Martin-Desgagné c. 9444-0831 Québec inc. | 2025 QCTDP 18 | |
TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE | |
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CANADA | |
PROVINCE DE QUÉBEC | |
DISTRICT DE | QUÉBEC | |
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N° : | 200-53-000118-245 | |
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DATE : | 17 juillet 2025 | |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | SOPHIE LAPIERRE |
AVEC L’ASSISTANCE DES ASSESSEURES : | Me Monique Rousseau Me Marie-Josée Paiement | |
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CYNTHIA MARTIN-DESGAGNÉ | |
Partie demanderesse | |
c. | |
9444-0831 QUÉBEC INC. | |
et | |
ALLISON TURCOTTE-CLOUTIER | |
Parties défenderesses | |
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JUGEMENT
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- Cynthia Martin-Desgagné souffre de problèmes de santé de nature psychologique et physique qui l’affectent dans son quotidien. Elle possède un chien d’assistance pour pallier les difficultés résultant de ses problèmes de santé, suivant la recommandation de son psychiatre.
- 9444-0831 Québec inc. est propriétaire de plusieurs immeubles locatifs résidentiels. Allison Turcotte-Cloutier est la vice-présidente de l’entreprise et sa gestionnaire en charge des locations.
- Mme Martin-Desgagné reproche à Mme Turcotte-Cloutier d’avoir illégalement refusé de lui louer un logement parce que son chien d’assistance pèse 50 livres alors que seuls les chiens d’au plus 20 livres sont acceptés dans l’immeuble.
- Mme Martin-Desgagné porte plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). À l’issue de son enquête, la CDPDJ estime que Mme Martin-Desgagné aurait été victime d’un refus de location discriminatoire, fondé sur son handicap ou l’utilisation d’un moyen de pallier ce handicap, et que la preuve est suffisante pour soumettre le dossier au Tribunal. La CDPDJ use toutefois de sa discrétion et choisit de ne pas intenter de recours en faveur de Mme Martin-Desgagné[1].
- Substituée de plein droit à la CDPDJ, Mme Martin-Desgagné intente le présent recours par lequel elle réclame solidairement aux défenderesses 250 $ pour préjudice matériel, 6 000 $ pour préjudice moral, et 1 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs de la part de chacune des défenderesses.
- Mme Turcotte-Cloutier conteste la réclamation. Elle soutient qu’elle était en droit de refuser le chien de Mme Martin-Desgagné pour des raisons de sécurité. Elle allègue qu’un incident récent impliquant un chien d’assistance de 30 livres qui a mordu une locataire, justifie ses craintes. Depuis cet incident, les autres locataires de l’immeuble menacent de quitter leur logement si Mme Turcotte-Cloutier accepte à nouveau des chiens.
I. Questions en litige
- Pour trancher le litige, le Tribunal doit répondre aux questions suivantes :
- Mme Martin-Desgagné a-t-elle été victime de discrimination parce que Mme Turcotte-Cloutier a refusé de lui louer le logement en raison du poids de son chien d’assistance?
- Si oui, Mme Turcotte-Cloutier était-elle justifiée de refuser le chien d’assistance en raison de son poids?
- Si non, Mme Martin-Desgagné a-t-elle droit aux sommes qu’elle réclame ?
II. Droit applicable
- Il importe d’exposer le cadre d’analyse juridique en matière de discrimination, ainsi que les règles du fardeau de la preuve.
a) La discrimination
- La Charte énonce que « tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi », dont la protection contre la discrimination fondée sur certains motifs interdits, particulièrement le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier un handicap[2].
- Qu’est-ce que la discrimination ? La discrimination se décrit comme une distinction, intentionnelle ou non, fondée sur les caractéristiques personnelles d’une personne, qui a pour effet de lui imposer un fardeau, une obligation ou un désavantage, que les autres personnes n’ont pas, ou d’empêcher ou restreindre son accès à des possibilités, bénéfices et avantages offerts aux autres membres de la société[3].
- La Charte prévoit spécifiquement que nul ne peut, par discrimination, refuser de conclure un acte juridique pour un bien ordinairement offert au public[4], tel un bail de logement.
- De surcroît, le bail d’un logement est un acte juridique d’une nature spéciale parce qu’il vise à combler un besoin primaire fondamental, celui de se loger[5].
- Dans les affaires Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Pheneus et autre) c. Fornella[6], puis Taoussi c. Taranovskaya Tsarevsky[7], le Tribunal déplore que malgré les dispositions claires de la Charte, plusieurs personnes se heurtent encore à des difficultés en raison de la discrimination dont elles sont l’objet lorsqu’elles tentent de louer un logement.
- Dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (D.R. et autres) c. Ducharme[8], le Tribunal écrit que « …la présence d’un chien d’assistance est considérée comme étant une continuité de la personne handicapée dont elle est indissociable afin de préserver son droit à l’égalité ».
- Pour qu’il y ait discrimination interdite, il suffit que le handicap ou l’utilisation d’un moyen de pallier le handicap ait été un facteur ayant motivé le refus de conclure le bail du logement, sans qu’il soit nécessaire que ce soit l’unique raison ou la raison principale du refus[9].
- Finalement, l’intention de discriminer n’est pas un élément constitutif de discrimination. Une personne de bonne foi, bien intentionnée, peut malgré tout poser un geste discriminatoire[10].
- Le fardeau de la preuve de la discrimination repose sur Mme Martin-Desgagné. Afin de remplir son fardeau, elle doit démontrer, par une preuve prépondérante, les trois éléments constitutifs de la discrimination dite à première vue :
- une distinction, exclusion ou préférence;
- fondée sur l’un des motifs de discrimination interdits par l’article 10 de la Charte, ici le handicap et le moyen de pallier un handicap;
- ayant pour effet de détruire ou compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance ou l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne, en l’occurrence celui de conclure un acte juridique pour un bien ordinairement offert au public[11].
b) La justification
- Dans l’éventualité où Mme Martin-Desgagné réussit à prouver la discrimination à première vue, il revient ensuite à Mme Turcotte-Cloutier d’établir, elle aussi par une preuve prépondérante, l’application d’une exception prévue par la loi ou une justification reconnue par la jurisprudence[12]. Ce fardeau est lourd[13].
- C’est la défense de justification qu’invoque Mme Turcotte-Cloutier.
- Une mesure discriminatoire à première vue peut se justifier, malgré qu’elle soit préjudiciable. Elle sera justifiée s’il est établi que :
- la mesure ou la norme est liée de façon rationnelle à la poursuite d’objectifs légitimes; et
- elle est raisonnablement nécessaire à l’atteinte de ces objectifs parce qu’il est impossible d’accommoder la personne sans subir une contrainte excessive[14].
- Ce deuxième élément intègre une obligation d’accommodement raisonnable en faveur d’une personne faisant partie ou étant associée à un groupe vulnérable protégé par la Charte, nommément une personne en situation de handicap dans la présente affaire.
- C’est par cette obligation d’accommodement que le droit à l’égalité dans l’exercice de ses droits par une personne en situation de handicap prend son sens et peut, espère-t-on, faire en sorte que les obstacles s’écartent afin qu’elle puisse jouir des mêmes avantages que les autres personnes[15].
- Passons maintenant à l’analyse de la preuve offerte par les parties, en tenant compte de ce cadre d’analyse juridique.
III. analyse
A. Mme Martin-Desgagné a-t-elle été victime de discrimination parce que Mme Turcotte-Cloutier a refusé de lui louer le logement en raison du poids de son chien d’assistance?
- Mme Martin-Desgagné souffre de dépression majeure avec éléments anxieux, dont de l’hypervigilance, des cauchemars et des symptômes de stress post-traumatique, en plus d’un trouble déficitaire de l’attention.
- Son psychiatre recommande qu’elle bénéficie d’un chien d’assistance dans le but de l’aider à diminuer son isolement et à améliorer sa gestion des symptômes anxieux qu’elle éprouve.
- Mme Martin-Desgagné s’adresse à l’organisme Les Chiens d’Anakim (Anakim) qui lui procure un chien d’assistance. Cette entreprise se spécialise dans l’éducation des chiens d’assistance en santé mentale et trouble du spectre de l’autisme.
- En septembre 2022, peu de temps avant les évènements en litige, Anakim émet une lettre par laquelle l’organisme atteste avoir évalué Raziel, le chien d’assistance de Mme Martin-Desgagné. Anakim précise que le chien est toujours en formation mais que l’évaluation a démontré que Raziel est apte à fonctionner en public de la même façon que les chiens d’assistance certifiés et qu’il accompagne déjà Mme Martin-Desgagné dans les endroits publics.
- Selon sa fiche d’identification, Raziel est un chien de race American Staffordshire Terrier qui pèse 50 livres. Il possède un harnais qui contient la documentation informative sur son statut ainsi que les autres informations utiles en cas d’urgence.
- Le 1er octobre 2022, Mme Martin-Desgagné repère une annonce sur Internet concernant un logement offert en location par Mme Turcotte-Cloutier. La description et les conditions inscrites à l’annonce intéressent Mme Martin-Desgagné, dont le fait que les chats sont acceptés ainsi que les petits chiens, sous certaines conditions.
- Mme Martin-Desgagné écrit à Mme Turcotte-Cloutier et demande si cette dernière est disponible pour une visite le lendemain. Mme Turcotte-Cloutier est disponible mais veut d’abord obtenir les réponses à quelques questions, dont celle de savoir si Mme Martin-Desgagné possède des animaux.
- Mme Martin-Desgagné répond qu’elle a un chien d’assistance pour pallier un handicap, répond aux autres questions, et demande si elle peut toujours visiter le logement.
- Le lendemain, Mme Turcotte-Cloutier demande si le chien pèse plus de 20 livres. Mme Martin-Desgagné l’informe qu’il pèse 50 livres.
- Le jour suivant, Mme Turcotte-Cloutier explique :
Pour avoir déjà demandé auparavant à mon avocat car la loi était vague, pour faire partie de cette exception, il faut un document (preuve médicale) solide et clair du médecin et les handicaps applicables qu’il m’a mentionné sont l’autisme, la surdité, les non-voyants et handicaps physiques (fauteuil roulant exemple).
(Reproduction du texte original)
- Mme Martin-Desgagné demande s’il est possible de déroger à cette règle parce qu’il s’agit d’un chien d’assistance qui, en principe, ne peut être refusé parce qu’il constitue un moyen de pallier un handicap. Elle offre de fournir les coordonnées d’Anakim qui peut l’informer davantage sur son chien.
- Mme Turcotte-Cloutier répond :
… nous avons accepter récemment pour la première fois un chien de plus de 30 lbs qui est en fait un chien d’assistance reconnu comme vous et il est à sa 2e personne mordues en 1 mois dont 1 hier qui a dû se rendre à l’hôpital. Vous comprendrez que nous sommes assez échaudés car maintenant nous devons gérer des plaintes innombrables, les locataires sont terrifiés et ne veulent plus rien savoir qu’on fasse entrer des chiens. Plusieurs ont été clairs que si nous acceptons un autre chien ils quittent….
(Reproduction du texte original)
- Mme Martin-Desgagné réplique que l’assistance d’un chien est une mesure prescrite par son psychiatre. Elle invite Mme Turcotte-Cloutier à revérifier avec ses avocats puisque lorsque les chiens sont acceptés par un organisme reconnu, les refuser constitue de la discrimination interdite. Elle souhaite discuter de vive voix avec Mme Turcotte-Cloutier.
- Mais elle se bute à un refus.
- Puis, pour la première fois dans l’échange qui se déroule sur quelques jours, Mme Turcotte-Cloutier explique que le logement convoité par Mme Martin-Desgagné pourrait faire exception pour les chiens puisqu’il est situé au demi-sous-sol de l’immeuble, mais que le logement serait actuellement en processus de location à une autre personne.
- L’échange se poursuit brièvement. Mme Turcotte-Cloutier maintient son refus.
***
- Mme Martin-Desgagné estime avoir été victime d’une double discrimination. D’abord, par le fait que Mme Turcotte-Cloutier ne reconnaît pas son handicap pour lequel un chien d’assistance peut être requis, puis par le fait que son chien d’assistance serait trop gros et non sécuritaire pour les autres.
- De son côté, Mme Turcotte-Cloutier témoigne qu’elle distingue les chiens d’assistance des chiens de soutien émotionnel. Pour elle, la distinction est importante puisqu’elle prétend que n’importe qui peut se prétendre anxieux et avoir besoin de la présence d’un chien.
- Elle ajoute qu’elle a agi comme bénévole pour la Fondation Mira et qu’elle sait qu’il n’y a que certaines races de chiens qui peuvent être des chiens d’assistance Mira. Elle prétend que l’American Staffordshire Terrier est une race de chien proche du pitbull et que ces chiens ne sont généralement pas acceptés comme chiens d’assistance.
***
- À la lumière de cette preuve, Mme Martin-Desgagné a-t-elle rempli son fardeau de prouver la discrimination à première vue? Le Tribunal estime que oui.
- Quant au premier critère, l’existence d’une distinction, d’une exclusion ou d’une préférence est démontrée par le refus de Mme Turcotte-Cloutier de conclure un bail avec Mme Martin-Desgagné, lui ayant préféré une autre personne.
- Quant au deuxième critère, la preuve démontre que ce refus est fondé sur l’un des motifs de discrimination interdits par la Charte, soit le handicap et le moyen de pallier un handicap.
- La preuve médicale non contredite établit que Mme Martin-Desgagné souffre de divers problèmes de santé psychologiques et physiques qui ont un impact sur son fonctionnement quotidien, ce qui correspond sans contredit à un handicap au sens de la protection offerte par la Charte[16].
- Cette même preuve non contredite établit que le chien d’assistance est recommandé par le psychiatre traitant de Mme Martin-Desgagné afin de diminuer les symptômes dus à sa condition. Il s’agit d’un moyen de pallier son handicap.
- Les échanges par messages textes entre les parties sont limpides : Mme Turcotte-Cloutier refuse de louer l’appartement parce que Mme Martin-Desgagné est accompagnée d’un chien d’assistance de 50 livres. Mme Turcotte-Cloutier le reconnait à l’audience, même si elle ajoute d’autres considérations à son refus, dont nous traiterons plus loin dans l’analyse.
- Comme déjà exposé, il suffit que le motif de discrimination interdit ait été un facteur ayant motivé le refus de conclure un acte juridique pour remplir le deuxième critère de la discrimination à première vue.
- Quant au troisième critère, il exige la preuve que le refus a eu comme effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans l’exercice du droit de conclure un acte juridique. Mme Martin-Desgagné y satisfait également.
- En écartant Mme Martin-Desgagné du processus de location en raison de son chien d’assistance, Mme Turcotte-Cloutier refuse de conclure un acte juridique pour un motif de discrimination interdit par la Charte.
B. Mme Turcotte-Cloutier était-elle justifiée de refuser le chien d’assistance en raison de son poids?
- Mme Turcotte-Cloutier oppose diverses raisons pour justifier son refus d’accepter le chien d’assistance de Mme Martin-Desgagné. Avec respect, le Tribunal estime que toutes doivent être écartées.
- Mme Turcotte-Cloutier avance que les chiens de 20 livres et moins sont acceptés dans l’immeuble, et que ceux qui pèsent jusqu’à 30 livres peuvent être acceptés « si les références sont exceptionnelles et que le chien est vraiment tranquille », sans égard au fait que le chien soit un chien d’assistance.
- Par la suite, Mme Turcotte-Cloutier soutient qu’elle est en droit de refuser un chien d’assistance en l’absence d’une « preuve médicale solide et claire », et que les handicaps visés sont l’autisme, la surdité, la non-voyance et les handicaps physiques.
- Cette affirmation est erronée et contraire à la loi et à la jurisprudence, comme nous l’avons exposé.
- À l’audience, Mme Turcotte-Cloutier explique qu’elle distingue les chiens d’assistance des chiens de soutien émotionnel. Selon elle, seuls les chiens d’assistance certifiés peuvent être considérés comme un moyen de pallier un handicap qu’elle ne peut refuser.
- Cette affirmation est également erronée et contraire à la loi et à la jurisprudence.
- Elle justifie aussi son refus par le poids et la race du chien. Elle prétend qu’il s’agit d’une race de chien qui n’est généralement pas reconnue comme chien d’assistance. Elle ajoute que les chiens de race American Staffordshire Terrier possèdent de puissantes mâchoires qui causent de graves blessures en cas de morsure.
- Or, elle ne fournit aucune preuve de ce qu’elle avance. Au surplus, même si ses prétentions étaient vraies, elles seraient générales et pas nécessairement applicables à Raziel, comme le fait valoir Mme Martin-Desgagné à juste titre.
- Mme Turcotte-Cloutier insiste sur la gestion problématique des locataires « terrifiés » à la suite des morsures d’un chien d’assistance de 30 livres, peu avant les démarches entreprises par Mme Martin-Desgagné. Elle témoigne qu’elle doit constamment les calmer et les rassurer afin d’éviter que leur menace de quitter leur logement ne soit mise à exécution si elle accepte à nouveau des chiens.
- Encore une fois, outre son propre témoignage, elle n’offre aucune preuve de l’incident, de ses conséquences sur les autres locataires ni des répercussions financières potentielles qu’elle allègue. Elle n’offre pas de preuve de la dangerosité du chien Raziel. Or, la justification sera acceptée par le Tribunal si l’accommodement visé, soit l’acceptation du chien d’assistance de Mme Martin-Desgagné, correspond à une contrainte excessive pour Mme Turcotte-Cloutier.
- Une contrainte excessive est plus qu’un inconvénient ou un risque financier potentiel. Elle s’apparente à un fardeau excessif, à un risque grave ou à un coût exorbitant[17]. La justification avancée par Mme Turcotte-Cloutier est loin de constituer une contrainte excessive, même si elle était prouvée.
- Mme Turcotte-Cloutier témoigne que de toute façon, elle menait en parallèle des pourparlers avec une autre personne intéressée au logement et que le processus s’est conclu avec cette dernière, qui occupe toujours le logement à ce jour.
- Outre le fait que son témoignage n’est soutenu par aucune preuve, la jurisprudence a déjà jugé qu’un tel argument est irrecevable dans des circonstances semblables[18].
- À l’audience, Mme Turcotte-Cloutier avance, sans conviction toutefois, qu’une recherche sur les réseaux sociaux lui a permis de trouver une photographie sur laquelle on voit Mme Martin-Desgagné vapoter alors qu’elle affirme ne pas fumer et qu’il est interdit de fumer dans les logements.
- Il s’agit manifestement d’une raison trouvée postérieurement au refus et qui ne permet pas de justifier la discrimination.
- Mme Martin-Desgagné reproche à Mme Turcotte-Cloutier d’avoir fait montre d’une fermeture totale aux vérifications qu’elle lui a proposé de faire auprès de la CDPDJ et d’Anakim. Ce reproche est bien fondé.
- Mme Turcotte-Cloutier avait l’obligation de tenter d’accommoder Mme Martin-Desgagné et de collaborer pleinement à la recherche d’une solution. Un appel à la CDPDJ et un autre auprès d’Anakim auraient vraisemblablement détrompés Mme Turcotte-Cloutier quant à ses croyances erronées liées aux chiens d’assistance et à ses obligations dans les circonstances.
- Pour ces motifs, le Tribunal rejette la défense de justification de Mme Turcotte-Cloutier.
C. Mme Martin-Desgagné a-t-elle droit aux sommes qu’elle réclame ?
a) Le préjudice matériel
- Mme Martin-Desgagné réclame 250 $ pour des frais d’entreposage de ses meubles.
- Le Tribunal rejette cette réclamation, faute de preuve à son soutien.
b) Le préjudice moral
- Mme Martin-Desgagné réclame la somme de 6 000 $ pour préjudice moral.
- Elle explique qu’au cours de sa recherche d’un logement, elle essuie une vingtaine de refus parce qu’elle a un chien d’assistance. Cela la bouleverse, d’autant plus qu’elle sait qu’il est interdit de refuser de louer un logement à une personne en situation de handicap pour cette raison.
- Elle explique que jusqu’à l’évènement impliquant Mme Turcotte-Cloutier, elle n’a pas de preuve tangible que les refus auxquels elle se bute sont discriminatoires. Mais voilà que Mme Turcotte-Cloutier « l’écrit noir sur blanc ». Mme Martin-Desgagné porte plainte à la CDPDJ en espérant faire cesser la discrimination à laquelle se livrent Mme Turcotte-Cloutier et son entreprise.
- Mme Martin-Desgagné témoigne s’être sentie doublement victime de discrimination parce que Mme Turcotte-Cloutier a refusé de reconnaître sa condition de santé comme étant un handicap, et qu’elle a refusé de reconnaître son chien comme étant un chien d’assistance légitime.
- Mme Martin-Desgagné explique qu’elle n’a eu aucune chance de visiter l’appartement, de présenter son chien, de fournir des documents ou des références. Elle était découragée. Pourtant, l’obligation d’accommodement raisonnable commandait un examen individualisé de la situation[19].
- Finalement, elle a dû subir une sorte de condescendance mal avisée de la part de Mme Turcotte-Cloutier. En effet, à la fin de leur échange de messages textes, cette dernière lui écrit qu’il vaudrait mieux pour elle de vivre dans un immeuble où elle ne sera pas détestée par les voisins à cause de son chien.
- Le Tribunal juge que Mme Martin-Desgagné a droit à la somme de 6 000 $ qu’elle réclame à titre dommages-intérêts pour préjudice moral[20].
- Le Tribunal condamne solidairement Mme Turcotte-Cloutier et son entreprise[21]. D’une part, Mme Turcotte-Cloutier est celle qui, par son comportement, porte atteinte au droit de Mme Martin-Desgagné de conclure un acte juridique sans discrimination interdite par la Charte. D’autre part, elle est une employée de 9444-0831 Québec inc. et par son fait, elle engage la responsabilité de son commettant, la locatrice[22].
c) Dommages-intérêts punitifs
- La Charte prévoit que le Tribunal peut condamner l’auteur de la discrimination interdite en cas d’atteinte intentionnelle aux droits fondamentaux de la victime[23].
- Pour être qualifiés d’intentionnels, les gestes reprochés doivent dénoter « un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive » ou alors, l’auteur des gestes reprochés doit agir « en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera »[24].
- Le but de l’octroi des dommages-intérêts punitifs est de sanctionner la conduite reprochée de dissuader l’auteur de récidiver, et de dénoncer un comportement particulièrement répréhensible aux yeux de la société[25].
- Mme Turcotte-Cloutier est une personne expérimentée dans la location résidentielle. À l’époque, elle s’occupe d’environ 400 logements, depuis plusieurs années. D’ailleurs, depuis qu’elle est jeune, elle accompagne son père dans son travail, lui-même propriétaire et gestionnaire d’immeubles locatifs résidentiels. Elle ne peut raisonnablement ignorer les conséquences que son refus allait manifestement engendrer pour Mme Martin-Desgagné.
- En fait, dès qu’elle a su que Mme Martin-Desgagné bénéficiait d’un gros chien d’assistance, Mme Turcotte-Cloutier était déterminée à ne pas lui louer le logement. Comme elle le dit candidement à l’audience, elle a plusieurs fois regretté « d’avoir aidé son prochain ».
- Elle sait qu’il est difficile de trouver un logement où le propriétaire accepte les gros chiens et elle sait qu’elle ne peut refuser de louer un logement en raison du fait qu’un candidat est accompagné d’un chien d’assistance, en principe.
- Elle refuse quand même.
- Le Tribunal estime approprié de condamner Mme Turcotte-Cloutier et son entreprise à des dommages-intérêts punitifs afin de les dissuader d’agir à nouveau ainsi, tout en sachant qu’ils n’ont pas le droit de le faire.
- Le Tribunal fixe à 500 $ les dommages-intérêts punitifs que chaque partie défenderesse devra verser.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- ACCUEILLE partiellement la demande introductive d’instance;
- CONDAMNE solidairement 9444-0831 Québec inc. et Allison Turcotte-Cloutier à payer à Cynthia Martin-Desgagné la somme de 6 000 $ avec intérêt légal, en plus de l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, à compter du 5 février 2024, date de l’assignation;
- CONDAMNE 9444-0831 Québec inc. à la somme de 500 $ avec intérêt légal, en plus de l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, à compter du présent jugement;
- CONDAMNE Allison Turcotte-Cloutier à la somme de 500 $ avec intérêt légal, en plus de l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, à compter du présent jugement;
- CONDAMNE solidairement 9444-0831 Québec inc. et Allison Turcotte-Cloutier aux frais de justice.
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| __________________________________ SOPHIE LAPIERRE, Juge au Tribunal des droits de la personne |
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Cynthia Martin-Desgagné |
Non représentée |
Partie demanderesse |
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Me Guillaume Lavoie |
guillaume lavoie avocat |
Pour la partie défenderesse |
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Date d’audience : | 20 mai 2025 |
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[1] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c. C-12, art. 84 (Charte).
[2] Préambule et art. 10 de la Charte.
[3] Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 RCS 143, p. 174 (PDF).
[4] Art. 10 et 12 de la Charte.
[5] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Pellerin) c. A. Viglione & Frère inc., 2018 QCTDP 20, par. 31-32 (Pellerin).
[6] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Pheneus et une autre) c. Fornella, 2018 QCTDP 3, par. 27.
[7] Taoussi c. Taranovskaya Tsarevsky, 2020 QCTDP 7, par. 37 (Taoussi).
[8] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (D.R. et autres) c. Ducharme, 2020 QCTDP 16, par. 48 (Ducharme).
[11] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, par. 36; Bombardier, id., par. 35.
[12] Bombardier, id., par. 37.
[13] CUSM, préc., note 10, par. 52; Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3333 c. Réseau de transport de Longueuil, 2024 QCCA 204, par. 55.
[14] CUSM, id., par. 50 et 52; Gaz métropolitain inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2011 QCCA 1201, par. 39-46; El Harrad c. Azizi, 2019 QCTDP 27, par. 49-53 (El Harrad).
[15] El Harrad, id., par. 49.
[16] Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), 2000 CSC 27, par. 26, 34, 39-41 et 69.
[17] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Samson-Thibault) c. Ville de Québec, 2023 QCTDP 2, par. 187, 267, 290 et 439.
[18] Ducharme, préc., note 8, par. 78-83.
[19] CUSM, préc., note 10, par. 22; Hydro‐Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ), 2008 CSC 43, par. 17.
[20] Ducharme, préc., note 8; Taoussi, préc., note 7; Pellerin, préc., note 5.
[21] Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991, art. 1526.
[22] Art. 1463 du Code civil du Québec.
[23] Art. 49 de la Charte.
[24] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, 1996 CanLII 172 (CSC), [1996] 3 RCS 211, par. 121.
[25] de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, par. 47 et 49.