Dossier : IMM-2855-16
Référence : 2017 CF 153
Ottawa (Ontario), le 8 février 2017
En présence de monsieur le juge Gascon
ENTRE : |
MAROUN KARIM KAZZI |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur, M. Maroun Karim Kazzi, est un citoyen du Liban. Il conteste une décision rendue en juin 2016 par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la décision], qui a conclu qu’il était interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations, aux termes de l’alinéa
[2] Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Kazzi demande à la Cour d’annuler la décision et d’ordonner à un autre tribunal de la Section de l’immigration de réexaminer son dossier. M. Kazzi prétend que la Section de l’immigration a commis trois erreurs dans sa décision de le déclarer interdit de territoire pour fausses déclarations. Premièrement, il affirme que la Section de l’immigration a jugé à tort que l’amnistie qui lui avait été accordée en 1991 ne l’exemptait pas de l’obligation de déclarer aux autorités canadiennes de l’immigration qu’il avait déjà été arrêté et détenu au Liban. Ensuite, il soutient que la Section de l’immigration a mal interprété la disposition pertinente de la LIPR quand elle a conclu que, dans les circonstances, sa fausse déclaration aurait pu entraîner une erreur dans l’application de la loi. Enfin, M. Kazzi prétend que les autorités canadiennes ont agi de manière inéquitable à son endroit dans le traitement de son dossier.
[3] La demande de M. Kazzi soulève les questions suivantes : 1) une amnistie accordée en 1991 exemptait‑elle M. Kazzi de l’obligation de divulguer aux autorités canadiennes de l’immigration qu’il avait déjà été arrêté et incarcéré? 2) la Section de l’immigration a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de l’incidence de la fausse déclaration de M. Kazzi sur l’application de l’alinéa
[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Kazzi doit être rejetée. Après avoir examiné les éléments de preuve dont disposait la Section de l’immigration et la loi applicable, je ne vois rien qui me permettrait d’annuler la décision et je ne peux relever d’erreurs dans l’analyse de la Section de l’immigration et ses motifs. La Section de l’immigration a examiné les éléments de preuve, ses conclusions se justifient au regard des faits et du droit, et elles font manifestement partie des issues possibles et acceptables dans les circonstances. En outre, la demande de contrôle judiciaire de M. Kazzi ne soulève aucune question d’équité procédurale. Par conséquent, la Cour n’a aucune raison de modifier la décision.
[5] M. Kazzi est un ressortissant libanais. Il est arrivé au Canada en décembre 1999 et a revendiqué le statut de réfugié. Sa première demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés en juillet 2000. En avril 2001, la Cour a annulé la décision, car les parties avaient convenu de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué. En novembre 2001, la demande d’asile de M. Kazzi a de nouveau été rejetée par la Section de la protection des réfugiés, qui a conclu que M. Kazzi n’était pas crédible en ce qui concernait les activités auxquelles il aurait participé dans les Forces libanaises. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par M. Kazzi à l’encontre de la décision défavorable de la Section de la protection des réfugiés a été rejetée en avril 2002.
[6] M. Kazzi a ensuite déposé une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), laquelle a été rejetée par les autorités canadiennes de l’immigration en octobre 2002. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision a également été rejetée en mai 2003. En 2002 et en 2003, M. Kazzi a déposé des demandes de résidence permanente fondées sur des considérations d’ordre humanitaire (demandes CH). Elles sont toujours en instance.
[7] En juillet 2009, les autorités canadiennes de l’immigration ont été informées par Interpol que M. Kazzi avait été arrêté et détenu pendant deux à trois semaines au Liban en février 1989, après avoir participé à une attaque armée contre des soldats de l’armée libanaise. Toutefois, en août 1991, une amnistie de tous les crimes politiques a été votée au Liban, et tous les chefs d’accusation qui pesaient contre M. Kazzi ont officiellement été abandonnés à la suite d’une décision du tribunal militaire de Beyrouth en 2002. M. Kazzi n’a donc jamais été déclaré coupable de quelque infraction que ce soit.
[8] Lorsque M. Kazzi est arrivé au point d’entrée au Canada en 1999, il a répondu « Non » à la question « Avez-vous été incarcéré dans ce pays?/ Have you ever been incarcerated in that country? ». En 2002 et en 2003, alors qu’il était au Canada, il a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et il a également répondu « Non » à la question « Déjà été détenu(e) ou incarcéré(e)?/ Previously detained or incarcerated? ». En 2008, il a de nouveau répondu par la négative lorsqu’on lui a demandé s’il avait été accusé ou reconnu coupable d’un crime ou de toute autre infraction dans son pays d’origine. Dans un entretien avec un agent des Services frontaliers du Canada (ASFC), en novembre 2011, M. Kazzi a été questionné au sujet de l’arrestation dont il avait fait l’objet en 1989, et il a alors dit qu’il n’avait pas été arrêté puisqu’il aurait pu partir à tout moment et qu’il ne se rappelait pas si ses empreintes digitales avaient été prises.
[9] Une agente de l’ASFC a écrit à M. Kazzi en avril 2011 et en août 2012 pour lui expliquer que, puisqu’il avait été membre des Forces libanaises, elle avait l’intention d’établir un rapport d’interdiction de territoire pour des motifs de sécurité. M. Kazzi a ensuite demandé la communication intégrale de tous les documents et éléments qui laissaient croire à l’ASFC que les Forces libanaises participaient à des activités terroristes. Dans une lettre datée de septembre 2012, l’ASFC a expliqué à M. Kazzi qu’il pouvait faire des observations et présenter des documents à ce sujet, mais qu’aucun document ne lui serait transmis avant l’enquête.
[10] Un rapport d’interdiction de territoire fondé sur le paragraphe
[11] Dans sa décision, la Section de l’immigration a commencé par rappeler qu’il incombait au ministre de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que M. Kazzi était interdit de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa
[12] La Section de l’immigration a ensuite décrit la position de chacune des parties. Elle a d’abord résumé celle du ministre, qui prétendait que la fausse déclaration était établie, puisque ce n’était qu’en 2015 que M. Kazzi avait reconnu qu’il avait été arrêté et détenu au Liban en 1989. À l’époque, les empreintes digitales de M. Kazzi avaient été prises. Le ministre affirmait que, dans trois différents documents présentés aux autorités canadiennes en 1999, en 2002 et en 2003 respectivement, ainsi que lors d’un entretien en 2011, M. Kazzi avait nié à maintes reprises avoir été incarcéré au Liban. La Section de l’immigration a souligné que M. Kazzi avait eu de multiples possibilités de révéler qu’il avait été arrêté et incarcéré, mais qu’il ne l’avait pas fait. De son côté, M. Kazzi prétendait que, même s’il n’avait jamais mentionné qu’il avait été arrêté et incarcéré, cela n’avait aucune incidence sur l’application de la loi. Puisque sa demande d’asile et sa demande d’ERAR avaient finalement été rejetées, le fait de ne pas avoir parlé de son arrestation n’avait eu aucune incidence sur l’application de la LIPR et, de ce fait, il ne pouvait être déclaré interdit de territoire pour fausses déclarations. M. Kazzi soutenait aussi que les notions d’amnistie, d’acquittement et de pardon étaient toutes synonymes et que, puisqu’il avait été amnistié, c’était comme si rien ne s’était produit.
[13] Après avoir exposé les grandes lignes de la position de chacune des parties, la Section de l’immigration a procédé à l’analyse de la question de savoir si M. Kazzi était interdit de territoire pour fausses déclarations. Elle a d’abord examiné s’il y avait eu fausse déclaration. Comme M. Kazzi n’avait donné aucune explication convaincante pour justifier son manque de clarté et qu’il avait eu de nombreuses occasions de déclarer qu’il avait été incarcéré, la Section de l’immigration a conclu qu’il avait bel et bien fait une présentation erronée. Elle s’est ensuite demandé si cette présentation erronée portait sur des faits importants quant à un objet pertinent, et a conclu que c’était le cas. La Section de l’immigration a jugé que la question de savoir si des personnes qui souhaitent s’établir au Canada ont déjà été incarcérées est importante et légitime pour les autorités canadiennes de l’immigration.
[14] Troisièmement, la Section de l’immigration s’est demandé si la fausse déclaration de M. Kazzi avait entraîné ou risquait d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR. Elle s’est appuyée sur la décision Inocentes c Canada (Citoyenneté et Immigration),
[15] M. Kazzi a affirmé que, puisque sa fausse déclaration était connue depuis longtemps des autorités, elle ne pouvait pas entraîner d’erreur. La Section de l’immigration a rejeté cet argument et indiqué que M. Kazzi avait l’obligation de dire la vérité et que retenir cet argument équivaudrait à renverser le fardeau de la preuve, qui incomberait alors au ministre. Elle a par ailleurs rejeté l’argument de M. Kazzi qui soutenait que, puisqu’une amnistie avait été votée, c’était comme si son arrestation et sa détention n’avaient jamais eu lieu. La Section de l’immigration a déclaré que, même si acquittement et amnistie pouvaient être synonymes dans certains contextes, il était loin d’être démontré que ces concepts pouvaient être interchangeables. Le fait que M. Kazzi ait faussement déclaré n’avoir jamais été arrêté et détenu pouvait de toute évidence entraîner une erreur dans l’application de la LIPR.
[16] C’est pourquoi la Section de l’immigration a conclu que M. Kazzi était interdit de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa
[17] Il est bien établi que les cas de fausses déclarations font intervenir des questions mixtes de fait et de droit et que la norme de contrôle applicable dans ces cas est celle de la décision raisonnable (Brar c Canada (Citoyenneté et Immigration),
[18] Depuis l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association,
[19] Cette présomption n’est toutefois pas immuable. Elle peut être infirmée et la norme de la décision correcte peut s’appliquer en présence de l’un des quatre facteurs énoncés par la Cour suprême, d’abord dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick,
[20] La norme de la décision raisonnable commande la déférence à l’égard du décideur puisqu’elle repose sur le « choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière » (Edmonton, au para 33). Lorsque la Cour examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse s’attache à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, et les conclusions du décideur ne doivent pas être modifiées si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au para 47). Il découle également de la norme de la décision raisonnable que si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et que si la décision est étayée par une preuve valable qui peut être justifiée en fait et en droit, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable et elle ne peut réévaluer la preuve (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor),
[21] Quant à la dernière question relative à l’équité procédurale et à la question de savoir si les autorités canadiennes de l’immigration ont agi équitablement envers M. Kazzi en concluant qu’il était interdit de territoire, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Établissement de mission c Khela,
[22] M. Kazzi affirme d’abord qu’une amnistie efface rétroactivement toute infraction qui aurait été commise. Ainsi, l’amnistie accordée en août 1991 signifierait que M. Kazzi n’a jamais commis un geste susceptible de sanctions criminelles ou pénales. M. Kazzi soutient qu’il a bénéficié d’une amnistie et que c’est comme si rien n’était jamais arrivé, si bien qu’il ne peut y avoir eu fausse déclaration pour ne pas avoir divulgué qu’il avait été arrêté en 1989. M. Kazzi plaide que, puisqu’elle a refusé d’accorder du poids à l’amnistie qui lui a été accordée et de considérer qu’il s’agissait d’un acquittement, la Section de l’immigration a commis une erreur susceptible de contrôle.
[23] Je ne suis pas d’accord.
[24] M. Kazzi confond deux questions et présume à tort qu’une personne qui a obtenu un pardon peut répondre « non » aux questions se rapportant à ses antécédents d’incarcération et de détention. La preuve révèle clairement qu’à de multiples occasions, M. Kazzi a omis de divulguer qu’il avait été arrêté et détenu au Liban en 1989. Il l’a même admis. Il était donc raisonnable pour la Section de l’immigration de conclure que l’amnistie dont il avait bénéficié ne lui permettait pas de faire de fausses déclarations à répétition quant à son arrestation et à sa détention au Liban en 1989.
[25] La question n’est pas de savoir si une amnistie est synonyme d’acquittement ou de pardon. La question est plutôt de savoir s’il était raisonnable que la Section de l’immigration considère que l’amnistie ne donnait pas « carte blanche » à M. Kazzi et ne l’autorisait pas à ne pas répondre en toute honnêteté aux questions posées par les autorités canadiennes concernant son incarcération et sa détention. À mon avis, c’était raisonnable. La norme de la décision raisonnable n’exige pas de la Cour qu’elle apprécie à nouveau les éléments de preuve. Il lui appartient seulement de déterminer si les conclusions de la Section de l’immigration possèdent les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et si elles appartiennent aux issues possibles et acceptables. Je ne vois rien de déraisonnable dans la conclusion factuelle de la Section de l’immigration, selon laquelle l’amnistie accordée en 1991 n’autorisait pas M. Kazzi à faire de fausses déclarations concernant son arrestation et sa détention en 1989, et à dissimuler ces renseignements pertinents aux autorités canadiennes.
[26] Je suis disposé à reconnaître que les événements ou arrestations qui font ensuite l’objet d’une amnistie ne peuvent être retenus contre un demandeur si l’interdiction de territoire est fondée sur la criminalité. En effet, l’alinéa
[27] Comme second motif de contrôle judiciaire, M. Kazzi fait valoir que la Section de l’immigration n’a pas [traduction] « correctement » évalué l’incidence de la présentation erronée qu’il aurait faite sur l’application de l’alinéa
[28] M. Kazzi plaide aussi que la Section de l’immigration a mal appliqué la décision Inocentes et qu’elle ne pouvait pas y recourir pour étayer sa conclusion d’interdiction de territoire. Dans l’affaire Inocentes, la demanderesse avait été admise au Canada et, n’eût été ses fausses déclarations, elle n’aurait peut‑être jamais été admise. M. Kazzi fait valoir que cette affaire se distingue de la sienne puisque toutes ses demandes ont été rejetées. Il invoque en outre le paragraphe
[29] Je ne suis pas d’accord.
[30] J’ouvre ici une parenthèse pour souligner qu’au départ M. Kazzi a mal formulé la question en affirmant qu’elle était de savoir si la Section de l’immigration avait [traduction] « correctement » évalué l’incidence de sa fausse déclaration. Puisque la question s’attache à l’interprétation d’une disposition de la LIPR, la norme de la décision raisonnable s’applique. La Cour doit par conséquent décider si l’interprétation de la Section de l’immigration était raisonnable, et non si elle était correcte. J’ajouterai aussi qu’à l’époque de la décision de la Section de l’immigration, la demande de résidence permanente présentée par M. Kazzi sur le fondement de considérations d’ordre humanitaire était toujours en instance, et n’avait pas été accueillie ou rejetée sur le fond par les autorités canadiennes.
[31] L’alinéa
40. (1) Emportent interdiction de territoire pour fausses déclarations les faits suivants : | 40. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation |
a) directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi; | (a) for directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter that induces or could induce an error in the administration of this Act; |
[32] Pour déclarer un demandeur interdit de territoire en vertu de l’alinéa 40(1)a), la Section de l’immigration doit par conséquent conclure que 1) le demandeur a, directement ou indirectement, fait une présentation erronée, que 2) la présentation erronée porte sur un fait important quant à un objet pertinent, et que 3) la présentation erronée entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR. Dans sa décision, la Section de l’immigration analyse chacun de ces trois éléments.
[33] Il est manifeste qu’en l’espèce, il y a eu présentation erronée et que M. Kazzi a omis de divulguer tous les faits. La Section de l’immigration a également conclu que le défaut de déclarer une arrestation et une détention antérieures constituait un fait important quant à un objet pertinent, puisqu’il demeure important de connaître les antécédents d’un demandeur souhaitant obtenir la résidence permanente au Canada. Cette question apparaît en fait sur tous les formulaires employés par les autorités canadiennes.
[34] L’argument de M. Kazzi repose essentiellement sur la dernière partie de l’alinéa 40(1)a), soit sur le fait que la présentation erronée « entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi ». À mon avis, ni le libellé de l’alinéa 40(1)a) ni la jurisprudence sur la question n’appuient l’argument de M. Kazzi, selon lequel un demandeur ne peut être déclaré interdit de territoire pour fausses déclarations que si sa demande a été accueillie, et qu’il ne peut y avoir d’erreur dans l’application de la LIPR dans le cas d’une demande rejetée. M. Kazzi demande essentiellement à la Cour de supprimer du texte de la disposition les mots « risque d’entraîner ».
[35] Je souligne que la question dont je suis saisi n’est pas de savoir si l’interprétation proposée par M. Kazzi pourrait être défendable ou raisonnable; ce que je dois trancher, c’est si l’interprétation de la Section de l’immigration était raisonnable et appartenait aux issues possibles et acceptables. Le fait qu’il pourrait exister d’autres interprétations raisonnables de l’alinéa 40(1)a) ne signifie pas, en soi, que l’interprétation du tribunal ne l’était pas.
[36] Suivant la règle moderne d’interprétation des lois, les tribunaux doivent lire [traduction] « les termes d’une loi [...] dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (B010, au para 29; Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex,
[37] Si l’on examine d’abord l’alinéa 40(1)a), on constate que les termes « entraîne ou risque d’entraîner » une erreur dans l’application de la LIPR y sont expressément employés. La version anglaise parle de présentation erronée qui « induces or could induce » une telle erreur. La disposition exige donc du décideur qu’il se livre à un exercice prospectif, ce qui veut dire qu’au moment de cet examen, la demande présentée au titre de la LIPR est toujours en instance. La Cour a en effet indiqué dans la décision Inocentes que c’est en fonction du moment où la fausse déclaration a été faite, et non ultérieurement, que la Section de l’immigration doit déterminer si une présentation erronée risque d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR. Je ne suis pas convaincu que le fait que la demande sous‑jacente soit ou non accueillie modifie l’interprétation à donner à l’alinéa 40(1)a) et que l’affaire Inocentes se distingue de la présente espèce pour cette raison.
[38] Je passe maintenant à la jurisprudence. Les principes généraux qui se dégagent des décisions de notre Cour sur l’alinéa
[39] Je souligne qu’il importe peu que les autorités aient pu mettre au jour la fausse déclaration. Ce qui compte, c’est de savoir si la fausse déclaration a entraîné ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la LIPR. Comme la Cour l’a maintes fois répété dans ses décisions, le demandeur ne peut tirer parti du fait que la fausse déclaration a été mise au jour par les autorités d’immigration avant qu’elles ne se prononcent sur la demande (Goburdhun, au para 28; Sayedi, au para 27; Faisal Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration),
[40] Je souligne que rien dans la jurisprudence n’appuie la proposition voulant qu’une fausse déclaration ne puisse emporter interdiction de territoire au titre de l’alinéa 40(1)a) si la personne qui l’a faite n’a pas gain de cause dans la demande qu’elle a présentée en vertu de la LIPR. L’avocat de M. Kazzi n’a pu porter à l’attention de la Cour aucune décision en ce sens.
[41] Il ne fait aucun doute que, considérée à la lumière du libellé de la disposition et des principes établis par la jurisprudence, l’interprétation de la Section de l’immigration est tout à fait compatible avec les termes explicites de l’alinéa 40(1)a), les enseignements de la jurisprudence et les objectifs de la LIPR. En fait, tout au long de sa décision, la Section de l’immigration fait référence au libellé exact de l’alinéa 40(1)a) et s’inspire des principes établis par notre Cour relativement à l’interprétation et à l’application de cette disposition. Je n’ai par conséquent aucune hésitation à conclure que l’interprétation de la Section de l’immigration appartient aux issues rationnelles et raisonnables.
[42] L’interprétation proposée par M. Kazzi s’écarte de la jurisprudence de la Cour sur l’alinéa 40(1)a) et, à mon avis, donne un sens contraire à la disposition. Accepter l’argumentaire de M. Kazzi irait à l’encontre du paragraphe
[43] Vu ce qui précède, il n’était certainement pas déraisonnable pour la Section de l’immigration de conclure que le risque envisagé à l’alinéa 40(1)a), soit une possible erreur dans l’application de la LIPR, doit être analysé en fonction du moment de la fausse déclaration, et non lorsque la décision est rendue.
[44] La question que doit trancher la Cour est celle de savoir si l’interprétation qu’a donnée la Section de l’immigration à l’alinéa 40(1)a) était raisonnable. Il s’ensuit que le rôle de la Cour n’est pas de réexaminer la preuve dont disposait la Section de l’immigration, ni de substituer ses conclusions à celles du décideur. Dans la présente affaire, les analyses contextuelles et théologiques, ainsi que la jurisprudence, me forcent à conclure que l’interprétation de la Section de l’immigration ne manque pas de justification, de transparence ou d’intelligibilité, et qu’elle appartient visiblement aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au para 47). L’interprétation de la Section de l’immigration s’accorde avec le libellé de l’alinéa 40(1)a) et la jurisprudence et, dans ces circonstances, la Cour ne doit pas intervenir dans la conclusion du décideur, mais s’en remettre à cette conclusion.
[45] En fait, je suis d’avis que l’interprétation faite par la Section de l’immigration de l’alinéa
[46] Comme ultime argument contre la décision de la Section de l’immigration, M. Kazzi fait valoir que l’ASFC savait qu’il avait été arrêté en 1989, ce qui ressort clairement des lettres qui lui ont été envoyées en 2011 et en 2012, et que l’ASFC entendait établir un rapport d’interdiction de territoire pour des raisons de sécurité parce qu’il était membre des Forces libanaises. D’après M. Kazzi, il est évident que l’ASFC avait l’intention de le déclarer interdit de territoire sur le fondement des articles
[47] Je ne partage pas la conclusion de M. Kazzi, et je ne suis pas convaincu qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale dans le contexte de la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire.
[48] D’abord, je suis d’accord avec le ministre pour dire que si la plainte de M. Kazzi est en fait liée au travail et à la conduite de l’ASFC, la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas le bon moyen de faire entendre ses doléances, puisqu’elles ne portent pas sur la demande de résidence permanente présentée par M. Kazzi pour des motifs d’ordre humanitaire, toujours en instance, ni sur une décision rendue, ou devant être rendue, par l’ASFC. La présente demande porte exclusivement sur la décision de la Section de l’immigration et sur le processus qu’elle a suivi. M. Kazzi dispose d’autres recours pour se plaindre du temps mis par l’ASFC pour traiter sa demande CH, ou des mesures prises par cette dernière. De la même manière, si M. Kazzi estime qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale dans la préparation du rapport d’interdiction de territoire, c’est la décision prise par l’agent de l’ASFC de produire ce rapport qui aurait dû faire l’objet d’un contrôle judiciaire.
[49] Deuxièmement, j’estime que, quoi qu’il en soit, la Section de l’immigration s’est acquittée de ses obligations de manière conforme à la LIPR et à la jurisprudence. Par conséquent, aucun motif sérieux n’étaye l’allégation voulant que la Section de l’immigration ait manqué à l’équité procédurale, et rien ne justifie l’intervention de la Cour.
[50] Il est bien établi que la Loi traite « les citoyens différemment des résidents permanents, qui eux‑mêmes sont traités différemment des réfugiés au sens de la Convention, qui eux-mêmes enfin sont traités différemment des autres étrangers », et que « la [LIPR] n’accorde aux étrangers qui sont des résidents temporaires que peu de mesures de protection sur le plan de la forme ou du fond » (Cha, au para 23). Lorsqu’une mesure d’expulsion est prise, il est prévu que « l’intéressé doit être informé des allégations formulées contre lui et se voir donner la possibilité d’y répondre, que les observations de ce dernier doivent être notées et prises en compte et qu’on doit procéder aux entrevues en présence de l’intéressé ou, dans certains cas, par téléphone » (Cha, au para 49).
[51] En l’espèce, il n’était pas nécessaire d’envoyer une lettre relative à l’équité procédurale, puisqu’une telle lettre donne plutôt l’occasion au « demandeur de démontrer qu’il n’y a eu aucune fausse déclaration ni aucune réticence à dévoiler des faits importants qui auraient pu entraîner une erreur dans l’application de la LIPR », dans les cas où un délégué du ministre conclut à l’interdiction de territoire (Brar, au para 17). Tout au long du processus qui s’est déroulé devant la Section de l’immigration, M. Kazzi était bien au fait du rapport d’interdiction de territoire et il pouvait présenter toutes les observations qu’il souhaitait présenter durant l’enquête. Un rapport d’interdiction de territoire pour fausses déclarations a été établi contre M. Kazzi le 22 septembre 2015, et une enquête a eu lieu le 11 mai 2016, durant laquelle M. Kazzi a eu de multiples occasions d’expliquer son point de vue. M. Kazzi était représenté par l’avocat de son choix durant l’audience.
[52] Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile),
[53] Je souligne qu’il n’appartient pas à la Section de l’immigration de décider si le processus ayant mené à un rapport d’interdiction de territoire était inéquitable, car la seule question qu’elle doit trancher est celle de savoir si la personne concernée est effectivement interdite de territoire, et qu’elle a « pour seul choix de prendre une mesure de renvoi contre l’étranger ou le résident permanent si cette personne est interdite de territoire » (Sharma, au para 19). Par conséquent, l’affirmation de M. Kazzi selon laquelle la Section de l’immigration aurait dû tenir compte des mesures prises par l’ASFC à son égard est sans fondement. Lorsqu’une affaire lui est déférée pour enquête par suite d’un rapport d’interdiction de territoire, la Section de l’immigration n’a aucun pouvoir discrétionnaire. Si la personne est interdite de territoire, la Section de l’immigration doit prendre une mesure de renvoi (Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration),
[54] M. Kazzi demande à la Cour de certifier deux questions :
[55] Pour les motifs qui suivent, je ne crois pas que les questions proposées répondent aux exigences de la Cour d’appel fédérale en matière de certification.
[56] Selon l’alinéa 74d) de la LIPR, une question peut être certifiée par la Cour si l’affaire « soulève une question grave de portée générale ». Pour être certifiée, « une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration),
[57] Je refuse de certifier la première question parce qu’elle n’est pas déterminante quant à l’issue de l’appel et qu’elle n’est pas de portée générale. La Section de l’immigration a affirmé dans sa décision, et M. Kazzi l’a confirmé dans ses observations, que la demande de résidence permanente de M. Kazzi fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était en instance. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une situation où toutes les demandes présentées au titre de la LIPR ont été rejetées. M. Kazzi semble agir comme si toutes les demandes qu’il a présentées en vertu de la LIPR avaient été rejetées avant la décision de la Section de l’immigration, ce qui n’est pas le cas. Par conséquent, la première question qu’il propose ne serait pas déterminante quant à l’issue de l’appel. Par ailleurs, je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse d’une question de portée générale. La jurisprudence n’appuie pas l’interprétation proposée par M. Kazzi, et le libellé explicite de l’alinéa 40(1)a) indique clairement que la possibilité de risque d’erreur dans l’application de la LIPR doit être examinée en fonction du moment de la présentation erronée, et non ultérieurement. La réponse à la question proposée est également bien établie par la jurisprudence de la Cour.
[58] En ce qui concerne la deuxième question, j’estime qu’elle ne satisfait pas non plus au critère de certification. Même en supposant que les accusations et les peines puissent être effacées par une amnistie, il reste qu’une telle amnistie n’exempte pas le demandeur de son obligation de franchise lorsqu’il fait des déclarations au sujet de questions autres que celles relatives aux accusations, aux condamnations et aux peines. En l’espèce, la fausse déclaration de M. Kazzi tient au fait qu’il n’a pas mentionné qu’il avait été arrêté et incarcéré pendant un certain temps au Liban en février 1989. Elle n’est pas liée à l’incidence d’une amnistie sur [traduction] « toute accusation ou peine antérieure », comme semble l’évoquer la question proposée. Une amnistie n’excuse ni ne justifie le défaut de divulguer d’autres faits aux autorités canadiennes de l’immigration, comme une arrestation et une incarcération. Encore là, la question proposée ne serait pas déterminante quant à l’issue de l’appel.
[59] Pour les motifs qui précèdent, la décision de la Section de l’immigration fait partie des issues raisonnables au vu du droit et de la preuve. Selon la norme de la décision raisonnable, la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire doit être intelligible, justifiée et transparente, et elle doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. C’est le cas en l’espèce. En outre, je ne constate aucun manquement aux principes de justice naturelle, et j’estime que les droits fondamentaux de M. Kazzi ont été respectés tout au long du processus suivi par la Section de l’immigration. Par conséquent, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.
[60] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
[61] Le ministre a indiqué que c’est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration qui aurait dû être désigné comme défendeur en l’espèce. L’intitulé de la cause sera donc modifié en conséquence, notamment dans les présents jugement et motifs.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
« Denis Gascon »
Juge
Édith Malo
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : | IMM-2855-16
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INTITULÉ : | MAROUN KARIM KAZZI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE : | Montréal (Québec)
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DATE DE L’AUDIENCE : | Le 11 janvier 2017
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JUGEMENT ET MOTIFS : | LE JUGE GASCON
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DATE DES MOTIFS : | Le 8 février 2017
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COMPARUTIONS :
Dan Bohbot | Pour le demandeur |
Daniel Latulippe | Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dan Bohbot Avocat Montréal (Québec)
| Pour le demandeur |
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Montréal (Québec)
| Pour le défendeur |
AVIS :
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