Théâtre du Trident inc. c. Directeur des poursuites criminelles et pénales | 2024 QCCS 2001 | ||
COUR SUPÉRIEURE | |||
(Chambre criminelle) | |||
CANADA | |||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||
DISTRICT DE
| |||
N° : | 200-36-003116-217 | ||
| (200-61-218356-184) | ||
| (200-61-232730-190) | ||
| (200-61-230456-194) | ||
| |||
DATE : | 29 mai 2024 | ||
________________________________________________________________________ | |||
| |||
SOUS LA PRÉSIDENCE DE : L’HONORABLE JEAN-FRANÇOIS ÉMOND, j.c.s. | |||
________________________________________________________________________ | |||
| |||
LE THÉÂTRE DU TRIDENT INC. | |||
et | |||
LE THÉÂTRE DE LA BORDÉE INC. | |||
et | |||
PREMIER ACTE INC. | |||
APPELANTES-défenderesses-requérantes | |||
c. | |||
| |||
LE DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | |||
INTIMÉ-poursuivant | |||
et | |||
| |||
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC | |||
MIS EN CAUSE-mis en cause | |||
JUGEMENT Sur l’appel d’un jugement rejetant la demande des appelantes en déclaration d’invalidité des articles 1, 2 et 11 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme et de l’article 1 du règlement d’application de cette Loi | |||
| |||
| |||
I – L’APPEL
[1] Le choix artistique d’un dramaturge, d’un scénographe ou d’un metteur en scène de faire fumer des comédiens sur la scène d’un théâtre dans un jeu de rôle, et le choix pleinement assumé des interprètes ou comédiens de fumer sur la scène dans leur jeu de rôle, dans le respect du choix artistique des créateurs, constituent-il une activité expressive protégée par le droit à la liberté d’expression de l’article 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés[1] (« la Charte canadienne ») et de l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne[2] (« la Charte québécoise »)? En d’autres termes, l’acte de fumer sur une scène de théâtre dans le contexte particulier d’une pièce de théâtre constitue-t-il une activité expressive lorsque, tant par sa forme que par son contenu, cet acte vise à transmettre un message? Dans l’affirmative, l’interdiction absolue de fumer dans un lieu public qui s’impose à quiconque en vertu des articles 1, , 2 et 11 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme[3] (« la LCLT ») et de l’article 1 du Règlement d’application de la loi concernant la lutte contre le tabagisme[4] (« le Règlement »), lorsqu’appliquée à l’égard d’un comédien qui fume sur une scène de théâtre en raison d’un choix artistique, portent-elles atteinte à la liberté d’expression de façon injustifiée la liberté d’expression artistique des créateurs et artistes du milieu du théâtre et des arts? Le cas échéant, la violation est-elle justifiable dans une société libre et démocratique?
[2] Telles sont les principales questions que soulève l’appel logé par les appelantes, trois sociétés œuvrant dans le milieu du théâtre à Québec qui ont été déclarées coupables d’avoir toléré que des comédiens représentent l’acte de fumer sur une scène de théâtre lors de la présentation de pièces avec des cigarettes et des joints factices aux herbes. Celles-ci se pourvoient contre le jugement rendu le 9 novembre 2021 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Québec (le juge de paix magistrat Yannick Couture)[5], lequel rejette leur demande visant à faire déclarer invalides les articles 1, 2 et 11 de la LCLT ainsi que l’article 1 du Règlement, confirmant ainsi les verdicts de culpabilité prononcés.
[3] Les articles 1, 2 et 11 de la LCLT ainsi que l’article 1 du Règlement au cœur du débat se lisent ainsi dans leur version en vigueur au moment du débat en première instance[6] :
Les articles 1, 2 et 11 de la LCLT :
1. La présente loi s’applique au tabac récolté, qu’il soit traité ou non et quelles que soient sa forme et sa présentation. Est assimilé à du tabac, tout produit qui contient du tabac, la cigarette électronique et tout autre dispositif de cette nature que l’on porte à la bouche pour inhaler toute substance contenant ou non de la nicotine, y compris leurs composantes et leurs accessoires, ainsi que tout autre produit ou catégorie de produit qui, au terme d’un règlement du gouvernement, y est assimilé.
La présente loi lie l’État.
2. Sous réserve des articles 3 à 12, il est interdit de fumer dans tous les lieux fermés suivants:
1° les installations maintenues par un établissement de santé et de services sociaux visé à la Loi sur les services de santé et les services sociaux (chapitre S-4.2) ou à la Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones cris (chapitre S-5) et les locaux où sont offerts des services d’une ressource intermédiaire visée à la Loi sur les services de santé et les services sociaux, sauf si ces locaux sont situés à l’intérieur d’une demeure;
2° les locaux ou les bâtiments mis à la disposition d’un établissement d’enseignement;
3° (paragraphe abrogé);
4° les installations d’un centre de la petite enfance ou d’une garderie au sens de la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance (chapitre S-4.1.1) et les résidences privées où sont fournis des services de garde en milieu familial, qu’ils soient fournis par des personnes reconnues ou non à titre de responsables de tels services en vertu de cette loi, aux heures où ces personnes y reçoivent des enfants;
5° ceux où se déroulent des activités sportives ou de loisirs, judiciaires, culturelles ou artistiques, des colloques ou des congrès ou autres activités semblables;
6° ceux où se déroulent des activités communautaires ou de loisirs destinées aux mineurs, sauf si ces activités se déroulent à l’intérieur d’une demeure;
6.1° ceux où se déroulent des activités où seules des personnes invitées ou autorisées expressément ou implicitement par l’hôte peuvent être présentes, qu’un droit d’entrée soit exigé ou non et quel que soit le but de l’activité, sauf si ces activités se déroulent à l’intérieur d’une demeure;
6.2° ceux utilisés par une personne morale sans but lucratif ou par une association, un cercle ou un club, constitué ou non en personne morale, et auxquels seuls les membres et leurs invités ont accès, sauf si ces lieux sont situés à l’intérieur d’une demeure;
7° les aires communes des immeubles d’habitation comportant deux logements ou plus, que ces immeubles soient détenus en copropriété ou non;
7.1° les aires communes des résidences privées pour aînés au sens du deuxième alinéa de l’article 346.0.1 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux;
7.2° ceux où l’on offre des services de prévention, d’aide et de soutien aux personnes en détresse ou démunies, y compris des services d’hébergement temporaire, sauf si ces services sont offerts dans une demeure;
8° les établissements d’hébergement touristique visés à la Loi sur les établissements d’hébergement touristique (chapitre E-14.2) et les bâtiments d’une pourvoirie au sens de la Loi sur les droits de chasse et de pêche dans les territoires de la Baie James et du Nouveau-Québec (chapitre D-13.1);
8.1° ceux qui sont aménagés pour offrir habituellement au public, moyennant rémunération, des repas pour consommation sur place;
8.2° les établissements où est exploité un permis de bar au sens de la Loi sur les permis d’alcool (chapitre P-9.1);
8.3° les casinos, les salles de bingo et les autres salles de jeux de hasard;
9° les milieux de travail, à l’exception de ceux situés dans une demeure;
10° les moyens de transport collectifs, les taxis, les automobiles assimilées à un taxi au sens de l’article 4 du Code de la sécurité routière (chapitre C-24.2) et les autres véhicules transportant deux personnes ou plus qui sont obligatoirement utilisés dans le cadre d’un travail;
10.1° les véhicules automobiles à bord desquels se trouve un mineur de moins de 16 ans;
11° les locaux qui sont utilisés pour la détention de personnes au sens de la Loi sur le système correctionnel du Québec (chapitre S-40.1);
12° tous les autres lieux fermés qui accueillent le public.
11. L’exploitant d’un lieu ou d’un commerce visé au présent chapitre ou à un règlement pris en application du troisième alinéa de l’article 2.1 ne doit pas tolérer qu’une personne fume dans un endroit où il est interdit de le faire.
Dans une poursuite pénale intentée pour une infraction au premier alinéa, la preuve qu’une personne a fumé dans un endroit où il est interdit de le faire suffit à établir que l’exploitant du lieu ou du commerce a toléré qu’une personne fume dans cet endroit, à moins qu’il n’établisse qu’il a fait preuve de diligence raisonnable en prenant toutes les précautions nécessaires pour en prévenir la perpétration notamment la présence d’affiches clairement visibles stipulant l’interdiction de fumer et l’absence de cendriers.
L’article 1 du Règlement :
1. Aux fins de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme (chapitre L-6.2), est assimilé à du tabac, tout produit qui ne contient pas de tabac et qui est destiné à être fumé.
À l’exception des articles 2, 2.1 et 2.2 de la Loi, le premier alinéa ne s’applique pas au cannabis au sens de la Loi encadrant le cannabis (chapitre C-5.3).
[4] Pour reprendre de façon neutre la déclaration des appelantes[7] sur l’importance du différend qui les oppose à l’État, soit l’acte de fumer une cigarette sur une scène de théâtre en tant qu’expression artistique dans un jeu de rôle, le présent appel constitue fondamentalement « une fenêtre, une opportunité de réfléchir sur la liberté artistique et le travail des créateurs œuvrant dans le domaine des arts vivants protégés par le droit à la liberté d’expression, et sur les balises, les limites ou les formes de censures à ce droit et qui pourraient s’avérer justifiables ou non dans le cadre d’une société libre et démocratique » au sens de l’article 1 de la Charte canadienne et de l’article 9.1 de la Charte québécoise.
II – LE CONTEXTE
(a) Les circonstances ayant donné lieu aux constats d’infraction :
[6] À la suite d’une visite d’inspecteurs, un constat d’infraction est délivré contre l’appelante Le Théâtre du Trident inc. On lui reproche d’avoir toléré qu’une personne fume dans un endroit public où il est interdit de le faire. Le geste reproché est celui de comédiens qui ont représenté l’acte de fumer sur la scène de la salle Octave-Crémazie.
*
[7] À l’automne 2018, l’appelante Premier Acte inc. présente la pièce « Conversations avec mon pénis ». Il s’agit d’une œuvre de Dean Hewison. Sa mise en scène est assurée par David Strasbourg. Les rôles sont interprétés par les comédiens Marc-André Thibault et Mary-Lee Picknell. Cette pièce porte sur un cas de crise existentielle, d’insatisfaction sexuelle et de comportement autodestructeur. Dans le cadre de cette pièce, un interprète fume une cigarette aux herbes. Les spectateurs en sont prévenus. Le choix du metteur en scène et des comédiens de représenter l’acte de fumer sur la scène est délibéré. Là encore, l’utilisation d’un accessoire réaliste sert à créer un univers et à véhiculer un message.
[8] À la suite d’une visite d’inspecteurs lors de l’une des représentations, un constat d’infraction est délivré contre l’appelante Premier Acte. On lui reproche d’avoir toléré qu’une personne fume dans un endroit public où il est interdit de le faire. Le geste reproché est celui du comédien qui a représenté l’acte de fumer sur la scène.
*
[9] Au début de l’année 2019, l’appelante Le Théâtre de la Bordée inc. présente la pièce « Rotterdam ». Il s’agit d’une œuvre de Jon Britton. Sa mise en scène est assurée par Édith Patenaude. Les rôles sont interprétés par les comédiens Charles-Étienne Beaulne, Ariane Côté-Lavoie, Marie-Hélène Gendreau et Pascale Renaud-Hébert. Au cours de cette pièce, deux cigarettes aux herbes et deux joints simulés aux herbes sont fumés. Les spectateurs en sont prévenus avant le début de la représentation. À l’instar des pièces de théâtre précédentes, le choix de faire fumer les interprètes est réfléchi. Ici aussi, l’acte de fumer sur la scène sert à créer un univers convaincant et à véhiculer un message.
[10] À la suite d’une visite d’inspecteurs lors de l’une des représentations, un constat d’infraction est délivré contre l’appelante Le Théâtre de la Bordée inc. On lui reproche d’avoir toléré qu’une personne fume dans un endroit public où il est interdit de le faire. Le geste reproché est celui du comédien qui a représenté l’acte de fumer sur la scène.
(b) Les arguments invoqués en première instance :
[11] Devant le premier juge, les appelantes admettent les faits qui leur sont reprochés, soit d’avoir toléré que des cigarettes ou joints simulés aux herbes soient fumés sur scène. Toutefois, elles font valoir que les articles 1, 2 et 11 de la LCLT et l’article 1 du Règlement, lorsqu’appliqués dans le contexte de la présentation d’une pièce de théâtre, violent le droit à la liberté d’expression artistique ou plus généralement le droit à la liberté d’expression protégé par l’article 2b) de la Charte canadienne et l’article 3 de la Charte québécoise. D’avis que cette violation ne peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique, les appelantes demandent que ces dispositions soient déclarées invalides.
(c) Le jugement frappé d’appel :
[12] Dans son jugement, le juge d’instance retient d’abord que le débat porte sur la façon de représenter l’acte de fumer sur une scène de théâtre et non sur la légitimité pour un comédien de jouer le rôle d’une personne qui fume. Il en conclut que l’acte simulé est tout aussi efficace pour transmettre le message que les créateurs cherchent à transmettre :
[13] Comme le débat porte sur la façon de représenter l’acte de fumer par les acteurs lors d’une expression théâtrale et/ou artistique plutôt que sur la légitimité de l’action de jouer une personne qui fume, il n’y a en soi aucune atteinte à la liberté d’expression artistique.
[14] Toute activité humaine ne contient pas nécessairement du contenu expressif, c’est-à-dire, qu’elle n’est pas toujours porteuse d’un message et donc que certaines activités sont purement physiques.
[15] Le but est d’interdire de fumer, soit d’aspirer et d’inhaler de la fumée produite par du tabac ou par toute substance assimilée à du tabac dans des lieux fermés qui accueillent le public ainsi que dans des lieux où se déroulent des activités artistiques. Cela a pour but de protéger le public de la fumée de tabac ou de toute substance assimilée à du tabac.
[…]
[18] La loi et ses règlements n’empêchent pas un comédien de simuler le geste de fumer sur scène de différentes façons, en utilisant divers accessoires, artifices ou quelques effets spéciaux. La preuve démontre que certains metteurs en scène ont d’ailleurs choisi d’utiliser de fausses cigarettes. Rien dans la législation en cause n’empêche l’exercice des libertés artistiques ni de pouvoir livrer l’âme d’une représentation théâtrale.
[Référence omise]
[13] Pour renforcer cette idée, le premier juge se réfère à des exemples où des jeux de rôle mettant en scène des gestes criminels qui ne peuvent être reproduits (meurtre, utilisation d’une arme, acte de violence non feint) sont simulés. Il souligne qu’en ces cas, il demeure possible de feindre le meurtre, la violence et la consommation de drogues illicites[8].
[14] Il estime que la simulation de l’acte de fumer constitue le contenu expressif protégé, mais non le fait de fumer une cigarette et d’inhaler la fumée de cette cigarette. Ce faisant, il met de côté le témoignage des créateurs voulant qu’ils utilisent une cigarette aux herbes pour décrire l’acte de fumer, en tant que forme d’expression :
[20] La loi et ses règlements permettent de représenter, de simuler, de jouer ou d’acter une personne qui fume, ce qui constitue du contenu expressif qui n’est pas interdit. L’interdiction est de projeter ou d’inhaler de la fumée provenant d’un produit du tabac dans un lieu public. Le fait de fumer du tabac lors d’une représentation théâtrale ne constitue pas du contenu expressif, car aucun message n’est véhiculé.
[15] Pour cette raison, le juge conclut que l’acte de fumer une cigarette sur scène, fusse-t-elle aux herbes, ne bénéficie pas de la protection de l’article 2b) de la Charte canadienne et de l’article 3 de la Charte québécoise. Par voie de conséquence, il ne procède pas à l’analyse en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne et de l’article 9.1 de la Charte québécoise :
[21] Puisque l’activité en cause n’a aucun contenu expressif, c’est-à-dire qu’elle ne vise pas à transmettre un message ou une signification, elle n’entre pas dans le champ d’application de la protection offerte par la Charte canadienne ni dans celle de la Charte québécoise.
[16] En somme, dans le cadre du présent appel, deux visions s’affrontent.
[17] D’un côté, il y a celle des artistes de théâtre pour qui le message qu’ils tentent de transmettre par l’acte de fumer doit se faire, dans sa forme, au moyen d’une cigarette, l’un et l’autre étant inextricablement liés, et de l’autre côté, celle du premier juge qui estime que le contenu du message peut être transmis au moyen d’un acte simulé et conforme à la Loi.
III – LES MOYENS D’APPEL
[18] Dans le cadre de leur appel, les appelantes font valoir que le juge de première instance a erré en droit en concluant que l’acte de fumer en utilisant une cigarette dans le contexte d’une pièce de théâtre n’est pas porteur d’un message ou, en d’autres termes, que l’usage d’une cigarette dans ce contexte ne constitue pas une activité expressive protégée.
[19] Elles estiment que cette erreur a amené le juge à en commettre une seconde, en renonçant à poursuivre son analyse, laquelle aurait dû l’amener à conclure que les dispositions en cause, lorsqu’appliquées pour interdire l’usage d’une cigarette dans une pièce de théâtre, ne sont pas justifiables dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[20] Voici comment les appelantes énoncent leur position dans leur exposé écrit :
[18] En résumé, les appelantes soutiendront ce qui suit en regard de chacune des questions en litige :
1) Le juge de première instance a erré en considérant que le choix de faire fumer des interprètes sur scène n’était pas porteur d’un message et par conséquent, qu’il était exclu du champ d’application des activités protégées par la liberté d’expression.
2) Cette erreur est déterminante, car s’il avait poursuivi son analyse, le juge de première instance aurait dû conclure que les dispositions contestées restreignent de manière injustifiée la liberté d’expression garantie par les chartes canadienne et québécoise :
2.1) D’une part, le choix de faire fumer des interprètes sur scène n’est d’aucune manière assimilable à un acte ou à une menace de violence physique et, d’autre part, la scène d’un théâtre ne peut être considérée comme un lieu impropre à une activité expressive comme celle en cause.
2.2) L’activité expressive en cause est intimement liée aux trois valeurs fondamentales qui sous-tendent la liberté d’expression et bénéficie, ce faisant, du plus haut degré de protection constitutionnelle.
2.3) L’interdiction absolue imposée par les dispositions contestées, laquelle s’applique à quiconque et peu importe le contexte, n’est pas justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[21] Les appelantes demandent donc au Tribunal de corriger l’erreur du juge, de constater que l’usage d’une cigarette dans le cadre des pièces en cause, parce qu’elle visait à transmettre un message, entrait dans le champ des Chartes, et de procéder à l’analyse en vertu des articles 1 de la Charte canadienne et 9.1 de la Charte québécoise[9].
IV – LES QUESTIONS
[22] L’appel soulève essentiellement trois questions, soit celles de savoir si :
V – L’ANALYSE
(a) Le droit applicable :
[24] Or, cette omission semble avoir contribué à créer une certaine confusion sur les enjeux de l’affaire, notamment sur les distinctions qui doivent être faites entre d’une part, le « contenu expressif » de l’expression, soit le « message », et d’autre part, la forme ou le mode de transmission de contenu expressif, soit l’activité humaine expressive.
[25] Il paraît donc opportun de revoir cette grille d’analyse avant de répondre aux questions que soulève l’appel, particulièrement à celle de savoir si le juge de première instance a commis une erreur en concluant que l’acte de fumer une cigarette dans les pièces de théâtre en cause n’entrait pas dans la sphère des activités protégées par la liberté d’expression.
*
[26] C’est dans l’arrêt Irwin Toy Ltd c. Québec (Procureur général)[10] que la Cour suprême s’est pour la première fois interrogée sur la question de savoir dans quelles circonstances une activité humaine expressive doit bénéficier de la protection des Chartes. Pour répondre à cette question, la Cour (les juges Dickson, Lamer et Wilson) distingue d’abord les concepts de « contenu expressif » et « d’activité expressive ». Elle explique que l’expression protégée possède à la fois un contenu et une forme. Le « contenu expressif » est le « message » que l’on cherche à transmettre tandis que « l’activité expressive » est l’activité humaine utilisée pour transmettre un message ayant une signification, deux éléments étroitement liés[11] :
L’"expression" possède à la fois un contenu et une forme et ces deux éléments peuvent être inextricablement liés. L’activité est expressive si elle tente de transmettre une signification. Le message est son contenu. […]
[27] La Cour prend soin de souligner que le contenu de l’expression ou le message en lui-même est prima facie couvert par la protection des Chartes. En d’autres termes, une activité humaine expressive ne peut pas en principe être écartée du champ de protection des Chartes en raison du contenu ou message significatif que l’on cherche à transmettre[12] :
Nous ne pouvons donc écarter une activité humaine du champ de la garantie de la liberté d’expression en se basant sur le contenu ou la signification. En effet, si l’activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle a un contenu expressif et relève à première vue du champ de la garantie. […]
[28] Quant à l’activité expressive qui sert à transmettre le contenu expressif ou le message, la Cour mentionne qu’elle peut prendre une variété infinie de « formes ». Il pourra s’agir des moyens usuels de communication comme la parole ou l’écrit, mais aussi d’autres activités humaines faisant appel aux sens, comme l’art, les gestes ou les actes[13].
[29] Pour illustrer son propos, la Cour fournit l’exemple maintes fois repris par les auteurs et la jurisprudence, celui du célibataire qui, en guise de protestation d’une règle qu’il juge injuste, le message, gare son véhicule dans une zone réservée aux conjoints des employés du gouvernement pour manifester son désaccord, l’activité expressive[14] :
Évidemment, bien que la plupart des activités humaines comportent à la fois des éléments d’expression et des éléments physiques, certaines activités humaines sont purement physiques et ne transmettent ni ne tentent de transmettre une signification. Il peut être difficile de dire de certaines activités quotidiennes, comme stationner une voiture, qu’elles ont un contenu expressif. Pour les faire entrer dans la sphère des activités protégées, le demandeur devrait établir qu’elles avaient pour but de transmettre un message. Par exemple, une personne célibataire pourrait, en signe de protestation publique, garer sa voiture dans une zone réservée aux conjoints des employés du gouvernement pour manifester son désaccord ou son indignation quant au moyen choisi pour répartir des ressources limitées. Si cette personne pouvait démontrer que son geste avait un contenu d’expression, elle serait, à cette étape‑ci, à l’intérieur du champ d’activité protégé et on pourrait poursuivre l’examen de la contestation fondée sur l’al. 2b).
[Soulignement du Tribunal]
[30] Toutefois, relativement à l’activité expressive, la Cour apporte une précision importante. Elle souligne que contrairement au contenu de l’expression, ce ne sont pas toutes les activités humaines utilisées pour communiquer le contenu expressif qui peuvent bénéficier de la protection des Chartes, excluant nommément celles usant de violence[15] :
Quoique la garantie de la liberté d’expression protège tout contenu d’une expression, il est évident que la violence comme forme d’expression ne reçoit pas cette protection. Il n’est pas nécessaire en l’espèce de définir précisément dans quel cas ou pour quelle raison une forme d’expression choisie pour transmettre un message sort du champ de la garantie. Toutefois il est parfaitement clair que, par exemple, l’auteur d’un meurtre ou d’un viol ne peut invoquer la liberté d’expression pour justifier le mode d’expression qu’il a choisi. Comme le faisait observer le juge McIntyre, au nom de la majorité, dans l’arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, lorsqu’il avait à décider si le piquetage relevait de la portée de l’al. 2b) (à la p. 588):
Cette forme d’expression sera évidemment toujours accompagnée d’actes de la part des piqueteurs, mais ce ne sont pas tous leurs actes qui auront pour effet de changer la nature de l’ensemble de l’opération et de la soustraire à la protection accordée à la liberté d’expression par la Charte. Bien sûr, cette liberté ne jouerait pas dans le cas de menaces ou d’actes de violence.
En fait, la liberté d’expression est la garantie que nous pouvons communiquer nos pensées et nos sentiments, de façon non violente, sans crainte de la censure.
[Soulignement dans l’original]
[31] À la suite de l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), la Cour suprême a prononcé plusieurs arrêts où elle a repris, reformulé, précisé ou ajouté à ces principes[16].
[32] Il en est ainsi de l’arrêt Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec inc.[17], où la Cour suprême réitère la distinction qui doit être faite entre le contenu expressif d’une part, et la forme ou le mode d’expression, d’autre part, en ajoutant la dimension « lieu d’expression », c’est-à-dire l’endroit où s’effectue l’activité expressive, lequel était au cœur du débat :
56 L’interdiction par la Ville du bruit amplifié qui s’entend à l’extérieur va‑t‑elle à l’encontre de l’al. 2b) de la Charte canadienne? Selon l’approche analytique définie dans les arrêts antérieurs, la réponse à cette question dépend de la réponse donnée à trois autres questions. Premièrement, le bruit a‑t‑il le contenu expressif nécessaire pour entrer dans le champ d’application de la protection offerte par l’al. 2b)? Deuxièmement, dans l’affirmative, le lieu ou le mode d’expression ont-ils pour effet d’écarter cette protection? […]
57 Les deux premières questions sont rattachées à celle de savoir si l’activité expressive entre dans le champ de protection de l’al. 2b). Elles s’appuient sur la distinction établie dans Irwin Toy entre le contenu (qui est toujours protégé) et la « forme » (qui ne l’est pas nécessairement toujours). Bien que cette distinction puisse parfois être floue (voir p. ex. Irwin Toy, p. 968; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 748), elle est utile dans des situations comme celle qui nous occupe, où le mode et le lieu sont au centre de la question de savoir si l’activité expressive interdite est protégée par la garantie de liberté d’expression.
[Soulignement du Tribunal]
[33] Dans ce même arrêt, la Cour suprême répète que le contenu de l’expression ne peut être exclu en raison du message particulier ou de sa signification :
3.2.1 Le contenu expressif
58 Il s’agit en premier lieu de savoir si les sons émis par le haut-parleur, reproduisant ce qui se passait à l’intérieur du bar, avaient un contenu expressif. Une réponse affirmative s’impose. Le haut-parleur transmettait un message dans la rue au sujet du spectacle présenté à l’intérieur du bar. Le fait que, de l’avis de certains, ce message ait été sans grande valeur ou même offensant, ne le prive pas de la protection de l’al. 2b). Une activité expressive n’est pas exclue du champ d’application de cette garantie en raison du message particulier transmis. […]
59 Il est évident que le bruit émis dans la rue au moyen de haut‑parleurs à partir d’un édifice peut avoir un contenu expressif, et c’était le cas en l’espèce. Par conséquent, la situation qui nous est soumise satisfait au premier élément du critère formulé dans Irwin Toy et la preuve prima facie de l’application de la garantie prévue par l’al. 2b) est établie.
[Soulignement du Tribunal]
[34] Elle rappelle que si le contenu de l’expression est protégé, ce n’est pas toujours le cas pour le mode ou la forme d’expression, soit l’activité expressive. Elle explique que celle-ci pourra parfois être exclue du champ de protection des Chartes. À titre illustratif, elle réfère à l’exception évoquée dans Irwin Toy, l’activité expressive qui implique de la violence :
3.2.2 Exclusion de l’activité expressive
60 L’activité expressive peut néanmoins être exclue du champ d’application de la protection offerte par l’al. 2b) en raison de la façon dont elle s’exerce ou du lieu où elle se déroule. Bien que tout contenu expressif mérite d’être protégé (voir Irwin Toy, p. 969), ce n’est pas toujours le cas du lieu ou du mode d’expression. Ainsi, la Cour a conclu que la violence comme forme d’expression n’est pas protégée par la Charte canadienne : Irwin Toy, p. 969-970. La violence n’est pas exclue en raison du message qu’elle transmet (si haineux puisse-t-il être), mais parce que le mode de transmission de ce message est en dissonance avec la protection offerte par la Charte canadienne.
[Soulignement du Tribunal]
[35] Mais de façon générale, comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général)[18], depuis Irwin Toy, l’article 2b) est interprété de façon si large sur la signification du message que toute restriction au droit à la libre expression invoqué par une partie est généralement soumise à l’analyse en vertu de l’article premier :
En fait, l’al. 2b) a été interprété de façon si large que le cadre d’analyse a été critiqué au motif qu’il fixe un seuil trop bas pour l’établissement d’une restriction des droits protégés par l’al. 2b), de sorte que tout examen de sa portée et de ses limites de fond est généralement soumis à l’analyse des restrictions fondée sur l’article premier […]. Ainsi, selon l’arrêt Irwin Toy, si l’activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle a un contenu expressif et relève à première vue du champ de l’« expression » (p. 969). De plus, si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale contestée est de contrôler la tentative de transmettre une signification par cette activité, une restriction à la liberté d’expression est démontrée (p. 972).
[36] En ce qui a trait au lien qui existe entre une activité expressive donnée et les valeurs sous-jacentes à la liberté d’expression, la Cour suprême a considéré que plus l’activité expressive se situe au cœur de ces valeurs, plus elle bénéficiera d’un haut degré de protection et plus difficile il sera pour l’État de justifier une restriction à l’activité[19].
[37] Ces valeurs sous-jacentes sont celles qui tendent à favoriser : (1) la recherche de la vérité; (2) la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique; et (3) la diversité des formes d’enrichissement personnel, une valeur à promouvoir dans une société tolérante à l’égard de ceux qui transmettent un message, et de ceux à qui il est destiné.
[38] Bien qu’ils ne bénéficient pas d’un statut privilégié, l’art et l’expression artistique sont considérés comme étant au cœur des valeurs à la base de la liberté d’expression[20] :
[64] Il est entendu que ces limites s’appliquent aussi dans un contexte artistique. Notre Cour a déjà reconnu, dans l’arrêt Butler, que l’expression artistique est au cœur des valeurs à la base de la liberté d’expression (p. 486). Elle a pourtant refusé d’en faire une catégorie à part entière, dont le statut serait supérieur à celui de la liberté d’expression générale (Aubry, par. 55). Il n’y a pas lieu de revenir sur cette position. Le contexte artistique d’une activité expressive est et sera toujours pertinent, comme le démontre bien la jurisprudence de notre Cour. En effet, depuis l’arrêt Brodie, Dansky and Rubin c. The Queen, [1962] R.C.S. 681, où il était question de censurer L’Amant de lady Chatterley, un roman de D. H. Lawrence, notre Cour s’est montrée très réticente à freiner l’évolution des arts et des lettres (voir, p. ex., Butler, p. 486; Little Sisters, par. 195-196, le juge Iacobucci, dissident sur un autre point). À notre avis toutefois, la liberté d’expression ne saurait conférer à l’artiste, si tant est qu’il puisse se qualifier ainsi, un degré de protection supérieur à celui de ses concitoyens.
*
[39] En somme, de ce qui précède, il faut retenir que pour déterminer si une activité entre dans la sphère du droit à la liberté d’expression, il faut se demander si[21] :
1) Cette activité possède prima facie un contenu expressif protégé, c.-à-d. un message;
2) Le mode de transmission de ce message, soit l’activité qui sert à transmettre le message, tend à favoriser les valeurs sous-jacentes au droit à la liberté d’expression, à savoir :
La recherche de la vérité;
La participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique; et
La diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels, une valeur à promouvoir dans une société tolérante à l’égard de ceux qui transmettent un message, et de ceux à qui il est destiné;
[40] À cela, il faut réitérer que la jurisprudence canadienne considère l’art et l’expression artistique comme étant au cœur des valeurs à la base de la liberté d’expression.
(b) Application des principes :
[41] À la lumière des principes de droit applicables et de la preuve présentée par les appelantes, le Tribunal estime que le juge a commis une erreur de droit et une erreur manifeste et déterminante en concluant qu’en l’espèce, l’acte de fumer sur scène dans les pièces de théâtre en cause n’entrait pas dans le champ de protection des Chartes.
[42] Voici pourquoi.
[43] D’abord, il convient de mentionner que le juge n’identifie pas correctement l’objet du différend lorsqu’il mentionne, au paragr. [13] de son jugement, que « le débat porte sur la façon de représenter l’acte de fumer par les acteurs lors d’une représentation théâtrale et/ou artistique plutôt que sur la légitimité de l’action de jouer une personne qui fume ». Cette erreur sur l’objet du débat amène le premier juge à en commettre une seconde sur la transmission du message. En effet, il retient erronément que l’acte de fumer une cigarette dans les trois pièces de théâtre en cause n’avait aucun contenu expressif, d’avis que les créateurs cherchaient simplement à représenter l’acte de fumer sans vouloir transmettre un message.
[44] La question était tout autre. Il s’agissait et s’agit toujours de déterminer si, d’une part, en faisant fumer les interprètes sur scène, les créateurs cherchaient à transmettre au public un message ayant une signification et d’autre part, si cette activité tendait à favoriser les trois grandes valeurs sous-jacentes à la liberté d’expression ou au contraire, à les miner. Or, analysée sous cet angle, à la lumière de la preuve présentée par les appelantes, la conclusion s’impose. Le choix des créateurs de voir une cigarette grillée sur la scène avait un contenu expressif. Ce geste se voulait porteur d’une signification. Il visait à transmettre un message, la détresse psychologique et existentielle éprouvée par des personnes vivant certaines difficultés.
[45] En l’espèce, le choix de faire fumer les interprètes sur la scène ne visait pas à représenter l’acte de fumer pour le plaisir. Il ne s’agit pas d’un cas similaire à celui analysé dans l’affaire Rosen[22], où il a été conclu que l’interdiction de vendre du tabac dans une pharmacie ne portait pas atteinte à la liberté d’expression, ni à celui analysé dans le jugement de la Cour territoriale des Territoires du Nord-Ouest Yellowknife (City) v. Denny[23] auxquels le juge de première instance réfère pour appuyer sa conclusion. Le contexte de l’affaire Denny se situe à des années-lumière de celui qui nous occupe ici. Il s’agissait du cas d’une personne qui se plaignait de ne pouvoir fumer dans un bar pour son plaisir et qui contestait le règlement lui interdisant de le faire pour des raisons futiles. Ce jugement n’a pas une valeur de précédent et le juge de première instance a erré en s’appuyant sur celui-ci. Dans le cadre des trois pièces de théâtre qui nous concernent, l’acte de fumer n’était pas vide de sens comme le conclut le premier juge au paragr. [21] de son jugement. L’acte de fumer sur scène avait un message et une signification autre. En omettant de le reconnaître, le premier juge a commis une erreur mixte de droit et de fait manifeste et déterminante. La caractérisation de l’acte de fumer décrite par le juge est beaucoup trop étroite[24]. Elle dénature le contexte de l’affaire suivant la preuve non contestée des théâtres à cet égard.
[46] L’analyse d’une atteinte alléguée à un droit protégé par les Chartes est tributaire des faits et du contexte précis de l’affaire dans laquelle elle s’inscrit[25], un élément qu’omet de considérer le juge lorsqu’il réfère sans distinction aux affaires Rosen et Denny pour conclure que le geste matériel en cause, l’acte de fumer, n’a pas de valeur expressive.
[47] Quant à la question de savoir si l’acte de fumer et le lieu où cette activité s’est déroulée minaient les valeurs sous-jacentes au droit à la liberté d’expression, la réponse coule de source. Dans le contexte des trois pièces de théâtre, ce geste ne minait pas ces valeurs. Au contraire, cet acte tendait à favoriser ces valeurs, dans un lieu propice pour les communiquer.
Question 2 : Les articles 1, 2 et 11 de la LCLT ainsi que l’article 1 du Règlement violent-ils ou portent-ils atteinte à l’activité expressive en cause, soit l’acte de fumer une cigarette sur la scène pour transmettre un message ayant une signification?
[48] En raison de sa conclusion voulant qu’en l’espèce, l’acte de fumer ne revêtait aucun contenu expressif, le juge ne s’est pas prononcé sur cette question. Or, qu’en est-il? Les articles 1, 2, 11 de la LCLT et l’article 1 du Règlement portent-ils atteinte à cette activité humaine, l’acte de fumer, lorsque celle-ci est considérée en tant qu’activité expressive?
[49] Tous conviennent, au premier plan les appelantes, que l’acte de fumer dans un endroit public pour le simple plaisir de le faire ne constitue pas une activité expressive. Aussi, d’aucuns reconnaîtront que l’interdiction de fumer dans un lieu public en vertu de la LCLT et du Règlement ne restreint pas, en soi, le droit à la liberté d’expression.
[50] Cependant, lorsque ce même acte de fumer dans un lieu public peut être qualifié d’activité expressive protégée, parce qu’il tend à transmettre un message ayant une signification, l’effet combiné de cette loi et de ce règlement restreint le droit à la liberté d’expression. Il s’agit donc d’une violation indirecte du droit à la liberté d’expression.
Question 3 : La violation ou l’atteinte peut-elle se justifier en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne et de l’article 9.1 de la Charte québécoise?
[51] Avant de procéder à l’analyse de la question, il importe de mentionner qu’au cours de son délibéré, plus précisément le 12 janvier 2024, le Tribunal a réouvert les débats pour demander aux parties si, dans l’éventualité où il concluait à la violation du droit à la liberté d’expression, il devait retourner le dossier au juge de première instance sur la question touchant à la justification ou procéder lui-même à cette analyse au moyen des notes sténographiques. Le 16 février 2024, en réponse à cette question, les parties ont adopté une position commune. Elles ont demandé au Tribunal de se prononcer sur cette question, en invoquant le fait que la saine administration de la justice commandait un tel exercice[26].
[52] Le Tribunal partage les préoccupations des parties.
[53] Dans le contexte particulier de la présente affaire, en tenant compte de la volonté des parties, la saine administration de la justice milite en faveur d’une décision complète sur toutes les questions soulevées en première instance, y incluant celle qui n’a pas été décidée, bien qu’elle implique une évaluation de la preuve que le juge d’instance n’a pas faite.
*
[54] Le test applicable en vue de déterminer si une règle de droit restreignant les droits et libertés s’avère raisonnable et se justifie dans une société libre et démocratique, conformément aux articles 1 de la Charte canadienne et 9.1 de la Charte québécoise a été énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Oakes[27], puis repris et précisé[28]. Il s’agit d’un test en trois étapes. Il s’agit de déterminer : (1) si la limite au droit garanti par les Chartes découle d’une règle de droit; (2) si l’objectif poursuivi par le législateur en adoptant la règle de droit, ici les articles 1, 2 et 11 de la LCLT ainsi que l’article 1 du Règlement, était urgent et réel; et, (3) si le moyen utilisé pour atteindre cet objectif est proportionnel.
[55] Le fardeau de démontrer que la règle de droit vise à atteindre un objectif réel et urgent et qu’elle s’avère proportionnelle repose sur les épaules de l’État.
[56] En l’espèce, les deux premières étapes du test ne soulèvent aucune difficulté. Tous conviennent que les limites invoquées découlent de la Loi, en l’occurrence la LCLT et le Règlement, et qu’en adoptant cette Loi et ce Règlement, l’État cherchait à répondre à un objectif de santé publique urgent et réel[29]. De fait, le débat se situe à la troisième étape de l’analyse, celle visant à déterminer si l’État a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, la proportionnalité de la mesure prescrite, soit l’interdiction de fumer dans les endroits publics, et les effets de cette mesure sur le droit à la liberté d’expression artistique, en interdisant aux créateurs de fumer sur une scène pour transmettre un message.
[57] Pour répondre à cette dernière question, il nous faut répondre à trois sous-questions, soit celles de savoir si :
(a) Le lien rationnel :
[58] L’État s’est déchargé de prouver le lien rationnel entre l’objectif poursuivi par le législateur et la mesure mise en place aux termes de la LCLT et du Règlement, soit l’interdiction absolue de fumer dans un lieu public à l’égard de quiconque sans exception. D’une part, la preuve présentée par le PGQ voulant qu’une seule cigarette fumée dans un lieu public puisse avoir un impact sur la santé du public n’est pas contredite. D’autre part, ce lien rationnel peut être déduit de la raison et de la logique. Même en tenant compte des effets de la mesure sur la liberté d’expression des artistes de la scène, le lien rationnel demeure lorsque l’on considère l’importance que revêt cette interdiction en matière de santé publique.
(b) L’atteinte minimale :
[59] La mesure mise de l’avant par la LCLT et le Règlement, soit l’interdiction de fumer dans un lieu public, qui s’impose à tous, en toutes circonstances, est-elle de nature à porter le moins possible atteinte au droit à la liberté d’expression artistique lorsque celle-ci cherche à transmettre un message par l’acte de fumer une cigarette dans le cadre d’une pièce de théâtre? En d’autres termes, existe-t-il une ou des mesures moins attentatoires qui pourraient permettre d’atteindre de façon réelle et substantielle les objectifs poursuivis par le législateur, en l’espèce la préservation de la santé du public? Les objectifs poursuivis pourraient-ils être atteints en modulant la mesure ou en prévoyant des moyens pour en limiter les effets?
[60] Le PGQ répond à cette question par la négative. Fort des nombreux rapports portant sur les dangers de la fumée des cigarettes commerciales ou même des cigarettes aux herbes comme celles utilisées dans les pièces « Le cas de Joé Ferguson » et « Rotterdam », il plaide qu’il n’existe aucune mesure attentatoire moindre que l’interdiction absolue. À partir du moment où une seule cigarette est grillée, l’objectif visant à assurer un espace exempt de fumée secondaire sera compromis, au même titre que la santé du public qui choisit d’assister à la pièce de théâtre. Selon lui, le fait que les spectateurs soient prévenus que des cigarettes seront fumées lors de la pièce n’est d’aucun secours, la santé du public étant en cause.
[61] En somme, il faut protéger les spectateurs malgré leur volonté ou leur acquiescement, ceux-ci étant, aux yeux de l’État, vraisemblablement incapable de discerner les risques.
[62] À ces moyens, les appelantes rétorquent que l’interdiction absolue de fumer dans un lieu public, dont l’effet est d’interdire à un artiste d’exprimer un contenu artistique par l’acte de fumer, ne fait pas partie de la gamme des mesures raisonnables susceptibles de porter atteinte le moins possible à la liberté d’expression artistique. Elles font valoir que cette interdiction, ne serait-ce qu’une cigarette, est déraisonnable. Elles ajoutent que cela est d’autant plus vrai dans les cas où, comme ceux de l’espèce, les spectateurs sont préalablement informés que des cigarettes seront fumées à des fins fictionnelles, en vue d’offrir une expérience multisensorielle, et qu’ils sont libres de choisir d’y assister ou non.
[63] Le Tribunal partage l’avis des appelantes. Il ne paraît pas raisonnable d’interdire totalement l’acte de fumer une cigarette en toutes circonstances dans le cadre d’une représentation théâtrale. Cette interdiction ne répond pas de façon rationnelle et intelligente aux enjeux liés à l’usage du tabac et aux objectifs que le législateur poursuit à cet égard.
[64] L’acte de fumer dans le contexte d’une pièce de théâtre ne porte pas atteinte de façon substantielle ou significative aux objectifs poursuivis par le législateur. Bien sûr, les dangers associés à l’usage du tabac nécessitent des mesures fortes. L’interdiction de fumer dans les lieux publics en est une valable. Mais dans le contexte particulier d’une représentation théâtrale, cette interdiction ne répond pas aux objectifs de façon rationnelle. Comme le plaident les appelantes, le fait de sanctionner un théâtre qui présente une pièce où un comédien fume une cigarette pour transmettre un message s’écarte grossièrement des objectifs poursuivis par le législateur, même en considérant les enjeux de santé publique.
[65] Cela paraît d’autant plus vrai dans les cas où, comme ici, les spectateurs sont avisés avant la présentation de la pièce que des cigarettes seront fumées lors de la pièce.
[66] Ceux qui choisissent d’y assister, dont plusieurs non-fumeurs selon toute probabilité, sont en mesure de comprendre l’aspect artistique du geste et surtout, les risques associés à ce geste d’expression artistique. Ce choix n’est pas différent de celui effectué par une personne qui accepte de visiter un ami qui fume en sa présence dans un lieu privé.
[67] En ce sens, les appelantes n’ont pas tort de plaider que si, dans une société tolérante, l’on accepte et respecte le choix d’une personne non fumeuse de rendre visite à un ami fumeur, en sachant que celui-ci fumera en sa présence, il paraît raisonnable d’accepter et de respecter le choix des spectateurs d’assister à la présentation d’une œuvre fictive où l’acte de fumer se fait au moyen d’une cigarette[30]. La diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels dans une société tolérante, soit l’une des trois valeurs sous-jacentes à la liberté d’expression, vaut non seulement pour ceux qui transmettent un message, mais aussi à l’égard de ceux à qui il est destiné et le reçoivent.
[68] En définitive, le Tribunal estime que l’interdiction absolue de fumer une cigarette dans un lieu public, lorsque cet acte se fait dans le contexte d’une pièce de théâtre, dans un univers fictif et dans le but de transmettre un message, n’est pas la mesure la moins attentatoire ni la seule mesure pour atteindre de façon réelle et substantielle les objectifs du législateur.
[69] En conséquence de ce qui précède, le Tribunal conclut que le PGQ n’a pas démontré selon la prépondérance des probabilités qu’en l’espèce, il s’agit d’une atteinte minimale.
(c) La balance des effets :
[70] À cette étape du test, il faut soupeser les inconvénients associés à l’acte de fumer dans une pièce de théâtre, soit d’un côté, les effets négatifs de la fumée pour la santé des spectateurs qui choisissent d’y assister, lesquels sont réels, ainsi que les risques qu’ils soient encouragés à fumer, et de l’autre, l’atteinte au droit à la liberté d’expression artistique.
[71] De l’avis du Tribunal, le poids des inconvénients penche nettement en faveur du droit à la liberté d’expression artistique. Bien que la santé publique constitue un enjeu important dans notre société et qu’il justifie l’interdiction de fumer dans les lieux publics, cette mesure doit comporter des exceptions dans les cas où l’acte de fumer est le fait de comédiens dans le contexte d’une pièce de théâtre. Les conséquences d’une telle interdiction à l’égard d’un mode d’expression artistique représentent une atteinte grave. Elle l’est d’autant plus que dans notre société qui se veut tolérante, le théâtre, en tant qu’art vivant, constitue l’une des plus importantes formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels.
[72] En tant que mode d’expression, le théâtre est au cœur des valeurs sous-jacentes à la liberté d’expression, en particulier de celle visant la promotion de la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnels dans une société tolérante à l’égard de ceux qui transmettent un message, et de ceux à qui il est destiné, laquelle ne doit pas être limitée, mais au contraire encouragée. Les atteintes au droit à la liberté d’expression artistique sous toutes ces formes sont préoccupantes, vu l’importance que notre société lui accorde. Les atteintes à cette liberté, qu’elles soient directes ou indirectes, ne sauraient être considérées avec légèreté, même en présence de préoccupations de santé publique.
VI – DÉCLARATION D’INVALIDITÉ ET RÉPARATION
[73] Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de conclure que les articles 1, 2 et 11 de la LCLT ainsi que l’article 1 du Règlement sont une source de violation injustifiée de la liberté d’expression artistique.
[74] Il n’y a toutefois pas lieu d’invalider ces quatre dispositions de façon intégrale. Le Tribunal jouit de fait d’une certaine latitude pour déterminer la réparation qu’il estime convenable.
[75] La technique de la dissociation permet de déclarer « inopérante » la partie de la LCLT et du Règlement incompatible avec les Chartes. Elle est de mise lorsque la partie irrégulière de la loi est énoncée explicitement dans son libellé et qu’elle ne fait pas partie d’un tout considéré comme indissociable par le législateur[31].
[76] En l’espèce, il est possible de retrancher du paragraphe 5 de l’article 2 de la LCLT les mots « culturelles ou artistiques » et d’invalider l’article 1 du Règlement, ces deux dispositions étant la véritable source du litige dans le cadre du présent appel.
[77] Ces dispositions seront donc déclarées invalides parce qu’elles ne prévoient pas d’exception ou de mesures visant à limiter leurs effets attentatoires dans un contexte de représentation artistique. Cette déclaration d’invalidité sera toutefois suspendue pour une période d’une année de manière à ce que le législateur bénéficie d’un délai raisonnable pour apporter des modifications à la LCLT et à son Règlement pour prévoir des exceptions, limites ou autres modalités applicables au domaine des arts.
[78] Par ailleurs, à titre de remède, les appelantes seront acquittées des infractions pour lesquelles elles ont plaidé coupables et ont été reconnues coupables.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[79] ACCUEILLE l’appel;
[80] INFIRME le jugement de première instance;
[81] DÉCLARE invalides et inopérants les mots « culturelles ou artistiques » au paragraphe 5 de l’article 2 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme ainsi que l’article 1 du Règlement d’application de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme;
[82] SUSPEND l’effet de cette déclaration d’invalidité pour une période d’un an, à compter du présent jugement;
[83] PRONONCE l’acquittement des appelantes;
[84] AVEC LES FRAIS DE JUSTICE.
| ||
|
| |
JEAN-FRANÇOIS ÉMOND, j.c.s. | ||
| ||
Me Benjamin Bolduc | ||
Tremblay Bois Mignault Lemay et Me Louis-Philippe Lampron et Me Antoine Pellerin | ||
Pour les appelantes | ||
| ||
Me Camille Rochette | ||
Directeur des poursuites criminelles et pénales | ||
Pour l’intimé | ||
| ||
Me Marie-Ève Pelletier | ||
Lavoie Rousseau | ||
Pour le mis en cause | ||
| ||
| ||
Date d’audience : | 12 octobre 2023 et 12 janvier 2024 | |
[1] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)].
[2] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[3] Loi concernant la lutte contre le tabagisme, RLRQ, c. L-6.2.
[4] Règlement d’application de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme, RLRQ, c. L-6.2, r. 1.
[5] Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Théâtre du Trident Inc., 2021 QCCQ 11956 (« jugement frappé d’appel »).
[6] Certaines variations existent entre les versions en vigueur au moment de la commission des infractions, au moment de la contestation et celles actuellement en vigueur, mais elles n’ont pas d’incidence sur le présent appel.
[7] Paragr. 2 de l’exposé écrit des appelantes.
[8] Paragr. 19 du jugement frappé d’appel.
[9] R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
[10] [1989] 1 R.C.S. 927.
[11] Id., p. 968.
[12] Id., p. 969.
[13] Id., p. 969-970.
[14] Id., p. 969.
[15] Id., p. 970.
[16] Voir notamment Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec inc., 2005 CSC 62; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants – Section Colombie-Britannique, 2009 CSC 31; R. c. Khawaja, 2012 CSC 69; Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34.
[17] Préc., note 19.
[18] Préc., note 19, paragr. 14.
[19] RJR – MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199.
[20] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43.
[21] Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec inc., préc., note 19; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), préc., note 13; Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), préc., note 19; Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), préc., note 23.
[22] Rosen v. Ontario (Attorney General), 1996 CanLII 443 (C.A. Ont.).
[23] 2004 NWTTC 2.
[24] Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, paragr. 43.
[25] T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada Ltd., [1999] 2 R.C.S. 1083, paragr. 24.
[26] Lettre du 16 février 2024 de Me Benjamin Bolduc, au nom des appelantes, de l’intimé et du mis en cause.
[27] Préc., note 12.
[28] Faites-vous référence à des arrêts précis à cette note?
[29] Paragr. 70 du plan d’argumentation des appelantes.
[30] Paragr. 78 du Plan d’argumentation des appelantes.
[31] Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38, paragr. 111 et 113; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, paragr. 93 et 94.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.