Décision

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Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo

2009 QCCA 2201

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-017922-071

(750-05-002220-019)

 

DATE :

LE 20 NOVEMBRE 2009

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

JOSEPH R. NUSS, J.C.A.

PIERRE J. DALPHOND, J.C.A.

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.A.

 

 

GENEX COMMUNICATIONS INC.

et

PATRICE DEMERS

et

JEAN-FRANÇOIS FILLION

APPELANTS - Intimés

c.

 

ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DE L’INDUSTRIE DU DISQUE, DU SPECTACLE ET DE LA VIDÉO

et

SOLANGE DROUIN

et

LYETTE BOUCHARD

et

JACQUES PRIMEAU

INTIMÉS - Requérants

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

MIS EN CAUSE

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                LA COUR; - Statuant sur l’appel d’un jugement rendu par la Cour supérieure du Québec, district de St-Hyacinthe, le 26 juin 2007 (l’honorable Jean-Guy Dubois), qui a accueilli la requête en diffamation des intimés et a condamné solidairement les appelants à leur payer 550 000 $ plus leurs honoraires extrajudiciaires et les débours judiciaires;

[2]                Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;

[3]                Pour les motifs du juge Dalphond, auxquels souscrit le juge Nuss :

[4]                ACCUEILLE l'appel, sans frais;

[5]                SUBSTITUE aux paragr. 210 à 215 du dispositif du jugement attaqué les paragraphes suivants :

-         [210] CONDAMNE solidairement les parties intimées Genex Communications inc., Patrice Demers et Jean-François Fillion à payer à la partie requérante Solange Drouin 80 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 3 décembre 2001, plus 30 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 26 juin 2007;

-         [211] CONDAMNE solidairement les parties intimées Genex Communications inc., Patrice Demers et Jean-François Fillion à payer à la partie requérante Lyette Bouchard 8 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 3 décembre 2001;

-         [212] CONDAMNE solidairement les parties intimées Genex Communications inc., Patrice Demers et Jean-François Fillion à payer à la partie requérante Jacques Primeau 20 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 3 décembre 2001, plus 15 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 26 juin 2007;

-         [213] CONDAMNE solidairement les parties intimées Genex Communications inc., Patrice Demers et Jean-François Fillion à payer à la partie requérante ADISQ 15 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 3 décembre 2001, plus 15 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 26 juin 2007;

-         [214] Le tout, avec dépens, les frais taxés ne devant pas faire double emploi du fait que le même avocat agissait pour toutes les parties requérantes.

[6]                De son côté, pour d’autres motifs, la juge Duval Hesler aurait accueilli l'appel aux seules fins de substituer le montant de 80 000 $ à celui de 150 000 $ au paragraphe 213 du jugement de la Cour supérieure, de ne faire courir les intérêts sur le montant des dommages punitifs qu’à compter de la date du jugement, soit le 26 juin 2007, et de supprimer au paragraphe 214, la condamnation aux honoraires extrajudiciaires, le tout sans frais.

 

 

 

 

JOSEPH R. NUSS, J.C.A.

 

 

 

 

 

PIERRE J. DALPHOND, J.C.A.

 

 

 

 

 

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.A.

 

Me Daniel O’Brien

Me Anne-Marie Gagné

O’Brien Avocats s.e.n.c.r.l.

Avocats des appelants

 

Me Stefan Martin

Me Sébastien Grammond

Fraser Milner Casgrain s.r.l.

Avocats des intimés

 

Me Benoît Belleau

Bernard Roy (Justice-Québec)

Avocat du mis en cause

 

Date d’audience :

30 octobre 2008


 

 

MOTIFS DU JUGE DALPHOND

 

 

[7]                Un ex-animateur de radio de la Vieille Capitale et son ex-employeur appellent d’un jugement qui les a condamnés solidairement à verser près de 600 000 $ à l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) et trois de ses dirigeants pour diffamation. Contrairement à ma collègue la juge Duval Hesler, dont j’ai pris connaissance des motifs avant d’écrire les miens, je crois que ce pourvoi requiert que nous discutions d’une importante question de droit, soit l'équilibre qui doit exister entre deux droits protégés, tant en droit public qu'en droit privé québécois, par la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12 (Charte) : d’une part, la liberté d'expression (art. 3)[1], dont celle des commentateurs utilisant un média, et la sauvegarde de la dignité de la personne (art. 4), y compris sa dignité et sa réputation, et ce, afin de déterminer si une faute entraînant la responsabilité civile a été commise par chacune des parties appelantes (Néron c. Chambre des notaires du Québec, [2004] 3 R.C.S. 95 , aux paragr. 51 et suivants). Cet exercice requiert aussi de distinguer entre diffamation et injure. De plus, contrairement à elle, je suis d'avis que la quantification des dommages moraux en cette matière, même s'il s'agit d'un exercice qui comporte un volet discrétionnaire, demeure régie par certains principes, notamment celui de proportionnalité par rapport à la gravité du préjudice, cela étant particulièrement vrai dans un même dossier où il y a plusieurs victimes. En l'espèce, ce principe commande une modification des montants accordés par le juge de première instance. Je crois aussi que le juge a erré en droit quant à la finalité des dommages punitifs et a ignoré les critères devant servir à leur quantification énoncés à l’art. 1621 C.c.Q. Finalement, comme ma collègue, je suis d'avis qu’il n’y a pas lieu de modifier la solidarité prononcée par le premier juge à l’égard des dommages punitifs, et ce, parce que la jurisprudence le permet entre coauteurs d’une atteinte illicite et intentionnelle, qu'il y a lieu d'intervenir quant au point de départ des intérêts et de l'indemnité additionnelle pour les dommages punitifs et que la condamnation au remboursement des frais extrajudiciaires des parties intimées était erronée.

LE CONTEXTE

 

[8]                On trouve sur les ondes radiophoniques du pays des émissions de tout genre. Parmi les produits disponibles, il y a des émissions où l'animateur commente les évènements du jour satiriquement, sans nuance, par l’expression de commentaires acidulés ou provocants. L’appelant Jeff Fillion excellait dans ce genre. Aux époques pertinentes, son émission diffusée par CHOI-FM « Le monde parallèle de Jeff et sa gang » connaît un vif succès dans la région de Québec. Il importe de souligner que si la station attire entre 300 000 et 325 000 auditeurs par jour, l’auditoire réel de l’émission entre 6 h et 9 h est d'environ 50 000 à 65 000 personnes et de 37 000 après 9 heures. La station rapporte gros à l'appelante Genex, la propriétaire de la station, qui réalisait des bénéfices nets de plus de 600 000 $ en 2002 et de plus de 1 million de dollars par la suite. Son président et actionnaire principal (64 %) est l’appelant Patrice Demers. Les propos y tenus donnent aussi lieu à de nombreuses plaintes et poursuites judiciaires qui amèneront le CRTC à ne pas renouveler la licence de CHOI à l’été 2004. M. Fillion cesse d'avoir une émission sur les ondes en mars 2005 et se retrouve ensuite au chômage. Ses revenus actuels et au moment du procès sont peu élevés. Quant à Genex, elle a vendu les actifs de CHOI en mai 2006, puis les actifs de sa seule autre station, CKNU, Portneuf.

[9]                L’ADISQ, incorporée il y a une trentaine d’années, a pour mission de favoriser le développement de l'industrie de la musique au Québec. Elle jouit d’une grande visibilité, notamment, en raison d'un palmarès hebdomadaire des chansons québécoises mises en marché, regroupées sous deux catégories, et d'un gala annuel où on remet des « Félix » aux chanteurs, compositeurs et producteurs québécois qui en sont membres. Dans la défense des intérêts économiques, sociaux et professionnels de ses 500 membres, elle n'hésite pas à prendre position publiquement, à faire des représentations auprès des gouvernements, tant fédéral que provincial, et à intervenir devant des organismes de réglementation comme le CRTC. À l’époque pertinente, son président était l’intimé Jacques Primeau, un agent d’artistes et producteur, sa vice-présidente affaires publiques et directrice générale, l’intimée Solange Drouin, une avocate qui a de la famille dans la région de la Vieille Capitale, et sa directrice adjointe, l’intimée Lyette Bouchard, responsable des ressources humaines.

[10]           À l’automne 2001, un différend existe entre l’ADISQ et la station CHOI-FM. Selon la première, la station ne fait pas assez la promotion des produits francophones québécois et ne respecte pas les quotas fixés par le CRTC en matière de diffusion de musique francophone. L’Adisq s’en plaint ouvertement, notamment lors des renouvellements de la licence de la station par le CRTC. Quant à CHOI et M. Fillion, ils font valoir que l'exigence de 60 % de contenu francophone est exagérée pour une station qui s’identifie réellement à la musique rock et oblige les stations à faire tourner les meilleurs produits à répétition ou de la musique de pauvre qualité. CHOI et Fillion font la promotion d'un modèle différent qui ne serait pas limité à deux catégories de musique et où le pourcentage de musique rock francophone serait moins élevé, soulignant qu'en France, il n'est que de 30 %.

[11]           Le jeudi 25 octobre 2001, dans un segment de plus de 11 minutes débutant à 9 h 20, M. Fillion et son groupe réagissent à un article de Nathalie Petrowski publié dans La Presse où elle parle de la place du disque au Québec et en France par rapport au cinéma. J'analyserai plus loin ce segment; pour l'instant, il suffit de dire que l'ADISQ s'en prend au fait que M. Fillion met en doute sa crédibilité comme défenseur de la culture musicale québécoise, la qualifie de « gang de crottés » et « gang de chiens » et la déclare intéressée seulement par l'argent et prête à mettre des bâtons dans les roues de ses opposants, comme CHOI qu'elle voudrait voir éliminer.

[12]           Le lendemain, le vendredi 26 octobre 2001, dans le cours d'un segment d'une durée de plus de 20 minutes qui débute vers 8 h 57, M. Fillion et son groupe réagissent à un article paru le matin même dans Le Journal de Québec, section spectacles, deux jours avant le 23e gala annuel de l'ADISQ, où M. Primeau et Mme Drouin, photographiés, vantent les réalisations de leur organisation, dont leurs deux compilations de disques en vente qui semblent plaire aux Québécois. La majorité des propos ayant donné lieu à l'action des intimés y est prononcée; ils se résument en des allégations de liens suspects entre l'ADISQ et certains intérêts financiers, dont Astral Média, un compétiteur de Genex, et des attaques personnelles à l'égard principalement de Mme Drouin, qui se voit affublée d'épithètes comme « maudite folle », « maudite pelote », « maudite conne », « maudite vache », « maudite chienne », « maudite cochonne » et « grande hypocrite ». J'y reviendrai dans l'analyse.    

[13]           Le mercredi 21 novembre 2001, vers 8 h 53, M. Fillion, qui a assisté le jour précédent au deuxième jour des audiences du CRTC relativement à un renouvellement de la licence de CHOI, commente avec son groupe la situation de la radio au Québec, les orientations du CRTC, la position d'Astral Média, etc. Dans ce segment de 27 minutes, M. Fillion critique la position de l'ADISQ, mentionne qu'il est perçu par cette dernière comme dangereux et que Solange Drouin lui a annoncé qu'elle comptait le poursuivre. Il déclare qu'on tente d'imposer à l'ensemble du Québec un modèle montréalais, que le Québec peut vivre sans l'ADISQ, qu'il existe trop de convergence entre les dirigeants de l'ADISQ, les producteurs et les gérants d'artistes, que l'ADISQ, Astral et leurs amis veulent sa peau et que son temps est compté. Il réitère que Mme Drouin est une « maudite folle ». 

[14]           Le lendemain, le jeudi 22 novembre 2001, à 7 h 41, M. Fillion répète que les représentants de l'ADISQ refusent de participer à un débat en ondes avec lui, mais le menace d’une poursuite. Dans le cadre d'un segment d'une durée de moins de quatre minutes, il formule des commentaires visant Mme Drouin, sans cependant mentionner son nom.

[15]           Le même jour, les avocats des intimés font parvenir aux appelants une mise en demeure où ils citent des extraits des deux émissions d'octobre 2001 considérés diffamatoires. Il s’ensuit des échanges entre les avocats des parties quant au contenu d’un message de rétractation. Aucune entente n’en résulte. Néanmoins, le 30 novembre 2001, à 9 h, alors que M. Fillion est à l’extérieur du pays, mais avec son accord, Genex présente des excuses sur ses ondes dans le cadre d'un message de 38 secondes :

Un message de la direction CHOI-FM

Le 25 et le 26 octobre 2001, nous avons tenu des propos à l’égard de l’ADISQ, madame Solange Drouin, madame Lyette Bouchard et monsieur Jacques Primeau qui étaient diffamants et dérogatoires. Les propos tenus n’étaient pas justifiés et n’auraient pas dû être prononcés. Nous faisons part à l’ADISQ, madame Solange Drouin, madame Lyette Bouchard et monsieur Jacques Primeau de nos excuses, quant aux propos tenus réitérant que ces personnes ne méritaient pas d’être affligées des propos qui ont été tenus à leur égard. En conséquence, nous nous excusons d’avoir tenu les propos susdits et nous nous rétractons.

[16]           Début décembre 2001, les intimés déposent une requête pour protection de la réputation où ils réclament globalement 750 000 $ en dommages, incluant le remboursement de leurs honoraires extrajudiciaires et une injonction. La requête récite tous les passages des émissions d'octobre et novembre considérés diffamatoires, sans cependant les mettre en contexte.

[17]           Cette requête sera amendée en mars 2002 pour y ajouter quelques extraits des propos tenus par M. Fillion le 21 février 2002, vers 7 h 30, dans le cadre d'un extrait de 28 minutes où il réagit à un article publié dans Le Soleil qui parle de la continuation des audiences du CRTC, le jour précédent, où diverses personnes ont été entendues, dont des représentants de l'ADISQ qui ont fait un plaidoyer pour le retrait de la licence de CHOI avec un « best of » audio des pires moments de l'émission de plusieurs années. M. Fillion traite l'ADISQ de « mafia musicale » et laisse entendre qu'il existe des pots-de-vin et autres malversations à l'ADISQ.

[18]           Le 16 juillet 2002, le CRTC renouvelle la licence de Genex pour la station CHOI-FM, mais uniquement pour une période de 24 mois se terminant le 31 août 2004, le tout assorti de diverses conditions dont le respect d’un code de déontologie. Cette décision fait suite aux nombreuses plaintes à l’égard de l’émission de M. Fillion.

[19]           Le 13 juillet 2004, d'avis que Genex et Fillion n'ont pas fait le nécessaire, le CRTC décide de ne pas renouveler la licence de CHOI-FM qui vient à échéance le mois suivant. Genex entreprend alors des procédures devant les cours fédérales, qu’elle perdra. Entre-temps, elle continue d’opérer la station.

[20]           Dans la réponse à la contestation, les intimés ajoutent une dernière référence, relative à des propos diffusés le 14 septembre 2004, lorsque M. Fillion et un certain Dominique rapportent qu'ils viennent de découvrir qu'il y a eu une rencontre privée entre la direction du CRTC, dont son président Charles Dalfen, et des représentants de l'ADISQ en mars précédent. Ce segment dure environ neuf minutes. M. Fillion réagit en déclarant qu'il est outré d'apprendre que M. Blanchet, le nouveau président de l'ADISQ et apparemment un ennemi, « se branle » dans le bureau du président du CRTC alors que CHOI ne peut avoir un accès similaire et que l'ADISQ est une « belle gang d'écœurants » et une « belle gang d'enfants de chienne ».

[21]           En terminant ce résumé des faits, il importe de corriger une erreur factuelle importante. Contrairement à ce qu’affirmait le premier juge et ma collègue au paragraphe 162 de ses motifs, l’essentiel des propos fautifs a été prononcé avant la mise en demeure (quatre des six émissions). De même, la preuve n’indique aucunement une répétition à satiété de propos misogynes ou autres, surtout pas après la mise en demeure. En réalité, l’ADISQ n’a allégué que six commentaires en trois ans d’émissions quotidiennes!

[22]           Le procès a lieu en décembre 2006 et dure trois jours. Tous les acteurs principaux sont entendus. Le jugement est rendu le 26 juin 2007 et les appelants se pourvoient dans le délai contre toutes les condamnations.

[23]           En réponse à un moyen soulevé par les appelants, par un avis sous l'art.  95 C.p.c. au procureur général, les intimés soulèvent l'inconstitutionnalité des art.  477 et 480 C.p.c. relatifs aux dépens, si ceux-ci font obstacle au remboursement de leurs honoraires extrajudiciaires lorsqu'un droit protégé par la Charte est en jeu. Le 9 juin 2008, cet avis est rejeté par la Cour d’avis qu'un tel débat « requérait une preuve contextuelle et de raisonnabilité en première instance qui n’a pas été faite puisque l’argument n’avait pas été soulevé ».  Les intimés réorientent alors le débat en arguant que les art.  477 et 480 C.p.c. doivent être interprétés comme permettant le remboursement de leurs honoraires extrajudiciaires lorsqu’un droit protégé par la Charte est violé. Fait exceptionnel, le Procureur général demeure au dossier pour faire valoir que l'art. 477 C.p.c. est clair et que le jugement attaqué ne respecte pas les enseignements de la Cour dans Viel c. Les Entreprises Immobilières du terroir Ltée, [2002] R.J.Q. 1262 (C.A.) et ses arrêts subséquents qui ont refusé un tel remboursement, même lorsque des droits protégés par la Charte étaient en jeu.

LE JUGEMENT ATTAQUÉ

 

[24]           Le juge de première instance résume longuement les prétentions des parties et les témoignages. Il s’intéresse cependant peu au contexte dans lequel les propos litigieux furent prononcés. Puis, après avoir cité les auteurs Baudouin et Deslauriers, il conclut que les propos tenus par M. Fillion sont illégaux et dégradants et que l'on ne peut, sous prétexte de vouloir défendre un poste de radio, se permettre de salir la réputation de quiconque. Il ajoute que Genex pouvait faire valoir ses prétentions à l'encontre de celles de l'ADISQ devant le CRTC. Il retient que les allusions de convergences d’intérêts n'étaient pas juridiquement appropriées, parce que non prouvées. De la rétractation en novembre 2001, il dit qu'elle est sans valeur car faite du bout des lèvres et sans effet sur M. Fillion qui a continué de tenir des propos diffamatoires à l'égard des intimés (N.B. : M. Fillion a parlé de l’ADISQ à deux reprises en deux ans et demi après la réception de la mise en demeure et toujours en réaction à des articles de journaux). La responsabilité civile de M. Fillion et de son employeur Genex est retenue, de même que celle de M. Demers au motif qu’il a préféré profiter de la situation plutôt que de restreindre M. Fillion.

[25]           Le juge accorde les dommages moraux réclamés par les intimés, soit 150 000 $ à Mme Drouin, 50 000 $ à Mme Bouchard, 50 000 $ à M. Primeau et 100 000 $ à l’ADISQ, auxquels il ajoute, sans une analyse sous l'art. 1621 C.c.Q., les dommages punitifs réclamés, soit 50 000 $ à chacun, d'avis que les propos de M. Fillion ont été tenus de façon intentionnelle et malicieuse. Le juge accueille aussi la réclamation pour les honoraires extrajudiciaires (43 742,79 $) au motif que M. Fillion a délibérément abusé de son droit de parole en violant les droits fondamentaux des intimés, ce qui les a forcés à prouver devant un tribunal qu'elles avaient été diffamées et à encourir des frais. Finalement, pour toutes ces condamnations, il prononce la solidarité entre les parties appelantes.

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[26]           Les appelants invoquent des erreurs de fait et de droit concernant cinq sujets[2] :

-         l'attribution des dommages moraux;

-         l'attribution des dommages punitifs et la solidarité des appelants à leur égard;

-         l'attribution d'honoraires extrajudiciaires;

-         le départ du calcul de l'intérêt et de l'indemnité additionnelle;

-         la responsabilité solidaire de M. Demers à l’égard de tous les dommages-intérêts.

L'ANALYSE

I.          Remarques préliminaires

[27]           Les appelants ne manquent pas de souligner, d'une part, que lors des plaidoiries le juge de première instance a indiqué être en désaccord avec l'arrêt Société St-Jean Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette, J.E. 2002-1321 (C.A.) (autorisation d'appeler refusée par la Cour suprême) et qu'il a de fait refusé de l'appliquer et, d'autre part, qu'il a choisi d'ignorer l'arrêt Viel, précité, ce qui motive d'ailleurs l'intervention du Procureur général. Dans ces circonstances et puisqu’il n’y a pas vraiment de stare decisis en droit civil[3], la Cour doit reprendre l'analyse de plusieurs questions de droit, notamment les critères permettant de conclure en une faute dans l’expression d’une opinion, de même que le droit aux honoraires extrajudiciaires dans les litiges régis par la Charte

[28]           Il faut ajouter que depuis le jugement attaqué, sur la première question, la jurisprudence a continué d’évoluer, incluant un arrêt récent de la Cour suprême, WIC Radio Ltd. c. Simpson, [2008] 2 R.C.S. 420 , et que sur le deuxième point, notre Cour a, jusqu'à maintenant, infirmé tous les jugements portés devant elle qui ont dérogé aux principes énoncés dans l'arrêt Viel au motif que l'abus sur le fond (par opposition à l'abus de procédure) consistait en une violation de la réputation, un droit protégé par la Charte, d’où le droit exceptionnel à une compensation pour les honoraires (thèse rejetée à plusieurs reprises par notre Cour). De même, concurremment à l'audition de ce pourvoi, un arrêt de la Cour a exclu la condamnation solidaire à l'égard de dommages punitifs dans Solomon c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1832 .

II.         Actualisation des principes en matière de diffamation par un commentateur

[29]           Dans WIC Radio, précité, la Cour suprême a eu l'occasion de se prononcer sur la nature de l'équilibre à établir entre la liberté d'expression d'un animateur de radio et le droit à la dignité de la personne qui fait l'objet de commentaires (paragr. 14). Elle y mentionne l'importance de distinguer en matière de diffamation entre le reportage journalistique qui présente des faits et le commentaire d'évènements (paragr. 26), lequel peut prendre plusieurs formes : éditorial, émission-débat radiophonique, tribune radiophonique, caricature, émission satirique. Elle souligne aussi que les règles régissant la défense de commentaire loyal accordent une grande latitude aux commentateurs (paragr. 25). Elle retient ensuite qu'il est permis à l'égard de questions d'intérêt public d'exprimer un commentaire diffamatoire, si une personne, si entêtée soit-elle dans ses opinions et ses préjugés, pouvait honnêtement exprimer ce commentaire vu les faits prouvés, ajoutant qu'il s'agit d'un critère objectif qui n’est pas très exigeant (paragr. 49-50). Cependant, l'auteur du commentaire diffamatoire perdra cette protection si la victime prouve qu'il a agi avec malveillance (paragr. 52-53). Elle conclut que si les commentaires de l'animateur de la station WIC étaient diffamatoires et peuvent être considérés d'une virulence malsaine (paragr. 56), ils sont néanmoins permis dans une société libre et démocratique.

[30]           Dans une opinion concurrente, le juge LeBel rappelle que même s'il est parfois difficile de distinguer un fait (reportage journalistique) d’un commentaire, cette distinction a son importance car la nature subjective du commentaire atténue généralement l’atteinte à la réputation d’autrui par rapport à un énoncé de fait objectif, ce dernier étant plus susceptible d’influencer le public qu’un commentaire (WIC Radio, paragr. 71).

[31]           Bien sûr, cet arrêt rendu sous le régime de la common law ne s'applique pas directement en droit civil québécois où la défense de commentaire loyal n'existe pas (Prud'homme c. Prud'homme, [2002] 4 R.C.S. 663 , p. 697-699) et où tout se joue au niveau de la caractérisation du comportement reproché comme fautif au sens de l'art. 1457 C.c.Q. Il fournit néanmoins des repères utiles afin de déterminer dans quelles circonstances il y a lieu de conclure que la personne qui a tenu les propos reprochés n'a pas respecté « les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui ». C'est d'ailleurs ce qu'a fait récemment la Cour dans Diffusion Métromédia CMR inc. c. Bou Malhab, 2008 QCCA 1938 , paragr. 38 (autorisation d'appeler accueillie par la Cour suprême). Il fournit aussi des repères quant à la quantification du préjudice, notamment en soulignant que celui associé à des commentaires pouvant être bien moindre que celui découlant d’une allégation factuelle non fondée.

[32]           En l’espèce, à la différence de l’affaire Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles inc., [1994] R.J.Q. 1811 (C.A.), l’auteur des propos litigieux n’est pas un journaliste dont la nature fautive du comportement s’apprécie en fonction des normes journalistiques professionnelles : Néron c. Chambre des notaires, [2004] 3 R.C.S. 95 , mais un commentateur public dont la responsabilité ne peut découler que d’un abus de sa liberté d’expression. 

[33]           Je crois aussi important de mentionner qu'il existe une distinction en droit civil québécois entre la diffamation et l'injure, deux notions souvent confondues. Certes, ces deux fautes se rattachent à des atteintes à la dignité de la personne et l'art. 4 de la Charte protège tout autant la réputation et l'honneur que la dignité (Fillion c. Chiasson, [2007] R.J.Q. 867 (C.A.), paragr. 92). De plus, les deux fautes résultent d'un abus de la liberté d'expression. Il y a lieu cependant de les distinguer, notamment, pour l'évaluation du préjudice.

[34]           Le juge LeBel, alors de la Cour, écrit dans Radio Sept-Îles inc., précité, au paragr. 35, que la diffamation « consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables ». (Voir aussi : Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, 7e éd., vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, n° 1-292 à 1-293, p. 257 à 271). Le préjudice tient compte de la gravité des conséquences dans l'esprit des gens qui ont entendu les propos diffamatoires. Ainsi, des propos diffamatoires diffusés à des dizaines de milliers d'auditeurs méritent généralement une plus grande compensation que ceux communiqués à un groupe restreint de lecteurs.

 

[35]           Parce que le caractère diffamatoire des propos s'évalue en fonction des autres et de l'image qu'ils se font désormais de la victime des propos, on applique une norme objective plutôt que subjective (point de vue de la victime) pour déterminer s'il y a eu diffamation. Dans l’arrêt Prud’homme, précité, la Cour suprême, sous la plume des juges LeBel et L’Heureux-Dubé, s'exprime ainsi : 

34 La nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective (Hervieux-Payette c. Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, [1998] R.J.Q. 131 (C.S.), p. 143, infirmé, mais non sur ce point, par Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette, [2002] R.J.Q. 1669 (C.A.)).  Il faut, en d’autres termes, se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers.  À cet égard, il convient de préciser que des paroles peuvent être diffamatoires par l’idée qu’elles expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s’en dégagent.  Dans l’affaire Beaudoin c. La Presse Ltée, [1998] R.J.Q. 204 (C.S.), p. 211, le juge Senécal résume bien la démarche à suivre pour déterminer si certains propos revêtent un caractère diffamatoire :

« La forme d’expression du libelle importe peu; c’est le résultat obtenu dans l’esprit du lecteur qui crée le délit ». L’allégation ou l’imputation diffamatoire peut être directe comme elle peut être indirecte « par voie de simple allusion, d’insinuation ou d’ironie, ou se produire sous une forme conditionnelle, dubitative, hypothétique ». Il arrive souvent que l’allégation ou l’imputation « soit transmise au lecteur par le biais d’une simple insinuation, d’une phrase interrogative, du rappel d’une rumeur, de la mention de renseignements qui ont filtré dans le public, de juxtaposition de faits divers qui ont ensemble une semblance de rapport entre eux ».

Les mots doivent d’autre part s’interpréter dans leur contexte. Ainsi, « il n’est pas possible d’isoler un passage dans un texte pour s’en plaindre, si l’ensemble jette un éclairage différent sur cet extrait ». À l’inverse, « il importe peu que les éléments qui le composent soient véridiques si l’ensemble d’un texte divulgue un message opposé à la réalité ». On peut de fait déformer la vérité ou la réalité par des demi-vérités, des montages tendancieux, des omissions, etc. « Il faut considérer un article de journal ou une émission de radio comme un tout, les phrases et les mots devant s’interpréter les uns par rapport aux autres. »

35 Cependant, des propos jugés diffamatoires n'engageront pas nécessairement la responsabilité civile de leur auteur. Il faudra, en outre, que le demandeur démontre que l'auteur des propos a commis une faute.

(je souligne)

[36]           Par contre, les propos injurieux sont plutôt ceux qui font mal à la victime, lui cause un préjudice qu'elle ressent dans son for intérieur sans par ailleurs que soit nécessairement diminuée l'estime dont elle jouit auprès de son entourage ou du public.

[37]           Cette différence est bien soulignée par le juge Lanctôt dans Falcon c. Cournoyer, REJB 2000 - 15974 (C.S.) :

22.  Dans son ouvrage « La presse et la diffamation » [4], Me Vallières précise que la diffamation est différente de l’injure et les distingue de la façon suivante :

Au Québec, nous employons de façon interchangeable les termes libelles, injure, diffamation et même libelle diffamatoire pour signifier une atteinte à la réputation. Cette terminologie recouvre diverses réalités.

2.1. La diffamation et l’injure

Une première distinction s’impose entre la diffamation et l’injure. L’article 29 du Code français de la presse l’établit avec une remarquable concision. Nous l’avons souligné plus haut : « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur... est une diffamation ». Mais l’article ajoute que « toute expression outrageante, terme de mépris ou invective, qui ne renferme l’imputation d’aucun fait, est une injure ». Nos tribunaux ont entériné cette distinction.

La diffamation doit donc se présenter sous la forme « d’une articulation précise de faits de nature à être sans difficulté l’objet d’une preuve et d’un débat contradictoire ». Autrement, il ne peut s’agir que d’une injure. On ne saurait répertorier les expressions ou les termes injurieux qui sont à la mesure de l’imagination et du style de chacun, mais on peut indiquer à titre d’exemples quelques expressions que la jurisprudence a qualifiées d’injurieuses. Il en est ainsi des termes « voyous » et « gibiers » pour qualifier des adversaires politiques ou bien encore « chiens enragés » pour désigner les membres d’un conseil d’administration.

(je souligne)

[38]           Par ailleurs, comme le mentionne le juge Senécal, cité avec approbation par la Cour suprême dans Prud'homme, l'analyse des propos reprochés doit se faire dans la globalité de l'émission où ils ont été exprimés et non en examinant des phrases, chirurgicalement extraites de l'ensemble, comme l’ont fait les intimés tant devant nous que devant le juge de première instance. De même, il faut tenir compte de l’occasion qui suscite le commentaire. Bref, il faut tenir compte de tout le contexte entourant la tenue des propos pour déterminer s'ils constituent une faute : Hill c. Église de Scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130 , p. 1141; Société St-Jean-Baptiste de Montréal,  précité, paragr. 11. Ce principe a été ignoré par le premier, ce qui constitue une erreur de droit, ceci dit avec égards. Quant à la finalité de cette analyse contextuelle, il faut rappeler que la Cour a déclaré dans l’arrêt Société St-Jean-Baptiste que « les tribunaux ne sont pas arbitres en matière de courtoisie, de politesse et de bon goût » (paragr. 27), un principe ignoré par le premier juge en raison de son désaccord avec cet arrêt.

[39]           Finalement, comme je l’ai déjà dit précédemment au nom de la Cour dans Fleury c. Pavillon du Parc inc., [2003] R.R.A. 412 (C.A.), le droit à la réputation est protégé par la Charte tant pour les personnes morales que physiques (voir aussi : Groupe R.C.M. inc. c. Morin, [1996] R.R.A. 1005 (C.S.), principe confirmé par la Cour B.E. 2000BE-266 (C.A.); voir aussi Fondation québécoise du cancer c. Patenaude, EYB 2006-111467 (C.A)). Cependant, comme le fait remarquer mon collègue le juge Morissette dans l’arrêt Fondation québécoise du cancer, aux paragr. 73, 74 et 77, l’évaluation des dommages moraux subis par une personne morale diffère de celle pour une personne physique, les tribunaux se montrant beaucoup moins généreux, accordant entre 10 000 $ et 25 000 $ (voir la revue jurisprudentielle dans Voltec Ltée c. CJMF-FM Ltée, J.E. 2002-1843 , paragr. 79 (C.A.)).

III.        Fillion a-t-il excédé la norme de comportement acceptable?

[40]           En l'espèce, il ressort de la preuve que l'émission de M. Fillion n'en est pas une d'information, comme son titre l'indique bien « Le monde parallèle de Jeff et sa gang ». Il s'agit plutôt d'une émission où l'animateur et son groupe réagissent aux évènements du jour. M. Fillion le reconnaît, il aime parler avec ses sentiments et provoquer la controverse. Lui et son groupe ne font pas dans la dentelle, ni ne brillent par la rigueur de leurs commentaires ou la qualité de la langue utilisée. En fait, parfois M. Fillion semble avide de vulgarité et enclin à tenir des propos orduriers. Malgré cela, il attire un auditoire impressionnant pour la région de Québec, jusqu’à 65 000 auditeurs avant vers 9 heures.

[41]           L'ADISQ était en conflit avec CHOI-FM et elle n'avait pas hésité à intervenir devant le CRTC pour s'opposer au renouvellement de la licence de la station. Un tel débat est éminemment d'intérêt public, ce qu'une impressionnante manifestation sur la colline parlementaire de Québec, des éditoriaux dans la presse écrite et des commentaires de personnalités politiques ont confirmé.

[42]           M. Fillion et son groupe avaient pleinement le droit de critiquer sur les ondes les positions de l'ADISQ, un acteur influent et public du domaine culturel québécois, qui de surcroît, s'opposait à CHOI. Ceci dit avec égards pour ma collègue, le juge de première instance commet une erreur de droit lorsqu’il écrit que le recours approprié était de faire valoir sa position devant le CRTC :

[120]       Genex Communications Inc. qui opère CHOI-FM, avait à sa disposition des moyens de faire valoir ses droits à l'encontre des représentations que faisait et voulait faire l'ADISQ représentée par monsieur Primeau et les deux autres requérantes, Me Drouin qui agissait comme directrice-générale, et madame Bouchard comme directrice-générale adjointe.

[121]       D'ailleurs, lors des audiences de février 2002, le représentant des intimés, monsieur Delaney, faisait état que des propos malheureux avaient été tenus et on essayait de faire valoir les droits du poste CHOI-FM devant le CRTC.

[122]       C'était le canal approprié pour défendre son point de vue et non pas de lancer de la boue comme monsieur Fillion l'a fait à l'encontre de l'ADISQ, monsieur Primeau, Me Drouin et madame Bouchard.

(je souligne)

[43]           De même, le premier juge me semble confondre reportage factuel et expression de commentaires, journalisme et éditorial, lorsqu'il reproche à M. Fillion d'avoir parlé de proximité trop étroite entre l'ADISQ et certains intérêts financiers du milieu de la musique et de la radio sans être en possession d'une preuve suffisante :

[123]       Les propos qui ont été tenus à l'automne 2001 et qui ont eu une suite en février 2002 et en septembre 2004 faisaient des allusions particulières de connivence[5] ou de relation qui ne seraient pas juridiquement appropriées mais elles n'ont jamais fait l'objet de preuve devant le présent Tribunal.

En l'espèce, à partir de certains faits connus, comme la composition du conseil d'administration de l'ADISQ, la provenance de son président et certaines convergences d'approches, il était loisible à M. Fillion d'exprimer l'opinion qu'il y avait, selon lui, de la convergence entre l'ADISQ et certains intérêts.

[44]           Je passe maintenant à une analyse contextuelle des propos reprochés par les intimés pour déterminer s'il y a eu faute, exercice auquel le juge ne s'est pas livré comme le démontre la lecture de son jugement, ce qui constitue une autre erreur de droit. Je souligne d'entrée de jeu que la plupart d'entre eux sont de la nature de commentaires (« vache, chienne, cochonne, conne, vache adjointe, hypocrite, prétentieux »), quoique certains infèrent des faits, comme l'existence de pots-de-vin. Pour l'essentiel, ils ont été prononcés avant la réception de la mise en demeure des intimés (je répète que quatre des six émissions dont les parties intimées considèrent le contenu diffamatoire ont été diffusées avant la réception de la mise en demeure); clairement la mise en demeure de novembre 2001 et l'introduction des procédures en décembre 2001 ont calmé les ardeurs de M. Fillion et de son groupe (deux commentaires par la suite sur près de trois ans). Prétendre que les propos fautifs ont été répétés à satiété n’a aucune assise dans la preuve.

· les commentaires du jeudi 25 octobre 2001 :

[45]            Je reproduis les parties les plus pertinentes pour la mise en contexte, en soulignant les passages considérés diffamatoires par les intimés :

(Fillion):   Ça m’écœure de lire que Nathalie Petrowski puis les gens de l’ ADISQ. Si vous discutez du sujet avec les porte-parole de l’ADISQ, quand je vous disais que c’était Michel Bélanger le boss, ce n’est plus lui parce que ça change chaque année, on change le comité, mais c’est son chum c’est Jacques comment est-ce qu’il s’appelle.

(Voix Féminine):   Primeau.

(Fillion):   Jacques Primeau ancien gérant de Rock et Belles Oreilles, maudit prétentieux, chum de Michel Bélanger puis dans la même gamique. … Les portes parole de l’ADISQ nous disent et ils répondent au sujet des raisons pourquoi la musique francophone ne va pas bien au Québec, c’est la faute des radios, ces machines frileuses, bornées et commerçantes à l’os qui font toujours tourner les trois mêmes tounes de Natacha St-Pierre, les radios frileuses et bornées sont déjà chanceuses de jouer, sont déjà chanceux pour vous autres de jouer de la marde comme Natacha St-Pierre. Dans un contexte sans quota, Natacha St-Pierre aurait jamais joué puis la culture québécoise se serait mieux portée.

[...]

(Voix Masculine 2):   Encore une fois ce matin on a reçu les bobines pour écouter justement les applications de la prochaine année.

(Fillion):   Les bobines, les bobines.

(Voix Masculine):   On en a qui forçaient un petit peu trop, de retour en studio Jeff (rires).

(Fillion):   (inaudible), mais regarde comment ils sont hypocrites la maudite gang de l’ ADISQ. Qu’est c’est qu’ils veulent, c’est quoi qu’ils veulent eux autres?...

(Voix Féminine):   Comment tu peux en jouer plus?

(Fillion):   Mais pourquoi ils écoutent? Pourquoi c’est eux autres qui mènent? Pourquoi c’est une petite clique de vingt-cinq personnes qui décident qu’est ce qu’on doit écouter à la radio puis combien de pourcentage. C’est aberrant dans une société démocratique ça.

(Voix Masculine 1):   C’est comme la SAQ, c’est un monopole.

(Voix Masculine 2):   Les leaders au Québec c’est pathétique.

(Fillion):   Ça n’a pas de bon sens.

(Voix Masculine 2):   Dans tous les domaines. C’est  .... c’est ça.

(Fillion):   J’ai essayé de lui parler, j’ai essayé de les entrer en ondes l’ADISQ et moi je veux les cuisiner au boutte, je veux les embarquer une fois par semaine, je suis écœuré qui décide qu’est ce qu’on doit écouter et quand je reviens d’ailleurs et puis que j’arrive à Montréal et que l’avion se pose sur la piste puis que j’embarque dans le char et que je tombe à CKOI puis que tu entends une toune de Garou tu as envie de vomir puis de repartir à la course d’où tu arrives.

(Voix Masculine 1):   Mais sincèrement, où tu vois la crédibilité de l’ADISQ? Il n’y en a plus, puis ça fait longtemps il me semble. C’est chose sue.

(Fillion):   Et c’est eux autres qui mènent au CRTC puis c’est eux autres qui mènent pour le ministère de Culture puis c’est des gens écoutés, puis c’est des gens du milieu, extraordinaires, puis ils décident tout ce que vous devez bouffer comme culture. Il y a des petits groupes dans tous les domaines, comme l’ADISQ qui décident qu’est ce qu’on doit avoir en ondes pour la protection de la langue. Puis, en plus, on sait très bien pourquoi, c’est pour leur remplir les poches, c’est pour que Michel Bélanger se promène avec une Mercedes, qu’il ait une maison de 700 000 $ sur le Plateau Mont-Royal, ça m’écœure, je suis plus capable.

(Voix Masculine 2):   Not capable -I’m not capable (rires).

(Voix Masculine 1):   Il reste une minute pour le (inaudible).

(Fillion):   Ça ne me dérange pas si je veux en prendre vingt-deux, j’en prendrai vingt-deux.

(Voix Masculine 1):   Oh, je faisais juste te dire ça de même en passant, c’est pas important, c’était pas l’intention.

(Voix Féminine):   Ce n’était pas un ordre (rires).

(Fillion):   J’essaye de leur parler à l’ADISQ j’ai laissé des messages à Solange.

(Voix Masculine 1):  Chaput-Rolland ?

(Fillion):   À Lyette, j’ai été déjà dans leur comité, j’ai déjà été espionner dans leur comité voir ce qui se passait, j’ai déjà été voir. C’est des pelleteux de nuages et des malades dans la tête, une petite clique de fous, de purs capitalistes, qui, au nom de la culture essaient de nous faire croire qu’ils sont là pour la bonne raison, alors que c’est le mafioso, Mom Boucher est plus straight qu’eux autres.

(Voix Masculine 1) : Vendeux de caisses à vapeur.

(Fillion)Mom Boucher .... j’aime mieux faire affaire avec les Hell's qu’avec l’ADISQ. J’ai essayé de leur parler, de les entrer en ondes; ils sont pas capables de me retourner mes appels, maudite gang de crottés puis ils vont être icitte quand le CRTC va venir pour renouveler l’entente. Ils vont nous mettre des bâtons dans les roues puis ils vont nous dire qu’on fait pas ci qu’on fait pas ça, alors que l’on est la seule radio qui investit dans un studio et qui investit à produire des tounes pour la relève, maudite gang de chiens! Là je file mal. Quand je parle d’eux autres je viens malin.

(Voix Masculine):   Ça va bien ça ne paraît pas presque pas.

[...]

[46]           Les passages soulignés constituent à peine quelques secondes parmi un segment de plus de 11 minutes débutant à 9 h 20. Ils identifient clairement et uniquement l'ADISQ et M. Primeau; la simple mention des prénoms de Mmes Drouin et Bouchard est insuffisante pour en permettre l'identification par beaucoup de personnes (je rappelle que l'émission est diffusée uniquement dans la région de la Vieille Capitale et que Mmes Drouin et Bouchard résident et travaillent dans la métropole; la famille élargie de Mme Drouin vit cependant à Québec).

[47]           Pour un auditeur correspondant à un citoyen ordinaire, il ressort de ces commentaires que M. Fillion et son groupe ne sont pas d'accord avec l'approche mise de l'avant par l'ADISQ, qu'ils trouvent l'ADISQ fermée au dialogue sur d'autres options (plus facile, selon lui, de traiter avec les Hells), monopolistique et contrôlée par un petit groupe motivé par des intérêts économiques (références au style de vie de Michel Bélanger) et non par la promotion de la culture québécoise malgré leur mission avouée (absence de crédibilité, hypocrisie). Il s'agit là de commentaires permis dans une société démocratique à l'égard d'une organisation qui jouit d'une grande visibilité publique et qui est un acteur de premier plan auprès des gouvernements, du CRTC, des stations de radio, du milieu de la production musicale, etc. 

[48]           Dire de M. Primeau qu'il est un « chum » de Michel Bélanger, un dirigeant de Disques Audiogram et administrateur de longue date de l'ADISQ, ce n'est pas tenir des propos diffamatoires. Dire du président de l'ADSIQ qu'il est prétentieux, ce n’est pas vraiment tenir des propos injurieux; une personnalité publique ne peut plaire à tous et si elle est perçue par certains comme prétentieuse, il ne peut s'agir que d'une impression[6].

[49]           Reste les qualificatifs « maudite (sic) gang[7] de crottés » et « maudite (sic) gang de chiens », qui visent les dirigeants de l’ADISQ. Ils constituent des excès de langage sur les ondes d'une station radiophonique et tiennent de l'injure comme l'indique le passage précité de l'ouvrage de Me Vallières.

[50]           En résumé, une analyse contextuelle indique que certains des propos reprochés du 25 octobre 2001 sont constitutifs d’une faute civile (commentaires injurieux) à l'égard de l'ADISQ et de son seul dirigeant désigné, M. Primeau.

· les commentaires du vendredi 26 octobre 2001 :

[51]           Ce segment de l’émission, d'une durée de plus de 20 minutes, débute à 8 h 57 par des réactions à un article publié dans Le Journal de Québec où M. Primeau et Mme Drouin, photographiés, vantent les réalisations de leur organisation, dont des compilations ou palmarès qui semblent plaire aux Québécois. L’article fait aussi la promotion du gala qui aura lieu le dimanche suivant. Une fois encore, je reproduis les parties les plus pertinentes pour la mise en contexte, en soulignant les passages considérés diffamatoires par les intimés :

(Fillion):   Dans Le Journal de Québec de ce matin, vous avez un article sur l'ADISQ, parce que là, ça en prend tout le temps, à chaque année, hein? C'est leur moyen de subventionner à grands coups de millions un gros gala plate où tout le monde a des prix, puis où on veut vous passer des artistes qui passeraient pas autrement que par cette manière-là. C'est-à-dire que c'est un grand publireportage pour vendre de la musique québécoise. Et là, l'ADISQ, ils se sont plaints, là, on n'a pas aimé ça, là, de voir que les politiciens pensent que l'industrie va bien. Parce que, t'sais, dans ce temps-là, quand l'industrie va bien, ça veut dire que ça se peut qu'ils coupent les subventions, hein? Donc, on s'assure...

(Voix Féminine):   Ils ne les augmentent pas en tout cas.

(Fillion):   Hey, on s'assure, là, que... de dire: « Ça va pas bien, là. Wo, calmons la ministre, là. » Donc, Jacques Primeau, ce sympathique personnage, de prétentieux d'agent d'artistes, j'ai déjà... j'ai déjà jasé, déjà négocié avec Jacques Primeau, je sais de quoi je parle...

(Voix Masculine):   C'est pas l'ancien de Radio-Canada, ça?

(Fillion) :  Ça, non. Ça, Jacques Primeau, c'est l'ancien gérant - il s'est fait connaître comme ça - de RBO.

(Voix Masculine):   Ah!

(Fillion):  C'est un chum de la gang.

(Voix Masculine):   O.K.

(Fillion):   Mais il est devenu - avec l'argent, puis avec tout ce que ça lui a amené - il est devenu un être prétentieux qui se prend pour dix autres.

(Voix Masculine):   Ah, il s'est Guy A. Lepagisé?

(Fillion):   Yes.

[...]

(Voix Féminine):  D'ailleurs, c'est Guy A. Lepage qui anime le gala cette année.

(Fillion):   Ah, bien, regarde donc, toi, son agent...

(Voix Masculine):   Ah, (inaudible).

(Voix Féminine):  L'animateur...

(Fillion):...président de l'ADISQ, a placé son homme.

[...]

(Voix Féminine):   Bien, il l'a animé l'an passé aussi.

(Fillion):   Donc, on voit les personnes que je vous ai parlé hier matin dans Le Journal de Québec, bien posées, Solange... Solange, les coups de téléphone que je te lâche, tu me rappelles pas?

(Voix Masculine):   So, lâche-toi la bille!

(Fillion):   C'est parce que, ce que je trouve aberrant dans l'ADISQ, c'est que vous dites n'importe quoi. Solange Drouin, présidente de... directrice générale de l'ADISQ, Jacques Primeau, président élu... d'abord, vous vous élisez tous entre vous autres, vous êtes une petite gang qui vous connaissent tous, Mario Lefebvre puis... c'est toute la même potée, là. Mario a déjà été un bon Jack; dans le temps qu'il était avec les multinationales, il était bien correct, mais il est devenu une guidoune comme les autres. D'après ce qui est écrit dans Le Journal de Québec de ce matin, l'ADISQ nous spécifie qu'au Québec... spécifie que: « Au Québec, il s'est produit deux cent cinquante disques, deux cent vingt et un par les entreprises québécoises et neuf à l'étranger. Il en manque là-dedans, là. Deux cent vingt et un plus neuf, ça fait deux cent trente, il en manque vingt, là, mais en tout cas. « Le gouvernement du Québec a donné quatre millions de dollars pour la production de disques en l'an 2000. Il faut être assez débrouillard pour vivre du métier de chanteur au Québec ». Mon Dieu!

(Voix Masculine):   Hum!  Hum!  Hum!

(Fillion): « Pour avoir un bon succès, il faut en moyenne investir entre 80 000 et 100 000 pour produire un disque et en vendre au moins 25 000 copies ». Je vais vous dire quelque chose: s'il y a des gens qui vendaient 25 000 copies, si c'était la manière de faire de la business au Québec, il n'y aurait plus grand monde qui ferait des disques. « Les disques d'or, 50 000 vendus, sont plutôt rares, car les jeunes achètent Britney Spears. Le produit québécois est souvent boudé. En outre, la radio... ». C'est là que je veux en venir. L'ADISQ, qui se fait un plaisir de tout fesser sur la radio, qui offre une scène et une place pour montrer des produits de piètre qualité parce que ça nous est imposé, l'ADISQ devrait nous baiser les pieds[8]. Parce que, dans l'industrie du disque aux États-Unis, quand il y a des galas, les artistes remercient toujours la radio. Mais ici, au Québec, c'est... on est tout le temps en train de chier sur la radio, et ça commence par l'ADISQ. « En outre, - dit l'ADISQ : « la radio est de plus en plus difficile à percer. Le son est pareil d'une station à l'autre, note Solange Drouin ».

(Voix Féminine):  Ah!

(Fillion):   Maudite pelote, de maudite pelote de marde à qui je veux parler de ça depuis des mois et des mois, si c'est pas des années. La minute qu'une station veut être... la minute qu'une station...

(Voix Masculine):   Bien oui, je l'ai pogné, moi aussi:  « La minute »...

(Fillion):   La minute qu'une station veut être différente, l'ADISQ est le premier organisme, le premier de tout à leur rentrer dedans puis à leur mettre des bâtons dans les roues, comme ils font à CHOI depuis le début, et ils sont les premiers à produire un palmarès qui est soit adulte ou soit Top 40. Il y a rien d'autre à part de ça. J'ai tout fait, j'ai été sur des comités de l'ADISQ, j'ai tout fait pour essayer de leur dire: Au Québec, il y a une autre réalité que l'adulte. Il faut arrêter d'être seulement concentré sur « Adulte » et « Top 40 ». Il y a une station rock... il y en avait deux (2) à l'époque, quand je me débattais, il y avait nous autres et CHOM. Mais, sur les deux (2) stations, il y a une réalité, il y a une réalité de un million deux cent mille (1 200 000) auditeurs réunis ensemble qui écoutent du rock: « Non, non, non, on met ça dans le Top 40, là, c'est pareil. » Maudite pelote! C'est la première à mettre tout le monde dans le même paquet. Maudite chienne!

(Voix Masculine):   On parle de même...

(Fillion):   Solange Drouin, directrice générale de l'ADISQ, est directrice générale du palmarès qui publie les deux reportages de radio et qui veut en avoir seulement que deux. Maudite folle, de maudite conne! Elle peut bien ressembler à Nicole Martin, vache!

[…]

(Fillion):   J’ai dit vache.

(Voix Masculine):   Elle a beaucoup de qualificatifs, elle.

(Fillion):   C'est une... ça, c'est la plus hypocrite de la gang. Ça m'écoeure tellement, parce qu'on travaille fort pour essayer de... on se débat pour avoir... puis ils le savent très bien, dans un contexte d'avoir des formats différents, ils devraient demander, eux - parce que c'est eux qui ont le contrôle sur le CRTC -ils devraient demander au CRTC, comme le CRTC l'a fait pour Musique Plus, c'est-à-dire des baisses de pourcentage pour des formats distincts. Tu peux pas avoir de classic rock au Québec. Qu'est-ce que c'est que tu mets à 65%, 50%, le jour? Beau Dommage puis Offenbach...

(Voix Masculine):   Mais pourquoi...

(Fillion):... à longueur de journée?

(Voix Masculine):   Mais pourquoi on peut pas?

(Fillion):   Parce qu'il y a pas de stock. Tu veux mettre quoi?

(Voix Masculine):   Pour le Québec? Non. Pour le produit, tu veux dire, franco... O.K., ouais.

(Fillion):   Dommage. Kiwi, tu veux savoir si tu sors le logger tape tout de suite?

(Voix Masculine):   Oui.

(Fillion):   Tu peux lui envoyer tout de suite à son bureau, j'ai aucun problème avec ça.

(Voix Masculine):   Kiwi est arrivé tout de suite, sur la coche.

(Fillion):   Yes. Tu peux lui envoyer, à la maudite chienne.

(Voix Féminine):   Bien, oui, c'est ça...

(Fillion):   Grrrr!

(Voix Féminine):   ... attends que ce soit fini.

(Fillion):   Excusez-moi, là, je viens... je perds le nord bien raide quand je vois des gens hypocrites de même. Ça, c'est la plus grande hypocrite. En plus, elle connaît rien là-dedans. Elle connaît rien.

(Voix Masculine):   Gna-gna-gna-gna-gna.

(Fillion):   Payée par des subventions, complètement déconnectée, toute la patente. Pauvre elle! Pauvre elle! « En outre, la radio est de plus en plus difficile à percer. Le son est pareil d'une station à une autre ». Mais vous êtes responsable de ça, l'ADISQ.

(Voix Masculine):   C'est de leur faute.

(MARC):  Oui.

(Fillion):   Vous demandez à vos artistes, parce que vous êtes tous interreliés, de faire des albums qui vont avoir des tounes dessus, qui vont jouer autant au Rock Détente qu'à Radio Energie. C'est ça, votre stratégie. Puis les artistes sont pas mieux, à commencer par Kevin Parent qui se guidoune d'un bord puis de l'autre, là, qui ont pas de couilles de s'identifier à un format ou l'autre. Voyons donc, c'est pas la radio, c'est pas le problème de la radio, c'est le problème de l'industrie. Puis vous en faites partie. Il y a pas de production rock qui se tienne deboute. On est la seule station à faire de la relève, à produire de la musique de relève. On n'est pas capable d'avoir une cenne de subvention, parce qu'on fait pas partie de la gang. Vache!

(Voix Masculine):   Meu!

(MARC):   C'est bon, ça.

(Fillion):   Elle devrait demander qu'il y ait plus de stations comme CHOI au Québec, qu'il y ait une autre alternative, puis une autre alternative dans un autre domaine, puis dire au CRTC: « Effectivement, on a un problème, tous nos rockers font de la musique pour le rock détente. Donc, les stations rock sont désavantagées, c'est pour ça qu'il n'y en a pas autant ». Regardez le nombre de formats aux États-Unis dans une ville de six cent mille ou de deux millions et demi comme Montréal, et vous allez voir qu'on a à peu près cinq, six formats qui sont pas couverts, qui sont des formats adaptés à notre population. La raison? Oui, maudite cochonne!

(Voix Masculine):   Oinc, oinc, oinc... (imite le grognement du porc)

(Fillion):   Tu as raison de m'écrire ça. Maudite cochonne!

(Voix Masculine):   Oinc, oinc, oinc...

(MARC?):   Elle a le choix, quand même, dans la ferme à Maturin.

(Fillion):   Si vous étiez de ceux et celles qui écoutiez la radio ce matin, vous avez sans doute entendu des mots comme « cochon »...

(Voix Masculine):   Oinc, oinc, oinc...

(MARC?):   Cochonne, vache et chienne.

(Fillion):   ...« vache » et « chienne ».

(Voix Masculine):   Meu... meu... meu...

(Fillion):   Si vous étiez...

(Voix Masculine):   Rrrrr... (imite le hennissement du cheval).

(MARC?):   Et « pelote ». Sans oublier « pelote ».

(Fillion):   Pelote, pelote.

[...]

(Fillion):   Si vous étiez de ceux et celles qui étaient pas dans la conversation de tantôt, là, on reprend.

(Voix Féminine):   Oui.

(Fillion):   Elle devrait être la première à encourager les gens du CRTC à dire: Nous incitons les radiodiffuseurs à avoir un plus grand éventail de formats et nous sommes prêts, en regardant ce qui se produit, comme ça a été le cas pour Musique Plus, qui n'a pas le même pourcentage que la radio parce qu'il y a moins de vidéos, tout dépendamment du format, il y aura un pourcentage qui sera proportionnel au produit qui va être fait. Actuellement, je me nomme Solange Drouin, messieurs du CRTC, et je dois avouer que nous avons poussé nos artistes rockers québécois, comme Kevin Parent, comme Eric Lapointe et comme... qui sont des rockers qui sont déjà... qui sonnent déjà années quatre-vingt, ils ne sont pas au diapason de ce qui se fait, eh bien, déjà on a un problème parce qu'on leur a demandé de faire des tounes pour le rock détente. Donc, ils ne sont plus considérés comme des rockers. On n'a pas de rockers. Donc, les stations rock jouent quoi? On a un problème. Pouvez-vous descendre de soixante-cinq à quarante-cinq pour cent, le pourcentage de musique française pour ces formats-là et ainsi inciter les radiodiffuseurs à faire autre chose que du Top 40 et de l'adulte?  Vous avez la clé dans votre set de clés. Maudite vache!

(Voix Masculine):   Meu!

(Fillion):   Solange Drouin et Lyette Bouchard...

(Voix Masculine):   Oh, il y en a une nouvelle.

(Fillion):   Ah oui, l'assistante. J'ai... je me suis introduit comme un espion dans ces groupes-là pour aller voir qu'est-ce qui se passait, et c'est de la méchante marde.

(Voix Masculine):   Vache en chef et vache adjointe.

(Fillion):   Et vous les regarderez bien se flatter entre eux autres en fin de semaine, ça va être pathétique. Comptez pas sur moi pour le faire, je le fais pas, j'écoute pas ça depuis des années. Des patentes subventionnées par le gouvernement, qui nous coûtent des millions pour produire un show plate, insignifiant, où on donne des statues à tout le monde, que tu sois bon ou pas bon, puis qu'on en profite pour lancer un artiste, puis qu'on nous fait accroire que Gabrielle Destroismaisons puis Natasha St-Pierre, c'est du bon stock puis c'est de la qualité, j'achète pas ça. Je suis peut-être une coche plus brillant que la moyenne. Je vais me réconforter avec ça.

(Voix Féminine):   Il y a...

(Fillion):   Puis juste avec ça, je vais me dire que je suis heureux, je suis plus brillant que la moyenne. Vous me vendrez pas votre stock de marde.

(Voix Féminine):   Il y a cinquante-sept catégories au Gala de l'ADISQ.

(Fillion):   Il y a cinquante-sept  catégories.

(Voix Masculine):   Oui.

(Fillion):   Je n'achète pas la marde de l'ADISQ.

(Voix Masculine):   Catégorie cuir d'anus, en nomination...(sifflement).

(Fillion):   Vous écouterez ça en fin de semaine, là. Dites-vous que la moitié des prix qu'on va donner, c'est pour pousser une carrière de quelqu'un ou pour faire plaisir à un chum.

(Voix Féminine):   On devrait beaucoup voir, d'ailleurs...

(Fillion):   C'est-tu pourquoi ils...

(Voix Féminine):   ...Isabelle Boulay et...

(Fillion):   Sais-tu pourquoi ils disent que les stations de radio sont bouchées? Parce que, quand ils nous présentent de la marde de leurs amis, il faudrait qu'on la joue.

(Voix Féminine):   Bien oui.

[…]

(Fillion):   Tu peux pas dire des choses de même, tu peux pas dire des choses de même. Excusez-moi, là. C'est des hypocrites...

(MARC):   Bien, tu...

(Fillion):   Non. Ce que j'ai dit en ondes, est-ce que c'est vrai…

(MARC):   Oui.

(Fillion):   ... Ou c'est pas vrai?

(MARC):   Ah, c'est vrai. De toute façon...

(Fillion):   Tu te rappelles, le débat qu'on a eu pendant un an sur l'augmentation de pousser les radiodiffuseurs, de leur démontrer que l'industrie a plus que deux formats, puis d'élargir la patente? Ils ont pas voulu.

(MARC):   C'est impossible, ils comprennent pas puis...

(Fillion):   Et c'est eux autres qui viennent nous dire ça dans les journaux. Puis il y a du monde qui lisent ça, puis ils gobent ça: Ah oui, la radio, c'est le consommateur, puis c'est de leur faute, si ça va mal.

(MARC):   Oui, c'est ça.

(Fillion):   Tu t'imagines, toi? C'est à cause d'elle puis de sa gang.

(MARC):  Je le sais, je le sais. L'ADISQ, là, c'est du crime organisé légal.

(Fillion):   Oui oui, c'est la mafia légale.

(MARC):  C'est, ni plus ni moins, ça, là.

[...]

(Fillion): J'ai appelé combien de fois Solange Drouin, directrice générale de l'ADISQ, pour qu'on en parle en ondes...

(MARC):   Oui.

(Fillion):   ...puis j'ai jamais eu de retour d'appel? Combien de fois, depuis combien d'années, Marc?

(MARC):   Oui, oui, plusieurs fois. Tu as jamais réussi à parler à elle directement, tu as toujours parlé à sa secrétaire ou je sais pas trop qui.

(Fillion):   Yes. Jamais. Elle n'a...

(MARC):   Elle a jamais rappelé.

(Fillion):   J'ai laissé des messages. Rien.

(MARC):   Non.

[…]

(Fillion):   Puis ils acceptent pas les avenues qu'on prend. Puis il y a un paquet de passe-passe qu'on est en train de se faire... on est en train de se faire baiser par les gros puis cette gang-là réunis, l'ADISQ puis Astral mélangées ensemble, Solange Drouin qui parle avec Michel Arpin, puis des patentes de même, là. Regarde, ça sent tellement la marde. Puis ils pensent qu'on le sait pas. Voyons donc, on sait tout ça.

(MARC):  Puis aussi, bien, ils ont très peur de nous.

(Fillion):   Bien, on peut rien faire, « ils ont très peur de nous ».

(MARC):  Bien, je veux dire, dans le sens qu'on dérange, là, on est... on est à côté de la track, là.

[52]           Durant la première partie du segment, M. Fillion et son groupe critiquent la position de l'ADISQ et ses compilations dont ils mettent en doute la fiabilité. Il s'agit de commentaires qui n'ont rien d'illégal. Qu'ils disent au passage de M. Primeau qu'il est prétentieux tient, encore une fois, de l'opinion personnelle et l’auditeur moyen le comprend. Il en va de même de la qualification de l'ADISQ de mafia légale et de crime organisé légal. Le Petit Larousse reconnaît au mot « maffia » ou « mafia » plusieurs sens, dont celui de « groupe de gens unis par des intérêts communs: la mafia des collectionneurs ». Marie-Éva de Villers, Multidictionnaire de la langue française, 5e éd., Québec Amérique, reprend cette acceptation familière du mot, donnant comme exemple « la mafia des M.B.A. » et ajoute : « En ce sens, le nom n’a pas de connotation péjorative ». En somme, la portée du mot est affaire de contexte. En l'espèce, M. Fillion parle de mafia légale et de crime organisé légal, ce qui indique bien qu'il s'en prend à la nature du groupe et non à leurs activités comme celles d'organisations criminelles, donc illégales. Avec égards pour le premier juge, je ne trouve rien dans les commentaires de ce fameux vendredi qui puisse être considéré fautif à l'égard de l'ADISQ ou de M. Primeau.

[53]           Quant aux commentaires à l'égard de Mme Drouin (« pelote, maudite pelote, maudite pelote de marde, vache, maudite vache, cochonne, chienne, maudite chienne »), je crois que M. Fillion décrit correctement la situation lorsqu'il clame en ondes : « Je perds le nord bien raide quand je vois des gens hypocrites de même »[9]. C'est effectivement ce qui est arrivé lorsqu'il s'est lancé sur les ondes dans une diatribe injurieuse, vulgaire, malsaine et misogyne contre Mme Drouin. Les qualificatifs accolés à Mme Drouin ne tenaient plus des commentaires, mais de l’attaque vicieuse, de la malveillance, de l'affront. Il a plus que franchi le seuil de l’intolérable. C'est à bon droit que le juge de première instance a écrit :

[151]       Dans le cas de Me Drouin, les commentaires faits par monsieur Fillion à son égard sont d'une bassesse épouvantable.

Une grave faute a été commise à l'égard de Mme Drouin (commentaires injurieux), et ce, le jour même où sa photo était publiée dans Le Journal de Québec.

[54]           Quant à Mme Bouchard, un membre du groupe et non M. Fillion (détail qui a échappé au premier juge) l'a qualifiée de « vache adjointe ». Une faute, de gravité bien moindre, a été commise à son égard par un membre du groupe. M. Fillion, qui avait créé l'atmosphère malsaine encourageant ce dérapage, doit en prendre la responsabilité vu son ascendant sur son groupe.

[55]           En somme, le 25 octobre des propos injurieux à l'égard de l'ADISQ et de M. Primeau ont été proférés et le lendemain, le 26 octobre, à l'égard de Mme Drouin et de Mme Bouchard. Dans la rétractation diffusée par Genex le 30 novembre 2001, celle-ci le reconnaît d'ailleurs :

Le 25 et le 26 octobre 2001, nous avons tenu des propos à l’égard de l’ADISQ, madame Solange Drouin, madame Lyette Bouchard et monsieur Jacques Primeau qui étaient diffamants et dérogatoires. Les propos tenus n’étaient pas justifiés et n’auraient pas dû être prononcés. Nous faisons part à l’ADISQ, madame Solange Drouin, madame Lyette Bouchard et monsieur Jacques Primeau de nos excuses, quant aux propos tenus, réitérant que ces personnes ne méritaient pas d’être affligées des propos qui ont été tenus à leur égard.

· les commentaires du mercredi 21 novembre 2001 :

[56]           Un mois plus tard, dans le cours d'un long segment de près de 27 minutes débutant à 8 h 53 où il réagit à l'audience du CRTC du jour précédent, M. Fillion échappe quelques commentaires sur l'ADISQ et ses dirigeants, que je reproduis dans leur contexte, en soulignant les passages considérés diffamatoires par les intimés et en attirant l’attention sur un extrait par l’ajout de caractères italiques :

[…]

(Voix Masculine):   Bien, là, ça paraît que c'est arrangé, là, là, regarde!

(Fillion):   C'est arrangé comme ça se peut pas. Et le pire là-dedans, c'est l'ADISQ, la gang de sniffeux de... sniffeux d'argent du gouvernement, de... qui sont arrivés avec Jacques Primeau et Solange Drouin qui, en passant, a donné une claque sur la gueule quasiment au président de Télémédia en lui donnant des bêtises sur ce que je fais en ondes, alors qu'elle est à Montréal; elle sait pas ce que je fais pantoute, parce que j'ai parlé de madame, qui l'a échappé et d'aplomb. Rappelez-vous la déclaration de Solange Drouin. Est-ce que c'est elle qui l'avait faite?

(Voix Féminine):   Bien, dans la semaine de l'ADISQ, là?

(Fillion):   Oui, je parle... Exactement, c'est elle qui l'avait faite dans La Presse et le journal Le Soleil, la fin de semaine avant l'ADISQ, en disant que, au Québec, le problème pourquoi le disque allait pas bien, c'était que toutes les stations de radio jouaient la même musique.

Et j'ai effectivement pété mon plomb sur cette maudite folle là, parce que c'est elle, pour avoir déjà siégé sur un comité, qui a empêché l'expansion des formats en montrant aux autres stations de région qu'il y a d'autres choses que seulement du Top 40 et des stations adultes au Québec, en montrant qu'il y a des stations rock. À cette époque-là, CHOM était rock. Je me suis débattu pendant un an. Marc est témoin, j'ai essayé d'avoir un palmarès envoyé dans les stations de radio pour montrer qu'il y a d'autre chose. Si, ailleurs aux États-Unis, il y a dix puis douze puis quatorze formats, ici, au Québec, il y en a toujours deux, et ils en sont directement responsables. Et c'est l'ADISQ, menée par Jacques Primeau qui, lui, est mené par Michel Bélanger, qui propose à tous les artistes, à tous les producteurs et à tous les gérants de faire une toune de rock sur un album et le reste...

[...]

(Fillion):   (...) folle.

(Voix Masculine):   Puis qu'est-ce qu'ils ont dit hier, eux autres?

(Fillion):   Elle? Elle a pété ses plombs: « La poursuite s'en vient. C'est incroyable que Télémédia, qui a vingt pour cent dans CHOI, laisse un être aussi fou que Jeff Fillion en ondes ». Solange Drouin, c'est une fonctionnaire prétentieuse, une qui a rien à crisser de la radio puis de la musique. Mais c'est quand même ces deux-là, Jacques Primeau et elle, qui sont allés dire à l'ADISQ... Et on se surprend pas, parce que CHOI a eu des plaintes au CRTC adressées par l'ADISQ, payées par Astral Média, il y a pas longtemps, dont André Gagnon poussait dans le cul de Solange Drouin. Ça, je le sais très bien. Ces gens-là couchent ensemble ou il y a des pots-de-vin, mais hier, les gens de l'ADISQ, qui devraient être contre un regroupement de stations de ce genre-là...Parce que n'oubliez pas que, à Trois-Rivières, à Québec... euh... plutôt au Saguenay, à Hull pour le marché francophone, à Sherbrooke, les stations seront détenues par un monopole. Et le plus grave là-dedans, c'est que c'est un monopole culturel, parce que tout est imposé de Montréal. Faites-moi rire avec votre nombre d'heures de...T'sais, ils sont là, puis ils disent: « On vous promet que, dans nos stations, nous allons donner cent soixante heures de programmation locale par semaine ».

[...]

(Fillion):  C'est ça qui se passe. C'est ça, le danger. Eh bien, non, l'ADISQ est arrivée hier en disant... ah, pour pas avoir l'air cave, ils nous ont donné un gros appui conditionnel.

(Voix Masculine):   Ils ont... Ah ouais?

(Fillion):   Ah, bien oui. Voyons, ils couchent dans le même lit, ce monde-là.

(Voix Masculine):   Tabarouette! Hey, ça va mal.

(Fillion):   Hey, ils étaient quasiment en admiration devant la gang d'Astral.

[...]

(Fillion):   Mais c'est la mafia, ça. Excusez-moi, là, l'ADISQ, là, Solange Drouin et compagnie, j'ai essayé de l'appeler... Regarde, Marie, prends donc un défi, essaie donc de la rejoindre, m'a lui parler en ondes, moi. J'ai bien des affaires à lui dire. Ça fait des années que j'essaie de lui parler en ondes. Elle veut pas me répondre. Elle est payée par... elle est payée par des subventions de nos poches, sacrament, puis elle est pas capable de répondre.

(Voix Masculine):   Um-hum.

(Fillion):   J'ai bien des questions pour toi, ma Solange. Je le sais que tu veux pas me répondre. Tu le sais... tu le sais que j'ai raison, puis tu le sais, dans le fond, que je suis pas si un trou de cul que ça. Parle à tes gens alentour, là, sur qui j'ai déjà parlé dans les comités, puis va voir que, au niveau... au niveau musique puis implication de la radio, dans le domaine où que tu es, là, j'ai fait du millage aussi, puis j'ai bien de la vision, puis je me trompe pas bien, bien. O.K.? Mais sauve le bateau. C'est ta job. Sauve-le. Puis moi, ma job, là, c'est de décrier ce que je vois. Puis j'en vois de la marde. Puis toi, tu es une des responsables. Puis que le bateau coule à un moment donné, j'ai aucun problème avec ça. Le Québec peut vivre sans l'ADISQ.

(Voix Masculine):   Qu'est-ce qu'elle a dit hier, qu'elle va... qu'elle va faire contre toi, là?

(Fillion):   Ah, il va y avoir une poursuite, là. Regarde, empilez-les, les poursuites.

[…]

(Fillion):   J'ai bien beau pensé que j'ai des bibites dans la tête, que je vois des monstres puis tout, là; regarde, j'ai pas de bibites dans la tête, je vois très bien, j'ai des bons yeux, j'ai une certaine intelligence, et je vois des choses horribles. C'est horrible, ce qui se passe. Tout le monde couche avec tout le monde. Jacques Primeau, le président de l'ADISQ, s'il vous plaît, c'est le chum de Michel Bélanger, c'est le... le prétentieux gérant de RBO.

(MARC):   Um-hum.

(Fillion):   Ils sont tous... C'est toujours bien pas Jacques Primeau qui a l'intelligence de mener l'ADISQ, là. Il est mené par quelqu'un d'autre en arrière.

(MARC):   Bien, c'est toute la même gang, la même gamique, comme on dit toujours, là.

(Voix Féminine):   Qui doivent se voter entre eux autres.

[…]

[57]           M. Fillion s'en prend au copinage et à la convergence des intérêts économiques. Pour décrire la situation, il dit que les intervenants couchent ensemble, ce qui est une façon imagée, non inhabituelle au Québec, de décrire le copinage. Il dit aussi de l'ADISQ que c'est un gang de sniffeux d'argent du gouvernement pour signaler l’importance des subventions à l’industrie du disque. Ces commentaires ne font certes pas dans la dentelle, comme l’a dit le premier juge, mais je n’y trouve pas faute civile.

[58]           Quant aux invectives à l’égard de Mme Drouin, qu’il traite de « maudite folle » et de « folle », elles doivent être mises en relation avec l’ensemble des propos, qui dénoncent comme insensée l’approche de l’ADISQ et le fait que la veille, Mme Drouin avait elle-même traité M. Fillion de « fou » devant le CRTC (voir le passage en italique). En l’espèce, ces qualificatifs sont injurieux, mais d’une gravité bien moindre que ceux du 26 octobre.

 

 

· les commentaires du jeudi 22 novembre 2001 : 

[59]           Les commentaires du 22 novembre sont plutôt brefs, moins de quatre minutes, et aucun nom n'est mentionné. De plus, ils sont diffusés plus tôt dans l’émission, vers 7 h 45, ce qui ne correspond vraisemblablement pas au même auditoire que celui qui a entendu les commentaires précédents toujours diffusés autour de 9 heures. Je n'en reproduis que le passage suivant, tout en soulignant la partie considérée diffamatoire par les intimés :

(Fillion):   Il n'y a plus rien, personne qui écoute. Ils écoutent juste quand tu les traites de « chiennes ». Ça, quand tu... c'est juste là qu'ils réagissent. C'est bizarre, hum? Quand tu parles de quelque chose qui est logique, avec des bons termes, tu as aucune réaction; personne appelle, personne envoie de lettre. Tu prends la même personne, tu la vises, puis à un moment donné, tu dis: Elle, c'est une ostie de chienne. Là, c'est drôle, elle est au courant qu'on en a parlé. C'est bizarre, ça.

(Voix Féminine):   Ouais...

(Fillion):   Là, ils réagissent.

(Voix Féminine):   Oui, mais ils réagissent personnellement, ils réagissent pas pour l'affaire dont tu parlais.

[60]           Je suis d'avis que ces commentaires, qui n’identifie aucune personne et sont entendus par un public probablement différent de celui de la veille, ne constituent pas une injure à l’égard de Mme Drouin. Il est cependant intéressant d'y noter le fait que M. Fillion se plaint de ne pas être pris au sérieux, ce qui ne peut que devenir le lot des commentateurs excessifs.

· les commentaires du 21 février 2002 :

[61]           Ce segment de 28 minutes a lieu après trois mois de silence sur l'ADISQ à la suite d'un article de Normand Provencher paru le jour même dans Le Soleil parlant de l'audition devant le CRTC, le jour précédent, où diverses personnes ont été entendues, dont des représentants de l'ADISQ qui ont fait un plaidoyer pour le retrait de la licence de CHOI avec un « best of » audio des pires moments de l'émission de plusieurs années. Il est diffusé lui aussi tôt le matin, à une heure différente des trois premiers segments incriminés, vers 7 h 30, ce qui permet de rejoindre d'autres auditeurs. Je me contenterai de ne citer que les passages pertinents au contexte relatif aux extraits que les intimés considèrent diffamatoires (soulignés) : 

(Fillion):  Puis c'est de ça que je veux jaser parce que, en fait, Normand Provencher, lui, il décrit ce qui s'est passé hier à l'audience, et les exemples qu'il donne, c'est tout ce qui s'est passé dans le cas de l'ADISQ, l'ADISQ qui a fait un best of. D'abord, l'ADISQ, cette mafia musicale, il y a des noms là-dedans que j'ai vu hier, puis je pensais voir, j'aurais été tellement déçu de donner la main à mon ami Mario qui est maintenant un membre de l'ADISQ, cet ancien... cet ancien personnage sympathique qui est tombé dans le dark side of the force, il est tombé de l'autre bord, lui. Mais là, Mario n'était pas là. Il y avait d'autres personnes de l'ADISQ, des gens qui ne peuvent pas porter de parfum car celui-ci tourne. Il y a des gens qui réagissent mal à porter du parfum, tout dépendamment de ce que tu dégages, ce que tu sécrètes comme... ce que ton corps sécrète, et ça fait une réaction, et ça tourne au vinaigre. Pour les gens qui étaient près de quelques personnes du comité de l'ADISQ, il y a quelqu'un dans la gang qui porte un mauvais parfum qui ne lui fait pas, et ça, ce n'est que par politesse que je le dis ce matin.

[...]

Donc, Jacques Primeau, c'est... comme je vous dis, c'est le président de l'ADISQ, c'est le doer de Michel Bélanger, c'est comme ça que ça fonctionne. Je dois me plier au fonctionnement de l'ADISQ, j'ai aucun problème. L'ADISQ, s'ils ont des choix à reprocher à CHOI Radio X au niveau musical, ils peuvent aller l'exposer sans problème, c'est leur droit. C'est comme ça que le CRTC fonctionne, et c'est juste, c'est légal, il y a pas de problème. S'il y a des choses que vous aimez pas...Il y a des choses de l'ADISQ que j'aime pas et que je dénonce. Et quand j'ai échappé quelques mauvais mots envers une personne de l'ADISQ, je me suis repris en revenant de vacances et je me suis excusé immédiatement. Sauf que l'ADISQ est venue régler le cas de Jeff Fillion. Puis l'ADISQ, à la base, c'est supposé d'être un organisme qui s'occupe de protéger la musique. Mais là, on est venu démolir. D'abord, premièrement, le CRTC offre dix minutes à chaque personne qui a droit de parole. On a demandé douze minutes, ce qui a été accordé. Ça en aurait pris vingt-quatre, parce qu'ils ont dépassé le mandat qu'est le mandat de l'ADISQ. L'ADISQ, c'est la musique. Mais hier, ils sont venus régler le cas de Jeff Fillion. Jacques Primeau a présenté un montage de mes pires attaques des quatre dernières années. J'en suis peu fier. Et, collées une dans l'autre, j'étais encore moins fier. Mais Jacques Primeau, c'est en même temps le gérant de Rock et Belles Oreilles, et lui, faire des greatest hits, comme il en a fait un hier avec des bouts d'animation de Jeff Fillion, il en a fait aussi pour faire du cash avec RBO il y a pas longtemps. Et dans les cassettes de RBO, RBO détruit tellement d'artistes qu'il y en a eu une, entre autres - pour la nommer, elle s'appelle Belgazou - qui a changé de nom.

Donc, on a un discours pour Jeff Fillion et on en a un autre pour son groupe, RBO.  Je suis un fan de RBO, j'adore ce que RBO font ou ont fait. RBO, c'est... ils sont bitch, ils sont mean.

(Voix Masculine):   Ils sont bêtes et méchants.

(Fillion):   Bêtes... ils étaient bêtes et méchants.

(Voix Masculine):   Oui.

(Fillion):   Maintenant, le système les a... les a remplis de cash, puis ils ne peuvent plus s'ouvrir la trappe, puis ils protègent tout le monde. Ils ne sont plus... ils ne sont plus ce qu'ils étaient. Le système les a avalés. Et Jacques Primeau, il a deux discours. C'est la seule chose qui m'a écoeuré hier.

[…]

(Fillion):   Pour la directrice générale de l'ADISQ, Solange Drouin, je me suis excusé. Le fond, je le crois; la forme que j'ai prise, je me suis emporté, je m'excuse encore. Solange, on peut se croiser le regard, là, on n'est pas obligés de regarder à terre, là. Je peux te tendre la main, on peut se donner la main, on peut arranger les choses. Je suis pas... je suis pas un animal. Ça va prendre combien d'excuses? Quarante? Mais un jour, il va falloir parler du fond.

(Voix Masculine):   Parce qu'il y avait un fond.

(Fillion):   Il y avait un fond, là.

(Voix Masculine):   Il y avait... il y avait un message et un débat...

(Fillion):   Yes.

(Voix Masculine):   ... de lancé, là...

(Fillion):   Un jour, pour l'industrie, là...

(Voix Masculine):   ... ce fameux matin.

(Fillion):   ... que tu veux protéger autant puis qui... puis que moi, la mienne, que je veux protéger autant, puis finalement on a des points en commun qu'on veut protéger, il va falloir s'asseoir à un moment donné, là. Il va falloir mettre ça tout de côté puis commencer à en jaser. Il faut arrêter de se pogner. Mais peut-être qu'il y a des choses que vous voulez pas que je voie ou que je sache. Mais je le sais déjà que c'est tout croche, je le sais que c'est la mafia. Bon. Une fois qu'on sait que c'est une mafia, bien, je vais faire... je vais faire pour marcher dans la mafia. O.K.? Il y a des bouts qui manquaient dans le greatest hits de l'ADISQ, qui a duré quatre minutes. Il y a des bouts en tabarouette qui manquaient. Jamais, hier, les gens qui... bien, les gens de l'ADISQ ou encore les gens du CRTC ont soulevé les points - pourtant, ils disent qu'ils ont écouté des tapes - jamais on parle qu'il y a des fois, il y a des choses de jasées dans cette station-là, qui sont bonnes pour la jeunesse.

[...]

(Voix Masculine 2):      Bien, je vais refaire ton... je vais refaire ton parallèle avec Rock et Belles Oreilles: si on prend une collection de cinq minutes des pires choses que RBO a dites en X années de carrière, ça va être la même chose.

(Fillion):   Mais le pire, c'est que c'est leur gérant...

(Voix Masculine):   Bien oui.

(Fillion):   ... qui vient présenter ça, là. As-tu vu le paradoxe?

[…]

(Fillion):   Je me suis réveillé cette nuit pour penser à Jacques Primeau c’est un croche. C’est pas correct. Regarde, là, débattre la musique, débattre... pas de problème. Si on est en tort pour des cas spécifiques, pas de problème, on en jase avec l'ADISQ. Si j'ai des choses... si j'ai des choses à jaser au niveau du contenu verbal, ça avait été déjà mentionné et jasé avec madame la commissaire, ou la conseillère, comme vous voulez, et Patrice Demers. Le bout de trois minutes et demie (3 1/2) d'audio de l'ADISQ était inutile et c'était une vendetta personnelle qui va rester dans ma tête, et vous n'avez qu'à bien vous tenir. À partir d'aujourd'hui, je mets des gens à la recherche de pots-de-vin, de toutes les choses croches qui se passent à l'ADISQ, de tous ceux qui bénéficient de subventions, qui cachent des choses. À partir d'aujourd'hui, je suis un enquêteur à temps plein sur le dossier culturel qui est relié directement à l'ADISQ.

[62]           Ces propos sont essentiellement des commentaires, des réactions aux événements. Qualifier l'ADISQ de mafia musicale, dire qu'elle est sur le côté obscur de la force, etc., peuvent tenir des commentaires imagés pour l'auditeur moyen qui n'a pas écouté le segment jusqu'à la fin. Quant à M. Primeau, l'ancien gérant de RBO, un groupe qui s'est moqué de beaucoup de choses et de gens, M. Fillion le traite certes de croche, mais après avoir souligné qu'il a présenté le jour précédent devant le CRTC un montage audio de trois minutes contenant les pires moments des émissions de M. Fillion, ce qui est, sans doute, un procédé efficace pour marquer des points dans l'esprit des décideurs. Il aurait pu être préférable pour M. Fillion de parler de raccourci injuste, de malhonnêteté intellectuelle, mais l'expression « croche » était acceptable puisqu'elle ne semble pas renvoyer à l'idée de fraude financière ou de détournement d'argent. De même, toujours jusqu'à une minute de la fin du segment, l'auditeur moyen ne comprend pas nécessairement des propos que l'ADISQ est une organisation criminelle (mafia musicale), mais plutôt qu'elle est une organisation dominante dans le monde musical, qui a une vision de la musique dont elle ne veut pas dévier, allant jusqu'à demander l'élimination de ses opposants. Peut-être aurait-il été plus approprié de parler d'un groupe défendant âprement ses intérêts corporatifs contre la vision différente de CHOI-FM, mais encore une fois le style n'est pas l'affaire des tribunaux.

[63]           À la fin du segment, M. Fillion infère cependant des faits : il y a des pots-de-vin et d'autres choses croches au sein de l'ADISQ, et ajoute qu'il va enquêter à temps plein là-dessus pour les mettre à jour. En ce faisant, il diffame l'ADISQ et M. Primeau, son président, qu'il identifie clairement. M. Fillion ne parle plus de favoritisme, de copinage, de retour d'ascenseur, mais laisse entendre qu’il existe des actes illégaux sur lesquels il va enquêter. Pour l'auditeur moyen, l’impression qui s'en dégage est que l'ADISQ constitue une organisation corrompue, de même que ses deux principaux dirigeants nommés dans le segment, M. Primeau et Mme Drouin. Dans cette mesure, les propos du 21 février 2002 sont diffamatoires et générateurs de responsabilité civile envers l'ADISQ, M. Primeau et Mme Drouin.

· les commentaires du 14 septembre 2004 :

[64]           Les derniers propos reprochés par les intimés sont prononcés plus de deux années plus tard, après que le CRTC ait refusé le 13 juillet 2004 de renouveler la licence de CHOI qui expirait le 31 août. La station continue d'opérer pendant les procédures de contestation de la décision entreprises ensuite par Genex. Le 14 septembre, M. Fillion vient de découvrir qu'il y a eu une rencontre entre les dirigeants du CRTC et de l'ADISQ en mars précédent, après l'audience de février. Voici les extraits pertinents de ce segment de près de neuf minutes, où je souligne les passages que les intimés trouvent fautifs :

(Dominique):   On voulait avoir des balises, des éclaircissements. On avait des questions à poser, questions qui ont jamais été répondues.

(Fillion)Yes. On voulait... on voulait que ce soit plus précis. On voulait également être sûrs que les plaintes hotmail @ yahoo.com soient éliminées, parce qu’il était impossible de rejoindre les personnes. On avait un paquet de questionnements, et c'était toujours sous une forme très rude, très impolie de la part du CRTC. Et pourtant, on voit que le copinage existe pour vrai.

(Dominique):   Le 9 mars à 14 hres Charles Dalfen le président du CRTC reçoit à son bureau tout l'état major de l'ADISQ qui est un organisme qui compte parmi les plaignants je te dirais important dans le dossier de CHOI alors que le CRTC délibère officiellement sur le dossier de CHOI, sur l'avenir de CHOI radio X.

(Fillion):   Et François Blanchet est en train de se branler dans le bureau du président du CRTC. Lui, il a accès au bureau du président alors qu'on sait très bien que Yves-François Blanchet, gérant de Éric Lapointe, président du CRTC, sa seule raison de vivre, c'est de m'éliminer. Il est dans le bureau du président du CRTC?

(Dominique):   Oui son nom est là à l'agenda, il y a Yves-François Blanchet le président, il y a Solange Drouin.

(Fillion):   Qui m’actionne pour 750 000 $!

(Dominique):   Exact. Donc elle a un parti pris et elle est là dans le bureau. Que fait-elle là dans le bureau du président du CRTC qui délibère sur la plainte?

(Fillion):   D'ailleurs qu'est-ce que le CRTC faisait lors de l'audience de CHOI pour dénoncer le contenu verbal de CHOI alors que c'est un organisme qui s'occupe de musique.

(Dominique):   Est-ce que je me trompe en disant que l'ADISQ est un des seuls organismes ayant demandé la fermeture de la station?

(Fillion):   Oui c'est le seul avec le maire de Québec […].

(Dominique):   (il lit la liste des gens présents) C'est terrible.

(Fillion):   C'est écoeurant. Garde quand on vous disait qu'il y a une conspiration, on était pas entrain de paranoïer. C'est pas beau. Donc les seuls intervenants dans le dossier de CHOI radio X qui n'ont pas accès au CRTC c'est nous. Pour manger ou consulter les principaux intéressés. Seuls les groupes contre sont entendus et rencontrés. Les seuls qui sont tenus dans le brouillard concernant leur propre situation c'est CHOI radio X. Les seuls qui savent pas quoi faire et comment le faire c'est CHOI radio X et après cela on va essayer de nous faire croire que le CRTC a pris une décision éclairée. Il y a rien qui tient là dedans. Rien. C'est surtout l'indépendance qu'on nous a raconté pendant l'été entre le fédéral, le gouvernement et le CRTC, d'abord ça  tient pas debout.

[…]

(Fillion):   Dans tout cela je me demande encore qui est notre ennemi. C'es-tu le gouvernement fédéral qui a une peur bleue de nous autres malgré qu'on est probablement plus pro fédéralistes que pro séparatistes, mais de voir le silence des libéraux et des bloquistes et des péquistes en même temps et de voir que […]. Est ce que ça vient de l'industrie, est-ce que ces gens là sont des vrais gens qui décident pour le CRTC, c'es-tu les grandes compagnies qui décident, comment ça fonctionne? C'est qui qui veut absolument la mort de CHOI? C'est peut-être un amalgame de tous ces gens là mais il y a de quoi qui se passe. Il y a trop de coïncidences, il y a trop de réunions, il y a trop de monde qui jase au CRTC. En fait tout le monde jase au CRTC sauf nous autres, c'est quoi la joke […].

(Dominique):   Ça fonctionne juste avec nous autres ça. Ça fonctionne pas avec l'ADISQ qui veulent notre peau depuis des années pour plein de raisons bizares.

(Fillion):   Et pourtant, l'ADISQ, c'est une belle gang d'écœurants. Ça, c'est une belle gang d'enfants de chienne. L'ADISQ faut pas oublier que c'est l'organisation qui est là pour protéger surtout divertir le contenu musical québécois. Et CHOI radio X avec son implication dans le rock québécois est tout à fait différent de tout ce qui se fait dans les radios au Québec incluant celles qui pensent qui rejoignent le même public que nous autres. […] On a voulu être diversifié. Quand l'ADISQ arrive dans le décor, ils veulent fermer la seule station qui arrive avec un produit musical différent. M'a vous le dire que leur mandat premier c'est plus la diversité culturelle. C'est gens là sont en power trip. Ces gens là n'oubliez pas sont là pour une chose protéger l'industrie des subventions, pour les garder, pour les grossir, pour faire vivre des artistes qui sont une gang de sans talent. Des BS de luxe.

[…]

[65]           Les propos de M. Fillion tiennent clairement du commentaire. Il critique l'ADISQ et son président d’alors M. Blanchet (qui n'est pas un des intimés) en des termes crus, à connotation sexuelle (le représentant de l’ADISQ « se branle » dans le bureau du président du CRTC). Il demeure qu’il était honnêtement possible, vu certains faits non disputés, dont une rencontre à huis clos entre les dirigeants de l'ADISQ et du CRTC, de conclure qu'il existait une certaine proximité entre le plaignant et le décideur et que cela était inacceptable pour CHOI. Comme nous ne sommes pas une police du bon langage, je n'y vois pas de commentaires inacceptables de M. Fillion dans les circonstances.

[66]           Quant aux qualificatifs « gang d’écœurants » et « gang d’enfants de chienne », même s’ils sont d'une virulence malsaine et frisent l'injure à l'égard de l'ADISQ et de ses dirigeants, je ne les trouve pas fautifs dans le contexte de l’émission et de la colère que peut susciter chez M. Fillion la découverte de la rencontre à huis clos avant la décision du CRTC sur la licence. 

[67]           En résumé, une analyse contextuelle (une règle de droit non respectée par le juge de première instance) indique qu’il n’y a pas faute dans l'utilisation de plusieurs mots ou expressions sur lesquels s'appuient les condamnations prononcées en Cour supérieure. En réalité, il faut retenir que Mme Drouin a été victime de propos nettement injurieux le 26 octobre 2001, d’injures de bien moindre gravité le 21 novembre 2001 et d’insinuations diffamatoires le 21 février 2002; que Mme Bouchard a été faiblement injuriée le 26 octobre 2001; et que M. Primeau a été injurié le 25 octobre 2001 et diffamé par des insinuations de corruption le 21 février 2002, de même que l’ADISQ. Ces propos fautifs ont été diffusés dans le cadre de quatre émissions pendant trois mois d’émissions quotidiennes, avec plusieurs semaines entre chaque émission, sauf les 25 et 26 octobre 2001. De plus, cette analyse permet de constater que la faute à l'égard de Mme Drouin dépasse en gravité objective énormément celles à l'égard des autres parties intimées et que celle à l'égard de Mme Bouchard est objectivement de très faible ampleur. Finalement, tous les propos fautifs ont été tenus en réaction à des articles de journaux ou des audiences du CRTC et non dans le cadre d’une campagne de dénigrement comme dans l’affaire Chiasson.

 

 

IV.       L'étendue du préjudice

[68]           Établir l'existence d’un comportement fautif est essentiel, mais insuffisant pour justifier l'octroi de dommages-intérêts. Le plaignant doit aussi démontrer un préjudice et son étendue, de même qu'un lien direct entre celui-ci et le comportement fautif.

[69]           La quantification du montant approprié pour la compensation du préjudice découlant de la diffamation ou de l’injure demeure une étape difficile, qui fait appel à des paramètres imprécis laissant une bonne marge de manoeuvre au juge du procès. Comme le mentionnent souvent la doctrine et la jurisprudence, le préjudice moral n’est pas aisément monnayable. Contrairement à ma collègue la juge Duval Hesler, je suis d'avis que cela ne signifie pas que la jurisprudence en matière de quantum en semblable matière n'est aucunement pertinente; l'octroi de dommages moraux à différentes victimes pour une atteinte similaire dans ses effets à l'honneur, la dignité ou la réputation, causée par une même personne et son groupe, ne saurait devenir une sorte de loterie où une victime peut gagner beaucoup un jour et une autre, peu le lendemain.

[70]           J'ai précisé au paragr. 67 les fautes commises. Je passe maintenant à l'analyse des préjudices en résultant à la lumière des témoignages des victimes, en commençant par Mme Drouin. Elle témoigne ainsi des conséquences, pour elle, des propos tenus par M. Fillion :

[…] C'est des propos qui m'ont profondément heurtée, même le… ceux du 25 octobre, qui étaient… il y a une escalade, là, le 26, moi, j'en avais déjà assez, alors quand je l'ai écouté au complet, c'est des propos qui m'ont heurtée vraiment en tant que… en tant que femme, je dois le dire, en tant que personne humaine, en tant que femme, vraiment très profondément, ça m'a énormément blessée. Et ça m'a blessée à plusieurs… à plusieurs niveaux parce que j'ai… j'ai ressenti, premièrement… je voudrais, à chaque mot qui est prononcé, là, ces mots de « pelote, vache, cochonne, chienne, folle » répétés ad nauseam avec des onomatopées dégradantes, pour moi c'était vraiment… c'est comme si je recevais une claque en plein visage à chaque fois. C'est ce que ça m'a fait au moment où je l'ai écouté la première fois. Quand je l'ai écouté avec mon mari, parce que j'ai fait entendre ça à mon mari qui n'a pas été capable de tolérer plus que deux fois… c'est-à-dire des insultes, et ça me fait encore ça aujourd'hui, quand je l'ai écouté hier, encore une fois, dans le cadre de ce procès-là. C'est vraiment… je trouvais que… je trouve que les propos… qu'on me traite ainsi comme on traite une femme qu'on veut traquer, qu'on veut blesser… je me rappelle très bien, la… quand j'étais dans le bureau de madame Bouchard, avoir eu le flash - je ne sais pas si vous avez vu ce film-là, Monsieur le Juge - mais de Germain Houde, dans le film Mourir à tue-tête, qui est un grand film québécois, où il fait un violeur, il utilise exactement ces mots-là de chienne, de vache, c'est exactement l'image. J'ai eu un flash à un moment donné d'être aussi traquée que cette personne-là. Je me suis sentie complètement impuissante et vulnérable. Je me sentais comme si j'était entourée d'une meute de gars enragés qui prenaient un malin plaisir à m'insulter, puis je ne pouvais pas m'échapper, puis je ne pouvais pas rien faire. Puis je vous dirais, en passant, qu'il y a une femme dans ce groupe-là, ça m'a encore plus jetée à terre, qu'au lieu de… devant l'énormité de ce qu'il disait en rajoutait et encourageait ses charmants copains à aller plus loin, c'est vraiment… pour moi, ça… c'est inconcevable. Ces propos-là aussi qu'est-ce que ça m'a fait ça… c'est des propos que je ne comprenais pas, pour moi qui étaient totalement incompréhensibles, je me sentais comme victime d'une grande injustice, qu'on fasse… qu'on me traite ainsi, parce que je fais tout simplement mon travail puis qu'on n'est pas d'accord avec moi, je trouve ça encore aujourd'hui tellement aberrant que je manque de mots, malheureusement, ce n'est pas le temps d'en manquer, et je… et de mots surtout les plus méprisants, les plus misogynes qu'on peut affubler les femmes, de les traiter…finalement de les résoudre à un niveau de prostituées, de vauriennes, de lâches, de traînées, de garces. Parce que j'ai regardé dans le dictionnaire puis c'est ça que ces beaux mots-là veulent dire. Alors c'est, pour moi, totalement… inconvenant, pour le moins. Et ensuite, ces mots-là m'ont fait peur. Ils m'ont fait peur parce que le ton avec lequel ils sont dits, le fiel, j'ai vraiment… je ressentais le fiel qui coulait des côtés de la bouche de monsieur Fillion quand il disait, je trouve ça… je ne sais pas si c'est un mot que je peux employer en Cour, mais franchement dégueulasse.[…] et c'est des mots qui m'ont fait peur, puis je vous dirais que j'ai eu la même réaction que ma sœur, parce que j'ai fait écouter à ma sœur, parce que moi, j'ai besoin… je suis une personne aussi émotive et qui a besoin de ventiler les choses, et je… et je… avec ma sœur… ma sœur, sa première réaction, ç'a été: « Est-ce qu'il a ton adresse? » Parce qu'avec l'énergie dans lequel il met pour m'avilir, pour m'anéantir carrément, ma sœur, c'est la première peur qu'elle a.. la première réaction qu'elle a eue, puis moi aussi, j'étais comme… c'est de mots aussi… étant donné, comme on a entendu une auditrice de monsieur Fillion, hier, puis ça, ça m'a encore resonné des cloches qui dit: « Ah oui, Jeff Fillion, on l'écoute, parce qu'il dit les choses vraies ». C'est ça... j'ai dit: « Donc, c'est ça, les gens qui ont entendu… les 300 000 téléspectateurs de monsieur Fillion ou les 400 000[10], je ne sais plus il étaient à combien à cette époque-là, c'est ça qu'ils pensent, qu'ils se disent dans leur tête: «Ah lui, il dit des choses vraies. Elle n'est peut-être pas tout ça, elle est peut-être ça, mais elle l'est sûrement un peu », je trouve ça… tellement dégradant. Ça m'a fait ça la première fois, ça me fait ça à chaque fois que je l'entends et ça m'a encore fait ça hier. [Solange Drouin, interrogée le 5 décembre 2006, M.A. vol. 4, p. 1075, sous-page 137, ligne 7 et suivantes]

[...]

R: Oui, moi, je viens de Québec. Je suis une petite fille de Québec et je vais à Québec très souvent. Mon frère est là, mes petits neveux sont là, et ma mère est toujours là. […] J'ai beaucoup de famille à Québec. Puis il y a… aussi, j'ai des familles dans la Beauce qui ont entendu les propos de monsieur Fillion aussi, qui m'ont appelée pour me dire: « Tu sais comment on te traite à Québec? » Oui, c'est ça. Il y a de mes tantes de la… de Thetford Mines qui m'ont appelée pour me dire que… comment je me faisais traiter à Québec. Et… et donc les propos du mois de novembre ma mère qui était… qui avait été tellement choquée des propos du mois d'octobre, s'était mise à écouter distraitement, le matin, CHOI-FM, pour voir comment on traitait sa fille. [interrogée le 5 décembre 2006, M.A. vol. 4, p. 1077, sous-page 145, ligne 23 et suivantes]

(je souligne)

[71]           À un autre moment, elle témoigne de la haine qu'elle sentait dirigée contre elle lors des audiences du CRTC par les supporteurs de CHOI et de M. Fillion, au point où elle n'osait pas aller seule aux toilettes. Certes, cette haine pouvait résulter de sa demande de fermer CHOI, mais les propos fautifs à son égard tenus par M. Fillion pourraient avoir amplifié la situation.

[72]           Le juge de première instance lui a accordé les 150 000 $ qu'elle réclamait en dommages moraux. À mon avis, comme le plaide les appelants, ce montant est si nettement exagéré à la lumière de la jurisprudence québécoise récente, plus généreuse que l’ancienne, et, surtout, de la nature des fautes et de leurs conséquences sur Mme Drouin, qu’il démontre une erreur sérieuse dans l’évaluation de la compensation appropriée justifiant l’intervention d’une cour d’appel (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd, [1978] 2 R.C.S. 229 , p. 235).

[73]           Dans l’affaire Falcon c. Cournoyer, précitée, un animateur bien connu de la région montréalaise avait disjoncté à son arrivée en studio, après avoir été retardé pendant près de deux heures par des opérations de déneigement au centre-ville, en injuriant en ondes Mme Falcon, la directrice des travaux publics. Tenant compte des conséquences ressenties par la victime et des nombreuses excuses sincères faites par la suite par M. Cournoyer en ondes et à la Cour, le juge Lanctôt n’accorda que 15 000 $ à Mme Falcon qui en demandait 50 000 $. Cette affaire diffère cependant de la nôtre non pas tant par l'intensité de la faute (quoique les injures soient plus vulgaires dans le cas de Mme Drouin) que par la présence d'excuses sincères en ondes à plusieurs reprises peu après l'évènement.

[74]           Dans l’affaire Chiasson c. Fillion et al., [2005] R.J.Q. 1066 (C.S.), où les appelants étaient défendeurs, la Cour supérieure accorde à la victime, Mme Chiasson, qui réclamait 200 000 $ en dommages moraux, un montant de 100 000 $. La Cour a confirmé ce montant dans l’arrêt Fillion c. Chiasson, précité. Or, Mme Chiasson avait été victime d’un harcèlement systématique, caractérisé par une longue campagne de dénigrement à base de moqueries sur son apparence, ses fréquentations et ses mœurs, laquelle l’avait profondément perturbée et avait même requis la prise de médicaments. Son mode de vie dut même être modifié.

[75]           En l’espèce, le préjudice décrit par Mme Drouin à la suite des propos injurieux du 26 octobre 2001 s'apparente plus à celui infligé à Mme Falcon qu'à Mme Chiasson; cependant, à la différence de l'affaire Falcon, il y a une absence d'excuses immédiates et répétées par l'animateur fautif et deux autres atteintes aux droits de Mme Drouin, une en novembre 2001 et l’autre en février 2002. Cela justifie l’octroi d’un montant plus important que celui accordé à Mme Falcon. Par contre, cela ne peut raisonnablement justifier l’octroi de 150 000 $, un montant supérieur à celui accordé à Mme Chiasson qui a été victime d’une longue campagne de dénigrement et a souffert d’un préjudice de beaucoup plus grande intensité. Un montant de 80 000 $ m’apparaît adéquat, sinon généreux.

[76]           Ma collègue la juge Duval Hesler réfère à l’arrêt Hill, précité, pour conclure que le montant de 150 000 $ accordé est néanmoins approprié. Avec égards, je ne suis pas de cet avis. D'abord, il faut rappeler que les montants accordés par un jury civil ontarien en compensation à la victime, Casey Hill, alors un avocat de la couronne, 300 000 $ en « general damages » et 500 000 $ en « aggravated damages »[11] et maintenus par la Cour suprême, sont considérés généreux par les spécialistes de la common law (voir : les professeurs Jamie Cassels et Elizabeth Adjin-Tettey, Remedies: the Law of Damages, 2nd ed., Irwin Law Inc., 2008, p 288). Ensuite, qu'il s'agissait d'un cas de diffamation, c'est-à-dire d'une atteinte à la réputation de M. Hill et non de commentaires injurieux, qui n'avaient rien de comparable à notre affaire. Dans Hill, les allégations diffamatoires furent prononcées sur les marches du palais de justice du centre-ville de Toronto par un avocat réputé, en toge, attaquant l'intégrité professionnelle de son confrère Hill, et ce, dans le cadre d'une conférence de presse reprise ensuite par les médias, dont des stations de télévision et des journaux. En d’autres mots, une attaque à la réputation d’un professionnel bien orchestrée et largement diffusée ensuite par de nombreux médias torontois et même pancanadiens. C'est ce qui fera dire au juge Cory, au nom de la majorité de la Cour suprême, que l’affaire Hill se situait dans une classe à part (Hill paragr. 187). De plus, par la suite, l’Église a répété ses attaques dans les procédures judiciaires et plaidoiries, a soumis M. Hill à un contre-interrogatoire dégradant et en a remis, une fois le jugement rendu la condamnant (Hill, précité, paragr. 192-193).

[77]           En l'instance, les propos fautifs ont été radiodiffusés uniquement par CHOI et non pas été repris par des journaux et des stations de télévision. Ils n'ont donc été qu'entendus, et ce, par un auditoire d'environ 40 000[12] personnes de la région de Québec. La situation de M. Hill était donc d'une gravité bien supérieure : télévision, journaux, radio, etc., et ce, de Toronto, la plus grande ville du pays. Or, comme le disent les proverbes, « les écrits restent, les paroles s'envolent » et « une image vaut mille mots ». De plus, Mme Drouin, même si avocate, ne pratique pas le droit. Dans ces circonstances, un montant de 80 000 $ en compensation du préjudice moral souffert par Mme Drouin est des plus raisonnables, mais pas un de 150 000 $.

[78]           J'ajoute que l'octroi d'un montant de 80 000 $ en dommages moraux en l'espèce démontre que l'indemnisation des propos diffamatoires ou injurieux en droit civil est désormais plus généreuse et que la tendance au Québec suit une courbe ascendante semblable à celle dans les provinces de common law.

[79]           M. Primeau décrit ainsi les conséquences des propos tenus par M. Fillion à son égard :

Bien, je dirais, je faisais référence un petit peu à ma réputation dans le milieu de Québec en ce qui me concerne. C'est-à-dire que je pars du principe que Jacques Primeau n'est pas extrêmement connu à Québec en tant que personne. Il y a un petit cercle familial, il y a les intervenants vraiment du milieu et, encore là, une partie des intervenants du milieu. Je ne suis pas une personnalité publique à Québec. Du jour au lendemain, je deviens une personnalité publique à Québec avec une seule description, c'est: « prétentieux » dans un premier temps, « croche » par la suite, mais ça c'est beaucoup plus tard, mais « prétentieux » et aussi « pas intelligent » en cours de route. Prétentieux, pas intelligent, croche et l'équivalent du « leader » d'une organisation qui est pire que celle de « Mom » Boucher et celle des Hells Angels. Il y a aussi que je suis à la tête d'une organisation qui donne des pots de vin, qui fait ni plus ni moins des détournements de fonds, si on se véhicule, si on se fie aux propos qui sont tenus. Bref, dans une ville comme celle de Québec, qui est quand même la deuxième ville la plus importante, je parle pas en terme de population, mais c'est quand même un pôle central au Québec quand tu veux faire affaires au Québec, et c'est mon cas, je fais affaires au Québec, c'est aussi la Capitale, donc toutes sortes d'intervenants autour des politiques, des gouvernements, des fonctionnaires peuvent entendre ces propos-là. Et s'il y a une chose que j'ai apprise dans mon métier, ta réputation, c'est ce qu'il y a de plus précieux. Mon travail repose sur ma réputation. Ma réputation, je calcule avoir travaillé seize ans pour l'établir. Je n'ai jamais été soupçonné de quoi que ce soit en terme de fraude, en terme de relation malveillante avec mes clients qui sont artistes. Je tiens beaucoup à cette réputation-là. Et il a attaqué deux chose qui m'ont profondément blessé, mais vraiment blessé, c'est des propos du style que j'étais prétentieux et que je regardais les gens de haut. Et c'est ça que les gens de Québec, les 100 000 auditeurs, les 125 000 auditeurs qui se répartissent un peu partout, dont une bonne partie des jeunes, c'est-à-dire une bonne partie des jeunes qui constituent aussi les prochains artistes avec qui je devrais travailler, tous ces gens-là, ils m'appelleront pas pour me dire: tiens! Primeau, ça fait longtemps que je voulais te le dire, t'es un trou de cul. Non, ils m'appelleront juste pas. La business que j'ai perdue à Québec à cause de ça, je peux pas l'évaluer. Parce qu'une business que t'as pas dans notre business, c'est quelqu'un qui t'appelle pas. Pas quelqu'un qui t'appelle pour te dire: je voulais te le dire, je veux pas faire affaires avec toi. Les gens ne t'appellent tout simplement pas. Et l'impact de cette émission-là, l'impact de cette station-là est énorme à Québec. Je l'ai dit souvent et je le répète, c'est une station majeure. Donc, un, je sais que dans toute la station, et ça, je le sais parce que de mes yeux vu, quand je me suis présenté aux audiences du CRTC, que j'ai vu le regard des gens qui travaillaient dans la station, ça m'a fait mal. Je n'ai jamais senti autant de mépris de ma vie dans quelque assemblée dans laquelle je suis rentré. Ça, c'est dur à vivre mais c'est aussi dur, c'est-à-dire pas rie que dur à vivre, c'est dur à vivre et c'est qu'au niveau travail, c'est: oublie ça. Oublie ça, on pourra jamais rafistoler les choses avec ces gens-là, c'est fini. […].

Je peux même dire que mes artistes aussi m'ont fait part de préoccupations en disant: oui, mais là, si je comprends bien, t'es barré à CHOI-FM. Puis finalement, quand tu vas te présenter devant Astral qui est le concurrent, Astral va savoir que de toute façon, t'as pas d'autres portes de sortie que de faire affaires avec moi parce que CHOI-FM, on sait d'avance que t'es barré. Être barré d'une station de radio pour un agent, c'est pas bon. C'est vraiment pas bon. Et jusqu'à quel point ça peut faire des dommages? Je dis juste que ça en fait d'une façon importante dans un marché important comme celui de Québec. Alors je peux continuer longtemps mais je dirais ça m'a blessé personnellement parce que je viens d'un milieu ouvrier, j'ai travaillé fort pour être où je me suis rendu. Et s'il y a une chose que la majorité des gens que je connais ne peuvent pas me reprocher, c'est d'être un prétentieux et de regarder les gens de haut. Ça, ça m'a blessé profondément dans l'image qu'on a projetée de moi, qui n'étais pas une personnalité publique. Je peux pas me défendre devant des propos comme ça. [interrogatoire au préalable tenu le 25 avril 2002, M.A., p. 807 ligne 6]

(je souligne)

[80]           De ce témoignage, il ressort que M. Primeau n'était pas connu dans la région de Québec, qu'il n'appréciait pas se faire traiter de prétentieux, qu'il croit que sa réputation a pu être affectée quant à sa probité et qu'il considère avoir perdu des affaires à Québec. Le dernier point tient en réalité du différend qui existait entre CHOI et l'ADISQ et non des propos diffamatoires de M. Fillion à son égard; un artiste qui voulait tourner à CHOI, la station la plus populaire de Québec, n'avait pas intérêt à s'associer de trop près aux dirigeants de l'ADISQ en raison de ce conflit. Il ne saurait justifier des dommages. J'ai aussi indiqué précédemment que le qualificatif prétentieux tenait du commentaire acceptable en l'espèce vu le rôle public de M. Primeau.

[81]           Par contre, les insinuations quant à sa probité tiennent de la diffamation; il a aussi été victime de quelques injures le 25 octobre 2001. Considérant sa situation par rapport à celle de Mme Drouin, victime de ces mêmes insinuations, mais plus connue dans la région de Québec où vit sa famille, et, en plus, la gravité des propos injurieux à l'égard de cette dernière et considérant la nature du préjudice décrit par M. Primeau, je suis d'avis que l’octroi à ce dernier des 50 000 $ réclamés en dommages moraux est nettement excessif. Je propose d'y substituer la somme de 20 000 $ afin de maintenir une proportionnalité entre la gravité des fautes et des préjudices subis par lui par rapport à Mme Drouin.

[82]           Quant à Mme Bouchard, la faute à son égard réside dans une injure directe le 26 octobre et indirecte en tant que membre de la direction de l'ADISQ. Non connue du public, son préjudice tient essentiellement de l’état d'âme. En interrogatoire au préalable, elle déclare :

Bien, c'est sûr que c'est assez troublant d'entendre quelqu'un sur des ondes radio me traiter de vache, traiter l'ADISQ d'association « mafieuse », donc ADISQ pour laquelle je travaille, c'est assez troublant. Par ricochet, de me traiter d'hypocrite parce que, ce que monsieur Fillion dit, c'est… il parle « d'une gang d'hypocrites », en traitant madame Drouin de « la plus grande hypocrite ». Donc, comme il parle de moi aussi dans ces émissions-là, ça fait mal, c'est dérangeant, c'est troublant, c'est offensant. En plus de se faire traiter d'incompétents; je ne crois pas que je suis incompétente, je ne serais pas à l'emploi de l'ADISQ depuis sept ans si j'étais incompétente. Parce que évidemment, il traite, au mois de novembre, la gang de l'ADISQ, d'une gang d'incompétents. Alors, voilà. Évidemment, les gens qui me connaissent savent que je suis pas incompétente, que je suis pas une vache et je suis pas une hypocrite. Mais ceux qui me connaissent pas personnellement, en entendant ça, s'imaginent que tous ceux qui travaillent à l'ADISQ sont une gang d'incompétents, de croches, d'hypocrites. Donc, s'ils voient mon nom sur le site Internet de l'ADISQ, bien celle-là, c'en est une, c'est une vache, c'est une hypocrite, elle aussi. Ceux avec qui je ne traite pas nécessairement directement mais qui travaillent dans des organismes que je côtoie, s'imaginent que je suis peut-être une hypocrite, une vache ou une incompétente. [interrogatoire au préalable tenu le 25 avril 2002, M.A., p. 863 ligne 26 et suivantes].

Au procès, elle tiendra des propos semblables.

[83]           Considérant qu'elle a été injuriée directement à une seule reprise, par le qualificatif « vache adjointe », du préjudice qu'elle décrit et des montants accordés à Mme Drouin et à M. Primeau, je suis d'avis que le montant de 50 000 $ accordé par le premier juge démontre une erreur sérieuse dans l’évaluation du préjudice et de la compensation appropriée. Afin de respecter le principe de la proportionnalité, il y a lieu de le réduire à 8 000 $ (1/10 du montant accordé à Mme Drouin).

[84]           Reste l'ADISQ. Le premier juge lui a accordé les 100 000 $ réclamés. Pourtant aucune preuve d'une perte financière ou de membres n'a été démontrée. Une atteinte à sa réputation a néanmoins été causée par les insinuations qu'elle est corrompue, partie à des pots-de-vin et autres manœuvres, dont les conséquences ne sont cependant pas démontrées. Tenant compte des principes énoncés par la Cour dans les arrêts Fondation québécoise du cancer et Voltec, précités, notamment des dommages moraux pour une personne morale victime de diffamation variant entre 10 000 $ et 25 000 $, arrêts dont le premier juge ne traite pas, je propose de réduire à 15 000 $ les dommages moraux accordés à cette personne morale pour respecter l'échelle établie par la jurisprudence québécoise et la faible gravité du préjudice causé, s’il en est. Avec égards pour ma collègue, rien dans la preuve n’indique un préjudice qui se situe au haut de l’échelle des conséquences négatives possibles à la réputation d’une personne morale.

IV.       L'octroi de dommages punitifs

[85]           Le premier juge a accordé 50 000 $ en dommages-intérêts punitifs à chacun des intimés en ces termes :

[178]  Il faut donner un exemple pour laisser voir et savoir que l’on ne peut pas lancer des accusations contre qui que ce soit sans qu’il y ait de fondement et sans qu’il y ait de justification à le faire.

[179]  Les dommages-intérêts exemplaires sont là pour indiquer la réprobation d’un comportement inacceptable.

[180]  En accordant des dommages exemplaires, il faut éviter la récidive.

[181]  Dans la présente instance, rien n’arrêtait les intimés.

[182] La calomnie, la médisance, la vulgarité et l’humiliation sont parties intégrantes des propos relatés dans le présent jugement à l’automne 2001, février 2002 et même en 2004[13].

[183] La preuve révèle également que beaucoup de plaintes ont été logées auprès du CRTC à l’encontre de CHOI-FM.

[184] Des mises en demeure ont été envoyées par différentes personnes et des actions judiciaires l’ont été aussi. Au moment de la présente audience, des jugements avaient été rendus tel le dossier de madame Sophie Chiasson qui a fait l’objet d’un battage médiatique important. Chiasson c. Fillion EYB 2005-88662 (C.S.).

[185] Le Tribunal, dans les circonstances, n’a pas d’hésitation à accueillir la réclamation des requérants pour une somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs et exemplaires qui doivent être accordées à Me Drouin, Madame Lyette Bouchard, monsieur Jacques Primeau et à l’ADISQ individuellement.

[186]  De plus, globalement les intimés ont les moyens de payer ces montants, vu la preuve faite.

(je souligne)

[86]           Au total, c’est donc 200 000 $ en dommages punitifs qui sont accordés, et ce, sans référence aux critères de l’art. 1621 C.c.Q. Je suis d'avis que cette analyse, par trop sommaire, est fautive en droit. Une réanalyse s'impose.

[87]           J’ajoute que la déférence que doit démontrer une cour d’appel envers le juge de première instance ou le jury (dans les juridictions de common law canadienne où un procès civil avec jury est toujours possible) en cette matière est moins élevée qu’à l’égard des dommages compensatoires parce que les dommages punitifs ne sont pas généralisés; tant l'opportunité d'en accorder que leur quantum doivent être rationnels (Hill, précité : paragr. 197; Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595 , paragr. 100-101; Jamie Cassels et Elizabeth Adjin - Tettey, précité, p. 284). C’est aussi le cas aux É.-U., où la Cour suprême américaine invite les cours d’appel à revoir les verdicts des jurés en cette matière, au motif que des montants excessifs pourraient être inconstitutionnels (B.M.W. of North America  Inc. v. Gore, 116 S.Ct. 1589 (1996)). Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement au Québec où les dommages-intérêts punitifs, un emprunt à la common law, ne sont pas généralisés, loin de là, remplissant une finalité de prévention à l’égard de certains comportements, et ce, dans un régime de responsabilité civile axé d’abord sur la compensation intégrale du préjudice et peu sur la dissuasion ou prévention du geste par l’auteur fautif ou un tiers[14]. Les dommages-intérêts en matière extracontractuelle indemnisent la victime pour le préjudice subi (art. 1611 C.c.Q.) et sont déterminés en fonction des conséquences pour la victime et non de la gravité de la faute. Les dommages-intérêts punitifs en vertu de la Charte, aussi souvent appelés dommages exemplaires, ont une fonction préventive ou dissuasive : (Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211 , paragr. 122)[15].

[88]           Les dommages punitifs n'existent pas à ce jour en droit civil français alors qu'en droit civil québécois, ils ne sont possibles que lorsqu'une loi le prévoit (Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, supra, précité, nos 1 - 362 à 1 - 370, p. 364 - 391; Béliveau St-Jacques, précité). La situation est ainsi fort différente de la tradition de common law où les tribunaux peuvent octroyer, en plus des dommages compensatoires, appelés « general damages » et « aggravated damages », des « exemplary or punitive damages », ces derniers pour marquer la réprobation (ou punir), empêcher la récidive et dissuader en général (Jamie Cassels et Elizabeth Adjin-Tettey, précités, p. 281 et suivantes). La Cour suprême enseigne que le pouvoir discrétionnaire de les accorder « doit être exercé avec une très grande prudence » et à titre exceptionnel (Honda Canada Inc. c. Keays, [2008] 2 R.C.S. 362 , paragr. 68). 

[89]           Par contre, tant en droit civil qu'en common law, les dommages-intérêts punitifs n'ont aucun but compensatoire (Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, supra, précité, no 1-380, p. 411; Gérald Larose et la Confédération des Syndicats Nationaux c. Réjean Fleury, 2006 QCCA 1050 , autorisation d’appeler refusée par la Cour suprême). Au Québec, leur quantification est régie par l'art. 1621 C.c.Q. qui énonce leur finalité préventive et précise certains critères de quantification.

[90]           L'art. 49 de la Charte, seule assise législative en l'espèce pour des dommages punitifs, permet de réclamer dans certains cas, en outre des dommages-intérêts compensatoires, des dommages-intérêts punitifs.

[91]           L’octroi de dommages punitifs en vertu de la Charte n’est pas tributaire d’un sentiment de réprobation chez le juge ou le public, mais plutôt d’une preuve d’un état d’esprit de l’auteur de la faute qui dénote une volonté de causer l’atteinte au droit protégé ou une indifférence à l’atteinte que cet auteur sait des plus probables. Dans l’arrêt St-Ferdinand, précité, la Cour suprême précise les conditions devant exister pour qu’il y ait « une atteinte illicite et intentionnelle » au sens du second alinéa de l’article 49 de la Charte :

[121]   En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l’art. 49 de la Charte lorsque l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l’intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère.

(je souligne)

[92]           En l'espèce, les propos injurieux (donc illicites) tenus à l'encontre de Mme Drouin dénotaient une volonté de causer une atteinte à la dignité de cette dernière puisqu’ils ont été répétés par M. Fillion pendant le segment du 26 octobre pour les auditeurs qui venaient de se joindre. Ils démontrent une volonté de blesser la victime, sinon de l'anéantir.

[93]           Qu’en est-il des trois autres victimes?

[94]           Rien dans la preuve n’indique une volonté de M. Fillion de porter atteinte à la dignité de Mme Bouchard. En fait, tel qu’indiqué précédemment, le propos injurieux a été proféré par un membre de son groupe. Je ne vois rien dans la preuve qui permette de conclure que ce membre voulait causer une atteinte au droit protégé à la dignité de Mme Bouchard ou était conscient que de la traiter de « vache adjointe », à une occasion, porterait très probablement atteinte à sa dignité. Des dommages punitifs ne sont donc pas appropriés dans son cas.

[95]           Laisser entendre que M. Primeau reçoit des pots-de-vin, sans aucune preuve de ce fait, dénote un désir de porter atteinte à sa réputation par M. Fillion. Des dommages punitifs sont appropriés puisque ces propos constituent une atteinte intentionnelle à son honneur. Il en va de même des allégations relatives à l’ADISQ.

[96]           Puisqu'il y a eu dans le cas de Mme Drouin, M. Primeau et l’ADISQ des atteintes intentionnelles à leur dignité, le juge pouvait, s’il le considérait approprié pour prévenir une récidive, accorder des dommages-intérêts punitifs, ce qu’il a fait. Il faut ensuite répondre au moyen des appelants relatifs à leur quantum.

[97]           La détermination du quantum doit se faire en suivant les balises imposées par l’art. 1621 C.c.Q. :

1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

(je souligne)

[98]           Sans analyser ces critères, ni même mentionner cet article, le premier juge a accordé à chacune des parties intimées 50 000 $ et a condamné tous les appelants solidairement à les payer. Avec égards pour ma collègue la juge Duval Hesler, je suis d'avis qu'en ce faisant le juge de première instance a erré en droit par son omission de faire une analyse conforme à l’art. 1621 C.c.Q. et en accordant des dommages punitifs excessifs. Il y a lieu d’intervenir.

[99]           Je reprends les critères énoncés à l’art. 1621 C.c.Q., tout en soulignant qu’ils ne sont pas exhaustifs, pour déterminer les montants appropriés. Tel que l'indique le premier alinéa de cette disposition, c'est vers l'avenir que le juge doit se tourner pour arrêter un montant dont la finalité première est d'empêcher la récidive par l'auteur de la faute, plutôt que vers le passé en voulant lui imposer une amende civile axée sur la réprobation de la conduite illicite (Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, supra, précité, no 1-380, p. 403-405; Pauline Roy, précitée, p. 200 - 234).

[100]       Le premier critère est la gravité de la faute. Clairement, celle-ci est plus grande dans le cas de Mme Drouin que des autres parties intimées.

[101]       Le deuxième est la situation patrimoniale de la partie fautive. Au moment du procès, en décembre 2006, la preuve quant à M. Fillion se résumait à une absence de revenus importants et d'actifs significatifs. Bref, une situation patrimoniale peu reluisante dans son cas. Celle de Genex était meilleure, mais ses actifs très réduits, puisqu’elle avait vendu ses stations et payés des millions en dividendes à ses actionnaires en 2005 et 2006. Par contre celle de M. Demers, actionnaire à 64 % de Genex, ne pouvait qu’être excellente! D’où le commentaire du premier juge, après avoir arrêté les dommages punitifs à 200 000 $, que « globalement les intimés ont les moyens de payer ces montants, vu la preuve faite ».

[102]       Le troisième est l'étendue des réparations déjà ordonnées en faveur des parties intimées. Pour les motifs énoncés précédemment, je suis d'avis d'accorder des dommages moraux totalisant 123 000 $ pour les atteintes à la dignité, l'honneur et la réputation des parties intimées. Si ces dommages moraux étaient payables par les parties appelantes, on pourrait se demander si cela serait suffisant pour les dissuader de recommencer sans l'ajout de dommages punitifs. On peut cependant en douter en l'espèce, le premier juge ayant retenu qu’on faisait beaucoup d’argent et qu’on se foutait du reste. De toute façon, puisque la preuve indique que les dommages compensatoires (paiement réparateur) sont assumés (sous réserve d’une franchise de 25 000 $ par réclamation, payable par Genex) par un assureur jusqu’au 31 août 2002 (donc tous les dommages compensatoires en l'instance), il y a lieu d'ajouter des dommages punitifs, comme le premier juge en a décidé[16].

[103]       De plus, il faut tenir compte des autres sanctions qui ont été imposées pour les mêmes gestes fautifs. Ainsi, une condamnation criminelle peut rendre non nécessaire des dommages punitifs : Papadatos c. Sutherland, [1987] R.J.Q. 1020 (C.A.). En l’espèce, Genex avait perdu sa licence avant le procès en Cour supérieure et M. Fillion, par le fait même, son émission. M. Fillion n'a pas été capable ensuite de se trouver un nouvel emploi d'animateur de radio et a dû fonder sa propre station accessible uniquement sur paiement de frais d'abonnement, station qui n'attire à ce jour qu'un auditoire restreint et qui s’avère sans réelle capacité de générer des revenus importants. L’abus du micro par M. Fillion et Genex a été sévèrement sanctionné par le CRTC et le danger de nouveaux gestes similaires par eux a été réduit considérablement.

[104]       Dans les circonstances, l'octroi par le premier juge de dommages punitifs totalisant 200 000 $, solidairement payables par M. Fillion, Genex et M. Demers, ne se justifie que par l’omission de tenir compte de tous les facteurs pertinents ou par le désir de punir de façon exemplaire.

[105]       Tenant compte des éléments analysés précédemment et de la finalité préventive énoncée au premier alinéa de l'art. 1621 C.c.Q., (et non pas de l’imposition d’une sanction civile ou d’une peine privée), je crois que des dommages-intérêts punitifs de 30 000 $ pour les atteintes aux droits de Mme Drouin et de 15 000 $ dans le cas de M. Primeau et de 15 000 $ dans le cas de l'ADISQ, pour un grand total de 60 000 $, sont suffisants pour dissuader M. Fillion, Genex et M. Demers de recommencer, alors que les montants arrêtés par le premier juge, totalisant 200 000 $, sont nettement excessifs. Je rappelle que dans Néron c. Chambre des notaires du Québec, [2000] R.J.Q. 1787 (C.S.), le juge Tellier accorde des dommages punitifs de 50 000 $ contre la société Radio-Canada dans des circonstances plus graves qu’en l’instance, conclusion qui sera confirmée en appel et en Cour suprême. De même, dans Gauthier c. Beaumont, précité, la Cour suprême, après avoir infirmé notre arrêt, conclut que le recours est recevable puis, statuant sur le fond, accorde des dommages-intérêts, dont 50 000 $ en dommages punitifs contre les policiers et la municipalité à la victime de gestes de torture « considérant la gravité des atteintes illicites et intentionnelles ».

V.        La responsabilité solidaire des appelants

[106]       La responsabilité extracontractuelle est solidaire lorsqu'il y a plusieurs participants à la faute (art. 1526 C.c.Q.). Ainsi, le diffuseur se voit condamné pour des propos fautifs proférés sur ses ondes par un animateur. Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, supra, précité, n° 1-294, p. 271, écrivent :

Ce n'est pas seulement l'auteur même de la diffamation qui peut être poursuivi, mais également celui qui la diffuse au sens large du terme [renvoi omis], par exemple, dans le cas d'un journal ou d'une revue, la maison d'édition, mais aussi l'imprimeur et, dans le cas d'une émission de radio ou de télévision, le poste diffuseur.

[107]       Genex, l’employeur de M. Fillion et de son groupe, ne questionne pas sa condamnation solidaire aux dommages moraux. Cela se comprend puisqu’il est bien établi par l’art. 1463 C.c.Q. que l’employeur est responsable à l’égard des tiers de la faute de ses préposés dans l’exécution de leurs fonctions (Métromédia CMR Montréal inc. c. Johnson, 2006 QCCA 132 (C.A.) autorisation d’appeler rejetée en Cour suprême). De plus, il y a solidarité parce que les propos fautifs ont été diffusés par Genex, la faute de cette dernière s’ajoutant à celle de M. Fillion (art. 1526 C.c.Q.) pour engendrer le préjudice.

[108]       Quant à M. Demers, le dirigeant, il peut être tenu solidairement responsable en raison de son propre comportement s'il constitue une faute distincte, mais reliée à celle de M. Fillion ou de Genex (art. 1526 C.c.Q.). C'est ce que le juge de première instance a retenu :

[130]       Il n'y a aucune preuve au dossier à l'effet que [Demers] aurait fait des efforts pour empêcher monsieur Fillion de prononcer les propos dégradants, injurieux et diffamatoires en 2001, 2002 et même 2004.

[…]

[139]       Non, les cotes d'écoute étaient bonnes, l'aspect monétaire était bon.  C'est un aveuglement volontaire de la part de monsieur Demers à titre d'administrateur. Le Tribunal considère que sa responsabilité est engagée complètement  avec Jean-François Fillion et Genex Communications Inc. et ce, conjointement (sic).

[…]      

[141]       Les propos que tenait Jean-François Fillion et les cotes d'écoute du poste laissent voir que Genex Communications faisait la sourde oreille comme son p.d.g. monsieur Demers et ne faisait que profiter des cotes d'écoute et générait des profits importants dont la preuve est placée sous pli confidentiel au dossier.

(je souligne)

[109]       M. Demers n’a pas démontré en quoi cette conclusion de fait serait entachée d’une erreur manifeste et dominante. Elle est d'ailleurs conforme à l'arrêt Fillion c. Chiasson, précité, une affaire qui offre des similarités, et où mon collègue le juge Morissette confirme la condamnation solidaire de M. Filion, de Genex et de son dirigeant principal, M. Demers. En l’espèce, M. Demers en ne faisant rien comme dirigeant de Genex pour contrôler M. Fillion, malgré les plaintes nombreuses, a permis, sinon encouragé la commission des fautes. Sa condamnation solidaire aux dommages moraux constitue une réparation appropriée.

[110]       Finalement, quant à la solidarité de l'employeur Genex et du dirigeant Demers pour les dommages punitifs, contestée par ces parties, elle mérite qu'on s'y arrête plus longuement que ne l'a fait le juge de première instance qui semble la tenir pour acquise au même titre que pour les dommages moraux.

[111]       Pour décider de ce moyen, il est nécessaire de répéter certains principes et de continuer l'exercice de réflexion sur la solidarité en matière de dommages punitifs entrepris dans les arrêts Fillion c. Chiasson et Solomon, précités. Loin de moi de prétendre que ces motifs constituent l’aboutissement de cet exercice; il s'agit, tout au plus, d'une autre étape dans un processus qui mérite de se continuer tant en doctrine qu'en jurisprudence.

[112]       D'abord, je précise que l’employeur ne peut être tenu à des dommages punitifs que si ce dernier a lui-même commis une atteinte illicite et intentionnelle; la responsabilité civile rattachée au fait d’autrui, par exemple dans le cadre d’une relation préposé-commettant (art. 1463 C.c.Q.), ne s'applique pas[17]. Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, supra, précité, n° 1-377, p. 399, en expliquent ainsi la raison :

 

L'exigence du caractère intentionnel de la violation d'un droit protégé par la Charte ne permet pas, dans les hypothèses de responsabilité pour le fait ou la faute d'autrui (notamment la responsabilité des commettants pour les préposés), de tenir ces personnes comptables de dommages punitifs du seul fait d'une atteinte intentionnelle par la personne dont ils assument la responsabilité [renvoi omis]. Il faut donc démontrer qu'eux-mêmes, en tant que commettants, parents [renvoi omis], tuteurs, mandataires ou autre, ont commis aussi une atteinte intentionnelle en raison, par exemple, d'une certaine forme de collusion [renvoi omis]. À cet égard, la collusion et la participation des employeurs et diffuseurs sont plus aisément reconnues en matière de diffamation et leur responsabilité particulière est recherchée notamment en raison de considérations économiques évidentes, l'importance du patrimoine du défendeur s'avérant un critère important d'évaluation des dommages punitifs.

(je souligne)

[113]       Dans Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3 , la Cour suprême prononce la condamnation d’un employeur à des dommages punitifs pour un acte causé par ses policiers. Le regretté juge Gonthier, pour la majorité, conclut que pour justifier la condamnation de la municipalité-employeur « il doit être prouvé que la volonté de causer les conséquences de l’atteinte illicite était la sienne ou lui était imputable » (paragr. 108-111). Il cite l’arrêt Augustus c. Gosset, [1995] R.J.Q. 335 (C.A.), dans lequel la juge Deschamps, alors à la Cour, affirme que le seul lien de préposition au sens de 1054 al. 7 C.c.B.-C. « ne suffit pas pour établir une atteinte illicite et intentionnelle de la part de l’employeur donnant droit à des dommages exemplaires selon l’al. 2 de l’art.  49 de la Charte québécoise » (paragr. 110).

[114]       Quelques exemples d’éléments pouvant établir une imputation de la volonté de l’employeur de causer les conséquences de l’atteinte illicite sont ensuite énumérés par le juge Gonthier : ordres donnés par le commettant, connaissance ou non-interdiction des actes illicites, omission d’ordonner la cessation de ceux-ci, niveau hiérarchique du poste du préposé fautif.

[115]       Cette approche a été adoptée par la Cour, notamment dans les arrêts Québec (Procureur Général) c. Allard, J.E. 99-1780 (C.A.), Fillion c. Chiasson, précité, et Solomon, précité. Elle est aussi approuvée par la doctrine : Baudouin et Deslauriers, supra, précité n° 1-377, p. 399; Louis Perret, « De l’impact de la Charte des droits et libertés de la personne sur le droit civil des contrats et de la responsabilité au Québec » (1981), 12 R.G.D. 121, à la p. 140.

[116]       Un des éléments pouvant être considéré dans l’évaluation de la conduite d’un employeur est la possibilité de générer un profit, notamment pour une station de radio. Sur ce sujet, Claude Dallaire « La gestion d’une réclamation en dommages exemplaires : éléments essentiels à connaître quant à la nature et l’objectif de cette réparation, les éléments de procédure et de preuve incontournables ainsi que l’évaluation du quantum », Congrès annuel du Barreau du Québec (2007) : Tous ensemble, Montréal, Service de la formation continue, Barreau du Québec, 2007 s’exprime ainsi :

Nous avons aussi noté que, dans les cas de diffamation par les médias, il est relativement facile d'obtenir une condamnation contre les diffuseurs, les éditeurs, les réalisateurs, les rédacteurs en chef, les propriétaires des médias d'information ainsi que contre ceux qui publient les propos diffamatoires. La pratique utilisée par les plaideurs consiste à poursuivre l'auteur, parce qu'il tient les propos diffamatoires, les propriétaires du média, parce qu'ils utilisent les ondes et les administrateurs, parce qu'ils omettent parfois de prendre les mesures qui s'imposent contre un animateur qui possède de nombreux antécédents de diffamation ou parce qu'ils ne s'assurent pas du respect des lignes directrices parfois émises par le C.R.T.C. dans certains dossiers. Chaque personne reliée de près ou de loin à l'auteur de l'atteinte et à qui un reproche concret peut être adressé doit être visée par la procédure judiciaire.

Il semble que cette pratique soit reliée au fait que le diffuseur ou l'éditeur est intimement lié à la personne fautive puisqu'il lui offre l'outil nécessaire pour porter atteinte aux droits et libertés d'une personne, soit la diffusion. Ils en retirent d'ailleurs le même profit et même davantage lorsqu'à la suite de la diffusion des propos les ventes ou les cotes d'écoute augmentent. Ceci nous permet de conclure qu'on exige une grande rigueur de la part des diffuseurs quant au contrôle de leurs employés. Les plaideurs désirant obtenir le rejet des dommages exemplaires à l'encontre de diffuseurs qu'ils représentent doivent combattre cette tendance (p. 110, 112 et 113).

(je souligne)

 

[117]       En l'instance, le juge a retenu de la preuve que l'employeur fermait les yeux sur les plaintes de personnes qui alléguaient diffamation, préférant profiter des revenus tirés de l'émission matinale la plus écoutée de la région de Québec. Genex n’a pas démontré une erreur manifeste et dominante à cet égard. N'ayant rien fait pour empêcher des atteintes très probables aux droits protégés par la Charte, sinon encouragé cette pratique, Genex peut se voir condamnée à des dommages punitifs comme complice de M. Filion ou coauteur.

[118]       Quant à M. Demers, en sa qualité de président et administrateur de Genex, il a non seulement omis de mettre en place des mesures qui auraient pu empêcher M. Fillion de porter atteinte aux droits de personnes comme Mme Drouin, malgré des plaintes et mises en demeure, mais a semblé encourager M. Fillion et son groupe à persister dans un style de radio qui, même s'il portait régulièrement atteinte aux droits de certaines personnes, était payant pour lui (président et actionnaire à 64 %). Comme Genex, son comportement est tel qu'il l'expose personnellement à des dommages punitifs et en fait, lui aussi, un coauteur.

[119]       Le juge a arrêté les dommages punitifs et prononcé la solidarité entre les trois parties appelantes en retenant de la preuve leur capacité globalement de les payer, conscient de la preuve et des risques d'insuffisance quant à M. Fillion et Genex.

[120]       Cette condamnation solidaire de Genex et de M. Demers avec M. Fillion aux dommages punitifs prononcée par le premier juge est-elle alors possible plutôt que l’octroi des dommages punitifs séparés contre chacun d’eux? Selon moi, cela est légal contre des coauteurs d'une atteinte intentionnelle et approprié en l’espèce.

[121]       La Cour suprême a reconnu pour la première fois la légalité d'une condamnation solidaire à l'égard de dommages punitifs de coauteurs d’une atteinte illicite et intentionnelle dans Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, précité. Parlant pour la Cour, la juge L’Heureux-Dubé maintient la conclusion de fait du juge de première instance, confirmée par notre Cour, que le débrayage illégal des syndiqués constituait une atteinte intentionnelle au sens de 49 (2) de la Charte aux droits des patients. Non seulement les instances syndicales avaient cautionné cette grève illégale, mais elles l’avaient également encouragée. Dans ces circonstances, la Cour suprême prononce la solidarité pour les dommages punitifs contre les trois instances syndicales - syndicat local, fédération et syndicat national - au motif qu'elles ont toutes contribué à l’atteinte illicite et intentionnelle du droit à la dignité des bénéficiaires de l’hôpital : 

131. Enfin, les appelants soutiennent qu’en raison de la fonction punitive et dissuasive des dommages exemplaires aux termes de la Charte, ils ne pouvaient être condamnés solidairement à les payer. Or, je ne vois rien qui s’oppose à ce que la solidarité joue ici comme en matière de dommages d’une autre nature. D’une part, tous les appelants ont participé à l’atteinte illicite et intentionnelle du droit à la dignité des bénéficiaires de l’Hôpital. D’autre part, un débiteur solidaire peut réclamer de ses coobligés, en vertu de l’art. 1117 C.c.B.-C. (alors en vigueur), leur portion respective de la créance totale. Ceci, à mon avis, dispose de ces arguments accessoires qui n’ont aucun mérite.

(je souligne)

[122]       Deux ans plus tard, en 1998, dans Gauthier c. Beaumont, précité, la Cour suprême conclut, contrairement aux instances inférieures, que le recours de la victime contre deux policiers et leur employeur nest pas prescrit. Puis, statuant sur le fond du litige, la majorité condamne solidairement les intimés à des dommages compensatoires (250 000 $) et retient la solidarité pour les dommages punitifs (50 000 $) entre les deux policiers et leur employeur, la municipalité. Le juge Gonthier écrit :

[117]  J’en conclus que l’intimé Thireault est un des dirigeants de la municipalité. Sa volonté de causer les conséquences des atteintes illicites est imputable à la municipalité intimée. Celle-ci est donc un des auteurs, au sens de l’al. 2 de l’art.  49 de la Charte québécoise, des atteintes illicites et intentionnelles aux droits à l’intégrité de la personne et à la dignité de l’appelant et elle peut être condamnée aux dommages exemplaires, avec les intimés Beaumont et Thireault.

[123]       Cette approche est conforme à certains enseignements de la doctrine. Ainsi, le professeur Perret, précité, écrivait en 1981 :

Les dommages punitifs sont dus par l'auteur de la faute intentionnelle.  Que se passe-t-il cependant lorsque l'auteur de la faute engage normalement la responsabilité d'une autre personne qui en a la garde, le contrôle ou la surveillance en vertu de l'a. 1054 du Code civil?  Ainsi, l'employeur qui est normalement responsable des dommages compensatoires, causés par la faute de son employé dans l'exercice de ses fonctions, sera-t-il également tenu des dommages exemplaires auxquels aura été condamné son employé qui a causé intentionnellement, au cours de son travail, le dommage dont se plaint la victime? [...]  Il nous apparaît très douteux que l'on puisse en n'importe quelle circonstance punir une personne pour la faute intentionnelle d'autrui.  La punition ne suppose-t-elle pas en effet qu'il y ait eu chez celui que l'on sanctionne une intention coupable?  C'est pourquoi, il nous apparaît que l'employeur ne pourra être tenu solidairement des dommages exemplaires consécutifs à la faute intentionnelle de son employé, que dans la mesure où il y aura eu entre eux une certaine complicité (ex.: ordres donnés, connaissances et non-interdiction de cesser le méfait) ou encore lorsque l'employé dont il s'agit est en fait un des dirigeants de la compagnie. 

(Je souligne; en italique dans l'original)

[124]       Des arrêts de notre Cour ont aussi prononcé ou confirmé des condamnations solidaires (voir pour un exemple récent, Fillion c. Chiasson).

[125]       Un arrêt très récent de notre Cour, Solomon, précité, laisse cependant entendre qu’une condamnation solidaire à des dommages punitifs pourrait être contre nature, voire toujours illégale. Dans cette affaire, après avoir retenu, contrairement à la juge de la Cour supérieure, que les quatre policiers avaient commis des atteintes illicites et intentionnelles aux droits fondamentaux de M. Solomon et de sa conjointe, la Cour accorde des dommages punitifs contre chacun des policiers, en fonction, notamment, de la gravité de leur faute respective. Elle exclut une condamnation solidaire de l'employeur, la Sûreté du Québec, pour des dommages punitifs puisque rien dans la preuve n'indiquait que l'employeur avait posé des gestes susceptibles d'entraîner sa propre responsabilité en vertu de l'art. 49 de la Charte. Puis, la Cour, sous la plume de mon collègue le juge Pelletier, exclut la solidarité entre les policiers, demandée par les victimes, en ces termes :

[191]       Cela dit, le comportement des quatre policiers intimés est, quant à lui, inacceptable. Ils ont attenté intentionnellement à la dignité et à l'honneur des appelants.

[192]       J'estime toutefois qu'il n'y a pas lieu de prononcer une condamnation solidaire en pareille matière. Aucun texte ne supporte expressément une pareille modalité d'exécution des obligations dans le cas des dommages punitifs.

[193]       Les articles 1480 et 1526 C.c.Q. qui traitent de la responsabilité des personnes ayant commis une ou des fautes extracontractuelles causant un préjudice limitent la solidarité à l’obligation de le réparer :

1480.  Lorsque plusieurs personnes ont participé à un fait collectif fautif qui entraîne un préjudice ou qu'elles ont commis des fautes distinctes dont chacune est susceptible d'avoir causé le préjudice, sans qu'il soit possible, dans l'un ou l'autre cas, de déterminer laquelle l'a effectivement causé, elles sont tenues solidairement à la réparation du préjudice.

1526.  L'obligation de réparer le préjudice causé à autrui par la faute de deux personnes ou plus est solidaire, lorsque cette obligation est extracontractuelle.

[194]       Or, la doctrine et la jurisprudence s’accordent à dire que les dommages punitifs n’exercent aucune fonction réparatrice.

[195]       De son côté, l'article 1525 C.c.Q. prévoit :

1525.  La solidarité entre les débiteurs ne se présume pas; elle n'existe que lorsqu'elle est expressément stipulée par les parties ou prévue par la loi.

[…]

[196]       J’ajouterai que la finalité des dommages punitifs, soit la prévention et la dissuasion, est incompatible avec le fait qu'une partie puisse être tenue de supporter, même temporairement, l'amende civile qui est infligée à une autre partie. Dans une telle hypothèse, il pourrait même arriver que la solidarité fasse en sorte qu'une partie supporte de façon permanente la peine infligée à une autre si, d'aventure, cette autre partie devient insolvable.

[197]       Je note au surplus que la façon de déterminer la hauteur des dommages punitifs relève d'un processus d'évaluation individuel, au cas par cas :

1621.  Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

[198]       L'arrêt de notre cour dans Fillion c. Chiasson avait déjà amorcé la réflexion à ce sujet dans un contexte toutefois fort différent de celui du cas à l’étude. Je suis d'avis qu'il faut maintenant aller plus loin et pousser le raisonnement jusqu’à sa conclusion finale : les dommages punitifs ne se prêtent pas à une condamnation solidaire, contrairement à l’enseignement qui semble se dégager de la jurisprudence antérieure.

[199]       Je suis conscient que dans l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'Hôpital St-Ferdinand, la Cour suprême avait assimilé les dommages punitifs aux dommages compensatoires et ainsi appliqué la règle de solidarité que prévoyait l’article 1117 C.c.B.-C. Dans la même veine, elle avait aussi prononcé une condamnation solidaire dans Gauthier c. Beaumont. Selon moi, cet enseignement ne peut survivre à l’adoption du C.c.Q., lequel, par la conjugaison des articles 1480, 1525 et 1526, a mis en place des règles différentes de celles en vigueur sous l’ancien code.

(je souligne)

[126]       Dans la mesure où cet extrait exclut toute possibilité de condamnation solidaire en matière de dommages punitifs à l’égard de coauteurs d’une atteinte illicite et intentionnelle, il écarte plusieurs précédents, dont les deux arrêts précités de la Cour suprême. Pour ma part, je me sens toujours lié par ces précédents qui ont permis, lorsque approprié, de condamner solidairement des coauteurs d'une atteinte intentionnelle, et ce, pour les motifs qui suivent.

[127]       D'entrée de jeu, il importe de rappeler la relation qui existe entre le régime général de la faute civile et les atteintes aux droits protégés par la Charte. Dans Béliveau St-Jacques, précité, un arrêt rendu sous l'ancien code, le juge Gonthier explique :

127  Malgré ces diverses particularités, le recours en dommages exemplaires fondé sur l'art. 49, al. 2 de la Charte ne peut se dissocier des principes de la responsabilité civile. Un tel recours ne pourra en effet qu'être l'accessoire d'un recours principal visant à obtenir compensation du préjudice moral ou matériel. L'article 49, al. 2 précise bien qu'en cas d'atteinte illicite et intentionnelle à un droit protégé, « le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages exemplaires » (je souligne). Cette formulation démontre clairement que, même si l'on admettait que l'attribution de dommages exemplaires ne dépend pas de l'attribution préalable de dommages compensatoires, le tribunal devra à tout le moins avoir conclu à la présence d'une atteinte illicite à un droit garanti. Il y aura donc identification d'un comportement fautif constitutif de responsabilité civile, et en sus, étude plus approfondie de l'intention du responsable. C'est la combinaison de l'illicéité et de l'intentionnalité qui sous-tend la décision d'accorder des dommages exemplaires. Le lien nécessaire avec le comportement fautif constitutif de responsabilité civile permet d'associer aux principes de la responsabilité civile le recours en dommages exemplaires.

128  Je suis donc d'avis que le recours offert par l'art. 49 de la Charte, dans la mesure où il confère la faculté de réclamer des dommages-intérêts compensatoires et exemplaires, est un recours en responsabilité civile.

(je souligne)

[128]       Or, ce principe d'intégration des recours sous l'art. 49 de la Charte au régime de la responsabilité civile s’impose d'autant plus sous le nouveau code civil, comme nous y invite sa disposition préliminaire :

Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.

Le code est constitué d'un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l'esprit ou l'objet de ses dispositions, établit, en termes exprès ou de façon implicite, le droit commun. En ces matières, il constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au code ou y déroger.

(je souligne)

[129]       En d’autres mots, une contravention aux normes de conduite prescrites par la Charte constitue une faute civile au sens de l'art. 1457 C.c.Q. (Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, supra, précité, n° 1 - 373, p. 393).

[130]       La cohérence voulue par le législateur signifie qu'il y a lieu de tenir compte, lors de la mise en œuvre de l’art. 49 de la Charte dans un contexte extracontractuel, des principes énoncés au Code civil du Québec en matière de responsabilité extracontractuelle dans leur globalité : prescription, cessibilité de la créance pour dommages-intérêts (d'ailleurs reconnue expressément à l’art. 1610 C.c.Q., pour dommages punitifs), fardeau et règle de preuve, etc., à moins d'incompatibilité manifeste entre les exigences spécifiques de l'art. 49 de la Charte et les principes du Code civil, comme c'est le cas pour l'art. 1463 C.c.Q. pour les motifs indiqués plus haut.

[131]       Cela exposé, il faut ensuite se demander si le principe de la responsabilité solidaire énoncée entre les coauteurs d'une faute extracontractuelle à l'art. 1526 C.c.Q. peut s’appliquer à l’égard de dommages punitifs.

[132]       Dans l'arrêt Solomon, mon collègue le juge Pelletier semble l’exclure en raison de la nature des dommages punitifs (amende civile), de l'analyse individualisée requise sous l’art. 1621 C.c.Q. pour les quantifier, du silence de l’art. 1526 C.c.Q. et de la mise en place de règles différentes avec l’entrée en vigueur des art. 1480, 1525 et 1526 C.c.Q.

[133]       Pourtant, le régime de la responsabilité extracontractuelle sous le C.c.Q. ne diffère pas dans son essence de celui de la responsabilité civile sous le C.c.B.-C. Ainsi, l’art. 1526 C.c.Q. reproduit la règle de l’art. 1106 C.c.B.-C. Quant à l’art. 1525 C.c.Q., il reprend l’art. 1105 C.c.B.-C., alors que l’art. 1480 C.c.Q., inapplicable en l’espèce, ne fait que codifier la jurisprudence dominante sous le C.c.B.-C. (voir les commentaires du ministre sous ces articles).

[134]       De même, le fait que l’art. 1526 C.c.Q. ne réfère pas spécifiquement aux dommages punitifs, c’était aussi le cas avec l’art. 1106 C.c.B.-C., ne saurait être interprété comme un signe que par ce silence le législateur a voulu désormais l’écarter à l’égard des dommages punitifs. C’est l’interprétation contraire qu’il faut plutôt retenir des enseignements de la jurisprudence.

[135]       Enfin, je vois mal comment la finalité première des dommages-intérêts punitifs énoncée à l'art. 1621 C.c.Q., la prévention de la récidive et la dissuasion et non la punition par l’imposition d’une peine civile[18], ne pourrait pas être accomplie par une condamnation solidaire aux dommages punitifs contre les coauteurs d'une atteinte illicite et intentionnelle, lorsque telle condamnation est susceptible de renforcer la dissuasion. En effet, dans certains cas, une telle condamnation ne peut qu'inciter une personne à refuser de s'associer à la commission d'une telle faute civile de peur de devoir répondre de dommages punitifs en lieu et place d'un coauteur.

[136]       Certes, la détermination du montant des dommages punitifs est un exercice individualisé, axé en l’espèce principalement sur M. Fillion, l'émetteur des commentaires, comme le demande l'art. 1621 C.c.Q. et le rappelle avec justesse l'arrêt Solomon. Cela ne veut cependant pas dire que le montant jugé suffisant pour le dissuader ne peut devenir aussi la responsabilité de ceux qui ont été les coauteurs de ces atteintes illicites et intentionnelles afin de les inciter à ne plus s'associer à de tels gestes, sous réserve que cela ne constitue une peine excessive pour les coauteurs (pour ce motif, la solidarité avec les membres du gang de M. Fillion a été exclue dans Fillion c. Chiasson). Cela a aussi l’avantage de faire assumer le risque d’insolvabilité d’un coauteur par les autres parties fautives plutôt que par la victime, ce qui est conforme au choix social reflété par l’art. 1526 C.c.Q. à l'égard des autres dommages-intérêts.

[137]       En conclusion, la solidarité en matière de dommages-intérêts punitifs est possible entre les coauteurs d’une atteinte illicite et intentionnelle, comme l’a reconnu la jurisprudence civiliste avant et après l’entrée en vigueur du C.c.Q.[19] En l’espèce, prononcer la solidarité de M. Fillion, de Genex et de M. Demers pour des dommages-intérêts punitifs considérés appropriés pour empêcher la récidive de chacun des coauteurs m’apparaît une condamnation qui respecte les critères de l’art. 1621 C.c.Q. dans leur cas, en plus de faire assumer le risque d’une insolvabilité aux coauteurs plutôt qu’à la victime.  Le premier juge avait raison de la prononcer.

VI.       Le départ du calcul de l'intérêt et de l'indemnité additionnelle

[138]       Les dommages-intérêts compensatoires portent intérêt au taux légal depuis la demeure ou toute autre date postérieure que le tribunal estime appropriée eu égard à la nature du préjudice et aux circonstances (art. 1618 C.c.Q.). Quant à l'indemnité additionnelle, qui n'est pas due automatiquement et doit donc être demandée, elle débute, si accordée, à la date retenue pour l'intérêt légal (art. 1619 C.c.Q.; Gingras c. Pharand, 2009 QCCA 291 , J.E. 2009-417 ).

[139]       En l'espèce, le juge de première instance a choisi une date postérieure à la demeure, soit l'introduction des procédures, au motif que les intimés ont alors réclamé des dommages-intérêts pour la première fois (paragr. 207 du jugement). Cette conclusion est justifiée.

[140]       Il ne fait cependant aucune distinction entre les dommages-intérêts moraux et les dommages-intérêts punitifs, qu'il additionne tout simplement, avant de préciser que s'y ajoutent l'intérêt légal et l'indemnité additionnelle depuis l'assignation. Les appelants ont raison de soutenir qu'il commet alors une erreur de droit.

[141]       Tel qu'indiqué précédemment, les dommages-intérêts punitifs n'ont pas un but compensatoire et leur quantification est régie par l'art. 1621 C.c.Q. Cette disposition est cependant muette quant à l'ajout de l'intérêt et de l'indemnité additionnelle à ceux-ci et, si cela est possible, quant à leur point de départ.

[142]       Une certaine jurisprudence les écarte complètement : voir, par exemples, Radiomutuel inc. c. Carpentier, [1995] R.R.A. 315 (C.A.); Patry c. Hydro-Québec, [1999] R.J.Q. 688 (C.A.). Avec égards, celle-ci doit être ignorée si elle repose sur la prémisse qu'il n'est pas permis d'en accorder, puisqu'une interprétation cohérente des dispositions du Code civil du Québec et de l'art. 49 de la Charte démontre que le législateur n'a pas voulu exclure leur octroi.

[143]       D'abord, il faut souligner l'effort législatif d'uniformité qui a remplacé l'expression « dommages exemplaires » par « dommages-intérêts punitifs ». Ainsi, l'art. 49 de la Charte a été amendé en 1999 (L.Q. 1999, c. 40, art. 46). La ministre de la Justice de l'époque, Mme Goupil, explique ainsi l'amendement:

Par ailleurs, l'expression « dommages-intérêts exemplaires » calque de l'anglais « exemplary damage », n'a pas été utilisé au Code civil, c'est plutôt celle de « dommages-intérêt punitifs » qui a été retenue. Alors le projet suggère donc la même substitution à quelques reprises[20].

[144]       Ensuite, l'art. 1619 C.c.Q. mentionne que l'indemnité additionnelle peut être ajoutée « aux dommages-intérêts accordés à quelque titre que ce soit ». Cet article est d'ailleurs dans la même section que l'art. 1621 C.c.Q. relatif aux dommages-intérêts punitifs.

[145]       Il s’ensuit que l’indemnité additionnelle, si demandée, peut être ajoutée aux dommages-intérêts punitifs. Il ne saurait alors en aller autrement de l'intérêt légal auquel l'indemnité additionnelle ne fait que se greffer. 

[146]       Ainsi, la tendance jurisprudentielle majoritaire qui les accordait avant même l'entrée en vigueur du nouveau code et de son art. 1619 C.c.Q. est désormais bien enracinée. Voir notamment: Stewart-Howard c. Morgan Trust Co., J.E. 83-686 (C.S.); Côté c. Syndicat des travailleurs et travailleuses municipaux de la ville de Gaspé, [1987] R.R.A. 575 (C.S.), J.E. 97-325 (C.A.); Association des professeurs de Lignery c. Alvetta-Comeau, [1990] R.J.Q. 130 (C.A.); Commission des droits de la personne c. Coutu, [1995] R.J.Q. 1628 (T.D.P.Q.), J.E. 98-2088 (C.A); Mitchell c. Québec (Procureur général), [1995] R.J.Q. 1835 (C.S.); Jouhannet c. Samuelli, [1996] R.R.A. 571 (C.A.), inf. sur ce point [1994] R.J.Q. 152 (C.S.); Groupe R.C.M. inc. c. Morin, [1996] R.R.A. 1005 (C.S.), B.E. 2000BE-266 (C.A.); Nepveu c. Limoges, [1997] R.R.A. 25 (C.A.); Conseil de la nation huronne Wendat c. Picard, [1997] R.R.A. 91 (C.S.), [2000] R.R.A. 62 (C.A.); Québec (Procureur général) c. Allard, [1999] R.J.Q. 2245 (C.A.); Parizeau c. Lafferty, Harwood & Partners Ltd., [2000] R.R.A. 417 (C.S.), [2003] R.R.A. 1145 (C.A.), appel déserté en Cour suprême; A.S. c. D.F., J.E. 2005-277 (C.A.).

[147]       Cette jurisprudence ne fait cependant courir les intérêts, avec ou sans l’indemnité additionnelle, que de la date du jugement. 

[148]       D'autres jugements, comme en l'espèce, les font rétroagir à la date d'assignation (voir par exemple : Gauthier c. Beaumont, précité[21]; Lee c. Bégin, [1991] R.R.A. 835 (C.S.); Brisebois c. Desmarais, J.E. 91-238 (C.Q.)) ou à la date d'autorisation d'un recours collectif (A.C.E.F. Sud-Ouest de Montréal c. Arrangements alternatifs de crédit du Québec inc., [1994] R.J.Q. 114 (C.S.)).

[149]       Dans Stewart Howard c. Morgan Trust Co., précité, M. le juge Gonthier, alors de la Cour supérieure, explique qu'il fait courir les intérêts et l'indemnité supplémentaire dans le cadre d'un recours en dommages exemplaires pris en vertu de la Loi sur la protection des arbres uniquement à partir de la date du jugement au motif que le montant n'est pas octroyé pour compenser un préjudice, mais comme une sanction. Pour le même motif dans un recours sous l’art. 49 de la Charte, le juge Goodwin dans Côté c. Syndicat des travailleurs et travailleuses municipaux de la ville de Gaspé, précité, accorde l’intérêt légal, sans indemnité additionnelle, depuis le jugement.

[150]       Dans Association des professeurs de Lignery, précité, mon ex-collègue Jean-Louis Baudouin écrit à la p. 137 :

Je partage cette façon de voir. Il me semble, en effet, pour les raisons mentionnées plus haut, que les  intérêts  et l'indemnité supplémentaire qui, de toute façon malgré son nom, est reconnue comme étant une sorte d'intérêt supplémentaire (Compagnie d'assurance Travelers du Canada c. Corriveau, (1982) 2 R.C.S. 866 ) sur les dommages punitifs ne devraient commencer à courir que de la date du jugement de première instance. Il y a lieu de les imposer cependant dès ce moment pour forcer la partie condamnée à acquitter sa dette immédiatement et à ne pas se livrer à des manœuvres dilatoires.

(je souligne)

[151]       Cette approche, retenue par la jurisprudence majoritaire, est tout à fait conforme à l'art. 1618 C.c.Q., qui énonce que la date de départ de l'intérêt légal et de l'indemnité additionnelle (si demandée) est celle de la mise en demeure ou toute autre date postérieure que le tribunal estime appropriée eu égard aux circonstances.

[152]       Or, puisque la nature des dommages-intérêts punitifs n'est pas de compenser la victime, mais d’arrêter un montant à titre préventif dont la quotité ne peut être déterminée avant le jugement, il serait illogique qu'il porte intérêt rétroactivement (Pauline Roy, Les dommages exemplaires en droit québécois: instrument de revalorisation de la responsabilité civile, tome II, p. 465, thèse de doctorat, Université de Montréal, 1995; Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, supra, précité, n° 1-598, p. 579). La même logique a d'ailleurs été appliquée en droit de la famille à la prestation compensatoire, par opposition à la créance alimentaire ou celle résultant du partage du patrimoine familial.

[153]       À mon avis, rien ne justifiait en l'instance de déroger au principe de droit que j'énonce au paragraphe précédent. Comme ma collègue la juge Duval Hesler, je suis donc d’avis qu’il y a là erreur de droit. En conséquence, je propose de distinguer entre le point de départ de l'intérêt majoré de l'indemnité additionnelle applicable aux dommages-intérêts moraux (décembre 2001) et celui applicable aux dommages-intérêts punitifs (juin 2007).

VII.      L'attribution d'honoraires extrajudiciaires

[154]       Comme le font valoir le Procureur général et les appelants, cette Cour enseigne depuis l’arrêt Viel, précité, que, hormis le cas de l'abus de procédures ou des circonstances exceptionnelles, les honoraires extrajudiciaires ne sont pas compensés autrement que dans la faible proportion incluse dans les dépens, si accordés (art. 477 C.p.c. et suivants), calculés selon le Tarif des honoraires judiciaires des avocats (Tarif). En d’autres mots, le remboursement des honoraires est régie de façon exhaustive par le Code de procédure civile et les divers tarifs dans les matières provinciales (Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. Regroupement pour la commercialisation des produits de l’érable Inc., [2006] 2 R.C.S. 591 , paragr. 42), à moins qu’une disposition spécifique ne prévoie le contraire (ex. : provision pour frais en matières familiales, droit au remboursement des honoraires dans certaines matières fiscales, loi particulière, etc.[22]).

[155]       Cette règle trouve application dans tous les dossiers régis par le Code de procédure civile, y compris ceux relatifs à la violation d'un droit protégé par la Charte, dont la dignité de la personne : Métromédia CMR Montréalaise inc. c. Johnson, Fillion c. Chiasson, Fondation québécoise du cancer c. Patenaude, Larose c. Fleury, précités.

[156]       J'ajoute que la Cour suprême a, jusqu'à ce jour, refusé d'intervenir sur cette question même si des parties l'ont priée de le faire, ce qui milite pour un maintien de la ligne adoptée par la Cour, à savoir que si des changements sont appropriés, il revient au législateur d’amender les lois ou au gouvernement de modifier le Tarif.

[157]       Rien n'indique ici que les appelants ont abusé des procédures judiciaires en se défendant contre les prétentions des intimés, comme l'a reconnu l'avocat des intimés dans le cadre des plaidoiries en Cour supérieure, en réponse à une question du juge relative à l'arrêt Viel :

Regardez bien, Monsieur le juge, je vais être tout à fait candide. Il y a deux façons de voir l’abus de procédures. Le premier... le premier abus de procédures, c’est celui qui démultiplie les incidents, enfin les requêtes, etc. les objections et je dois vous dire que ce dossier-là, de ce point de vue là, je n’ai aucun reproche à faire à mon confrère.

[158]       Comme dans l’affaire Chiasson, notre Cour doit intervenir pour biffer la condamnation aux honoraires extrajudiciaires. Je rejoins ainsi la proposition de ma collègue la juge Duval Hesler, mais pour d’autres motifs que les siens qui sous-entendent un aspect compensatoire dans les dommages punitifs. Je réitère le principe que les dommages-intérêts punitifs n'ont pas une vocation compensatoire; leur octroi ne vise nullement à indemniser pour les frais d'avocats (Larose c. Fleury, précité; le même principe s'applique en common law, Hill, précité, paragr. 196).

[159]       Subsidiairement, même si on devait retenir la prétention que les appelants auraient dû confesser jugement en partie ou, à tout le moins, admettre la faute de diffamation, il demeure qu'un débat sur la nature et la gravité des fautes, l'étendue des préjudices et la solidarité de Genex et de M. Demers demeurait pleinement justifié. Bref, seule une partie des honoraires aurait été évitée, alors que le jugement accorde la totalité, ce qui constituerait une erreur (Gingras c. Pharand, précité; Lévesque c. Carignan (Corporation de la ville de), J.E. 2007-310 (C.A.)).

VIII.     Les dépens

[160]       Ce pourvoi a soulevé de nombreuses et complexes questions. Les appelants, représentés par un même avocat, ont raison sur certaines, mais tort sur d'autres; en somme, leur succès est mitigé. Quant aux intimés, ils ont été représentés par l'avocat retenu par l'ADISQ. Dans ces circonstances, je propose que chaque partie supporte ses frais.

CONCLUSION

 

[161]       Pour ces motifs, je propose d'accueillir l'appel, sans frais, et de substituer aux paragr. 210 à 215 du dispositif du jugement attaqué les paragraphes suivants :

-         [210] CONDAMNE solidairement les intimés Genex Communications inc., Patrice Demers et Jean-François Fillion à payer à la requérante Solange Drouin 80 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 3 décembre 2001, plus 30 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 26 juin 2007;

-         [211] CONDAMNE solidairement les intimés Genex Communications inc., Patrice Demers et Jean-François Fillion à payer à la requérante Lyette Bouchard 8 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 3 décembre 2001;

-         [212] CONDAMNE solidairement les intimés Genex Communications inc., Patrice Demers et Jean-François Fillion à payer au requérant Jacques Primeau 20 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 3 décembre 2001, plus 15 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 26 juin 2007;

-         [213] CONDAMNE solidairement les intimés Genex Communications inc., Patrice Demers et Jean-François Fillion à payer à la requérante ADISQ 15 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 3 décembre 2001, plus 15 000 $ avec l'intérêt légal majoré de l'indemnité additionnelle prévue à l'art. 1619 C.c.Q. à compter du 26 juin 2007;

-         [214] Le tout, avec dépens, les frais taxés ne devant pas faire double emploi du fait que le même avocat agissait pour tous les requérants.

 

 

 

PIERRE J. DALPHOND, J.C.A.


______________________________________________________________________

 

MOTIFS DE LA JUGE DUVAL HESLER

 

[162]       Les appelants ont été poursuivis à la suite de propos prononcés à plusieurs reprises et sur une longue période de temps à l'émission de radio «Le monde parallèle de Jeff et sa gang» diffusée par la station radiophonique CHOI-FM 98,1.

[163]       Le juge de première instance souligne dans la décision dont appel que cette émission était la plus rentable de la station CHOI-FM. Elle comptait 340 000 auditeurs en février 2002, une des périodes qui nous concernent[23]. Il s'agissait, à l'époque, d'une des émissions les plus populaires du genre.

[164]       Il mentionne également que les animateurs étaient rémunérés, entre autres, par le truchement de bonis de performance reliés aux cotes d'écoute.

[165]       Les propos tenus sont amplement décrits dans le jugement de première instance et je ne crois pas qu'il soit nécessaire ou opportun de les reprendre ici[24]. Qu'il suffise de dire que la plupart étaient particulièrement offensants, témoignaient d'une misogynie certaine et ont été répétés à satiété avec une malice évidente, même après la réception de mises en demeure et l'institution des procédures. Le juge de première instance a conclu, avec raison, que les propos diffamants, particulièrement durs, vulgaires et sexistes, avaient comme principale raison d'être les cotes d'écoute. L'appât du gain justifiait la destruction des réputations. La direction s'était volontairement aveuglée sur les conséquences légales de cette diffamation systématique, vu la réussite commerciale de sa formule radio-poubelle:

[130]       Il n'y a aucune preuve au dossier à l'effet que [Demers] aurait fait des efforts pour empêcher monsieur Fillion de prononcer les propos dégradants, injurieux et diffamatoires en 2001, 2002 et même 2004.

[131]     On peut dire que de sa part, vu les cotes d'écoute, c'est de l'aveuglement volontaire.

[132]       On a beau plaider en défense qu'il n'y a pas de lien de droit entre lui et les requérants au niveau de la poursuite, le Tribunal n'a pas d'hésitation à mettre de côté cet argument qui n'a pas été démontré de quelque façon que ce soit.

[…]

[139]       Non, les cotes d'écoute étaient bonnes, l'aspect monétaire était bon.  C'est un aveuglement volontaire de la part de monsieur Demers à titre d'administrateur.  Le Tribunal considère que sa responsabilité est engagée complètement  avec Jean-François Fillion et Genex Communications Inc. et ce, conjointement.

[140]       Dans le cas de Genex Communications, c'est l'entreprise qui possède CHOI-FM. Cette entreprise est l'employeur de Jean-François Fillion.  Elle n'a pas fait la preuve de démarches quelconques pour réprimander monsieur Fillion de quelque manière que ce soit.

[141]       Les propos que tenait Jean-François Fillion et les cotes d'écoute du poste laissent voir que Genex Communications faisait la sourde oreille comme son p.d.g. monsieur Demers et ne faisait que profiter des cotes d'écoute et générait des profits importants dont la preuve est placée sous pli confidentiel au dossier.

[…]

[165]       On ne se souciait pas de quoi que ce soit à l'encontre des requérants comme dit précédemment, les cotes d'écoute étaient importantes, on était numéro un dans la région de Québec et on se permettait ainsi de lancer de la boue sur les requérants et on ne se souciait pas des conséquences juridiques suite à ces paroles lancées.

[166]       Ni monsieur Demers ni Genex n'ont rien fait pour empêcher les propos dégradants.

[…]

[177]       On ne faisait pas dans la dentelle à l'époque.  On était sûr de soi.  On ne s'occupait pas trop trop des procédures judiciaires.  On avait de bonnes cotes d'écoute, c'était payant mais aujourd'hui c'est tout le contraire, il faut  payer pour les fautes commises à l'encontre de personnes honnêtes qui ont et avaient une excellente réputation.

[…]

[186]       De plus, globalement les intimés ont les moyens de payer ces montants, vu la preuve faite. 

[166]       Considérant les propos tenus[25], leur large diffusion, leur impact sur les intimé/es, nommément ciblé/es, l'absence d'excuses publiques véritables, l'esprit de lucre qui animait les parties appelantes, le juge de première instance a condamné ces dernières, solidairement, à verser des dommages moraux au montant total de 350 000$, qu'il a réparti de la façon suivante: 150 000$ pour l'intimée Solange Drouin, 50 000$ pour l'intimée Lyette Bouchard, 50 000$ pour l'intimé Jacques Primeau et 100 000$ pour l'intimée l'ADISQ. Il les a également condamnées à verser à chaque intimé/e des dommages punitifs de 50 000$. Il les a enfin condamnées aux frais extrajudiciaires encourus par les intimé/es et aux dépens, en spécifiant toutefois qu'il ne devait pas y avoir double indemnisation au niveau des frais.

[167]       Mon collègue le juge Dalphond estime que le juge de première instance aurait commis une erreur de droit en suggérant que CHOI (et, par extension, les appelants) ne pouvait critiquer sur les ondes les positions de l'ADISQ et qu'elle devait plutôt faire valoir son point de vue devant le CRTC, ainsi qu'en confondant reportage factuel et expression de commentaires.[26] Une telle interprétation ne me semble pas soutenue par une lecture du jugement a quo dans son ensemble. Il m'apparaît clairement que c'est la facture des commentaires que le juge de première instance a jugée diffamatoire et dommageable. Le débat de fond était totalement éclipsé par la virulence, voulue et répétée, des propos tenus en ondes.

[168]       Les appelants plaident en substance que le juge de première instance n'a pas évalué les dommages compensatoires subis par chaque partie intimée selon la preuve, mais s'est fondé uniquement sur l'ampleur de la faute.

[169]       Il semble assez évident que le premier juge a apprécié la situation dans son ensemble et était pleinement conscient de la difficulté d'évaluer les dommages moraux en semblable matière. Il s'est inspiré des passages suivants, tirés des auteurs Baudouin et Deslauriers:

544.Généralités. La notion de diffamation a généré un important contentieux. Toute atteinte à la réputation constitue une faute qui, si la preuve la soutient, doit être sanctionnée par une compensation pécuniaire. L'évaluation du dommage, surtout en ce qui a trait au préjudice moral, présente plusieurs difficultés.

545.Dommages moraux. La plupart du temps cependant, l'essentiel de la réclamation est constitué des dommages moraux éprouvés par la victime. Il s'agit alors de compenser l'atteinte à sa réputation et de chercher à réparer l'humiliation, le mépris, la haine ou le ridicule dont elle a fait l'objet. Les sommes accordées par les tribunaux varient selon les espèces. Parfois, ils n'octroient qu'une compensation symbolique pour souligner la sanction de la diffamation lorsqu'ils estiment que le fait allégué était vrai, mais qu'il y a quand même eu faute dans sa publication. Récemment, toutefois, la jurisprudence a eu tendance à se montrer plus généreuse. Il faut également, lorsque l'attaque est intentionnelle, y ajouter les dommages punitifs.

[…]

 

551.     Facteurs d'évaluation. […l']analyse des facteurs influant sur l'évaluation du dommage moral est complexe. Le premier est la gravité de l'acte. S'agit-il d'un simple commentaire discourtois ou impoli, ou au contraire d'une attaque en règle? L'intention de l'auteur de la diffamation […], si elle n'a aucune importance sur le plan de l'établissement de la faute, peut en avoir une sur le plan de l'évaluation du préjudice. La jurisprudence est ainsi plus sévère lorsque l'auteur a réitéré ses propos pendant l'instance judiciaire ou s'est servi de la diffamation pour tenter de ruiner le demandeur ou de bloquer ses aspirations politiques. La diffusion de la diffamation est également conséquente. Une publicité large doit logiquement motiver un octroi plus généreux que celle restreinte à un petit cercle, sauf si le cercle s'avère bien ciblé. La condition des parties, la portée qu'a eue l'acte sur la victime et sur son entourage, la durée de l'atteinte, la permanence ou le caractère éphémère des effets sont aussi à considérer. Finalement, des excuses ou une rétractation, même lorsque la situation n'est pas régie par la Loi sur la presse, peuvent constituer un élément mitigeant les dommages.[27] (soulignements ajoutés)

 

[170]       À la lumière de ces principes, je ne crois pas que l'on puisse conclure que le juge de première instance a mal exercé sa discrétion en l'instance, sauf pour ce qui est de l'ADISQ, une personne morale. Je reviendrai plus loin sur le cas de l'ADISQ.

[171]       En ce qui concerne les individus diffamés en cette instance, c'est à tort que les appelants soutiennent que la facture des propos tenus à leur endroit était tellement démesurée que rien de ce qui a été dit n'a pu être cru ni causer de dommages. Au contraire, il est difficile de départager les effets provoqués par le contenu de l'affirmation diffamatoire de ceux provoqués par l'expression outrageante de cette affirmation. C'est sans doute pourquoi les ravages de la diffamation sont universellement reconnus. On ne regarde plus de la même façon les personnes diffamées, même si les propos diffamants sont sans fondement et exprimés avec démesure. Du reste, la position des appelants mène à la conclusion insoutenable que plus l'insulte est sordide, moins elle est indemnisable. La liberté d'expression ne va pas jusqu'à permettre la diffusion de l'invective grossière et gratuite, qu'elle soit motivée par la haine, l'appât du gain ou autre chose.

[172]       Dans le cas présent, la preuve révèle clairement l'étendue des dommages moraux infligés aux parties intimées. L'une d'elle s'est plus particulièrement attirée les foudres de «Jeff et sa gang», mais personne n'a été épargné. Il est manifeste que le juge de première instance a pris en compte la gravité des propos tenus à l'endroit de chaque intimé/e et l'ampleur de la réaction suscitée chez chacun/e dans la détermination des montants accordés à titre de dommages moraux.

[173]        Les extraits suivants, tirés du témoignage de l'intimée Solange Drouin, sont éloquents:

C'est des propos qui m'ont profondément heurtée, même le…ceux du vingt-cinq (25) octobre, qui étaient…il y a une escalade, là, le vingt-six (26), moi, j'en avais déjà assez, alors quand je l'ai écouté au complet, c'est des propos du vingt-cinq octobre qui m'ont heurtée vraiment en tant que… en tant que femme, je dois le dire, en tant que personne humaine, en tant que femme, vraiment très profondément, ça m'a énormément blessée.

Et ça m'a blessée à plusieurs… à plusieurs niveaux parce que j'ai… j'ai ressenti, premièrement… je voudrais, à chaque mot qui est prononcé, là, ces mots de «plote, vache, cochonne, chienne, folle», répétés ad nauseam avec des onomatopées dégradantes, pour moi c'était vraiment… c'est comme si je recevais une claque en plein visage à chaque fois. C'est ce que ça m'a fait au moment où je l'ai écouté la première fois. Quand je l'ai écouté avec mon mari, parce que j'ai fait entendre ça à mon mari qui n'a pas été capable de tolérer plus que deux (2) fois… c'est-à-dire deux (2) insultes, et ça me fait encore ça aujourd'hui, quand je l'ai écouté hier, encore une fois, dans le cadre de ce procès-là. C'est vraiment… je trouvais que… je trouve les propos… qu'on me traite ainsi comme on traite une femme qu'on veut traquer, qu'on veut blesser […]

[…]

Je me suis sentie complètement impuissante et vulnérable. Je me sentais comme si j'étais entourée d'une meute de gars enragés qui prenaient un malin plaisir à m'insulter, puis je ne pouvais pas m'échapper, puis je ne pouvais pas rien faire.

Puis je vous dirais, en passant, qu'il y a une femme dans ce groupe-là, ça m'a encore plus jetée à terre, qu'au lieu de… devant l'énormité de ce qu'il disait en rajoutait et encourageait ses charmants copains à aller plus loin, c'est vraiment… pour moi, ça…c'est inconcevable.

[…]

[…] je me sentais comme victime d'une grande injustice, qu'on fasse… qu'on me traite ainsi, parce que je fais tout simplement mon travail puis qu'on n'est pas d'accord avec moi, je trouve ça encore aujourd'hui tellement aberrant que je manque de mots, malheureusement, ce n'est pas le temps d'en manquer, et je… et des mots surtout les plus méprisants, les plus mysogynes qu'on peut affubler les femmes, de les traiter…finalement de les résoudre à un niveau de prostituées, de vauriennes, de lâches, de traînées, de garces. Parce que j'ai regardé dans le dictionnaire puis c'est ça que c'est beaux mots-là veulent dire. Alors c'est, pour moi, totalement… inconvenant pour le moins. Et ensuite, ces mots-là m'ont fait peur. Ils m'ont fait peur parce que le ton avec lequel ils sont dits, le fiel, j'ai vraiment… je ressentais le fiel qui coulait des côtés de la bouche de monsieur Fillion quand il le disait […]

[…]

[…] Donc… et c'est des mots qui m'ont fait peur, puis je vous dirais que j'ai eu la même réaction que ma sœur, parce que j'ai fait écouter à ma sœur, parce que moi, j'ai besoin… je suis une personne aussi émotive et qui a besoin de ventiler les choses et je… et je… avec ma sœur…, ma sœur, sa première réaction, Ça été: «Est-ce qu'il a ton adresse?» Parce qu'avec l'énergie dans lequel il met pour m'avilir, pour m'anéantir carrément, ma sœur, c'est la première peur qu'elle a… la première réaction qu'elle a eue, puis moi aussi, j'étais comme… c'est des mots qui m'ont fait peur, puis c'est des mots aussi… étant donné, comme on a entendu une auditrice de monsieur Fillion, hier, puis ça, ça m'a encore résonné des cloches qui dit: «Ah oui, Jeff Fillion, on l'écoute, parce qu'il dit les choses vraies.»

C'est ça… j'ai dit: «Donc, c'est ça, les gens qui ont entendu… les trois cent mille (300 000) téléspectateurs de monsieur Fillion ou les quatre cent mille (400 000), je ne sais plus ils étaient à combien à cette époque-là, c'est ça qu'ils pensent, qu'ils se disent dans leur tête: «Ah lui, il dit des choses vraies. Elle n'est peut-être pas tout ça, elle est peut-être ça, mais elle l'est sûrement un peu», je trouve ça… tellement dégradant. Ça m'a fait ça la première fois, ça me fait ça encore à chaque fois que je l'entends et ça m'a encore fait ça hier.[28]

[174]       Devant cette preuve, la position des appelants selon laquelle les propos diffamants sont à peine indemnisables est plus commode que convaincante.

[175]       Les sentiments exprimés dans les extraits qui précèdent s'apparentent à ceux qu'avait exprimés en première instance le demandeur S. Casey Hill dans l'affaire Hill c. Église de scientologie[29]. En Cour suprême, le juge Cory, s'exprimant pour la majorité, a d'ailleurs reproduit dans son opinion le témoignage de Hill en soulignant que Hill avait «décrit de façon émouvante ce qu'il avait ressenti lorsqu'il a lu les articles rédigés sur la conférence de presse et vu le reportage télévisé.»[30].

[176]       On se rappellera que Hill s'est vu octroyer, par un jury, des dommages-intérêts généraux de 300 000$, des dommages-intérêts majorés de 500 000$ et des dommages-intérêts punitifs de 800 000$. L'appel sur le quantum a été débouté en Cour d'appel d'Ontario et en Cour suprême.

[177]       À ceux qui voudraient prétendre que le quantum octroyé dans cette affaire ne peut servir de précédent utile au Québec, je répondrais que, toute proportion gardée, il serait étonnant que la réputation d'une personne vaille moins au Québec qu'ailleurs au Canada.

[178]       Le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en considérant, dans la détermination des dommages moraux, le comportement des appelants qui, à l'instar de celui de l'Église de scientologie, ne pouvait «être qualifié que d'imprudemment abusif, extrêmement arrogant et entêté. [L'Église] semble avoir mis un effort conscient et constant à intensifier et à perpétuer son attaque contre Casey Hill sans jamais considérer la véracité de ses allégations»[31].

[179]       Dans l'affaire Hill, la Cour suprême notait également l'absence d'excuses véritables ou senties. C'est aussi notre cas, puisque le juge de première instance, qui a été à même d'apprécier la crédibilité des parties, a commenté en ces termes la seule excuse prononcée avant le procès:

La fameuse petite excuse du bout des lèvres du mois de novembre 2001 ne tient pas la route.[32]

[180]       On est souvent tenté de comparer les dommages octroyés en matière de libelle avec d'autres condamnations résultant d'atteintes semblables. Il est opportun de rappeler que la Cour suprême a entériné à la majorité, dans l'affaire Hill, le point de vue de la Cour d'appel d'Ontario «suivant laquelle chaque cas de libelle est unique, et que le cas en l'espèce se situe dans une classe à part.» Le juge Cory ajoutait «qu'il n'y a guère à gagner d'une comparaison exhaustive des montants accordés dans les affaires de libelle.»[33].

[181]       C'est dire qu'il faut respecter, en ce domaine comme en d'autres, la façon dont la ou le premier juge apprécie les faits, sauf erreur manifeste et dominante. Je ne constate pas ici de telle erreur. Les montants accordés ne sont pas déraisonnables à la lumière de la férocité et du caractère répétitif des attaques, qui se sont prolongées sur plusieurs mois et n'ont vraiment pris fin qu'en raison de la perte de licence de l'intimée. Le rôle d'une cour d'appel n'est pas de substituer son appréciation de la preuve à celle du juge de première instance.

[182]       Le juge de première instance n'a pas non plus commis d'erreur en imposant solidairement des dommages punitifs en l'espèce, ni en en fixant le montant à 50 000$ par intimé:

La meilleure protection [de la réputation d'une personne] est de faire savoir que des amendes, sous forme de dommages-intérêts punitifs, peuvent être imposées lorsque le comportement du défendeur est véritablement outrageant.[34]

[183]       Il ressort clairement de ce passage que le juge entendait octroyer ces dommages à titre préventif, ce qui est conforme à l'intention législative.

[184]       Quant à la solidarité des dommages punitifs, les appelants se sont bornés à plaider qu'il n'y avait pas ici faute ou violation commune, une proposition que le juge du procès, avec raison, a écartée au niveau des faits. Par voie de conséquence, rien ne s'opposait, à mon point de vue, à ce que la condamnation sous ce chef soit solidaire.

[185]       Comme de tels dommages relèvent de l'exercice de la discrétion judiciaire, une cour d'appel n'interviendra, en principe, qu'en présence d'une injustice. Je n'en constate pas ici.

[186]       Il faut préciser toutefois que les dommages punitifs ne portent intérêt qu'à compter de la date du jugement. Il y a lieu de réformer à cet effet le jugement de première instance.

[187]       Le cas de l'ADISQ est différent de celui des autres intimé/es. L'ADISQ, personne morale, «n'a pas de sensibilité, d'émotivité et de vie privée»[35]. Cela ne veut pas dire pour autant que sa réclamation doit être réduite à néant. Cependant, compte tenu de ce facteur, j'estime qu'il y a lieu de réduire à 30 000$ le montant de 100 000$ attribué par le premier juge.  Ce montant se situe dans le haut de l'échelle des montants de dommages de cette nature accordés à des entités morales.

[188]       Quant à la condamnation aux frais extrajudiciaires, le juge de première instance s'est appuyé notamment sur le caractère malicieux et intentionnel des propos et le fait que les attaques diffamatoires se sont poursuivies après l'envoi de mises en demeure et même, après l'institution des procédures[36]. Il a conclu de la preuve que les appelants avaient délibérément cherché à provoquer l'institution et la poursuite des procédures judiciaires. Il a estimé que cela constituait une circonstance exceptionnelle permettant une semblable condamnation même à la lumière de l'arrêt Viel[37], auquel le juge fait obliquement référence au paragraphe 200 de la décision dont appel. 

[189]       De toute évidence, le juge de première instance s'est cru en présence d'un des cas d'exception auxquels réfèrent les paragraphes 77 et 84 de cet arrêt. Ce sentiment se comprend, surtout si l'on se rappelle qu'en plus d'avoir continué leurs attaques intentionnellement malicieuses en ondes après l'institution des procédures des intimés visant à y mettre fin, les appelants ont persisté dans une attitude peu contrite, frisant la mauvaise foi, en soutenant jusque devant cette Cour que les propos injurieux dont ils avaient accablé les intimés dépassaient à ce point la limite de l'acceptable qu'ils ne pouvaient être pris au sérieux ni donner lieu à quelque condamnation que ce soit[38]

[190]       Vu cependant les montants octroyés en première instance à titre de dommages punitifs, sur lesquels j'estime qu'il n'y a pas lieu d'intervenir, la condamnation aux honoraires extrajudiciaires me paraît ici superflue.

[191]       Pour ces motifs, je propose d'accueillir l'appel aux seules fins de substituer le montant de 80 000$ à celui de 150 000$ au paragraphe 213 du jugement dont appel, de ne faire courir les intérêts sur le montant des dommages punitifs qu'à compter de la date du jugement de première instance, soit le 26 juin 2007, et de supprimer, au paragraphe 214, la condamnation aux honoraires extrajudiciaires, le tout sans frais étant donné le sort très mitigé que mérite l'appel.

 

 

 

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.A.

 

 



[1]     La liberté d'expression est aussi constitutionnellement reconnue à l'art. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Les décisions rendues en vertu de cette disposition servent d'ailleurs à guider l'interprétation de l'art. 3 de la Charte.

[2]     Ils plaident également que le juge de première instance aurait erré en droit en permettant le dépôt de pièces relatives à d'autres poursuites judiciaires et à des plaintes auprès du CRTC dans son analyse relative aux dommages punitifs. Ce moyen a été rejeté dans l'arrêt Fillion c. Chiasson, [2007] R.J.Q. 867 (C.A.), aux paragr. 70 à 74; il n'est pas nécessaire d'y revenir.

[3]     Même en common law, la règle de stare decisis est aujourd’hui fort flexible :  Alison Harvison Young, « Stare decisis - Quebec Court of Appeal - Authority v. Persuasiveness: Lefebvre c. Commission des affaires sociale », (1993) 72 Revue du Barreau Can. 91. Voir également : David Polowin Real Estate Ltd v. The Dominion of Canada General Insurance Co., [2005] O.J. No. 2436 (C.A.), autorisation d'appeler rejetée en Cour suprême.

[4]     Nicole Vallières, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson & Lafleur, 1985, p. 8.

[5]     Le mot « connivence » n’a pas été utilisé par M. Fillion, mais uniquement par le juge.

[6]     Marie-Éva de Villers, Multidictionnaire de la langue française, 5e éd., Québec Amérique, définit le mot prétentieux ainsi: vaniteux, arrogant, qui prétend être ce qu'il n'est pas.

[7]     Le mot gang est masculin.

[8]     Dans la transcription, on peut lire le mot « prix » qui n’a pas de sens.

[9]     Lors de l'émission du 21 novembre 2001, il reconnaîtra avoir alors « pété un plomb ».

[10]    Elle réfère à l’auditoire total de l’émission et non pour les segments où des propos fautifs ont été diffusés la concernant.

[11]    Ces dommages ne sont accordés qu'en cas d'atteinte malicieuse à la réputation, afin de compenser le préjudice plus grand qui en résulte pour la victime. Ils constituent un élément de ce que nous considérons les dommages moraux.

[12]    L’émission attire environ 37 000 auditeurs après 9 heures.

[13]    On sent une hésitation quant aux propos de septembre 2004. J'ai indiqué précédemment qu'une analyse contextuelle menait à la conclusion qu'ils ne sont pas injurieux ou diffamatoires.

[14]    Il est indéniable que les dommages compensatoires ont aussi sur des tiers un effet dissuasif en exposant le risque d’une condamnation advenant la commission d’une faute similaire. Il y a là un certain effet préventif à la responsabilité civile, quoique peut-être atténué par une couverture d’assurance.

[15]    Comme le démontre Pauline Roy dans sa thèse de doctorat Les dommages exemplaires en droit québécois : instrument de revalorisation de la responsabilité civile, Université de Montréal, 1995, et le confirme l’art. 1621 C.c.Q., la finalité des dommages punitifs au Québec est la prévention et non la punition.

 

[16]    La police d'assurance de Genex semble couvrir les dommages punitifs et je n'émets pas de commentaires sur la validité de cette couverture. Dans l'arrêt Solomon, la Cour, en obiter, met en doute la validité d’une telle couverture. Voir aussi les commentaires de Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, supra, précité, no 1-384, p. 415 - 416. Par contre, je rappelle que « faute intentionnelle » et « atteinte intentionnelle » ne sont pas des synonymes (St-Ferdinand), précité, paragr. 118).   

[17]    C’est aussi la solution retenue en common law qui exclut généralement toute « vicarious liability » en matière de dommages punitifs (voir par exemple: Blackwater c. Plint, [2005] 3 R.C.S. 3 ).

[18]    Pauline Roy, précitée, démontre que la seule finalité socialement acceptable des dommages punitifs est la prévention et non la punition.

[19]    Lorsque la conduite de l'employeur est telle qu'elle doit être dénoncée et qu'elle a permis l'acte fautif de l'employé, il peut y avoir solidarité avec ce dernier pour les dommages punitifs : Pawlett v. Dominion Protection Services Ltd, [2008] A.J. No. 1191 (C.A. Alb.), un cas d'agression sexuelle au travail. De même, les coparticipants à une violation orchestrée de marque de commerce ont été condamnés « on a joint and several basis » dans 2703203 Manitoba inc. v. Parks, [2007] N.S.J. No. 128 (C.A. N.-É.).

[20]    Débats parlementaires, 36e législature, 1ère session, 5 octobre 1999.

[21]    Dans cette affaire, le débat se limitait à déterminer si les intérêts et l’indemnité pouvaient être rétroactifs aux événements fautifs plutôt qu’au jour de l’introduction de l’action.

[22]    Les nouvelles dispositions du C.p.c., art. 54.1 à 54.6 n’ont pas été plaidées en l’espèce.

[23] Jugement dont appel, paragr. 98.

[24] Voir cependant, à titre d'exemple, la note 3.

[25] Voir à ce sujet, parmi d'autres, le paragr. 168 du jugement dont appel: «Il s'agit de commentaires irrespectueux à l'encontre de la dignité de la personne humaine, telle Me Drouin qui se fait traiter de noms qui, dans une société civilisée comme celle du Canada, [ne sont] pas acceptable[s]. On ne peut accepter qu'une dame soit traitée de chienne, de plotte, de folle et de vache.» Il faut ajouter que le mot «maudite» précédait la plupart de ces épithètes et noter certaines variations sur le même thème, telle «maudite plotte de marde», «maudite cochonne» et «maudite conne».

[26] Voir les paragraphes 40 à 43 infra.

[27] Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile (2003: Les éditions Yvon Blais inc., 6e éd.).

[28] M.A. p. 1075 et 1076.

[29] Hill c. Église de scientologie, [1995] 2 R.C.S. 1130 .

[30] Ibid., p. 1202.

[31] Ibid., p. 1208.

[32] Jugement de première instance, paragr. 167.

[33] Hill c. Église de scientologie, supra, note 5, p. 1205.

[34] Ibid., p. 1209.

[35] Gilles E. Néron communication marketing c. Chambre des notaires du Québec, [2000]  R.J.Q. 1787 (C.S.), p. 1826.

[36] Jugement dont appel, paragr. 195.

[37] Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée, [2002] R.J.Q. 1262 .

[38] Il convient de préciser que ni le juge de première instance, ni la Cour, n'ont eu l'opportunité d'entendre les parties sur les nouvelles dispositions du Code de procédure civile traitant de l'utilisation abusive des tribunaux, entrées en vigueur le 4 juin 2009. Voir en particulier les articles 54.1 et 54.4 C.p.c.

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Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.