribuée à Dr Charland puisque la preuve a démontré qu'il n'a commis aucune faute. Par conséquent, le Tribunal ne poursuit pas son analyse visant à déterminer si cette souffrance a également eu, en droit, certaines ou toutes les conséquences qu’Émilie déclare avoir subies. Les souffrances d’Émilie sont attribuées à la maladie et aux traitements de sa mère et non à une faute imputable à Dr Charland.

B(2) - Expertise en hémato-oncologie – lien de causalité

[229]       Les experts en hémato-oncologie ont offert leur aide au Tribunal pour déterminer si les fautes reprochées à Dr Charland ont causé un délai de diagnostic ayant un impact sur le stade du cancer de madame Tessier et les traitements qu’elle a reçus pour le combattre.

[230]       Compte tenu de la décision du Tribunal sur la faute, cette preuve d'expert sur la causalité a perdu beaucoup de son impact. Le Tribunal analysera encore les preuves de l'expert en hémato-oncologie sur la causalité afin d'être complet.

[231]       L'expert en hémato-oncologie  Expert H-O ») appelé par les Demanderesses n'a été d'aucune aide au Tribunal dans la prise de sa décision en conséquence, il ne tiendra pas compte de sa contribution, et ce, en raison de la qualité de son témoignage. 

[232]       La crédibilité d’un expert est liée tant à son parcours professionnel qu'au sérieux avec lequel il aborde sa mission[77]. Son rapport s'apprécie en fonction des critères reliés autant à l'expertise qu’à la personne de l'expert, son attitude[78] et  la manière dont l'expert se comporte lors de sa présence à la Cour.

[233]       L'attitude de l’Expert H-O a miné la valeur probante de son opinion, notamment ses réponses nonchalantes et impatientes aux questions posées lors de l'interrogatoire principal et du contre-interrogatoire. 

[234]       À première vue, son rapport écrit semblait adéquat et ne donnait aucune indication sur la qualité du témoignage à venir. Les Demanderesses ont cru qu'elles avaient choisi un professionnel qualifié en la matière disposé à présenter son opinion à la Cour.  En fait, Dre Lemieux a adopté certaines des affirmations générales faites par l'Expert H-O qui a rédigé le rapport en hémato-oncologie pour les Demanderesses. Par exemple, ses affirmations générales impliquent la possibilité d’avoir des récepteurs d’œstrogène ou de progestérone positifs ou négatifs.

[235]       Son inadéquation en tant qu'expert est apparue dès les premières réponses et s'est confirmée à chaque phase de sa prestation. Malgré des pauses dans le témoignage et l'opportunité signalée par le Tribunal de réajuster la présentation du témoignage de l’Expert H-O, aucune amélioration n'a été apportée.

[236]       Bien qu’il se soit dit convaincu de pouvoir retrouver dans les dossiers médicaux certaines références factuelles mises dans son rapport, l’Expert H-O en a été incapable. Cela n'est pas surprenant puisqu'il a déclaré d'emblée au cours de son témoignage qu'il n'avait pas pris la peine d'examiner son dossier ou tout autre document en vue de préparer son témoignage. En raison soit du manque de soutien dans le dossier pour certaines de ses déclarations, soit de son manque de préparation, l’Expert H-O n'a pu indiquer au Tribunal aucun endroit dans le dossier de la Cour pour certains faits clés qu'il affirmait à l'appui de son témoignage.   

[237]       En outre, l’Expert H-O avait tendance à faire de grandes déclarations générales qui étaient difficiles à étayer, même lorsqu'il les entendait pour la première fois, et qui étaient facilement contredites par d'autres documents ou témoignages. 

[238]       Le témoignage d'un expert est l'occasion de clarifier les points soulevés dans le rapport et de réconcilier son analyse avec celle d'un autre expert de la même science, voire de répondre à des faits nouveaux ou à des hypothèses qui lui sont soumises. En effet, la présence de l’Expert H-O à l'audition a eu pour effet net de saper ce qu'il avait écrit dans son rapport.

[239]       Le rapport écrit de l’Expert H-O ne présente que peu de signes des faiblesses manifestées lors de l'audition. Le Tribunal a observé que ces faiblesses semblaient être autant une révélation pour les avocates des Demanderesses que pour lui-même.

[240]       Il suffit de dire que l’Expert H-O appelé par les Demanderesses à titre d’expert en hémato-oncologie n'a apporté aucun contrepoids probant à l'experte appelée par Dr Charland dans la même discipline. Le Tribunal se concentrera sur les trois autres dont les témoignages respectifs ont justifié leur qualification d'expert.

[241]       Par conséquent, le Tribunal ne dispose effectivement que d'une experte en hémato-oncologie qui est celle appelée par Dr Charland. Le fait qu'une seule partie ait appelé un expert ou que, parmi les deux appelés par les parties, un seul justifie sa présence, n'oblige pas le Tribunal à recevoir l'avis sans question, analyse ou nuance.  Une expertise unique n'est pas automatiquement acceptée comme preuve de l'opinion. Le Tribunal conserve son rôle d'analyser l'opinion émise. Sur la base des témoignages en chef et en contre-interrogatoire, le Tribunal peut refuser de se fier à l'opinion ou l'accepter et déterminer sa valeur probante. 

Une experte en hémato-oncologie

[242]       Hémato-oncologue depuis 2006, Dre Julie Lemieux pratique au Centre des maladies du sein, le plus gros centre en cancer du sein de la province. Dre Lemieux a (i) complété un Fellowship en recherche sur le cancer du sein à Toronto, (ii) été impliquée dans plusieurs comités qui s’intéressent au cancer du sein, (iii) publié plusieurs articles scientifiques révisés par les pairs sur le cancer du sein et (iv) fait de la recherche sur le cancer du sein.

[243]       50% de sa pratique hospitalière est en cancer du sein et 95% de ses activités de recherche et de ses publications/ présentations scientifiques concernent le cancer du sein. 

[244]       Dre Lemieux a témoigné qu’en dépit d’un délai de diagnostic, (i) le stade du cancer de madame Tessier n’aurait pas été différent, (ii) les traitements qu’elle a subis auraient été les mêmes, (iii) et son pronostic aurait été similaire.

(i) Le stade du cancer aurait été le même, malgré un délai de diagnostic

[245]       Vu la taille de la tumeur de plus de 2 cm et la présence d’une atteinte ganglionnaire, Dre Lemieux conclut que, même diagnostiqué plus tôt, il est (i) plus probable que le stade du cancer de madame Tessier aurait été IIB et (ii) moins probable que son cancer de sein aurait été un stade IIA anatomique. Dre Lemieux utilise divers éléments du dossier pour justifier ses conclusions.

La taille de la tumeur et le stade du cancer

[246]       La preuve confirme que la taille de la tumeur de madame Tessier aurait été réduite si elle avait été diagnostiquée plus tôt qu’en septembre 2014.

[247]       La classification TNM est un outil utilisé pour uniformiser la manière dont les professionnels de la santé précisent le stade d’un cancer et, par la suite, définissent le pronostic approprié. Les trois lettres, « TNM », se réfèrent à différents éléments d'une tumeur et sont encore nuancées par l'ajout de chiffres, jusqu'à 3, pour indiquer l'étendue du potentiel de gravité de la tumeur. Le grade de la tumeur est déterminé par un pathologiste.

[248]       Le « T » se rapporte à la taille de la tumeur. Avec l’ajout d’un chiffre entre 1 et 3, le T précise que la tumeur est d’une taille (i) de 2 cm et moins (T1), (ii) entre 2 cm et 5 cm (T2) ou (iii) plus de 5 cm (T3). Le « N » désigne la présence de ganglions lymphatiques affectés par les cellules cancéreuses.  Avec l’ajout d’un chiffre entre 0 et 3, le N précise le nombre de ganglions affectés, soit aucun ganglion affecté (N0), entre un et trois ganglions affectés (N1), entre quatre et neuf ganglions affectés (N2) ou dix ganglions affectés et plus (N3). Le « M » indique la présence (M1) ou non (M0) de métastase.

[249]       La combinaison de ces trois éléments, nuancée par les chiffres, permet de déterminer uniformément le stade du cancer entre IA, IB, IIA, IIB, IIIA, IIIB, IIIC, IV, le stade IA présentant le meilleur pronostic et le stade IV le moins bon[79].

[250]       Au moment du diagnostic en septembre 2014, la tumeur est classée comme un T2N1M0, soit un stade IIB anatomique. En d’autres termes, la tumeur est d’une taille entre 2 cm et 5 cm, avec entre un et trois ganglions affectés et pas de présence de métastase. Dre Lemieux a témoigné qu’un grade 1 constitue en une tumeur différenciée, un grade 2 en une tumeur moyennement différenciée ou intermédiaire et un stade 3 en une tumeur peu différenciée ou agressive. Le cancer du sein de madame Tessier était d’un grade 2, soit intermédiaire.

Quelques bonnes nouvelles pour le pronostic

[251]       Le pathologiste détermine aussi (i) le statut des récepteurs hormonaux du cancer et (ii) si le cancer est HER2 positif ou négatif. La présence ou non de ces récepteurs guide le traitement à offrir à la patiente.

[252]       Le cancer de madame Tessier avait des récepteurs hormonaux d’œstrogène et de progestérone positifs indiquant un facteur de très bon pronostic pour elle en septembre 2014. Les récepteurs hormonaux positifs ont un impact bénéfique sur le pronostic de madame Tessier, avec l’attente que ses chances de survie sont meilleures. Les récepteurs positifs permettent aux professionnels de la santé d’établir avec plus de prévisibilité les chances qu’un ou un autre traitement fonctionne bien.

[253]       Le pathologiste va également déterminer si le cancer est HER2 positif ou négatif. Selon Dre Lemieux à titre d’experte en hémato-oncologie, le protéine HER2 stimule la croissance des cellules cancéreuses. Un HER2 négatif est un facteur de bon pronostic. Le cancer de madame Tessier était HER2 négatif, soit un autre élément positif pour madame Tessier.

Vitesse de croissance de la tumeur

[254]       Dre Lemieux a évalué la vitesse à laquelle la tumeur de madame Tessier a pu se développer entre février et septembre. Elle s'est appuyée sur sa connaissance des profils de certaines tumeurs qui se sont développées plus rapidement que d'autres et sur un calcul théorique.

[255]       D’abord, selon son expérience clinique et les discussions hebdomadaires du comité des tumeurs au Centre des maladies du sein auxquelles elle a participé, un cancer qui se développe rapidement est généralement « triple négatif ». Ce type de cancer présente des récepteurs hormonaux (oestrogéniques et progestatifs) négatifs et un HER2 négatif. Cependant, le cancer de madame Tessier ne présente pas ces récepteurs. Étant de grade 2, soit un grade d’agressivité intermédiaire, Dre Lemieux est de l’opinion qu’il est improbable que la tumeur de madame Tessier fût de moins de 2 cm au mois de février 2014.

[256]       De plus, Dre Lemieux explique que la littérature utilise une manière théorique afin de calculer la progression d’un cancer de manière rétrospective. La manière est connue pour l'utilisation du temps de dédoublement. Selon cette manière, la tumeur peut doubler en volume dans une période de 200 à 400 jours. En utilisant la mesure de 4,5 cm de la tumeur de madame Tessier en septembre 2014, la tumeur aurait nécessité un minimum de 6,7 mois pour qu'elle ait pu atteindre cette taille. En utilisant cette période de 6,7 mois comme point de référence, Dre Lemieux peut estimer que la tumeur de madame Tessier mesurait environ 2 cm (T1) en février 2014. Dre Lemieux trouve la corroboration de cette estimation de la taille de la tumeur en février 2014 dans le rapport déposé par l'Expert H-O[80].

Atteinte ganglionnaire

[257]       Dre Lemieux et l’Expert H-O s’entendent que la tumeur et les ganglions lymphatiques contiennent les mêmes cellules cancéreuses. Or, la multiplication des cellules dans la tumeur se fera au même rythme dans les ganglions. Le temps de dédoublement de la tumeur évalué par Dre Lemieux sera le même pour les ganglions.   

[258]       En ce qui concerne le « N1 » de la classification TNM, les deux ganglions affectés par des dépôts tumoraux ont été excisés. Un était atteint d’une macrométastase (dépôt tumoral dans le ganglion de plus de 2mm) et l’autre atteint d’une micrométastase (0.2 à 2 mm de dépôt tumoral). Dre Lemieux estime qu’il est probable que l’atteinte ganglionnaire aurait été présente, étant donné la présence d’une macrométastase en septembre 2014 et au minimum une micrométastase en février 2014. Dre Lemieux estime que le cancer T2N1micM0 est tout de même un stade IIB anatomique[81].

(ii) Le pronostic aurait été similaire, malgré un délai de diagnostic

[259]       Dre Lemieux reprend son analyse exposée ci-dessus, dans son analyse du pronostic. Elle réitère que le stade du cancer de madame Tessier n’aurait pas changé même si le diagnostic avait été posé en février 2014 et que le pronostic avait été similaire. Elle est de l’opinion que le taux de survie probable sans récidive aurait été le même.

[260]       En se basant sur la classification du cancer de madame Tessier qui est à un stade IIB, Dre Lemieux affirme que sa survie à 5 ans était de 96,9%. Sa survie aurait été de 99,4% si son cancer avait été un stade IIA. Dre Lemieux affirme qu’il était probable que madame Tessier vive 5 ans sans risque de récidive, et ce, même si elle avait été diagnostiquée en février 2014, et qu’elle n’avait pas eu d’atteinte ganglionnaire. Dr Charland souligne que madame Tessier n'a pas développé de récidive depuis 2014.

[261]       Peu importe que son cancer soit un stade IIA ou stade IIB, Dre Lemieux affirme qu’il est probable que madame Tessier n’ait pas de métastase pendant les 10 ans et 20 ans.

[262]       Selon sa lecture des études, Dre Lemieux estime que madame Tessier a 89% de chances de ne pas avoir de récidive de son cancer à 10 ans et 74% de chances de ne pas avoir de récidive à 20 ans, et ce, avec un cancer de stade IIB.  Si Mme Tessier avait un cancer de stade IIA, elle aurait eu 93% de chances de ne pas avoir de récidive à 10 ans et 81% de chances de ne pas avoir de récidive à 20 ans, selon Dre Lemieux.

[263]       Le Tribunal accepte l'opinion exprimée par Dre Lemieux qui reflète les preuves produites et les preuves d'expertise fournies pour aider le Tribunal. Le rapport écrit de l'Expert H-O n'a pas sérieusement contesté l'opinion de Dre Lemieux et l'a corroborée sur des points clés utilisés comme références dans son opinion. Comme indiqué précédemment, son témoignage n'a pas apporté grand-chose à son rapport et n'a en rien remis en cause le report produit ou l’opinion exprimée par Dre Lemieux.

(iii) Les traitements auraient été les mêmes, malgré un délai de diagnostic

[264]       Selon Dre Lemieux, madame Tessier aurait reçu les mêmes traitements adjuvants, et ce, même si le cancer avait été diagnostiqué en février 2014.

[265]       Tous les facteurs pronostics que madame Tessier présentait ont été évalués par les experts en hémato-oncologie pour déterminer les traitements. Son âge, le grade IIB du cancer, l’absence de comorbidités, la présence des récepteurs hormonaux positifs et l’absence de la protéine HER2. Les experts n’ont pas contesté que, même en février 2014, madame Tessier aurait eu une mastectomie totale du sein droit et un traitement de radiothérapie. Leur divergence d’opinion portait sur l’indication de la chimiothérapie et de l’hormonothérapie en février 2014.

[266]       L'opinion exprimée par Dre Lemieux a donné plus d'assurance que celle de l'Expert H-O. Elle a abordé chacun des éléments soulevés par chacun des experts.  Contrairement à l'Expert H-O, elle n'a pas ignoré de faits, n'a pas contredit son propre rapport et n'a pas prétendu s'appuyer sur des documents qui n'étaient pas dans le dossier ou qui n'ont pas pu être trouvés.

[267]       Dre Lemieux a abordé chacune des contradictions soulevées par l'Expert H-O. Le Tribunal ne reproduit pas les points soulevés par l'Expert H-O car ils sont mineurs et n'ont pas trouvé d'appui convaincant dans le témoignage ou les documents trouvés dans le dossier[82].

Le traitement de chimiothérapie

[268]       Compte tenu de lâge de madame Tessier, la tumeur de grade d’agressivité 2 et le stade IIB sont des facteurs qui recommandent la chimiothérapie adjuvante, et ce, depuis février 2014. Dre Lemieux affirme que la majorité des jeunes femmes accepte la chimiothérapie lorsqu’elle est proposée. Dans son expérience, elles l’acceptent afin de maximiser leurs chances de ne pas avoir de récidive. Cette disposition à augmenter les chances est cohérente avec la volonté de madame Tessier de subir d'autres traitements, tels que le fait de se soumettre à un évidement axillaire lorsque cette option lui a été présentée.

Le traitement d’hormonothérapie

[269]       L’Expert H-O est de l’opinion qu’un traitement d’hormonothérapie aurait été discuté avec madame Tessier alors que Dre Lemieux est catégorique sur l’indication pour que madame Tessier le reçoive, et ce, peu importe la taille de la tumeur. Dre Lemieux explique que le traitement d’hormonothérapie ralentit la progression d’un cancer parce qu’il diminue la production des hormones d’œstrogène et de progestérone ou bloque les récepteurs hormonaux. L’hormonothérapie est donc offerte et donnée dans le cas de récepteurs hormonaux positifs, puisque ceux-ci sont nourris par les hormones féminines. 

[270]       Ce bénéfice promis profiterait des éléments présents dans le cas de madame Tessier. La position de l'Expert H-O n'est pas étayée par le raisonnement en faveur d'une telle thérapie et par le profil présenté par madame Tessier.

[271]       De plus, Dre Lemieux fait référence à un article publié par l'ASCO, une association qui, selon l'Expert H-O lui-même, est la plus respectée au monde dans le domaine couvert par le sujet en question. Cet article reproduit l'opinion qu'elle a exprimée devant le Tribunal. En revanche, l'Expert H-O a profité de son témoignage pour contredire son propre rapport. Il est aussi passé d'un refus d'administrer l’hormonothérapie à une volonté d'au moins en discuter. Dans l'ensemble, le témoignage de l'Expert H-O n'a pas réussi à convaincre le Tribunal lorsqu'il a été évalué par rapport à celui de Dre Lemieux.

Conclusions sur la faute et le lien de causalité

[272]       Dr Charland n'a commis aucune faute. S'il a commis une faute, cette faute n'a causé aucun préjudice compensable par des dommages-intérêts.  Le Tribunal n'éprouve aucune difficulté à analyser les chiffres fournis et n'identifie aucun préjudice découlant d'une faute même si celle-ci est présumée exister pour les besoins de l'analyse des dommages.

[273]       Cependant, étant donné l'importance des enjeux pour les Demanderesses et Dr Charland, le Tribunal considère qu'il y a lieu de compléter son analyse de la preuve des dommages.

[274]       Le Tribunal détermine que les dommages non pécuniaires ne découlent pas des actes ou des omissions de Dr Charland. Ils découlent des perceptions individuelles des Demanderesses et sont indépendants de toute faute de la part de Dr Charland. 

[275]       D'abord, outre la perte de revenus d'emploi, les déboursés encourus sont ceux typiques des traitements que madame Tessier aurait subis en février 2014. 

[276]       La réclamation pour la perte de revenus d'emploi est divisée en deux. Une perte est survenue pendant la période où madame Tessier a suivi le traitement et la convalescence liée aux effets physiques des traitements. Le reste de la perte est une décision prise par madame Tessier d'abandonner son emploi sur la base de sa propre perception de l'environnement dans lequel elle travaillait et qu'elle attribue directement à la perception qu'elle avait d'avoir souffert inutilement.

Les dommages

[277]       Les Demanderesses réclament des dommages pécuniaires et non-pécuniaires[83].

[278]       Le Tribunal a déterminé que Dr Charland n'a commis aucune faute. Il a également déterminé que madame Tessier n'a commis aucune faute contributive. Il n'y a pas de lien de causalité entre les dommages allégués et une faute qui n'existe pas.

[279]       Madame Tessier ne peut réclamer des dommages pour le préjudice qu’elle subit du fait des traitements pour la radiothérapie et la mastectomie de son sein droit.

[280]       Les dommages comprennent les dépenses engagées pour se rendre aux différents traitements et séjours à l'hôpital et pour en revenir, ainsi que celles générées par le suivi des traitements, comme les médicaments, et celles qui sont la conséquence du suivi du traitement, comme les vêtements de compression, la massothérapie et la perte de revenus.

Dommages non-pécuniaires

[281]       Les Demanderesses reconnaissent à juste titre l'approche que les règles de droit imposent au Tribunal de suivre.

[172] L’annonce d’un cancer n’est certes pas facile à entendre ni à assimiler, tel que madame Tessier l’a expliqué au Tribunal au cours de l’audience.

[173] Par contre, la question à déterminer dans le présent dossier n’est pas à quel point il a été difficile pour madame Tessier d’apprendre qu’elle souffrait du cancer du sien, mais bien à quel point les fautes du docteur Charland ont eu et ont encore à ce jour un impact dans sa vie.

[174] Madame Tessier a été claire à ce sujet lors de son témoignage : la réalisation du fait qu’elle a été victime d’un retard de diagnostic et de traitement de son cancer du sein a été violente[84].

[282]       À plusieurs reprises dans ses soumissions sur les dommages, madame Tessier présente chacun d'eux comme étant causé par les fautes de Dr Charland. Lors de son témoignage, elle énumère une série de réponses qu'elle attribue directement « en raison des fautes de docteur Charland »[85]. Madame Tessier témoigne qu’elle :

- a eu et a encore à ce jour l’impression qu’elle est partie 10 pieds derrière la ligne de départ dans son combat contre le cancer;

- a commencé son combat contre le cancer en retard;

- a l’impression qu’elle vit sur du temps emprunté;

- s’est sentie et se sent encore à ce jour triste, fâchée, enragée, naïve et impuissante;

- a eu et encore à ce jour l’impression que quelqu’un a joué avec sa vie;

- n’avait pas le gros bout du bâton ni le contrôle sur la situation et ce, malgré qu’elle ait consulté en temps utile un médecin et que sa masse ait été investiguée;

- a subi une chirurgie (la dissection axillaire) et des traitements de chimiothérapie inutilement en ce qu’elle croit sincèrement qu’elle n’aurait pas eu à subir ces traitements n’eut été des fautes de Dr Charland puisque sa tumeur aurait été moins grosse et qu’elle n’aurait pas eu de métastase sur ses ganglions;

- aurait pu éviter de la douleur, de la peine et la peine de ses proches;

- a vécu et vit encore à ce jour une injustice d’autant plus qu’elle a fait ce qu’elle avait à faire, soit consulter un médecin suite à l’apparition de sa masse au sein droit;

- ne fait plus confiance aux autres alors qu’avant elle considérait que les autres étaient gentils et qu’ils n’étaient pas malveillants;

- sa personnalité a complétement changé. Alors qu’avant elle trouvait que la vie était belle et qu’elle vivait « dans un monde licornes », maintenant, elle n’a plus le « goût de rien faire » et a de la difficulté à passer outre le retard de diagnostic et de traitement de son cancer du sein;

- a dû réorienter sa carrière et abandonner sa profession d’infirmière auxiliaire alors qu’elle voulait exercer cette profession depuis longtemps et qu’elle était fière d’avoir réussi à obtenir son diplôme et de travailler comme infirmière auxiliaire;

- a songé à s’ôter la vie; et,

- est démolie et perdue.

pense sans cesse au retard de diagnostic et de traitement de son cancer du sein et à ce qui aurait été différent pour elle et sa famille si le cancer avait été détecté par Dr Charland[86].

[283]       Dr Charland s'oppose au témoignage de madame Tessier en affirmant qu'elle ne s'était pas exprimée avec autant de variété et de profondeur avant l'audience, y compris lors de son interrogatoire hors cour. Le Tribunal rejette l'objection de Dr Charland.

[284]       D'abord, le témoignage lors de l'interrogatoire hors cour n'est pas le moment où l'on s'attend à ce qu'une partie fasse toute sa preuve. La partie interrogée est tenue de répondre aux questions et n'a pas à offrir ou à ajouter de nouveaux éléments non sollicités par une question. Hormis une attention particulière si la partie anticipe une demande en rejet en vertu de l'article 51 C.p.c., une partie peut choisir de limiter son témoignage à répondre uniquement aux questions posées. Cette même partie peut se voir poser une question spécifique et, après avoir répondu, se voir demander si le témoignage qu'elle vient de donner épuise la réponse. Dans ce cas, la tentative ultérieure de la partie d'ajouter d'autres réponses lors du procès peut être accueillie avec scepticisme et peut affecter la crédibilité de la partie et la valeur probante des ajouts. Chaque cas est soumis à ses propres faits.

[285]       Deuxièmement, au cours de l'évolution d'un dossier, une partie peut développer une meilleure compréhension de sa réponse à des événements en litige et mieux articuler des sujets aussi difficiles que la façon dont une personne vit avec son cancer et ce qui lui passe par la tête. Contrairement à des sujets plus concrets, tels que les dépenses d'essence et les reçus de stationnement, le sujet de ses réponses ne se prête pas à une expression facile ou concise. Le Tribunal reconnaît que madame Tessier a éprouvé chacune des pensées et les sentiments susmentionnés. Le Tribunal doit toutefois déterminer s’ils résultent des actes ou des omissions du Dr Charland ou de la perception qu'a madame Tessier de son combat contre le cancer.  

[286]       Troisièmement, Dr Charland n'est pas pris par surprise par le témoignage de madame Tessier. La nature du préjudice pour lequel madame Tessier a témoigné a été révélée à Dr Charland dans la procédure écrite et d'une manière générale lors de l'interrogatoire. Le Tribunal se méfie de l'introduction de nouveaux préjudices par une partie. Cependant, le Tribunal est également réceptif à ce qu'une partie explique mieux un préjudice complexe, déjà divulgué mais seulement de manière plus sommaire. Cela est particulièrement vrai lorsque, comme en l'espèce, le préjudice allégué comporte des composantes psychologiques ou émotionnelles qui peuvent se développer au fil du temps.

[287]       Elle affirme avoir subi de nombreux effets secondaires et conséquences des thérapies qu’elle a subies inutilement. Elle affirme qu’elle « a fini par faire une dépression majeure, en raison des événements en litige »[87].

[288]       Elle adopte des comportements nouveaux mais négatifs et précise « qu’elle n’avait pas ces comportements avant les événements en litige et ce, dans le but d’enterrer la douleur causée par le retard de diagnostic et de traitements de son cancer du sein ».

[289]       Elle distingue sa vie et les activités dans lesquelles elle s'engage en traçant une ligne de démarcation entre « avant les événements en litige » et « en raison des événements en litige »[88].

[290]       Madame Tessier affirme qu’elle a dû démissionner de son poste d’infirmière auxiliaire « en raison des fautes de docteur Charland »[89]. Elle affirme avoir vu « des histoires d’horreur » et « d’erreurs médicales, dans les dossiers de ses patients » et que les erreurs lui rappelaient constamment les événements en litige[90].

[291]       Madame Tessier affirme qu’elle n’était pas capable de gérer ses patients puisque cela lui faisait revivre trop d’émotions et son travail parmi ses patients la ramenait constamment au retard de diagnostic et de traitement de son cancer du sein[91].

[292]       Sur la base des précédents[92], et avec l’effet de l’indexation, madame Tessier réclame la somme de 150 000,00$ pour la réparation de ses préjudices non-pécuniaires.

Dommages pécuniaires

[293]       Madame Tessier formule une réclamation de 11 793,15$ pour compenser les déboursés qu’elle a encourus lors de ses divers rendez-vous pour ses traitements[93]. Il s'agit notamment de :

- les frais d'essence et de stationnement encourus pour l'utilisation de son véhicule afin de se rendre aux différents lieux de traitement et les consultations pour la massothérapie;

- le matériel requis pour les séances de massothérapie

-  les vêtements compressifs pour son lymphœdème, incluant l’achat annuel d’un manchon de jour et chaque trois ans d’un manchon de nuit; et,

- les frais des médicaments en lien avec la chimiothérapie et ses effets ainsi que la santé mentale.  

[294]       Pour compenser les déboursés encourus, madame Tessier soumet des réclamations subsidiaires pour des montants moindres dans le cas où le Tribunal conclut à :

- la présence d’une faute, à un lien de causalité avec l’évidement axillaire, mais à l’absence de causalité avec les traitements de chimiothérapie (7 871,32$); et,

- la présence d’une faute, à un lien de causalité avec les traitements de chimiothérapie, mais à l’absence de causalité avec l’évidement axillaire (4 426.89$).

[295]       Madame Tessier réclame 85 079.46$ pour compenser sa perte de revenus. Elle affirme qu’elle a été placée en arrêt de travail à deux reprises. La première entre le 10 octobre 2014 au 17 avril 2016 pendant laquelle elle a suivi des traitements pour son cancer et la deuxième entre le 6 janvier au 30 juin 2017 en raison d’une dépression[94]. En formulant sa réclamation, madame Tessier reconnait quelle aurait tout de même été placée en arrêt de travail pendant une certaine période en raison de son cancer du sein, et ce, n’eut été les événements en litige. Cependant, elle affirme que les fautes de Dr Charland ont causé un retard de diagnostic et de traitements du cancer du sein et que le retard a eu deux effets. Le retard a (i) prolongé le premier arrêt de travail en raison des traitements de chimiothérapie, de l’évidement axillaire et (ii) entrainé le second arrêt de travail.

[296]       Pour compenser sa perte de revenus, madame Tessier formule des réclamations subsidiaires pour des montants moindres dans le cas où le Tribunal conclut à :

- la présence d’une faute, à un lien de causalité avec l’évidement axillaire, mais à l’absence de causalité avec les traitements de chimiothérapie (55 470,46$); et,

- la présence d’une faute, à un lien de causalité avec les traitements de chimiothérapie, mais à l’absence de causalité avec l’évidement axillaire (82 874,01$).

[297]       Elle a éprouvé des difficultés à travailler dans un environnement de santé alors qu'elle affirmait avoir perdu confiance au système.  Dr Charland a fait une distinction entre les départements dans lesquels elle a travaillé pour réfuter ces prétentions. Le Tribunal rejette les distinctions qu'il a faites. La réponse de madame Tessier s'applique à chacun des départements mais, comme déterminé, elle est occasionnée par sa propre perception. Cette perception peut être sincère, mais elle n'est pas justifiée par les faits. Bien qu'elle puisse éprouver des sentiments et une perte de confiance dans le système de santé, ceux-ci sont dus à sa propre perception et non aux actes ou aux omissions de Dr Charland.

Subrogation

[298]       Madame Tessier a abordé la question de la subrogation soulevée par Dr Charland en ce qui concerne sa perte de salaire et de médicaments. Le Tribunal a rejeté les demandes de madame Tessier. Compte tenu des autres déterminations, le Tribunal n'a pas à se prononcer sur la possibilité pour Dr Charland d'invoquer l'effet de la subrogation pour réduire les montants accordés. La question de la subrogation et l’application de l’article 1698 du Code civil du Québec[95]  C.c.Q. »), que ce soit par son employeur de l'époque ou par son assureur pour les médicaments, sont sans objets.

Reserve de droit

[299]       Les Demanderesses demandent une ordonnance réservant à chacune le droit de demander des dommages additionnels en réparation du préjudice corporel dans les trois ans du jugement à intervenir sur leurs réclamations. Pour que le Tribunal l’accorde, la conclusion pour la réserve elle-même doit être valide, et ce, pour chacune des Demanderesses.

[300]       La Cour d’appel rappelle qu'une conclusion de réserve de droit est inutile[96], sauf si celle-ci est prévue par une disposition de la loi. L’article 1615 C.c.Q. constitue une telle disposition, mais elle ne s'applique pas aux préjudices non corporels. L’article 1615 C.c.Q. stipule que quand le Tribunal accorde des dommages en réparation d’un préjudice corporel, il peut réserver au créancier le droit de demander des dommages-intérêts additionnels. Il peut faire cette réserve lorsqu’il n’est pas possible de déterminer avec une précision suffisante l’évolution de sa condition physique au moment du jugement. La réserve est limitée à une période de trois ans.

[301]       Pour que l’article 1615 C.c.Q. s'applique et que chacune obtienne une telle réserve, chacune doit établir deux conditions. Tout d'abord, chacune doit avoir formulé une demande formelle d'indemnisation du préjudice corporel. La conclusion doit également faire l'objet d'allégations pertinentes et d'une administration de la preuve avant le prononcé de l'arrêt. Deuxièmement, chacune doit avoir obtenu gain de cause. Le succès implique de bénéficier d'une détermination dans le jugement qu'elle a subi un préjudice corporel ayant un lien de causalité avec une faute commise par le médecin.

[302]       Aucune des Demanderesses ne remplit la deuxième condition. Le Tribunal n'a pas conclu à la faute du Dr Charland ni à l'existence d'une causalité entre ses actes et omissions et les impacts qu'elles ont subis. L'article 1615 C.c.Q. ne trouve pas application[97] et aucune des Demanderesses ne peut bénéficier de la réserve en vertu de l’article 1615 C.c.Q.

Frais

[303]       L’article 340 C.p.c. prévoit la règle générale que les dépens soient supportés par la partie qui succombe. Les exceptions prévues à l’article 341 C.p.c. ne trouvent pas à s'appliquer sur la base des faits, y compris la conduite de la procédure par l'une ou l'autre des parties. Le Tribunal ne voit ici aucune raison de déroger à cette règle.[98]

Conclusions

[304]       Tel qu'exposé ci-dessus, le Tribunal détermine que Dr Charland n'a commis aucune faute et que les préjudices subis par les Demanderesses ne lui sont pas attribuables et ne sont pas indemnisables en droit. Les préjudices subis par les Demanderesses sont ceux imposés par le cancer et non ceux causés par les actes ou omissions de Dr Charland. Les convictions des Demanderesses ne sont pas supportées par la preuve ou par toute personne informée et bien informée des faits et du traitement du cancer. Pour les motifs exposés, le Tribunal rejette les demandes de chacune des Demanderesses, y compris les réserves de droit, avec frais de justice, y compris les frais d'experts réclamés.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

REJETTE la Demande introductive d’instance modifiée de Marie-Claude Tessier contre Pierre Charland;

REJETTE la Demande introductive d’instance modifiée de Catherine Guimond contre Pierre Charland;

REJETTE la Demande introductive d’instance modifiée d’Émilie Guimond contre Pierre Charland;

LE TOUT avec frais de justice et les frais d’expertise, payable solidairement par Marie-Claude Tessier, Catherine Guimond et Émilie Guimond à Pierre Charland.

 

 

_______________________________     L’Honorable daniel urbas, j.c.s.

 

Me Karine Tremblay

Me Marie Malavaud

Menard, Martin avocats

Avocates de Marie-Claude Tessier,

Catherine Guimond et Émilie Guimond

 

Me Emmanuelle Poupart

Me Laurence Angers-Routhier

McCarthy trault sencrl, srl

Avocates de Pierre Charland

 


[1]   Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, 1992 CanLII 119 (CSC), [1992] 1 RCS 351 Lapointe »), p. 380.

[2]  Lacasse c. Lefrançois, 2004 CanLII 18749 (QC CS) Lacasse »), par. 131, appel rejeté, Lacasse c. Lefrançois, 2007 QCCA 1015.

[3]  P-25, p. 3.

[4]  P-6, p. 5; P-9, p. 2.

[5]  P-11, p. 1.

[6]  P-12, p. 24 à 27.

[7]  P-17, p. 8.

[8]  Plan de plaidoirie des demanderesses, par. 7.

[9]  Id., par. 62.

[10]  Id., par. 64.

[11]  Id., par. 65.

[12]  Id., par. 66.

[13]  Requête introductive d’instance, par. 36.

[14]  M.G. c. Pinsonneault, 2017 QCCA 607 M.G. c. Pinsonneault »), par. 149.

[15]  Article 2803 du Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991 (« C.c.Q. »); article 2804 C.c.Q.; Suzanne Philips-Nootens et Robert P. Kouri, Éléments de responsabilité civile médicale - Le droit dans le quotidien de la médecine, 5e édition, Les éditions Yvon Blais, 2021, EYB2021RCM10 Philips-Nootens et Kouri »), no. 68; Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La Responsabilité civile, 9e éd., vol. 2, « Responsabilité professionnelle », Les éditions Yvon Blais, 2020, EYB2020RES146 Baudouin, Deslauriers et Moore »), no. 2-111.

[16]  Martel c. Hôtel-Dieu St-Vallier / Vigneault v. Martel, 1969 CanLII 3 (CSC), [1969] RCS 745, p. 748.

[17]  Id.

[18]  Article 2849 C.c.Q.

[19]  Daunais c. Farrugia, 1985 CanLII 3001 (QC CA) (« Daunais »), par. 6.

[20]  Delli Quadri c. Antonacci, 2018 QCCA 1466, par. 20.

[21]  Daunais, par. 6.

[22]  Constructions 1941 inc. c. Construction TJL inc., 2021 QCCA 1652, par. 17.

[23]  Ares c. Venner, 1970 CanLII 5 (CSC), [1970] RCS 608, p. 626.

[24]  Bérubé c. Hôpital Hôtel-Dieu de Lévis, 2003 CanLII 55071 (QC CA) Bérubé »), par. 24.

[25]  Forest c. Podtetenev, 2016 QCCS 2679, par. 79.

[26]  Baudouin, Deslauriers et Moore, no. 2-112.

[27]  St-Jean c. Mercier, 2002 CSC 15 (CanLII), [2002] 1 RCS 491 St-Jean »), par. 53; Gendron c. Leduc, 1989 CanLII 502 (QC CA) Gendron »), p. 30; M.G. c. Pinsonneault, par. 149.

[28]  St-Jean, par. 53.

[29]  Lapointe, p. 363.

[30]  Gendron, p. 30.

[31]  Gendron, p. 30; Bouchard c. Létourneau, 2020 QCCA 1373 Bouchard »), par. 33; Baudouin, Deslauriers et Moore, no. 2-34.

[32]  Bouchard, par. 33.

[33]  P.L. c. Benchetrit, 2010 QCCA 1505 P.L. c. Benchetrit »), par. 44; Bouchard, par. 33.

[34]  St-Jean, par. 56.

[35]  Lapointe, p. 363.

[36]  Nencioni c. Mailloux et autres, 1984 CanLII 2739 (QC CS), par. 17, citée avec approbation dans Lapointe, p. 363.

[37]  Baudouin, Deslauriers et Moore, nos 1-163 à 1-165.

[38]  Bérubé, par. 19; Ferland c. Ghosn, 2008 QCCA 797 Ferland »), par. 40; P.L. c. Benchetrit, par. 44; Bouchard, par. 33.

[39]  Philips-Nootens et Kouri, no. 62.

[40]  Ferland, par. 43.

[41]  Leduc c. Soccio, 2007 QCCA 209, par. 81, demande d’autorisation d’appel rejetée, Louis Soccio c. Maurice Leduc, 2007 CanLII 37194 (CSC); Ferland, par. 43.

[42]  Philips-Nootens et Kouri, nos 69 et 70.

[43]  Article 22 du Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01  C.p.c. »); article 231 C.p.c.

[44]  Baudouin, Deslauriers et Moore, no. 2-112.

[45]  P-26.

[46]  P-1, p. 5.

[47]  Articles 2837 et 2839 C.c.Q.; articles 5 à 7 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l'information, RLRQ c C-1.1; Benisty c. Kloda, 2018 QCCA 608, par. 91 à 95, 99 à 100 et 110.

[48]  P-39, p. 105.

[49]  RLRQ c C-25.01.

[50]  P-1, p. 5.

[51]  P-40.

[52]  DC-02.

[53]  P-38.

[54]  DC-05.

[55]  Article 1478 C.c.Q.; Vincent Karim, Les obligations, vol. 1, 5e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2020, no. 4001.

[56]  Fisch c. St-Cyr, 2005 QCCA 688 Fisch »), par. 94, demande d’autorisation d’appel accordée, et désistement de l’appel par la suite, Lyne St-Cyr et al. c. Laurier Bouchard et al., 2006 CanLII 4736 (CSC) 2006 CanLII 4736.

[57]  Fisch; Dubuc c. Gagnon, 2004 CanLII 13470 (QC CS) Dubuc »); Topliceanu c. Bojanowski, 2018 QCCS 658 Topliceanu »).

[58]  Topliceanu, par. 22 à 23.

[59]  Dubuc, par. 57 et 78.

[60]  Fisch, par. 88.

[61]  Baudouin, Deslauriers et Moore, no. 1-708.

[62]  DC-06, p. 50.

[63]  DC-06, p. 44 à 45 et 51.

[64]  DC-06, p. 53.

[65]  Article 1607 C.c.Q.

[66]  Baudouin, Deslauriers et Moore, no. 1-683.

[67]  Laferrière c. Lawson, 1991 CanLII 87 (CSC), [1991] 1 RCS 541 Laferrière »), par. 161.

[68]  Laferrière, p. 609.

[69]  Lévesque c. Hudon, 2013 QCCA 920, par. 97, demande d’autorisation d’appel rejetée, Ghislain Hudon et al. c. Jean-Marie Lévesque, 2014 CanLII 343 (CSC).

[70]  Laferrière, par. 42, 161 et 166; Massinon c. Ghys, 1996 CanLII 4686 (QC CS) Massinon »), par. 142 à 143, 153, 228 et 233.

[71]  DC-06, par. 114 et 119.

[72]  2005 QCCA 688, demande d’autorisation d’appel accordée, et désistement de l’appel par la suite, Lyne St-Cyr et al. c. Laurier Bouchard et al., 2006 CanLII 4736 (CSC) 2006 CanLII 4736.

[73]  Fisch, par. 126 et 132.

[74]  Lauzon c. Ranger, 2002 CanLII 23858 (QC CS), par. 81.

[75]  Fisch, par. 126; Massinon, par. 231 et 234.

[76]  Massinon, par. 139.

[77]  Philips-Nootens et Kouri, no. 69.

[78]  2842-1733 Québec inc. c. Allstate du Canada, compagnie d'assurance, 1998 CanLII 9739 (QC CS), par. 26 à 27; Cloutier-Cabana c. Rousseau, 2008 QCCS 3513, par. 44 et 47; Intact, compagnie d'assurances c. Montréal (Ville de), 2016 QCCS 4497, par. 5 et 55 à 57.

[79]  DC-04C, AJCC Cancer Staging Manual, 8é éd. American Joint Committee on Cancer (« AJCC »).

[80]  P-02, p. 12.

[81]  DC-04, p. 360.

[82]  Voir par. 172 à 173, Plan de plaidoirie de Dr Charland.

[83]  Fisch, par. 132.

[85]  Par. 175, Plan de plaidoirie des Demanderesses.

[86]  Par. 175, Plan de plaidoirie des Demanderesses.

[87]  Par. 182, Plan de plaidoirie des Demanderesses.

[88]  Par. 185, Plan de plaidoirie des Demanderesses.

[89]  Par. 180, Plan de plaidoirie des Demanderesses.

[90]  Id.

[91]  Id.

[92]  Laferrière, par. 165 à 167 et 169; Fisch, par. 129 à 130; Massinon, par. 130 à 131, 139 à 154, 192, 227 à 228 et 231 à 236; Émond c. Benhaim, 2011 QCCS 4755, par. 163 à 169, appel accueilli St-Germain c. Benhaim, 2014 QCCA 2207, appel accueilli, Benhaim c. StGermain, 2016 CSC 48 (CanLII), [2016] 2 RCS 352.

[93]  P-23; P-36.

[94]  P-31.

[95]  RLRQ c CCQ-1991.

[96]  Goguen c. Hydro-Québec, [1999] R.D.I. 183, 186 (C.A.); Droit de la famille - 09559, 2009 QCCA 529 Droit de la famille – 09559 »), par. 11; Montréal (Ville de) c. Bergeron, 2012 QCCA 2035, par. 15.

[97]  Fisch, par. 74.

[98]  Lacasse, par. 130 à 132.

AVIS :
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