Hak c. Procureur général du Québec |
2021 QCCS 1466 |
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COUR SUPÉRIEURE (Chambre civile) |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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Nos : |
500-17-108353-197 |
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500-17-109731-193 |
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500-17-109983-190 |
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500-17-107204-193 |
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DATE : |
le 20 avril 2021 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
MARC-ANDRÉ BLANCHARD, J.C.S. |
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500-17-108353-197 |
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ICHRAK NOUREL HAK |
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et |
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NATIONAL COUNCIL OF CANADIAN MUSLIMS (NCCM) |
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et |
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CORPORATION OF THE CANADIAN CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION |
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Demanderesses |
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c. |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
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Défendeur |
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et |
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WORLD SIKH ORGANIZATION OF CANADA |
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et |
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AMRIT KAUR |
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et |
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AMNISTIE INTERNATIONALE, SECTION CANADA FRANCOPHONE |
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et |
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LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE |
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et |
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QUÉBEC COMMUNITY GROUPS NETWORK |
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MOUVEMENT LAÏQUE QUÉBÉCOIS |
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POUR LES DROITS DES FEMMES DU QUÉBEC - PDF QUÉBEC |
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LIBRES PENSEURS ATHÉES |
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Intervenantes |
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500-17-109731-193 |
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ANDRÉA LAUZON |
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et |
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HAKIMA DADOUCHE |
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et |
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BOUCHERA CHELBI |
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et |
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COMITÉ JURIDIQUE DE LA COALITION INCLUSION QUÉBEC |
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Demanderesses |
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c. |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
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Défendeur |
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ASSOCIATION DE DROIT LORD READING |
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Intervenante |
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500-17-109983-190 |
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ENGLISH MONTREAL SCHOOL BOARD |
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MUBEENAH MUGHAL |
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et |
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PIETRO MERCURI |
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Demanderesses |
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c. |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
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Défendeur |
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500-17-107204-193 |
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FÉDÉRATION AUTONOME DE L’ENSEIGNEMENT |
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Demanderesse |
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c. |
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JEAN-FRANÇOIS ROBERGE |
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et |
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SIMON JOLIN-BARRETTE |
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et |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
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Défendeurs |
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et |
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ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA (AFPC) |
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Intervenante
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JUGEMENT |
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1. Les parties 7 1.1 Les demanderesses et les intervenantes en demande 7 1.2 Les défenderesses et les intervenantes en défense 13 2 La Loi 21 14 2.1 Le contenu de la Loi 21 14 2.2 Les impacts de la Loi 21 17 3 La preuve 19 3.1 Considérations générales quant à l’instance 19 3.2 Les demandes de rejet d’expertise et de radiation 21 3.2.1 Les principes juridiques relatifs à l’expertise 21 3.2.2 La demande en rejet du PGQ 25 3.2.3 Les demandes en rejet du rapport de Yolande Geadah 27 3.2.4 La demande en rejet des paragraphes 107, 108 et 112 du rapport d’expertise de Marc Chevrier 30 3.2.5 La demande en rejet du rapport de Benoît Pelletier 31 3.2.6 La demande de rejet de 26 extraits du rapport de Stefanini-Taillon 32 3.2.7 La demande en radiation de certains paragraphes de la déclaration sous serment de Guy Rocher 33 3.2.8 La demande en rejet de l’expertise de Jacques Beauchemin 36 4 Un résumé de la position des parties 38 4.1 Les parties demanderesses 38 4.2 Les parties défenderesses 41 5 Les principes devant guider le Tribunal 42 5.1 Le stare decisis 42 5.2 L’interprétation constitutionnelle 46 6 La violation des droits avant l’adoption de la Loi 21 49 6.1 Le dénombrement effectué par le ministère de l’Éducation 49 6.2 La position des parties 50 6.3 Le traitement discriminatoire 51 7 Le caractère ultra vires de la Loi 21 54 7.1 La position des parties 54 7.2 Les principes applicables 61 7.3 La qualification de la Loi 21 62 7.3.1 La preuve intrinsèque 62 7.3.2 La preuve extrinsèque 64 7.3.3 Les effets juridiques de la Loi 21 65 7.3.4 Le caractère véritable de la Loi 21 66 7.4 La classification de la Loi 21 88 8 La violation des lois préconfédératives 91 8.1 La position des parties 91 8.2 Le contexte historique général 99 8.3 L’Acte de Québec de 1774 101 8.4 La Loi de 1852 sur les « rectoreries » 116 8.5 La Loi Hart de 1832 125 8.6 Le caractère supralégislatif des lois préconfédératives 127 9 La violation de l’architecture et des principes sous-jacents de la Constitution canadienne 131 9.1 L’architecture de la Constitution canadienne 131 9.1.1 La position des parties 131 9.1.2 L’analyse 139 9.2 Le principe de la primauté du droit 141 9.2.1 Le caractère imprécis et incohérent de la Loi 21 141 9.2.2 La discrétion conférée à l’article 13 de la Loi 21 148 9.2.3 L’application rétroactive de la Loi 21 150 9.3 Le principe de l’indépendance judiciaire 152 10 La modification de la Charte québécoise 155 11 La violation des droits visés par les clauses de dérogation 156 11.1 Les clauses de dérogation 156 11.1.1 L’application du droit international et du droit comparé 159 11.1.2 Observations sur l’usage des clauses de dérogation par le législateur en l’espèce 162 11.2 L’atteinte à la liberté de conscience, de religion, d’expression et d’association 167 11.3 Le jugement déclaratoire à titre de réparation 167 12 La violation du droit à l’égalité de garantie des droits pour les deux sexes prévu à l’article 28 de la Charte canadienne 170 13 La violation des droits non visés par la clause de dérogation prévue à l’article 33 de la Charte canadienne 190 13.1 L’éligibilité aux élections législatives provinciales prévue à l’article 3 de la Charte 190 13.2 La liberté de circulation prévue à l’article 6 de la Charte 196 13.3 Les droits des minorités linguistiques prévus à l’article 23 de la Charte 200 13.3.1 La portée de l’article 23 200 13.3.2 La preuve relative à l’article 23 208 13.3.3 L’article premier de la Charte 214 13.3.3.1 L’objectif réel et urgent 217 13.3.3.2 La proportionnalité 219 13.3.3.2.1 Le lien rationnel 219 13.3.3.2.2 L’atteinte minimale 221 13.3.3.2.3 La proportionnalité des effets préjudiciables et des effets bénéfiques 227 14 Les frais de justice 236 15 Les conclusions 236
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[1] Plusieurs personnes physiques et morales, des regroupements et associations tant religieuses que laïques réclament, dans quatre recours judiciaires distincts[1], que le Tribunal déclare invalide, dans son ensemble la Loi sur la laïcité de l’État[2], communément appelé la Loi 21, ou certaines de ses dispositions, en l’occurrence les articles 5, 6 à 10, 12 à 18, 31, 33 et 34 ainsi que ses annexes II et III qui énumèrent les personnes visées par l’interdiction de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions et les personnes qui doivent exercer leurs fonctions à visage découvert.
[2] Certains demandent une condamnation en dommages-intérêts à l’encontre du Procureur général du Québec (PGQ) pour une violation de leurs droits, alors que d’autres requièrent le même remède, assorti d’une injonction pour l’exercice de dénombrement effectué avant l’adoption de la Loi 21 par le ministère de l’Éducation qui cherchait à connaître le nombre de personnes enseignantes qui portaient un signe religieux à l’école. L’injonction vise à faire cesser une telle pratique ainsi qu’à obtenir la destruction des données colligées.
[3] Le Procureur général du Québec, le Mouvement Laïque Québécois, Pour les droits des femmes du Québec - PDF Québec et Libres Penseurs Athées s’y opposent.
[4] En résumé, pour les motifs qui suivent le Tribunal conclut que :
- L’exercice de dénombrement effectué par l’État avant l’adoption de la Loi 21 ne donne pas ouverture au prononcé d’une injonction telle que la demande la Fédération autonome de l’enseignement;
- La Loi 21 possède tous les attributs d’une loi sur l’ordre et la moralité publique, mais elle ne tombe pas dans le champ de compétence fédérale du droit criminel en vertu de l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867[3], car la règle du stare decisis impose que pour ce faire elle doit comporter une peine, alors que la Loi 21 n’en comporte aucune;
- La Loi 21 relève plutôt du champ de compétence provinciale selon l’article 92(16) de la L.C. 1867 qui traite des matières d’une nature purement locale ou privée dans la province lorsqu’on analyse la Loi 21 uniquement en fonction des personnes qu’elle vise dans le milieu de l’éducation; de l’article 92(4) qui traite de la création et de la tenue des charges provinciales, de la nomination et du paiement des officiers provinciaux pour le reste de la Loi 21, bien que les articles 13 à 16 de la Loi 21 relèvent de l’article 92(13) qui traite de la propriété et des droits civils dans la province puisque ces articles traitent des conventions collectives, alors que la modification de la Charte des droits et libertés de la personne[4], et donc de la Constitution du Québec, découle de l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982[5];
- Les lois préconfédératives, en l’espèce l’Acte de Québec de 1774[6], la Loi de 1852 sur les « rectoreries »[7] et la Loi Hart de 1832[8] ne permettent pas d’invalider les dispositions de la Loi 21;
- La Loi 21 ne viole ni l’architecture constitutionnelle canadienne ni la règle de la primauté du droit;
- Les articles 5 et 6 de la Loi 21 ne violent pas le principe de l’indépendance judiciaire;
- La modification de la Charte québécoise ne requiert pas l’application de règle particulière et elle peut se faire avec une majorité simple des membres de l’Assemblée nationale;
- La règle du stare decisis fait en sorte que l’arrêt Ford[9] doit recevoir application. Par conséquent, l’utilisation des clauses de dérogation par le législateur s’avère juridiquement inattaquable;
- L’utilisation par le législateur des clauses de dérogation apparaît excessive, parce que trop large, bien que juridiquement inattaquable dans l’état actuel du droit;
- L’exercice de la discrétion judiciaire milite en faveur du refus de la demande de jugement déclaratoire qui s’appuie sur une interprétation jusqu’à ce jour inédite des termes de l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés[10];
- L’article 28 de la Charte canadienne, qui garantit l’égalité des droits pour les deux sexes, ne possède pas une portée autre qu’interprétative et il ne permet pas d’invalider des lois de façon autonome;
- La conjugaison de l’effet du premier alinéa de l’article 8 de la Loi 21 et du premier paragraphe de son annexe III viole l’article 3 de la Charte canadienne, et en l’absence de toute preuve ou démonstration en vertu de l’article premier de la Charte, il s’ensuit une déclaration du caractère inopérant du premier paragraphe de l’annexe III de la Loi 21 vu l’article 52 de la Charte;
- Le premier alinéa de l’article 4, les articles 6, 7, 8, 10, le premier et le deuxième alinéa de l’article 12, les articles 13, 14 et 16 lus en conjonction avec le paragraphe 7 de l’annexe I, le paragraphe 10 de l’annexe II et le paragraphe 4 de l’annexe III de la Loi 21 violent l’article 23 de la Charte canadienne, tel qu’interprété par la Cour suprême du Canada, qui prévoit des garanties pour les institutions publiques d’enseignement des minorités linguistiques;
- Les défenseurs de la Loi 21 ne parviennent pas à se décharger du fardeau de démontrer qu’il s’agit là de violations qui peuvent se justifier aux termes de l’article premier de la Charte;
- L’article 52 de la Charte canadienne entraîne une déclaration du caractère inopérant de ces articles au bénéfice de toute personne ou entité qui peut jouir des garanties prévues à l’article 23 de cette même Charte.
Les personnes physiques
[5] Marocaine d’origine[11], Ichrak Nourel Hak (Hak) arrive à Montréal en 1994 et complète présentement sa scolarité pour obtenir un baccalauréat en éducation du français comme langue seconde à l’Université de Montréal. Elle considère l’enseignement comme une vocation et affirme que ses plans d’enseigner, notamment le français à des immigrants nouvellement arrivés, se trouvent contrecarrés par le fait qu’en tant que musulmane pratiquante qui porte le hijab, par choix personnel, elle ne pourra enseigner sans devoir enlever son voile, ce qui non seulement la choque et la blesse, mais l’insulte également.
[6] Ce choix, qui reflète ses propres convictions religieuses, participe tant de son identité que de sa spiritualité et l’aide selon elle à combattre les stéréotypes à l’égard des femmes musulmanes qui perpétuent, entre autres, l’image de la femme musulmane opprimée du simple fait qu’elle porte le voile.
[7] Elle déclare qu’elle ne peut s’imaginer enlever son voile parce qu’une loi l’oblige à choisir entre sa pratique religieuse et son droit d’enseigner au Québec. Pour elle, le fait de porter un vêtement qui reflète cette pratique ne possède aucune relation avec ses habiletés d’enseignante, ou de façon plus générale, sa contribution à la société québécoise.
[8] Elle se sent donc exclue et affirme recevoir le message suivant : pour pouvoir se sentir acceptée comme une citoyenne à part entière, elle doit prendre l’apparence de la majorité. Pour elle, cela constitue une forme de pression psychologique qui indique que l’exercice de sa religion et les moyens expressifs qui s’y rattachent la rendent incapable d’occuper des rôles importants dans la société québécoise.
[9] Originaire d’Angleterre, Amrit Kaur (Kaur) émigre au Canada en 1995 avec ses parents et vit presque exclusivement au Québec depuis lors. Elle y fait toute sa scolarité et complète un baccalauréat en anthropologie et sociologie à l’Université Concordia en 2017. En 2019, elle termine un baccalauréat en éducation à l’Université d’Ottawa.
[10] Kaur pratique le sikhisme amritdhari et sa foi l’oblige à porter divers objets ou vêtements en l’occurrence un dastar (turban), un kara (bracelet) en métal à chacun de ses bras, un kirpan (poignard), des sous-vêtements longs et un peigne en bois. Pour elle, le port du turban reflète son engagement pour une vie de spiritualité et de discipline tout en reflétant le fait qu’elle possède la même obligation de responsabilité qu’un homme et, donc, qu’en ce sens, il représente un symbole d’égalité.
[11] Elle souligne que le turban lui permet « d’organiser » ses cheveux qu’elle ne coupe pas, tout comme ses autres manifestations de pilosité, car pour les Sikhs le fait de ne pas les couper reflète une acceptation du divin. Les karas servent à lui rappeler qu’elle doit faire le bien en tout moment alors que le kirpan représente le refus de l’oppression et le droit de s’exprimer librement. Le long sous-vêtement blanc représente la contrainte et le contrôle de soi, alors que le peigne symbolise l’hygiène et la réflexion.
[12] Elle témoigne que les sikhs amritdhari n’enlèvent pas leurs symboles religieux et que personne ne peut lui dire qu’elle doit cesser de pratiquer sa religion et donc accessoirement, lui dire comment elle doit s’habiller. Voilà pourquoi, selon elle, la Loi 21 la discrimine et la fait sentir comme une citoyenne de seconde classe. D’une part, elle affirme que la couleur de sa peau et son sexe lui imposent déjà certaines barrières dans notre société et que la Loi 21 vient en rajouter une nouvelle en raison de sa foi. D’autre part, elle trouve ironique que le législateur dicte à des femmes ce qu’elles doivent porter au nom de l’égalité car, pour elle, le fait de porter des symboles religieux normalement associés aux hommes symbolise justement l’atteinte de cette égalité.
[13] Bilingue, elle veut travailler en enseignement au Québec, mais, à l’évidence, la Loi 21 l’empêche de le faire. Cela lui fait dire qu’on la juge sur son apparence plutôt que sur sa compétence et sur ses qualités personnelles et qu’on ne veut pas que des personnes comme elle puissent travailler dans le secteur public au Québec comme enseignantes.
[14] Voilà pourquoi elle travaille depuis l’automne 2019 en Colombie-Britannique en tant qu’enseignante, dans l’espoir de pouvoir revenir un jour au Québec comme professeure, retrouvant ainsi sa famille et sa province d’adoption.
[15] Jeune enseignante pratiquante selon les préceptes et les enseignements de l’Église catholique romaine, Andréa Lauzon (Lauzon) poursuit actuellement sa scolarité de maîtrise en recherche dans le domaine de l’enseignement à l’Université de Sherbrooke, tout en enseignant à titre de suppléante dans plusieurs établissements scolaires aux niveaux primaire et préscolaire. Elle désire devenir enseignante à temps plein à la fin de ses études.
[16] Pour elle, sa foi chrétienne participe à son identité, ce qui inclut le choix de s’habiller de façon à respecter ses valeurs, en revêtant, par exemple, des robes et des jupes ainsi que certains objets religieux qu’elle porte en tout temps sur elle, en l’occurrence une chaîne autour de son cou avec une médaille de la Vierge Marie et un crucifix. Ces objets lui permettent de se rappeler au quotidien de la présence de Dieu, d’implorer l’approbation divine et de s’identifier en tant que catholique, notamment afin de recevoir les derniers sacrements en cas d’urgence.
[17] Elle considère la Loi 21 comme un affront à sa dignité, qui la stigmatise en tant que personne croyante et viole son droit d’exercer pleinement sa foi, tout en lui interdisant toute mobilité professionnelle.
[18] Hakima Dadouche, ingénieure de 44 ans en génie électrique et possédant un magister en modélisation et en conception assistée par ordinateur, après des études à l’Université des sciences et de la technologie d’Oran en Algérie, immigre au Québec en 2006. Elle occupe un poste d’enseignante titulaire permanente à l’école Saint-Donat depuis 2017. Dans l’intervalle, elle obtient un baccalauréat en enseignement des mathématiques au secondaire en 2011, ainsi que son brevet d’enseignement au Québec tout en travaillant à titre d’enseignante suppléante pour la Commission scolaire de Montréal.
[19] De confession musulmane, elle témoigne qu’elle porte le hijab lorsqu’elle sort de chez elle depuis 31 ans, car cela lui permet de rester en lien avec sa foi et constitue un geste indissociable de ses pratiques religieuses. Désirant obtenir un transfert de poste dans la région de Gatineau afin de se rapprocher de son frère qui vit à Ottawa, elle se trouve empêchée d’obtenir ce transfert ainsi que toute modification à son statut, qu’il s’agisse d’une promotion ou d’un changement de fonction, à cause de la Loi 21.
[20] Elle se sent traitée comme une citoyenne de seconde classe simplement à cause de ses croyances et pratiques religieuses vestimentaires en tant que musulmane.
[21] Immigrante au Québec en janvier 2002 en provenance d’Algérie, Bouchera Chelbi, titulaire d’une licence en langue et littérature anglaises obtenue à l’Université d’Alger en 1995, doit obtenir un nouveau diplôme pour pouvoir enseigner au Québec, ce qu’elle décroche en 2008 dans le cadre du baccalauréat en enseignement de l’anglais langue seconde de l’UQAM.
[22] Première femme de sa famille et de son quartier à porter le hijab à 17 ans pour des raisons religieuses, elle subit des pressions de son entourage pour qu’elle cesse de le porter, mais elle refuse encore et toujours, car elle considère que le port du foulard fait partie intégrante de ses croyances et devoirs en tant que femme musulmane, tout en lui procurant un sentiment de plénitude qui lui permet d’affirmer sa liberté et son autonomie. Pour elle, ce vêtement exprime le contrôle qu’elle exerce sur sa vie, son corps et ce qu’elle décide de montrer à autrui.
[23] La Loi 21 l’empêche d’obtenir une plus grande stabilité, par exemple dans un poste de gestion ou un autre poste d’enseignement. Déjà exposée à des commentaires insultants et haineux, elle en craint une recrudescence.
[24] Commissaire élue en tant que parent à la Commission scolaire English Montreal School Board (EMSB) depuis 2018, Mubeenah Mughal (Mughal) participe à ses activités depuis plusieurs années. Pratiquante de la religion musulmane, ses trois enfants reçoivent leurs scolarités dans des établissements de cet organisme. Également élu en tant que parent commissaire depuis la même date, Pietro Mercuri (Mercuri) envoie un de ses enfants dans une école secondaire de la EMSB. Ces deux parents jouissent des droits constitutionnels qui découlent de l’application de l’article 23 de la Charte.
Les personnes morales, regroupements et associations
[25] La National Council of Canada Muslims (NCCM), un organisme indépendant sans but lucratif, vise à protéger les droits des musulmans canadiens. Ce faisant, il intervient régulièrement devant les tribunaux ainsi qu’auprès du Parlement canadien et des corps législatifs provinciaux.
[26] L’Association Canadienne des Libertés Civiles (ACLC), organisme national sans but lucratif, non partisan et indépendant, voit depuis 1964 à promouvoir les droits et libertés des citoyens canadiens. À ce titre, elle prend part régulièrement, tant comme partie principale que comme intervenante à des procédures judiciaires ou à des contributions législatives.
[27] La World Sikh Organization of Canada (WSO) voit à la défense et à la promotion de la communauté sikhe au Canada.
[28] Amnistie internationale (Canada Francophone) (Amnistie), fondée en 1973 au Québec, compose la branche francophone d’Amnistie internationale Canada. Basée à Montréal, alors que sa section anglophone se trouve à Ottawa, elle agit en tant que satellite d’Amnistie internationale, une organisation internationale indépendante fondée en 1961, qui fait la promotion et la défense de l’ensemble des droits de la personne.
[29] Cette dernière compte plus de sept millions de membres et sympathisants dans plus de 150 pays, alors que ce chiffre s’établit à 400 000 pour le Canada. Amnistie intervient régulièrement devant les autorités gouvernementales et les tribunaux pour mener sa mission.
[30] L’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC) représente plus de deux cent mille personnes travaillant, entre autres, dans le domaine de la sécurité et dans des agences et ministères fédéraux, des sociétés de la Couronne, des universités, des casinos, des agences de services communautaires, des communautés autochtones et des aéroports, ainsi que plus de vingt et un mille membres dans les universités québécoises et des centres de recherche.
[31] Fondée en 1966, l’AFPC dont le siège social se trouve à Ottawa compte 23 bureaux régionaux, dont un à Montréal et un à Québec. Elle constitue l’une des organisations syndicales les plus importantes au Canada. Elle vise à créer une société compatissante et inclusive exempte de racisme, sexisme, homophobie, d’islamophobie et de toute autre forme de discrimination.
[32] Elle intervient régulièrement dans des dossiers judiciaires, de toutes instances, qui soulèvent des questions constitutionnelles et de droits et libertés fondamentales.
[33] Organisme fédéral non partisan voyant à l’administration et la promotion de la Loi canadienne sur les droits de la personne[12], la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) vise à protéger le principe fondamental de l’égalité des chances et à soutenir la vision d’une société inclusive sans discrimination. Elle possède le mandat législatif de représenter l’intérêt public dans le but de faire progresser la question des droits de la personne au profit de l’ensemble de la population canadienne.
[34] La CCDP intervient parce qu’elle se dit préoccupée par l’adoption d’une loi qui viole la liberté de religion des fonctionnaires provinciaux, des personnes aspirant à travailler dans la fonction publique et qui se trouvent visées par la Loi 21 ainsi que des membres du public devant se découvrir le visage pour recevoir des services de ces institutions publiques.
[35] Également, ses préoccupations portent sur l’effet négatif d’entraînement qui risque de survenir, selon elle, du fait que les fonctionnaires fédéraux travaillant au Québec se verraient exposer à des critiques, ou même à une pression conformiste, ce qui les empêcherait de jouir pleinement de leur liberté de conscience et d’expression, au même titre que leurs autres collègues dans le reste du pays.
[36] L’intervenante Québec Community Groups Network (QCGN) regroupe 44 organismes communautaires anglophones disséminés à travers le Québec avec pour missions de soutenir la minorité anglophone au Québec, notamment dans les domaines d’accès à la justice ainsi qu’aux services sociaux, de santé et d’éducation, à l’intégration des nouveaux arrivants et l’implication sociale des jeunes et des aînés.
[37] Elle se dit préoccupée pour la population qu’elle dessert en ce que la Loi 21 entraînera des impacts sur plusieurs minorités religieuses qui se retrouvent dans la communauté anglophone, puisque 20 % des minorités visibles font partie de cette communauté[13].
[38] Fondée en mars 2019, la Coalition Inclusion Québec (CIQ) rassemble des individus de divers milieux qui s’opposent à la Loi 21. Elle participe le 16 mars 2019 à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale dans le cadre des consultations particulières et auditions publiques sur le projet de la Loi 21. Ses représentants s’inspirent largement des commentaires entendus lors de la consultation populaire qu’elle organisa en mai 2019.
[39] La CIQ incorpore à titre d’organisme sans but lucratif le Comité juridique de la Coalition Inclusion Québec (CJCIQ), notamment afin d’instituer le présent recours.
[40] Crée en 1948 en tant qu’association de juristes, l’Association de Droit Lord Reading (Lord Reading) représente la voix collective des juristes juifs du Québec. Sa création découle notamment de l’interdiction d’accès faite aux juifs d’accéder à l’hôtel où se tenait, cette même année, le congrès du Barreau du Québec. Elle compte aussi parmi ses membres des personnes d’autres confessions ou religions. Elle vise la promotion de la diversité sociale, culturelle et religieuse des membres de la société québécoise.
[41] EMSB, établie en 1998 en vertu de l’article 111 de la Loi sur l’instruction publique[14], compte environ 42 000 étudiant.e.s dans 75 écoles et centres, constituant ainsi le plus gros organisme de ce type au Québec.
[42] Il appert que dans ses écoles et centres les femmes occupent 88 % des postes d’enseignant.e.s au niveau préscolaire et primaire et 67 % au niveau secondaire. Celle-ci se plaint d’une pénurie d’enseignant.e.s au Québec, ce qui l’affecte tout comme les communautés qu’elle doit servir.
[43] Elle affirme que trois enseignantes qualifiées ne peuvent pas travailler pour la EMSB en tant que professeures parce qu’elles portent le hijab. De plus, la clause d’antériorité, en l’occurrence l’article 31(5) de la Loi 21, la limite sévèrement dans la promotion d’enseignant.e.s à des postes de directeur.trice ou directeur.trice adjoint.e, postes qui s’avèrent habituellement déjà difficiles à combler.
[44] La Fédération autonome de l’enseignement (FAE) regroupe divers syndicats représentant entre autres plus de 45 800 enseignant.e.s des niveaux préscolaire, primaire, secondaire, de l’enseignement en milieu carcéral, de la formation professionnelle et de l’éducation des adultes. Elle estime que les enseignantes composent 75 % de son corps professionnel.
[45] Jean-François Roberge agit comme ministre de l’Éducation et Simon Jolin-Barrette, ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion lors de l’adoption de la Loi 21, agit actuellement comme ministre de la Justice et Procureur général.
[46] Organisme sans but lucratif, dont la création remonte à 1977, le Mouvement laïque québécois (MLQ), au départ appelé l’Association québécoise pour l’application du droit à l’exemption de l’enseignement religieux, vise à promouvoir la laïcité comme valeur publique et source de cohésion sociale, ainsi qu’à promouvoir et revendiquer le caractère laïque de l’État, de ses institutions et des agents de l’État et de s’opposer à toute atteinte au caractère de neutralité de l’État, de ses institutions et des services publics.
[47] Il participe depuis lors à de nombreux débats publics et commissions parlementaires tant à Québec qu’à Ottawa, tout en agissant devant les tribunaux afin de donner un sens effectif à sa mission.
[48] Pour les Droits des femmes du Québec, PDF Québec (PDF), organisme sans but lucratif fondé en 2013, cherche à défendre et promouvoir le droit à l’égalité des femmes et de faire respecter leurs droits tout en mettant en lumière les situations d’inégalité et de faire entendre leurs voix sur des enjeux de société.
[49] PDF compte aujourd’hui plus de 600 membres, tant des femmes que des hommes, d’origines diverses et de toutes confessions religieuses, engagés pour défendre le droit des femmes à l’égalité, et ce, dans une perspective féministe.
[50] L’intervenant amical Libres penseurs athées (LPA), une association de défense des droits des athées fondée à Montréal en 2010, compte plus de 1650 sympathisants et vise à promouvoir le matérialisme philosophique, l’athéisme, la laïcité et la pensée critique.
[51] Sa participation amicale à l’instance vise à proposer sa perspective distincte quant à l’évolution des libertés de conscience, de religion et d’expression sachant que l’athéisme se compose d’un système de valeur rejetant les croyances surnaturelles, telle que la foi en une ou plusieurs divinités.
[52] Le 28 mars 2019, le gouvernement du Québec dépose le projet de Loi 21 que l’Assemblée nationale adopte le 16 juin 2019. Dans l’intervalle, le premier ministre du Québec affirme publiquement que le recours aux clauses nonobstant vise à éviter de longs débats devant les tribunaux[15]. À l’évidence, cela n’entraînera pas l’effet espéré.
[53] Affirmant d’emblée le caractère laïque de l’État du Québec, elle établit à l’article 2 des principes généraux sur lesquels repose cette laïcité, on lit :
2. La laïcité de l’État repose sur les principes suivants :
1° la séparation de l’État et des religions;
2° la neutralité religieuse de l’État;
3° l’égalité de tous les citoyens et citoyennes;
4° la liberté de conscience et la liberté de religion.
[54] Pour bien comprendre l’intention du législateur, il importe de citer certains considérants de son préambule :
CONSIDÉRANT que la nation québécoise a des caractéristiques propres, dont sa tradition civiliste, des valeurs sociales distinctes et un parcours historique spécifique l’ayant amenée à développer un attachement particulier à la laïcité de l’État;
CONSIDÉRANT que l’État du Québec est fondé sur des assises constitutionnelles enrichies au cours des ans par l’adoption de plusieurs lois fondamentales;
[…]
CONSIDÉRANT l’importance que la nation québécoise accorde à l’égalité entre les femmes et les hommes;
[…]
CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’affirmer la laïcité de l’État en assurant un équilibre entre les droits collectifs de la nation québécoise et les droits et libertés de la personne;
[55] L’article 4 énonce le droit de la personne à recevoir des services publics laïques par l’entremise d’institutions parlementaires, gouvernementales et judiciaires laïques.
[56] L’article 6 traite des signes religieux :
6. Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux personnes énumérées à l’annexe II.
et en interdit le port à toutes personnes énumérées à son annexe II.
[57] L’article 8 oblige les membres du personnel d’un organisme à exercer leurs fonctions à visage découvert et toute personne qui requiert un service fourni par ce membre du personnel, doit interagir à visage découvert, pour la vérification de l’identité ou pour des motifs de sécurité. L’annexe I énumère les organismes visés, alors que l’annexe III définit ce qui constitue un membre.
[58] À titre d’exemple, le Tribunal note que l’annexe I inclut de façon générique dans les organismes :
- Les entités gouvernementales incluant les municipalités et leurs organismes publics affiliés;
- Les sociétés de transport en commun;
- Les établissements d’enseignement et les commissions scolaires;
- Les établissements de santé;
- Les garderies subventionnées et les centres de la petite enfance.
alors que l’annexe III comprend entre autres :
- Un député de l’Assemblée nationale ou un élu municipal;
- Les agents de la paix;
- Les médecins, les dentistes ou les sages-femmes;
- Le personnel des garderies en milieu familial subventionnées;
- Les personnes occupant une fonction juridictionnelle relevant de l’ordre administratif, incluant un arbitre.
[59] La Loi 21 modifie[16] également la Charte québécoise pour que l’article 9.1 se lise maintenant comme suit :
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.
[60] L’article 14 prohibe tout accommodement, dérogation ou adaptation, à l’exception de ceux prévus par la Loi 21, alors que l’article 16 déclare nulles de nullité absolue toutes dispositions d’une convention ou entente collective ainsi que de tout autre contrat de travail incompatibles avec ses dispositions.
[61] Également, elle apporte[17] de nombreuses modifications à la Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes[18].
[62] Son article 31 établit de façon générale, pour les fins de l’exercice, une clause d’antériorité pour une série de personnes occupant déjà certaines fonctions avant le 27 mars 2019, ce qui en pratique, signifie que celles-ci peuvent porter un signe religieux.
[63] Finalement, l’article 33 décrète l’inapplicabilité des articles 1 à 38 de la Charte québécoise à la Loi 21 ainsi qu’aux modifications apportées à la Loi 62 et l’article 34 énonce qu’elle produit son plein effet indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne.
- Pour Hak qui porte le hijab, elle ne pourra pas enseigner le français dans une école publique tel qu’elle le souhaite[19];
- E.E.[20] et Ghadir Hariri[21] se retrouvent dans la même situation;
- Hakima Dadouche doit exercer la même fonction, dans la même commission scolaire, pour pouvoir continuer porter le hijab[22];
- Pour Basir Naqui, musulman pratiquant, qui porte la barbe et un couvre-chef, il ne pourra devenir un procureur de la Couronne[23];
- Pour Imane Melab, elle ne pourra pratiquer le droit dans le secteur public puisqu’elle porte le hijab[24];
- Pour Carolyn Gehr, de confession juive, une carrière d’enseignante dans le secteur public devient impossible parce qu’elle porte un foulard pour des raisons reliées à sa foi[25];
- Pour Fatima Ahmad, elle ne peut enseigner dans une école publique à cause du port du hijab, ce qui la fait réfléchir quant à son lieu de résidence au Canada[26];
- Pour Gregory Bordan, portant des symboles religieux juifs, tels des tzizits (cordes) et un couvre-chef, il ne pourra offrir de services juridiques aux entités gouvernementales[27];
- Finalement, Amrit Kaur, femme sikh pratiquante qui porte de nombreux symboles religieux, tels que le turban et le kirpan entre autres, accepte un poste d’enseignante à l’extérieur de la province vu l’impossibilité pour elle d’enseigner au Québec[28].
[65] Cette exclusion de la simple possibilité d’exercer la carrière envisagée, pour laquelle on possède toutes les qualifications, représente plus qu’un simple déni d’une chance, car elle transmet le message que les personnes qui exercent leur foi ne méritent pas de participer à part entière dans la société québécoise.
[66] Pour Hak, le message du premier ministre François Legault affirmant qu’il existe « d’autres emplois de disponibles » entraîne un délitement sérieux du tissu social, contrevenant ainsi à l’enseignement suivant de la Cour suprême dans Syndicat Northcrest c. Amselem[29] :
98 […] Ce serait un geste à la fois indélicat et moralement répugnant que de suggérer que les appelants aillent tout simplement vivre ailleurs s’ils ne sont pas d’accord avec la clause restreignant leur droit à la liberté de religion. […]
[67] De plus pour elle, la preuve révèle que cette politique d’exclusion, puisqu’on doit l’appeler ainsi, entraîne des conséquences disproportionnées pour les femmes musulmanes[30].
[68] Il ne fait aucun doute que la Loi 21 entraîne des conséquences sérieuses et négatives pour toutes les personnes qui arborent les signes religieux en public. De façon générale, d’une part, toutes celles qui occupent un emploi visé par la Loi 21 se retrouvent coincées dans leur position actuelle puisqu’elles ne peuvent en changer sous peine de perdre le bénéfice de la clause d’antériorité, à moins de décider de ne plus porter de signes religieux en public.
[69] D’autre part, toutes ces personnes qui aspirent à occuper l’un de ces emplois se trouvent placées devant le dilemme suivant : ou bien elles agissent en fonction de leur âme et conscience, en l’occurrence leurs croyances, ou bien elles travaillent dans le métier de leur choix. On peut aisément comprendre qu’il s’agit là d’une conséquence cruelle qui déshumanise les personnes visées.
[70] Pour plusieurs, le législateur envoie le message explicite que leur foi et la façon qu’ils la pratiquent n’importent pas et qu’elle n’emporte pas la même dignité ni ne requiert la même protection de la part de l’État. Pour eux, la Loi 21 postule qu’il existe quelque chose de fondamentalement mal ou nocif avec les pratiques religieuses, particulièrement certaines d’entre elles, et que l’on doit prémunir le public. Ainsi, elle transmet un message explicitement exclusif à l’égard des personnes qui se font dire qu’elles ne peuvent participer pleinement dans les institutions publiques de l’État seulement à cause de leurs convictions intimes.
[71] La FAE souligne que la grande majorité de ses syndicats affiliés constatent une recrudescence d’actes de harcèlement ou de propos dénigrants et insultants à l’endroit de leurs membres de confession musulmane portant un signe religieux[31] et que certains citoyens manifestent ouvertement leurs préjugés envers eux[32].
[72] Voilà pourquoi elle plaide que la conception de la laïcité véhiculée par cette législation contrevient au principe constitutionnel fondamental de la protection des minorités énoncée dans la jurisprudence de la Cour suprême et qu’elle constitue une rupture de l’ordre constitutionnel canadien établi, ce qui ne peut se faire que par une modification constitutionnelle.
[73] Hak affirme que la Loi 21 ne répond pas aux préoccupations fondamentales[33] qu'évoquent certains membres de la société civile depuis le dépôt du projet de loi, notamment :
1) Que la définition de signes religieux va probablement englober des objets que des personnes portent pour des motifs autres que religieux ou va requérir des personnes responsables de l’application de la Loi 21 qu’elles posent des gestes hautement intrusifs à l’égard des pratiques personnelles de certains employés;
2) Que la prohibition de signes religieux s’applique à des objets ou articles portés sous les vêtements, sans fournir d’explication sur les modalités d’application de cette prohibition et la façon dont les autorités doivent l’appliquer, tout en maintenant le droit à la vie privée;
3) Que la Loi 21 délègue à chaque organisme public l’autorité d’imposer des sanctions sans fournir suffisamment de précisions quant à la nature exacte de celles-ci;
4) Que la Loi 21 ne clarifie pas quand la clause d’antériorité s’appliquera ou non;
5) Qu’avec le recours aux clauses nonobstant la Loi 21 cherche à empêcher l’examen de sa validité en regard de la Charte québécoise et une grande partie de la Charte.
[74] Le Tribunal convient avec la PGQ qu’il relève, à priori, de l’Assemblée nationale du Québec de décider, en fonction des caractéristiques propres de la nation québécoise, des rapports qui doivent exister ou subsister entre la religion et la société civile. Ce faisant, celle-ci exerce ses prérogatives en fonction des pouvoirs dévolus par notre ordre constitutionnel.
[75] Cependant, la tâche de valider la stricte légalité de ces gestes revient aux tribunaux judiciaires. Ceux-ci agissent en arbitre neutre et impartial d’un débat social qui trouve son aboutissement dans un acte, en l’occurrence législatif, que certains membres de la société contestent. Il s’agit là de leur droit le plus strict. Le devoir des tribunaux vise à résoudre le contentieux, ni plus ni moins.
[76] En l’espèce, le législateur québécois choisit d’utiliser les clauses de dérogation que l’on retrouve tant à la Charte canadienne qu’à la Charte québécoise pour tenter de soustraire du débat judiciaire un examen fondé sur les droits et libertés qu’elles reconnaissent. Bien que certains attaquent la légalité de cette démarche, ce sur quoi le Tribunal adjugera, le recours, à priori, à ces clauses de dérogation vide de sens et d’utilité toute démarche analytique basée sur des éléments se rapportant aux critères d’analyse en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne et 9.1 de la Charte québécoise. Rappelons que ces articles traitent de l’opportunité législative au regard du caractère réel et urgent de la loi contestée, tout comme de son effet délétère par rapport à ses bienfaits présumés.
[77] Ainsi, un vaste pan de la preuve et de l’argumentation du PGQ et de certaines parties s’avère inutile pour les fins du présent jugement. Certains peuvent donc légitimement s’interroger sur les raisons pour lesquelles le Tribunal en permit l’administration. La réponse se trouve dans son devoir d’entendre toutes les parties et tous leurs arguments qui apparaissent, à priori, minimalement pertinents au débat avant de procéder à l’instruction au procès pour ensuite adjuger.
[78] Dans un débat comme celui de l’espèce, la prudence demeure la meilleure conseillère. Le Tribunal doit, dans une certaine mesure, se fier aux parties pour l’administration de la preuve et la présentation de leurs arguments. À moins de se trouver en présence d’éléments clairement non pertinents, le Tribunal ne peut agir pour limiter le débat à moins que celui-ci entraîne une disproportion entre le but recherché et les moyens entrepris. Ici, vu sa nature, le Tribunal considère qu’il devait permettre à tous d’exposer de façon complète leurs prétentions.
[79] Dans ce contexte, la preuve du particularisme tant juridique que social du Québec dont se réclame le PGQ, trouve une utilité extrêmement limitée, pour ne pas dire nulle. Questionné à ce sujet à l’audience, l’avocat du PGQ le reconnaît. Également, dans un autre ordre d’idées, le fait qu’un sondage[34] démontrerait un appui majoritaire de la population québécoise à la Loi 21, ne constitue pas un élément pertinent à l’analyse des questions juridiques soumises au Tribunal. L’opinion publique n’influe d’aucune façon sur la décision que doit rendre le Tribunal.
[80] Également, sans vouloir faire preuve de témérité, l’examen de la situation existante dans d’autres états démocratiques n’apporte rien à l’analyse du Tribunal, d’autant plus que le PGQ se réclame de la spécificité du Québec pour justifier sa législation. Il apparaît donc incongru qu’il tente, indirectement, de la valider ou d’en justifier le bien-fondé par l’importation de principes étrangers à cette spécificité. De plus, la résolution de la dynamique juridique fédérale-provinciale canadienne s’appréhende, se comprend et se résout d’abord et avant tout par les enseignements de la Cour suprême du Canada.
[81] Le fait que cette façon de faire n’obtient pas l’assentiment politique de certains n’empêche pas qu’il s’agit de la seule voie juridique que peut et doit suivre le Tribunal. Ainsi, bien qu’il s’agisse d’expertises d’un intérêt certain pour d’autres fins, les rapports Stefanini-Taillon[35] et Koussens[36] ne possèdent, avec égards, aucun intérêt juridique pour la résolution des questions en l’instance.
[82] Le témoignage relevant de l’expertise fait appel à l’expression d’une opinion, ce qui constitue une exception à la règle générale qui veut que les témoins ne doivent témoigner que de choses dont ils possèdent une connaissance factuelle personnelle sans en tirer d’inférences[37]. En avalisant cette exception, la Cour suprême reconnaît que dans certains cas, le juge des faits a besoin d’une aide technique ou spécialisée pour évaluer la preuve comme il se doit. Il faut que l’utilité de cette preuve repose sur des connaissances particulières qui dépassent le bagage et l’expérience du juge des faits.
[83] Quant aux rôle et devoir de l’expert.e, dans White Burgess, la Cour suprême énonce :
[10] Selon moi, l’expert a l’obligation envers le tribunal de donner un témoignage d’opinion qui soit juste, objectif et impartial. Il doit être conscient de cette obligation et pouvoir et vouloir s’en acquitter. S’il ne satisfait pas à ce critère, son témoignage ne devrait pas être admis. Or, dès lors qu’il y est satisfait, les réserves quant à l’indépendance ou à l’impartialité du témoin expert devraient être examinées dans l’évaluation globale des coûts et des bénéfices de l’admission du témoignage. Cette démarche issue de la common law cède le pas bien sûr aux dispositions législatives et connexes établissant dans certains cas des règles d’admissibilité différentes.[38]
[84] Elle précise ainsi son raisonnement :
[32] Trois concepts apparentés sont à la base des diverses définitions de l’obligation de l’expert, à savoir l’impartialité, l’indépendance et l’absence de parti pris. L’opinion de l’expert doit être impartiale, en ce sens qu’elle découle d’un examen objectif des questions à trancher. Elle doit être indépendante, c’est-à-dire qu’elle doit être le fruit du jugement indépendant de l’expert, non influencée par la partie pour qui il témoigne ou l’issue du litige. Elle doit être exempte de parti pris, en ce sens qu’elle ne doit pas favoriser injustement la position d’une partie au détriment de celle de l’autre. Le critère décisif est que l’opinion de l’expert ne changerait pas, peu importe la partie qui aurait retenu ses services (P. Michell et R. Mandhane, « The Uncertain Duty of the Expert Witness » (2005), 42 Alta. L. Rev. 635, p. 638-639). Ces concepts, il va sans dire, doivent être appliqués aux réalités du débat contradictoire. Les experts sont généralement engagés, mandatés et payés par l’un des adversaires. Ces faits, à eux seuls, ne compromettent pas l’indépendance, l’impartialité, ni l’absence de parti pris de l’expert.[39]
[85] Le plus haut tribunal ajoute ceci quant au lien que peut entretenir l’expert avec la partie qui propose son témoignage :
[49] (…) Le juge de première instance doit déterminer, compte tenu tant de la situation particulière de l’expert que de la teneur du témoignage proposé, si l’expert peut ou veut s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Par exemple, c’est la nature et le degré de l’intérêt ou des rapports qu’a l’expert avec l’instance ou une partie qui importent, et non leur simple existence : un intérêt ou un rapport quelconque ne rend pas d’emblée la preuve de l’expert proposé inadmissible. Dans la plupart des cas, l’existence d’une simple relation d’emploi entre l’expert et la partie qui le cite n’emporte pas l’inadmissibilité de la preuve. En revanche, un intérêt financier direct dans l’issue du litige suscite des préoccupations. Il en va ainsi des liens familiaux étroits avec une partie et des situations où l’expert proposé s’expose à une responsabilité professionnelle si le tribunal ne retient pas son opinion. De même, l’expert qui, dans sa déposition ou d’une autre manière, se fait le défenseur d’une partie ne peut ou ne veut manifestement pas s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Je tiens à souligner que la décision d’exclure le témoignage à la première étape de l’analyse pour non-conformité aux critères d’admissibilité ne devrait être prise que dans les cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale. Dans les autres cas, le témoignage ne devrait pas être exclu d’office, et son admissibilité sera déterminée à l’issue d’une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission.[40]
[86] À cet égard, le Tribunal doit agir à titre de gardien de l’admissibilité de ce type de preuve[41] et utiliser les critères énoncés dans White Burgess qui raffinent ceux énoncés dans Mohan. Le Tribunal les schématise ainsi :
A) la pertinence logique de la preuve;
B) la nécessité d’aider le juge des faits, sachant que l’analyse coût-bénéfice se fait à cette étape;
C) l’absence de toute règle d’exclusion;
D) la qualification suffisante de l’expert;
E) dans le cas d’une opinion fondée sur une science nouvelle, contestée ou utilisée à des fins nouvelles, la fiabilité des principes scientifiques étaye la preuve devant faire l’objet d’une démonstration.
A) La pertinence
[87] La pertinence au stade de l’admissibilité s’entend de la pertinence logique. Il s’agit d’une exigence selon laquelle la preuve, en termes d’expérience humaine et de logique, tend à rendre l’existence ou la non-existence d’un fait en litige plus ou moins vraisemblable[42].
[88] Quant à la pertinence, il s’agit de cerner où se trouve la question essentielle qui requiert la preuve d’expert. Il s’agit de déterminer si cette preuve peut rationnellement toucher la vraisemblance d’un fait important.
[89] En l’espèce, ce critère semble satisfait, à tout le moins minimalement, pour l’ensemble des expertises proposées.
B) La nécessité
[90] Dans R. c. D.D.[43] la Cour suprême enseigne que :
« Des personnes compétentes peuvent exprimer des opinions sur des questions au sujet desquelles il est peu probable qu’une personne ordinaire puisse soit évaluer les faits, compte tenu de leur technicité, soit se former une opinion juste sur une affaire sans l’aide de personne ayant des connaissances particulières ».[44]
[91] Puis, quant à l’objectif que doit viser l’opinion de l’expert, elle ajoute dans R. c. J.-L.J.[45] :
« La preuve d’expert vise donc à aider le juge des faits en lui fournissant des connaissances particulières qu’une personne ordinaire n’aurait pas. Elle n’a pas pour objet de substituer l’expert au juge des faits. C’est un acte de jugement éclairé, et non un acte de confiance, qui est requis du juge des faits ».[46]
[92] En l’espèce, certaines conséquences sociétales qu’entraîne la Loi 21 dépassent l’expérience normale d’une personne ordinaire. Il ne suffit pas de s’en remettre à ce que l’on appelle familièrement « le gros bon sens » pour permettre de statuer sur la question de savoir quels effets la Loi 21 peut entraîner.
[93] Le Tribunal doit déterminer si le témoignage d’expert.e qui satisfait aux conditions préalables à l’admissibilité s’avère assez avantageux pour le procès afin de justifier son admission malgré le préjudice potentiel pour celui-ci qui peut découler de son admission[47]. Pour le Tribunal, il importe de bien soupeser les critères d’admissibilité les uns par rapport aux autres. Ainsi, plus la preuve envisagée s’annonce centrale à la détermination d’une question en litige, plus grand s’avèrera son avantage pour le procès et, par voie de conséquence, le préjudice potentiel qu’elle créera devra clairement outrepasser cet avantage.
C) L’absence de toute autre règle d’exclusion
[94] Personne ne plaide qu’il existe d’autres règles d’exclusion qui militeraient en faveur du rejet des rapports d’expertises contestées et des témoignages qui en découlent. Le Tribunal en convient.
D) La qualification suffisante de l’expert
[95] L’arrêt Mohan enseigne que l’expert.e doit posséder des connaissances spéciales ou particulières grâce à des études ou une expérience relative aux questions visées dans son témoignage. À cet égard, le Tribunal peut répondre aux questions suivantes :[48]
i) Existe-t-il une discipline, une profession ou un domaine de fonction spécialisée reconnus?
ii) Les travaux dans ce domaine font-ils l’objet de mesures d’assurance de la qualité et d’un examen indépendant approprié par d’autres personnes œuvrant dans ce champ d’études?
iii) L’expert.e possède-t-il.elle des qualifications particulières dans cette discipline, cette profession ou ce domaine de formation spécialisée?
E) L’opinion basée sur une science nouvelle, contestée ou à des fins nouvelles
[96] À ce sujet, il importe de ne pas confondre les vocables. Le mot « contesté » réfère au fait qu’on remet en question le fondement même de la science en question dont traite l’expertise, et non pas que l’on conteste le bien-fondé de celle-ci quant à sa substance.
[97] À l’évidence, la psychologie et la sociologie ne constituent pas des sciences nouvelles contestées ou qu’on utilise à des fins nouvelles puisqu’elles s’intéressent à l’étude des comportements humains et leurs démembrements depuis des décennies.
[98] Finalement, l’arrêt White Burgess enseigne qu’au bout du compte, l’utilité possible du témoignage de l’expert doit convaincre le Tribunal qu’elle l’emporte sur les risques reliés à celui-ci[49].
[99] De plus, le Tribunal ne se trouve pas lié par l’opinion des experts. Il doit en soupeser la valeur probante et analyser son impact tout comme il le fait pour la preuve profane.
[100] Le PGQ demande le rejet des rapports d’expert de Thomas Dee[50] et de Richard Bourhis.
[101] Quant au premier, il plaide que les recherches du professeur Dee apparaissaient très éloignées des enjeux du litige, d’une part, parce que les données utilisées par lui proviennent d’écoles américaines et, d’autre part, parce que son étude porte exclusivement sur l’impact de la diversité raciale du corps enseignant sur les résultats des étudiants issus de minorités raciales.
[102] Il ajoute que puisqu’aucune de ses études ne porte sur l’impact de la diversité religieuse du corps enseignant sur les étudiants appartenant à des minorités religieuses et, plus précisément, qu’il n’étudie pas les impacts de la Loi 21, le tout conjugué à son absence d’études canadiennes, fait en sorte de rendre son rapport irrecevable.
[103] Il en conclut donc à une absence de pertinence du fait que les transpositions effectuées par l’expert ne se basent sur aucune étude empirique, ce qui fait en sorte que son rapport relève de la pure hypothèse.
[104] Avec égards, le PGQ confond la pertinence avec la valeur probante d’un rapport d’expert.
[105] Ici, il ne fait aucun doute qu’en toute logique, les études du professeur Dee possèdent une pertinence quant à l’effet de la Loi 21 sur les élèves puisque cette preuve peut rationnellement toucher à la vraisemblance d’un fait important, en l’occurrence l’impact de l’absence de certaines personnes issues de minorités religieuses sur les élèves issus des minorités. De plus, pour le Tribunal, la méthodologie de l’expert Dee ne peut faire l’objet de sérieuse remise en question qui entraînerait son rejet.
[106] Le Tribunal rejette la demande de rejet du rapport Dee du PGQ pour le motif de non-pertinence.
[107] Quant au rapport Bourhis, expert en psychologie sociale, le PGQ argue en s’appuyant sur les arrêts Cardinal c. Bonnaud[51], ainsi que Régie intermunicipale de police des Riverains c. Régie des rentes du Québec[52] et les décisions Whitehead c. Penny[53] et Association des jeunes victimes de l’église c. Harvey[54] que celui-ci émettrait des opinions juridiques.
[108] À titre d’exemple, il cible le paragraphe 4 du rapport alors que l’expert affirme :
« Toutefois, la Loi sur la laïcité de l’État produit l’effet pervers de la discrimination indirecte en adoptant des règles qui prétendent être « neutres » en s’appliquant à tous de la même façon, mais qui ont un effet discriminatoire auprès d’une catégorie d’individus en leur imposant des obligations ou des peines, non imposées aux autres, « même si cet effet n’a pas été voulu ni prévu. »
pour soutenir qu’en ce faisant, Bourhis usurpe la fonction du juge, qui seul pourrait se prononcer sur le caractère discriminatoire d’une loi.
[109] Il ajoute que les extraits suivants :
« Entre autres, ces dispositions de la Loi sur la Laïcité de l’État ont pour but avoué, à long terme, d’exclure par l’usure toutes les minorités religieuses portant des signes religieux du système scolaire du Québec. »[55]
« Par ailleurs, l’adoption de la Loi sur la Laïcité de l’État a pour but éventuel d’exclure toutes les minorités religieuses portant un signe religieux du système scolaire québécois, effet que n’a pas à subir la majorité québécoise chrétienne ou non croyante de la province. »[56]
démontrent que l’expert tente de se substituer au juge en interprétant lui-même l’intention du législateur, tout en démontrant sa partialité envers les enjeux du dossier.
[110] À ce sujet, le PGQ fait fausse route. Les qualifications qu’apporte l’expert n’usurpent pas le rôle du Tribunal. Elles constituent plutôt l’opinion, tranchée certes, d’un expert en psychologie sociale qui analyse la Loi 21 en fonction de sa perspective découlant de sa science, et des effets qu’entraînera, selon lui, la Loi 21. Ce faisant, il n’usurpe pas le rôle du Tribunal, qui, à charge de redite, ne se trouve pas lié par cette opinion.
[111] Le PGQ attaque également le rapport Bourhis en soutenant que ses conclusions ne reposent sur aucune étude empirique sur les effets de la Loi 21, ou sur les effets du dénombrement, tout en énonçant son opinion personnelle en émettant des hypothèses sur les effets de la Loi 21 sans procéder à aucune vérification.
[112] Le Tribunal ne peut pas retenir ces arguments du PGQ, car, encore une fois, l’expérience et l’expertise de Bourhis lui permettent de tirer des conclusions qui découlent logiquement de la situation factuelle qu’il constate.
[113] Voilà pourquoi le Tribunal rejette la demande du PGQ à l’égard du rapport Bourhis.
[114] Hak, EMSB et la FAE demandent le rejet du rapport Geadah[57] en substance à cause de sa partialité, de son manque de rigueur scientifique et pour cause d’irrégularité.
[115] Quant à cette dernière proposition, elle se manifesterait plus particulièrement parce que Geadah se prononce sur des enjeux qui outrepassent sa compétence ou qu’elle usurpe la fonction du juge. Selon eux, l’experte, chercheure indépendante en études féministes et consultante au sein d’organismes québécois de coopération internationale, se prononce sur des questions relevant des sciences théologiques puisqu’elle interprète des écrits religieux pour affirmer, entre autres, que les justifications théologiques apparaissent minces pour expliquer le port du voile comme découlant d’un précepte religieux[58].
[116] Également, elle énoncerait des opinions juridiques tout en émettant des hypothèses quant à l’intention du législateur[59].
[117] Au sujet du manque de rigueur scientifique, ils plaident que son rapport repose majoritairement sur des sources non scientifiques telles le Journal de Montréal, La Presse et le magazine Châtelaine[60] et sur du ouï-dire[61]. Ils ajoutent que ses publications ne font l’objet d’aucune vérification par des pairs.
[118] Finalement, au sujet du manque d’impartialité, ils soumettent que son rapport contrevient aux obligations d’objectivité et de rigueur imposées aux experts par l’article 22 C.p.c.[62], car il s’apparente plus à une argumentation écrite visant à soutenir la thèse de PDF[63] qu’à un rapport scientifique qui permettra d’éclairer le Tribunal.
[119] À cela, PDF réplique que l’arrêt Danson c. Ontario (Procureur général)[64] assouplit les règles de preuve dans un litige constitutionnel lorsqu’il s’agit de comprendre le contexte social, économique et culturel dans lequel s’inscrit une loi faisant l’objet d’une contestation en vertu de la Charte[65].
[120] Le Tribunal tient à préciser que l’arrêt Danson dont se réclame PDF ne soutient pas sa position, car celui-ci traite de la nature de la preuve recevable dans un litige portant sur la Charte et non pas des qualifications d’un expert.
[121] Elle ajoute que la décision Fédération des travailleurs du Québec (FTQ - Construction) c. Procureure générale du Québec[66] assouplit également la règle quant à l’expression d’une opinion qui peut s’apparenter à une opinion juridique en énonçant :
[16] Plus encore, l’expert peut se prononcer sur une question de droit que le juge aura à trancher. Son opinion ne peut remplacer celle du juge sur une question de droit, mais le fait que l’expert puisse formuler une opinion sur un aspect légal n’aura pas automatiquement pour effet de le disqualifier ou de rejeter l’ensemble de son expertise. Voir Jean-Claude Royer et Catherine Piché : « La preuve civile, 5e édition, Éditions Yvon Blais, 2016, no. 545.
[122] Il importe de noter que le Tribunal qualifie Geadah à l’audience d’experte concernant la situation des femmes dans la culture arabo-musulmane. Son expertise particulière tient essentiellement à son expérience personnelle, qui s’articule autour de recherches de plus de 30 ans dans le domaine ainsi que sur ses années vécues en Égypte et des enquêtes dans divers pays africains. Il ne fait aucun doute qu’elle se réclame d’une perspective féministe sur les questions dont elle traite. Le fait qu’elle ne possède pas de diplôme formel en théologie, études religieuses ou sociologie n’entraîne pas nécessairement la disqualification de son expertise, pas plus que sa perspective. En effet, ce biais, si l’on peut le qualifier ainsi, constitue un facteur à considérer dans l’appréciation de la force probante de son expertise, mais ne la disqualifie pas pour autant.
[123] En matière de sciences sociales, dans la mesure où il n’existe pas nécessairement de théorie scientifique à faire valider par des pairs ni de méthodologie particulière, l’expérience personnelle acquise au fil des ans, la publication de certains ouvrages, la reconnaissance par la communauté de ses travaux peuvent constituer un gage suffisant d’une certaine expertise dans un domaine. Ici, le rôle que joue Geadah auprès du Conseil du statut de la femme depuis de nombreuses années et les avis auxquels elle participe établissent la reconnaissance d’une certaine expertise.
[124] De plus, il ne faut pas confondre nécessairement le fait d’exprimer des opinions, même tranchées, avec la partialité. Le Tribunal doit constater que dans un contexte particulier, semblable à celui de l’instance, il apparaît plus sage de permettre aux parties notamment par le contre-interrogatoire, tant sur les qualifications de l’experte que lors de son témoignage, de miner sa crédibilité ou la force probante de son rapport et de son témoignage que d’écarter d’entrée de jeu son rapport ou son témoignage.
[125] Également, en qualifiant la Loi 21 telle qu’elle le fait, Geadah n’usurpe pas le rôle du Tribunal. Encore une fois, cette qualification ne se situe pas au niveau juridique, mais plutôt au niveau de la perspective de l’experte.
[126] Le Tribunal rejette donc la demande visant à écarter du dossier le rapport et le témoignage de Geadah. Il traitera de sa force probante en temps utile.
[127] EMSB requiert le rejet des paragraphes 107, 108 et 112 du rapport d’expertise de Marc Chevrier[67] pour absence de pertinence, vu que le PGQ n’entend pas présenter de preuve justificative au sens de l’article 1 de la Charte. Ceux-ci se lisent :
[107] La loi 21 paraît emprunter aussi au libéralisme par son double souci d’affirmer les libertés individuelles contre les atteintes étatiques comme de protéger les individus contre l’emprise que pourraient exercer sur eux des groupes, des associations ou des confessions religieuses. Citons de nouveau Rawls, la séparation entre l’Église et l’État protège la première de l’autre, et vice-versa; de même, elle protège les citoyens de leur religion, et entoure l’école publique d’un périmètre de neutralité, où les pressions sociales émanant des appartenances religieuses seraient restreintes, comme y serait limité le risque d’associer le métier d’enseignant à des querelles ou à des litiges autour de vérités et de rites religieux qui diviseraient les enseignants, les élèves et leurs parents, voire le public. En ce sens, pour paraphraser Mills, elle tente de réaliser au sein de l’école publique un cadre propice à l’« indifférence religieuse », où le climat des études ne serait guère troublé par des disputes théologiques et l’incertitude suscitée par l’absence d’encadrement sur le port de signes religieux.
[108] Cependant, la loi 21, en exemptant les établissements privés d’enseignement agréés de l’obligation de réserve relativement au port de signes religieux, paraît avoir réalisé un compromis qui est aussi typiquement libéral. Une des solutions institutionnelles qui s’est imposée dans plusieurs démocraties libérales pour concilier la neutralité religieuse de l’école et la liberté religieuse est la création parallèle d’un système d’écoles privées, conventionnées par l’État, confiées souvent à des organisations religieuses autorisées à y transmettre leur vision du monde, par divers moyens. Le Québec, en cette matière, pratique un dualisme scolaire qui le distingue du reste du Canada, par l’importance qu’y joue l’enseignement privé, qui accorde aussi une grande place aux écoles professionnelles. En 2012, on a dénombré 138 écoles religieuses subventionnées par l’État québécois, soit 97 catholiques, 18 juives, 11 protestantes, 9 musulmanes et 3 orthodoxes ou apostoliques, où étaient scolarisés 71 % des élèves inscrits dans les écoles privées. En ce sens, le législateur québécois a décidé d’offrir aux parents québécois le choix suivant : envoyer leurs enfants dans des écoles publiques observant une indifférence religieuse de principe ou à des établissements privés où une certaine observance religieuse est permise. Le dualisme scolaire se justifie en général au nom de la liberté d’enseignement, considérée dans plusieurs sociétés comme un droit de première importance, consacré par la tradition, la constitution ou la loi, et qui pose des limites à l’étatisation complète de l’éducation. Bien évidemment, partout où le dualisme scolaire existe, il suscite des critiques nombreuses, en vue notamment de cesser le financement public des établissements privés.
[112] Une lecture pluraliste de la démocratie semble aussi sous-tendre La Loi sur laïcité de l’État, par le fait qu’elle n’assujettit pas les employés politiques des cabinets ministériels, ce qui laisse la voie libre à l’intégration d’un parti politique confessionnel, comme il existe en Europe. Selon Arend Lijphart, le clivage entre partis laïques et partis religieux constitue, après le clivage socio-économique, le principal facteur qui divise les forces partisanes dans les démocraties, de culture chrétienne ou non.
[128] Pour bien situer le débat, rappelons que Chevrier témoigne en tant qu’expert en pensées politiques et en régimes politiques. À l’évidence, les passages précédents s’inscrivent assurément dans son champ d’expertise et ils possèdent une pertinence pour expliquer de quelle façon la Loi 21 s’insère dans une certaine conception de l’organisation sociale et politique. Ainsi, le Tribunal ne peut conclure à l’absence totale de pertinence, entre autres, sur la base que ces passages ne posséderaient qu’une seule utilité, en l’occurrence celle de permettre à l’État de justifier la Loi 21 au regard de l’article 1 de la Charte.
[129] En effet, il constitue une réponse au rapport Maclure[68] notamment quant au concept de laïcité « ouverte » ou de laïcité « républicaine ».
[130] Le Tribunal rejette donc cette demande.
[131] EMSB demande le rejet du rapport de Pelletier[69] et du témoignage en découlant pour cause d’absence de pertinence.
[132] Le Tribunal reconnaît à l’audience Benoît Pelletier expert en fédéralisme comparé et canadien. Son rapport et son témoignage s’inscrivent dans une perspective à la fois historique et juridique. Dans ce contexte, en quelques occasions, la marge de manœuvre de l’expert tient de l’équilibrisme, car en traitant de tels sujets, relevant à priori du domaine d’expertise du Tribunal dans le domaine juridique, il peut donner l’impression qu’il empiète sur ce territoire réservé.
[133] Or, dans une affaire semblable à celle de l’instance, il importe que le Tribunal puisse adjuger en toute connaissance de cause de l’évolution des institutions constitutionnelles canadiennes et des instruments qui leur donnent vie. Cela requiert une incursion dans l’historique du fédéralisme canadien, éclairé tant par les choix effectués par les parties constituantes canadiennes que par les différents modèles internationaux qui participent à les inspirer.
[134] Dans ce contexte, le rapport et le témoignage de Pelletier permettent d’établir ce contexte et s’avèrent tout à fait pertinents pour permettre au Tribunal de cerner certains enjeux. Rien ne milite en faveur du rejet du rapport de cet expert.
[135] Conséquemment, le Tribunal rejette cette demande.
[136] Hak demande le rejet de 26 extraits du rapport Stefanini-Taillon[70] au motif que les auteurs se substituent à la Cour puisqu’ils prennent des positions juridiques et tirent des conclusions à propos de la Loi 21. Notons que le Tribunal qualifie Taillon d’expert en droit constitutionnel comparé.
[137] Tout en réitérant les commentaires émis précédemment dans le cadre de l’analyse de la recevabilité du rapport Pelletier qui s’appliquent ici, vu la similitude de la nature de l’expertise, le Tribunal ajoute que le droit constitutionnel comparé dépasse la connaissance avérée des tribunaux[71].
[138] Aussi, tel que l’affirme la décision dans l’affaire FTQ-Construction[72], le Tribunal bénéficie assurément de l’aide d’un expert en cette matière afin de voir comment s’articulent les principes de la Loi 21 en regard du droit international. Ainsi, il devient incontournable que l’expert en traçant des parallèles, et en faisant des comparaisons opine sur la portée de la Loi 21. Cela apparaît inévitable.
[139] Cependant, d’une part, ces remarques, commentaires ou opinions ne lient pas le Tribunal et, d’autre part, il apparaît que dans un tel contexte la possibilité de produire une contre-expertise et celle de contre-interroger le témoin permettent d’obtenir un éclairage adéquat qui sert l’intérêt de la justice.
[140] Le Tribunal rejette donc cette demande de radiation.
[141] La FAE demande la radiation des paragraphes suivants de la déclaration sous serment de Guy Rocher :
21. Le rapport Parent est considéré comme l’un des principaux symboles de la Révolution tranquille en ce qu’il constitue le point de départ de la laïcisation et de la démocratisation du système d’éducation québécois, jusque-là sous plein contrôle de l’Église catholique. Parce qu’il demeure un essentiel référent de l’évolution sociale du Québec, le rapport est joint à la présente déclaration sous serment, pièce GR-2.
27. La déconfessionnalisation des écoles publiques de niveau primaire et secondaire s’est produite naturellement dans les années qui ont suivi par la création de nombreuses écoles par le ministère et par l’arrivée massive de nouveaux enseignantes et enseignants, dont plusieurs qui, bien que provenant de communautés religieuses, avaient accepté de retirer leurs signes religieux. Il s’agissait là d’une condition, aux yeux des commissaires, pour que soit respecté le caractère véritablement neutre de ces nouvelles institutions scolaires. Il aurait été contraire à l’esprit des recommandations de la Commission, parce que contraire au respect des convictions des clientèles, que ces professeurs puissent enseigner en continuant d’exprimer leurs convictions catholiques.
28. Rendue nécessaire en raison du pluralisme religieux grandissant dans la société québécoise, la déconfessionnalisation signifiait la neutralité, en apparence et en fait, des écoles en matière religieuse et, ainsi, le respect des convictions et des consciences des élèves, l’une des idées maîtresses du rapport. Cela a eu pour effet d’accroître considérablement l’accessibilité et de démocratiser le système d’éducation.
44. Le 28 avril 2010, j’ai prononcé une allocution à la Grande Bibliothèque exposant les raisons pour lesquelles je suis personnellement contre la laïcité dite « ouverte », mais en revanche favorable à ce que je nomme la laïcité sans adjectif, le meilleur gage d’un climat social de paix et d’intégration sociale, comme en fait foi le texte de cette allocution, pièce GR-6.
49. Mon témoignage visait à expliquer en quoi cette nouvelle loi, qui donne préséance à la liberté de conscience des clientèles (c’est-à-dire des élèves et des parents), constitue l’aboutissement de la Révolution tranquille, étant en totale adéquation avec le projet éducatif québécois défini par la Commission Parent tel que je l’ai déjà rappelé dans l’article « Confessionnalité et laïcité : vers une école commune, laïque et nationale », pièce GR-11.
(Les caractères gras dans l’original)
[142] D’emblée, il faut rappeler que, normalement, le témoignage s’effectue en conformité avec les dispositions de loi en l’occurrence l’article 2843 C.c.Q. qui énonce :
2843. Le témoignage est la déclaration par laquelle une personne relate les faits dont elle a eu personnellement connaissance ou par laquelle un expert donne son avis. Il doit, pour faire preuve, être contenu dans une déposition faite à l'instance, sauf du consentement des parties ou dans les cas prévus par la loi.
[143] Le rapport d’expertise constitue une des exceptions à ce principe en vertu de l’article 293 C.p.c. :
293. Le rapport de l’expert tient lieu de son témoignage. Pour être recevable, il doit avoir été communiqué aux parties et versé au dossier dans les délais prescrits pour la communication et la production de la preuve. Autrement, il ne peut être reçu que s’il a été mis à la disposition des parties par un autre moyen en temps opportun pour permettre à celles-ci de réagir et de vérifier si la présence du témoin serait utile. Il peut toutefois être reçu hors ces délais avec la permission du tribunal.
[144] L’article 294 C.p.c. prévoit l’interrogatoire de l’expert :
294. Chacune des parties peut interroger l’expert qu’elle a nommé, celui qui leur est commun ou celui commis par le tribunal pour obtenir des précisions sur des points qui font l’objet du rapport ou son avis sur des éléments de preuve nouveaux présentés au moment de l’instruction; elles le peuvent également, pour d’autres fins, avec l’autorisation du tribunal. Une partie ayant des intérêts opposés peut, pour sa part, contre-interroger l’expert nommé par une autre partie.
Les parties ne peuvent, cependant, invoquer l’irrégularité, l’erreur grave ou la partialité du rapport, à moins que, malgré leur diligence, elles n’aient pu le constater avant l’instruction.
[145] Dans le cas de Rocher, il ne s’agit pas d’une demande de déposer un rapport d’expert puisque le PGQ ne produit aucun avis en vertu de l’article 293 C.p.c., ni ne demande-t-il au Tribunal de l’autoriser à ce faire, encore là en fonction du même article.
[146] Il s’agit donc d’une demande qui vise un témoin ordinaire, à l’égard de certains paragraphes de sa déclaration sous serment uniquement, car les parties conviennent de son admissibilité pour le reste. Elles s’entendent également que l’état de santé du témoin l’empêche de témoigner, viva voce, hors Cour ou devant le Tribunal, par tous moyens.
[147] Le PGQ prend appuie sur la décision Laval (Ville de) c. GBC Peaux international inc.[73] qui affirme :
[66] Ces constatations, raisonnements et conclusions de Mme Delmotte et M. Carreau ne constituent pas un témoignage d’expert soit un exercice propre à l’application d’une science ou d’une profession particulière. À titre de témoins ordinaires, ils peuvent présenter leurs observations pertinentes sous forme d’opinion alors qu’ils sont bien placés en raison de leur expérience pour formuler de telles conclusions. Celles-ci demeurent néanmoins des avis que des personnes d’expérience courante sont en mesure de formuler.
[148] Notons que les personnes déclarantes auxquelles réfère cet extrait agissent respectivement en tant que chef d’équipe du ministère de l’Environnement et ingénieur chimiste analyste.
[149] Avant de disposer formellement de la demande en radiation, il convient de souligner que celle-ci met en jeu trois principes distincts, le premier relié à l’expression d’une opinion par un témoin ordinaire, le second qui interpelle le droit des parties adverses de pouvoir contre-interroger le témoin et le troisième qui appelle l’application de la règle relative au ouï-dire.
[150] En effet, ici le témoignage de Rocher s’effectue au moyen d’une déclaration faite hors de l’instance et en l’absence de consentement de toutes les parties. Il s’agit de ouï-dire dans la mesure où la partie qui produit cette déclaration la présente dans le but de faire preuve de son contenu[74].
[151] Cependant, le Tribunal peut l’autoriser en vertu de l’article 2870 C.c.Q. dans la mesure où les circonstances entourant la déclaration donnent à celle-ci des garanties suffisamment sérieuses de fiabilité. Dans cette optique le droit au contre-interrogatoire prend une importance certaine. Ainsi, le contexte permet de trouver des indices de la fiabilité de la déclaration extrajudiciaire. On peut penser, par exemple, à des interrogatoires hors cour non produits que l’on demande ensuite de produire vu l’impossibilité du déclarant de se présenter au tribunal, ou de déclarations faites dans le cadre d’un processus relativement formel et balisé. Dans ce contexte, la présence de la partie adverse, d’un contradicteur ou d’une personne neutre agissant dans le cadre de ses fonctions peut servir d’indice quant à la fiabilité de la déclaration. Il existe aussi les documents ou déclarations qui relèvent de la présomption établie au 3e alinéa de l’article 2870 C.c.Q.
[152] Cela dit, il convient d’analyser chacun des paragraphes visés par la demande en radiation séparément, bien qu’à l’évidence tous et chacun constituent, à priori, du ouï-dire inadmissible.
[153] Quant au paragraphe 21, la demande en rejet apparaît inutile en pratique, car d’autres témoins affirment la même chose, le professeur Lamonde, entre autres, et rien n’empêche la production du rapport Parent qui se trouve d’ailleurs au dossier.
[154] Les paragraphes 27 et 28 peuvent faire l’objet d’une analyse conjointe. Tout d’abord la première phrase du paragraphe 27 relève d’une constatation factuelle du témoin. Encore une fois, les témoignages d’autres experts entendus à l’audience vont dans le même sens. Rien ne milite en faveur de l’exclusion de cette phrase.
[155] Cependant, le reste du paragraphe 27 et le paragraphe 28 constituent une opinion qui relève de l’expertise et non pas, comme le plaide le PGQ, d’un témoignage d’une personne qui constate uniquement des faits vu sa position privilégiée en tant qu’ancien membre de la Commission Parent.
[156] Dans ce contexte, il revient au PGQ de justifier une exception à la règle d’exclusion, car les trois principes précédemment évoqués s’appliquent. Il ne parvient pas à le faire. Le Tribunal en conclut donc qu’il faut radier de la preuve tout ce qui suit la première phrase du paragraphe 27 ainsi que le paragraphe 28.
[157] Le paragraphe 44 ne relève rien de plus que du dépôt d’une allocution faite par le témoin dont le Tribunal peut prendre connaissance, sans pour autant que son contenu fasse preuve de sa véracité. Le Tribunal ne le radiera pas.
[158] Il s’agit, en partie de la même problématique pour le paragraphe 49 quant au dépôt de l’article Pièce GR-10, mais hormis ce dépôt le reste du paragraphe obvie de força claire aux trois principes directeurs relatifs à l’admissibilité de la preuve. Ici, aussi le PGQ ne se décharge pas de son fardeau de justifier l’application d’une exception à la règle d’exclusion. Ainsi, le Tribunal rayera le paragraphe 49 hormis pour le passage qui permet la production de la pièce GR-10.
[159] À l’instance, le Tribunal qualifie Jacques Beauchemin d’expert en sociologie du Québec et éthique sociale. Hak demande le rejet de son rapport et de son témoignage pour cause d’irrégularités et de partialité aux termes de l’article 241 C.p.c.
[160] Elle base sa demande relativement à l’irrégularité sur la prémisse que l’expert s’aventure manifestement et à répétition sur la crédibilité des parties, qu’il interprète les déclarations de témoins pour en tirer ses propres conclusions sans les relier à son domaine d’expertise et qu’il interprète des lois et l’intention du législateur.
[161] Premièrement, contrairement à ce qu’elle prétend, Beauchemin peut certainement opiner sur les questions 1, 3, 4 et 5 de son rapport puisqu’il faut comprendre que sa perspective se situe d’un point de vue sociologique et non pas de celle d’un spécialiste de l’éducation.
[162] Deuxièmement, Hak confond, pour les fins de l’exercice, l’analyse de la stricte crédibilité juridique ou judiciaire que doit effectuer le Tribunal dans le cadre de sa décision avec la crédibilité sociale de la position des parties qui attaque la Loi 21. En faisant ce dernier exercice, l’expert tente de démontrer que, selon lui, la démarche des demandeurs ne s’inscrit pas dans la réalité sociale proprement québécoise. Il s’agit là de son champ d’expertise. Le Tribunal en tirera les conséquences qu’il juge à propos si cela s’avère nécessaire.
[163] Troisièmement, quand il opine à l’égard de la portée ou de la spécificité de la Loi 21, il faut comprendre qu’il s’agit là d’une perspective purement sociologique ou éthique qui, faut-il le rappeler, ne lie aucunement le Tribunal.
[164] Quatrièmement, il ne fait aucun doute que son analyse du système scolaire public ainsi que celle de l’analyse comparative des systèmes scolaires ontariens et québécois comporte une certaine pertinence, qui permet d’expliquer du point de vue sociologique, le choix du législateur.
[165] Finalement, quant à la demande de rejet basé sur la partialité, le Tribunal conclut que le fait que l’expert semble épouser la thèse du MLQ ne le disqualifie pas. En science sociale, contrairement aux domaines où l’expérimentation et la validation participent à l’élaboration à la fois d’une méthodologie et d’une vérité scientifique, l’analyse de phénomènes sociaux ne requiert pas un degré absolu de neutralité. Chacun y apporte sa perspective. Il importe que le Tribunal demeure conscient de cette réalité pour qu’il puisse en appréhender les conséquences pour les déterminations qu’il doit tirer de la preuve.
[166] Par exemple, un sociologue qui analyse les données d’un sondage qu’il conçoit pour les fins de sa recherche se doit de respecter des règles quant à la façon de concevoir et d’administrer ce sondage, car celles-ci servent à légitimer le processus et relèvent des règles de l’art en semblable matière. Cependant, sa perspective sur les résultats peut lui faire émettre certaines opinions quant à la façon de comprendre ces résultats, alors qu’un autre expert peut opiner différemment en fonction d’une perspective différente. Il ne s’agit pas là d’un biais qui disqualifie l’un et l’autre d’agir comme expert.
[167] Voilà pourquoi le Tribunal ne donnera pas suite à la demande de rejet du rapport de Beauchemin.
[168] Il s’agit maintenant d’entreprendre l’analyse des différentes questions que soulèvent les parties.
[169] Hak soutient qu’en tentant d’ôter, ou à tout le moins de réduire substantiellement, la possibilité pour des personnes arborant les signes religieux de participer dans d’importants secteurs de la vie publique, la Loi 21 se trouve à modifier la nature de la société canadienne qui repose sur des valeurs d’inclusion et d’égalité. Ce faisant, les articles 6 et 8 de la Loi 21 violeraient le partage de compétence établi par les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, tout en étant nuls pour cause d’imprécision et parce qu’ils violent les préceptes élémentaires de la primauté du droit.
[170] Elle ajoute que l’Assemblée nationale ne possède pas la compétence pour adopter ces types de changements fondamentaux aux institutions politiques qui composent l’architecture de la Constitution canadienne.
[171] Finalement, elle plaide que les articles 5 et 6 de la Loi 21 tels qu’appliqués aux tribunaux judiciaires et aux personnes énumérées au deuxième paragraphe de l’annexe II violent l’indépendance judiciaire, alors que l’application de l’article 8 aux personnes occupant une fonction élective viole de façon injustifiable l’article 3 de la Charte.
[172] En somme, Hak invoque l’invalidité de la Loi 21 pour les motifs suivants :
- La Loi 21 viole l’architecture de la Constitution canadienne et le principe de la primauté du droit en raison de son imprécision;
- Le caractère ultra vires des articles 6 et 8 de la Loi 21;
- Les articles 5 et 6 de la Loi 21 violent le principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire;
- L’article 8 de la Loi 21 porte atteinte à l’article 3 de la Charte canadienne d’une manière non justifiable dans une société libre et démocratique.
[173] Les arguments de Lauzon au soutien de l’invalidité de la Loi 21 se résument ainsi :
- La Loi 21 ne respecte pas les exigences de la primauté du droit en raison de son incohérence;
- La Loi 21 brime le droit au libre exercice de la religion enchâssé dans l’Acte de Québec de 1774;
- La Loi 21 excède les compétences législatives provinciales;
- La Loi 21 porte atteinte à la liberté de conscience, de religion et d’expression (articles 2a), 2b) et 3 des chartes) et au droit à l’égalité (articles 15(1) et 10 des chartes) de façon injustifiée dans une société libre et démocratique;
- La Loi 21 porte atteinte à l’égalité des sexes de façon contraire à l’article 28 de la Charte canadienne.
[174] Lauzon plaide que nonobstant l’application de l’article 33(1) de la Charte et de son effet sur la validité de la Loi 21, cela ne permet pas au législateur de passer outre à l’article 24(1) et d’échapper aux conséquences qui découlent de l’adoption d’une Loi 21 autrement inconstitutionnelle. Comme les demanderesses individuelles subissent un préjudice direct en raison de l’application de la Loi 21 puisqu’elles doivent notamment mettre de côté tout espoir de promotion et toute volonté de mobilité dans le cadre de leur emploi, elle réclame 500 $ chacune à titre de dommages et intérêts.
[175] EMSB, Mughal et Mercuri demandent au Tribunal de déclarer les articles 4, 6, 7, 8, 9, 10, 13, 14 et 16 de la Loi 21 contraires aux articles 2a), 2b), 15, 23 et 28 de la Charte et donc invalides et inopérants au regard de l’article 52 de la Constitution puisque ces dispositions législatives empiètent de façon inacceptable sur les droits des minorités linguistiques à une éducation dans leur langue et viole le droit à l’égalité entre les sexes. Subsidiairement, EMSB recherche une déclaration portant sur l’inapplicabilité des mêmes dispositions à son égard.
[176] La FAE demande à la Cour de déclarer invalides constitutionnellement les articles 4, 6, 12, 13, 14, 16, 18, 19 et 31 et le paragraphe 10 de l’annexe II de la Loi 21 parce qu’ils portent atteinte au principe constitutionnel du respect des droits des minorités et aux articles 2a), 2b), 6, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne et 1, 4, 10 à 13, 16 à 18.1, 20, 43, 49, 52 et 54 de la Charte québécoise ainsi qu’aux articles 2, 18, 19, 26 et 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[75] tout comme aux articles 2(2), 3, 4, 6 et 7(c) du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels[76].
[177] La FAE recherche également une déclaration voulant que les articles 33 et 34 de la Loi 21 ne respectent pas les conditions prévues aux articles 33 de la Charte canadienne et 52 de la Charte québécoise.
[178] Cette demande vise à élargir les critères d’application des clauses de dérogation notamment en les interprétant à la lumière des obligations internationales du Canada, de la jurisprudence du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies et de certains jugements récents de la Cour suprême du Canada.
[179] La FAE demande au Tribunal, d’une part, qu’il déclare les demandes ministérielles de novembre 2018 et janvier 2019 qui cherchait, en substance, à connaître le nombre d’enseignant.e.s portant des signes religieux contraire, notamment, aux droits garantis par la Charte canadienne et la Charte québécoise quant à la liberté de religion. D’autre part, elle désire l’émission d’ordonnances de nature injonctive pour empêcher une telle démarche à l’avenir ainsi que pour obtenir la destruction des informations déjà obtenues à cet égard.
[180] Quant aux parties intervenantes, en plus de soutenir les arguments des demanderesses[77], elles soumettent d’autres motifs qui permettraient de conclure à l’inconstitutionnalité de la Loi 21.
[181] Selon WSO et Kaur, une loi sur les « rectoreries » adoptée en 1852 par le Parlement du Canada-Uni rend invalides et inopérants les articles 4 à 6, 8, 10, 14 à 16 de la Loi 21. Loi fédérale toujours en vigueur, cette loi de 1852 s’appliquerait en vertu de la doctrine de la prépondérance fédérale.
[182] Lord Reading considère que la Loi 21 contrevient à la Loi Hart, une loi adoptée par le Parlement du Bas-Canada en 1832. Sous le volet de l’incohérence de la Loi 21, l’article 6 de la Loi 21 constituerait selon Lord Reading « l’antithèse de l’obligation de tout employeur »[78] de protéger la dignité du salarié conformément à l’article 2087 C.c.Q., disposition d’ordre public de direction à laquelle l’État ne peut pas se soustraire. De plus, l’article 16 de la Loi 21 ferait rétroagir ses dispositions avant sa promulgation.
[183] Amnistie plaide que la Loi 21 viole les obligations internationales du Canada et du Québec en matière des droits de la personne. Elle invite le Tribunal à considérer la violation des Chartes par la Loi 21 à la lumière du droit international.
[184] Pour QCGN la Loi 21 viole les droits de la communauté anglophone au Québec, restreint l’accès aux institutions publiques des membres des minorités religieuses appartenant à cette communauté et participe à l’effacement de la diversité. De plus, la Loi 21 porte atteinte aux droits des minorités en vertu du droit international.
[185] La CCDP prétend que la Loi 21 imposerait implicitement des obligations aux personnes travaillant pour la fonction publique fédérale au Québec.
[186] Se recoupant dans une certaine mesure, les arguments en demande peuvent se regrouper en deux grandes catégories : 1) ceux non reliés directement aux chartes et 2) ceux rattachés aux chartes. Le Tribunal abordera les questions en litige dans cet ordre.
[187] La première catégorie couvre les questions suivantes : le caractère ultra vires de la Loi 21, la violation des lois préconfédératives, la violation de l’architecture interne et des principes sous-jacents de la Constitution, la modification de la Charte québécoise.
[188] La deuxième catégorie se divise en deux sous-catégories : 1) la violation des droits visés par les clauses de dérogation, à savoir la liberté de conscience, de religion, d’expression et d’association, ainsi que le droit à l’égalité, et 2) la violation des droits non visés par les clauses de dérogation, soit le droit à l’éligibilité aux élections provinciales, la liberté de circulation et les droits des minorités linguistiques.
[189] Le Tribunal présentera la position du PGQ de manière détaillée lors de l’analyse des questions en litige. Il suffit à cette étape de rappeler que malgré les prétentions des demanderesses quant à la violation des droits protégés par les chartes, visés ou non par les clauses de dérogation, le PGQ choisit de ne faire aucune démonstration de justification de la Loi 21.
[190] Le MLQ prétend que le port d’un signe religieux par le personnel enseignant d’une école publique laïque équivaut à imposer aux élèves et à leurs parents une pratique religieuse. En plus de contrevenir au principe de neutralité de l’État en matière religieuse, cela porterait atteinte à l’exercice de l’autorité parentale au regard de l’éducation religieuse et morale des enfants.
[191] Pour le MLQ la Loi 21 ne porte pas atteinte à la liberté de religion des enseignant.e.s. Au contraire, en leur imposant un devoir de neutralité religieuse elle protège la liberté de conscience et de religion des élèves et de leurs parents. L’interdiction du port d’un signe religieux par certains représentants de l’État, dont les enseignant.e.s, ne constituerait qu’une règle de conduite conforme à l’obligation de neutralité religieuse de l’État.
[192] Dans la même veine, PDF voit dans la Loi 21 une réponse aux préoccupations des parents qui s’opposent à la transmission des valeurs religieuses à leurs enfants par des enseignant.es. portant un signe religieux. Ainsi, le droit à la liberté de conscience des enfants et des parents devient la limite du droit à la liberté de religion des enseignant.e.s.
[193] PDF met également en opposition le droit des femmes à l’égalité et le droit à la liberté de religion. Partant du postulat que les religions « visent le contrôle des femmes et de leur corps par les hommes »[79], imposer l’interdiction de porter un signe religieux participe au respect du droit des femmes à l’égalité, et ce faisant, l’État refuse de promouvoir la soumission des femmes.
[194] LPA soutient la Loi 21 affirmant que les droits et les intérêts de ses membres se trouvent particulièrement affectés par les diverses manifestations religieuses que leur imposent des préposés de l’État dans la prestation de services publics et considère que l’exclusion des symboles religieux des sphères d’action étatique constitue la seule approche socialement viable.
[195] Ils estiment désuet ce qu’ils qualifient d’exceptionnalisme religieux qui consisterait à traiter les garanties constitutionnelles en matière de foi et de culte comme si elles se distinguaient socialement des libertés de conscience et d’expression. Ils soutiennent que le droit ne devrait pas offrir aux religions traditionnelles des protections distinctes et supérieures à celles dont il entoure d’autres systèmes de valeurs tels l’environnementalisme, l’antispécisme ou l’antiracisme par exemple.
[196] LPA propose à la Cour, en substance, une interprétation de la liberté de conscience qui subsume la dimension interne des libertés religieuses tout en proposant une conception de la liberté de religion qui, dans sa dimension externe, en l’occurrence ses manifestations extérieures se réduit à la liberté d’expression, sans plus.
[197] Ainsi, ils soutiennent que la Loi 21 ne constitue pas une atteinte aux libertés religieuses, mais qu’à tout évènement la Loi 21 se justifie même en l’absence de clause de dérogation, en vertu des chartes.
[198] Avant d’aborder ces questions, il convient de rappeler les principes qui guideront le Tribunal tout au long de son analyse, notamment dans le contexte où les parties l’invitent à plusieurs reprises à s’éloigner des enseignements des arrêts qui le lient ou encore, à appliquer le droit international.
[199] Il ne fait aucun doute que l’application de la règle du stare decisis joue un rôle fondamental en l’instance particulièrement au regard de l’utilisation des clauses de dérogation par le législateur. Également, il importe de tracer, de façon précise, les règles d’interprétation constitutionnelle propres à un contentieux semblable à celui-ci.
[200] L’arrêt R. c. Lapointe[80] explique tant l’origine que l’application de la règle du stare decisis. Il traite du stare decisis « vertical » qui oblige un tribunal à suivre les précédents d’une juridiction supérieure et de celui que l’on appelle « horizontal » qui s’applique pour les décisions d’une même cour de justice.
[201] Règle provenant du droit anglais, elle vise à assurer la certitude du droit en fournissant la prévisibilité et l’équité tout en écartant l’arbitraire, et ce, en rendant la justice plus efficace, car elle décourage la multiplication des procédures[81].
[202] Le stare decisis ne s’applique qu’au ratio decidendi de l’arrêt qui sert de précédent[82], ce qui présuppose la détermination précise du contexte factuel dans lequel l’arrêt s’inscrit ou, en matière d’interprétation législative, au texte de la loi visée par l’interprétation. D’une part, seule une trame factuelle similaire ou analogue entraîne son application alors que, d’autre part, elle ne vaut que pour un seul et même texte législatif puisque l’utilisation des mêmes mots dans un autre texte législatif n’en permet pas l’application. Dans ce dernier cas, il s’agira possiblement d’un argument d’interprétation persuasif, sans plus[83].
[203] Quant à l’application de la règle du stare decisis à l’égard d’une décision d’une autre province, l’arrêt Wolf[84] énonce le principe selon lequel une cour d’appel provinciale ne doit pas obligatoirement suivre, ni en droit ni en pratique, une décision de la cour d’appel d’une autre province autrement que parce qu’elle croit devoir le faire à cause de la valeur intrinsèque de la décision ou pour d’autres raisons indépendantes[85].
[204] Cette règle s’applique également à l’égard des tribunaux de première instance qui ne se trouvent pas liés par les décisions des cours d’appel d’autres provinces[86].
[205] Le Tribunal inférieur ne peut refuser d’appliquer le précédent liant[87] que dans des circonstances exceptionnelles dont traitent les arrêts Bedford[88] et Carter[89] de la Cour suprême. Il s’agit : 1) de l’existence d’une nouvelle question juridique ou 2) d’une modification de la situation ou de la preuve qui « change radicalement la donne ».
[206] À cet égard, le critère à appliquer pour justifier un tel exercice s’avère particulièrement exigeant[90].
[207] Les « circonstances exceptionnelles » ou les « raisons impérieuses » justifiant de revoir un précédent visent à assurer une pondération entre l’atteinte d’une décision judiciaire correcte et la certitude juridique[91].
[208] L’arrêt Lapointe les expose :
[54] Dans l’arrêt R. c. Bernard, le juge en chef Dickson relève quatre raisons justifiant la rupture avec un précédent : 1) la décision est antérieure à la Charte et n’est pas conforme aux valeurs consacrées par celle-ci; 2) l’évolution subséquente du droit remet en question la validité du précédent; 3) la décision antérieure crée de l’incertitude, allant ainsi à l’encontre des valeurs de clarté et de certitude que suppose le principe du stare decisis; 4) la décision antérieure joue contre l’accusé en accroissant sa responsabilité criminelle au-delà des limites normales. Il s’agit d’une énumération non exhaustive. Plus récemment, dans R. c. Henry, le juge Binnie établit que les raisons suivantes peuvent justifier d’écarter un précédent : 1) la décision antérieure n’est pas conforme à l’objet d’une disposition de la Charte défini dans un précédent; 2) la décision est inapplicable en pratique, car son application s’est révélée inutilement complexe et formaliste; 3) elle est contraire à des principes valables; 4) elle est contraire à l’équité.
(Références omises)
[209] Quant au stare decisis horizontal qui porte sur l’application du précédent jurisprudentiel par les membres du même tribunal, l’arrêt Lapointe spécifie qu’il ne traite pas de cette question à l’égard de la Cour supérieure, mais uniquement au sein d’un tribunal d’appel, en l’occurrence la Cour d’appel du Québec[92]. Ainsi, ses énoncés, en les transposant à la Cour supérieure, possèdent certainement une forte valeur persuasive dans l’interprétation de la règle, mais n’entraînent pas un devoir d’adhésion.
[210] De façon plus particulière, voyons comment la Cour supérieure traite de la question.
[211] Le jugement R. c. Aubin[93] examine cette question en affirmant qu’à moins de circonstances particulières, qui permettaient alors de distinguer la décision antérieure des cas examinés[94], l’importance d’éviter des jugements contradictoires[95] milite en faveur du respect de cette règle.
[212] Quant à la détermination de l’existence de circonstances particulières, l’affaire Aubin renvoie à celle de Re Hansard Spruce Mills Ltd[96] où on lit :
[67] Au sujet des circonstances permettant à un juge de ne pas se sentir lié par une décision antérieure de sa cour, le juge Wilson de la Cour suprême de Colombie-Britannique énonce:
«I will only go against a judgment of another Judge of this Court if:
a) Subsequent decisions have affected the validity of the impugned judgment;
b) It is demonstrated that some binding authority in case law, or some relevant statute was not considered;
c) The judgment was unconsidered, a nisi prius judgment given in circumstances familiar to all trial Judges, where the exigencies of the trial require an immediate decision without opportunity to fully consult authority.
If none of these situations exist I think a trial Judge should follow the decisions of his brother Judges.»
(Références omises)
[213] On note également que l’affaire R. v. Wolverine and Bernard[97] de la Cour du Banc de la Reine de Saskatchewan affirme qu’il relève de la Cour d’appel de corriger les erreurs judiciaires et non pas des juges d’une même juridiction[98].
[214] Bien qu’il semblerait qu’au Québec le juge de première instance se sentirait moins lié par les décisions de ses collègues[99], en pratique il se conforme le plus souvent à la jurisprudence établie par le tribunal d’abord et avant tout par souci d’une meilleure administration de la justice[100].
[215] Dans R. c. Bebawi[101], la Cour reprend l’énoncé de l’affaire R. c. Lebel[102] à l’effet que :
[31] Dans l’affaire R. c. Lebel, le juge Boilard écrit ce qui suit au sujet de la courtoisie judiciaire :
[U]ne cour est censée avoir une voix unique. Un juge pourra refuser d'endosser l'opinion formulée par un collègue et adoptée subséquemment par les autres juges, si elle cesse d'être persuasive à cause de l'évolution du droit ou de la jurisprudence ou d'une modification à la loi. Même si les conceptions personnelles d'un juge ne coïncident pas toujours avec l'opinion de la cour et qu'il est en profond désaccord avec elle, cette seule raison ne justifie pas, il me semble, qu'il s'en dissocie. Au sein d'une cour il ne peut y avoir d'écoles de pensée divergentes ou des voix discordantes. Ce serait, je crois, instaurer le chaos, promouvoir les litiges et créer une situation d'incertitude déplorable chez les plaideurs. (Référence omise)
[216] Tout comme l’affaire Bebawi[103], la décision R. c. Bissonnette[104] confirme que seules des raisons importantes permettent de s’écarter de décisions rendues par un même tribunal[105].
[217] Il s’agit maintenant de voir comment le Tribunal doit effectuer son analyse dans le cadre d’un litige constitutionnel.
[218] Dans son plus récent jugement sur la question de l’interprétation constitutionnelle, dans l’affaire Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc.[106], la Cour suprême précise le rôle approprié que doivent jouer les sources étrangères et internationales telles des traités, conventions, pactes ou constitutions. Le Tribunal en retient sept enseignements.
[219] Premièrement, il faut donner préséance au texte de la Constitution canadienne ainsi qu’aux considérations liées à l’objet de la disposition analysée conformément à une méthode d’interprétation téléologique[107]. Celle-ci vise à déterminer la nature et les objectifs visés par l’article de la Charte en question, les termes choisis pour énoncer le droit ou la liberté analysés ainsi que l’origine historique du concept enchâssé, le tout en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte, le cas échéant. Il s’agit d’une démarche qui s’effectue de façon « large et libérale »[108].
[220] Cette préséance du texte permet d’éviter d’aller au-delà de l’objet du droit[109], sans pour autant faire preuve de « textualisme »[110].
[221] Deuxièmement, dans l’interprétation de normes nationales on peut prendre en compte des normes internationales, mais ces dernières jouent un rôle limité consistant à appuyer ou à confirmer le résultat auquel arrive le tribunal au moyen d’une interprétation téléologique, car, d’une part, elles ne lient pas le Tribunal canadien[111], et d’autre part, la Cour suprême n’utilise pas de tels outils pour définir la portée des droits garantis par la Charte.
[222] Troisièmement, la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux en matière de droits de la personne ratifiés par le Canada. Il s’agit là de la présomption de conformité[112]. En effet, la ratification rend contraignants ces instruments internationaux puisque le Canada s’oblige à assurer à l’intérieur de ses frontières la protection de certains droits et libertés fondamentaux qui figurent aussi dans la Charte. Il s’agit là d’un indice important quant à la protection qu’accorde la Charte[113]. Cependant, comme il s’agit d’une présomption, elle demeure réfutable et elle ne permet pas d’écarter l’intention claire du législateur[114].
[223] Quatrièmement, les sources non contraignantes, par exemple les instruments internationaux que le Canada ne ratifie pas, ne donnent pas naissance à la présomption de conformité et ils ne possèdent aucune valeur persuasive dans l’interprétation de la Charte[115].
[224] Cinquièmement, lorsque les tribunaux se fondent sur des instruments non contraignants, ils doivent veiller à expliquer pourquoi ils le font et comment ils utilisent ces instruments[116].
[225] Sixièmement, il faut distinguer entre les instruments antérieurs et postérieurs à la Charte. Les premiers peuvent faire partie du contexte historique d’un droit garanti par la Charte et de son incorporation dans celle-ci, car les rédacteurs de la Charte puisèrent dans les conventions internationales les meilleurs modèles de protection des droits existants[117]. Quant aux seconds, il faut tout d’abord se demander si ces instruments lient le Canada. Dans la négative, ceux-ci possèdent une valeur interprétative beaucoup moins grande[118].
[226] Septièmement, les décisions des tribunaux étrangers et internationaux possèdent une valeur non contraignante bien qu’elles demeurent pertinentes et possiblement persuasives, gardant à l’esprit que les mesures en vigueur à l’étranger nous renseignent peu sur la portée des droits inscrits dans la Charte[119].
[227] Pour les fins de notre étude, notons que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[120] lie le Canada et fait donc intervenir la présomption de conformité.
[228] Quant à l’application des principes de droit international en droit interne canadien, le professeur Hogg enseigne :
« It follows that the courts of Canada (and of other countries with British-derived constitutions) will not give effect to a treaty unless it has been enacted into law by the appropriate legislative body; or, to put the same proposition in another way: the courts will apply the law laid down by statute or common law, even if is inconsistent with a treaty which is binding upon Canada. In a case where Canada’s internal law is not in conformity with a treaty binding upon Canada, then Canada is in breach of its international obligations and may be liable in international law to pay damages or suffer other sanctions, but the breach of a treaty is irrelevant to the rights of the parties to litigation in a Canadian court. The only concession which the Canadian courts have been prepared to make in recognition of Canada's international obligations is to interpret statutes so as to conform as far as possible with international law. But where the language of a statute is clearly and unmistakably inconsistent with a treaty or other rule of international law, then there is no room for interpreting it into conformity with the international rule and the statute must be applied as it stands. »[121]
(Références omises)
[229] Dans Capital Cities Comm. c. C.R.T.C.[122], la Cour suprême explique qu’il faut qu’une loi canadienne applicable donne effet à un instrument de droit international pour qu’elle puisse entraîner un effet juridique au Canada[123].
[230] Cependant, le droit international peut servir d’outil interprétatif aux tribunaux canadiens, mais uniquement lorsque les circonstances s’y prêtent sans pour autant créer une contrainte pour le Tribunal[124].
[231] Bien que le Canada se trouve partie aux Pactes internationaux et que le Québec s’y déclare lié par décret, rien ne les incorpore au droit interne applicable au Québec.
[232] En 2016, le ministère de l’Éducation effectue une enquête sur la gestion en milieux scolaires en contexte de diversité ethnoculturelle, linguistique et religieuse. Le questionnaire ne comporte aucune question sur le port des signes religieux. Le taux de participation s’avère très faible.
[233] En juin 2018, en se basant sur le questionnaire de 2016, le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur conçoit un sondage en ajoutant quatre (4) questions sur les signes religieux. Ce questionnaire vise à obtenir les informations quant au port de « symboles religieux » par les employés ainsi que le nombre et la nature de demandes d’accommodements demandés pour les motifs religieux, linguistiques ou ethnoculturels[125]. Le questionnaire pose spécifiquement la question de savoir si des enseignants portent des signes religieux et cherche, entre autres, à connaître le nombre de personnes qui portent des signes religieux visibles, et ce, de façon régulière ou occasionnelle.
[234] En novembre 2018, le ministère envoie le sondage partout dans la province. 2616 directions d’établissements scolaires le reçoivent et peuvent soumettre les réponses entre le 19 novembre et le 14 décembre 2018. 1164 écoles sondées répondent, soit environ 45 %.
[235] Les réponses obtenues indiquent que plusieurs centaines de personnes portent de tels « symboles religieux », aussi bien des professeurs que des membres du personnel administratif[126]. On apprend que :
- 84 % des écoles répondantes ne comptent aucun membre de leur personnel qui porte de signe religieux;
- Pour le 16 % restant, le nombre d’enseignants ou de membres du personnel qui en portent s’établit à moins de cinq personnes par établissement.
[236] Il faut noter que cette constatation s’effectue hors de la connaissance des principaux intéressés, en l’occurrence ceux ou celles qui portent des signes religieux.
[237] Une proportion de 93 % des répondants indique qu’elle ne constate pas de problématiques particulières quant au port de « symbole religieux ». On note une seule plainte quant à un seul incident[127].
[238] Le 25 janvier 2019, la sous-ministre de l’Éducation fait plusieurs appels à des commissions scolaires de la région de Montréal sur le même sujet.
[239] Le ministre Jolin-Barrette reconnaît[128] que l’exercice vise à éclairer le gouvernement sur l’état de la situation en matière de présence de signes religieux dans le corps enseignant.
[240] La FAE plaide que les demandes ministérielles violent la liberté de religion parce qu’elles participent d’une interdiction qui joue avec le concept juridique de neutralité religieuse puisque l’État doit non seulement respecter les croyances religieuses, mais aussi de ne pas tenter de les faire disparaître. Elle ajoute que ces demandes s’avèrent discriminatoires, car elles engendrent un traitement différentiel et arbitraire qui génère, entre autres, chez les enseignants une crainte raisonnable de perdre leurs emplois.
[241] Elle invoque que leur dignité s’en trouve affectée, car le droit d’exprimer sa foi et celui de travailler se voient opposés et entraîne un dilemme gordien entre le respect des convictions religieuses et celui des exigences professionnelles. Pour la FAE, la justification de ce dénombrement découle de la volonté d’interdire le port des signes religieux.
[242] Elle s’attaque aussi à l’article 12 de la Loi 21 qui permet également au ministre responsable de dénombrer les membres du corps enseignant qui porte un signe religieux pour le motif que ces demandes et cet exercice de dénombrement potentiel violent le droit à la liberté de religion et le droit à l’égalité des personnes visées. Elle ajoute que l’article 18.1 de la Charte québécoise prévoit l’interdiction de requérir d’une personne des renseignements visés par son article 10, qui traite des motifs de discrimination, dont la religion fait évidemment partie.
[243] Elle demande donc que le Tribunal déclare inconstitutionnelle les demandes ministérielles de novembre 2018 et de janvier 2019 et de les annuler.
[244] Selon le PGQ, la FAE invoque la liberté de religion et le droit à l’égalité des enseignant.e.s pour soutenir leur demande de déclarer illégale la cueillette d’information effectuée. Il plaide que pour démontrer une atteinte à la liberté de religion au sens des chartes, on doit établir premièrement une croyance sincère dans une pratique ou une croyance en lien avec la religion et que la conduite reprochée à l’État nuit d’une manière plus que négligeable ou insignifiante à sa capacité de se conformer à cette pratique ou croyance.
[245] Pour le PGQ, la FAE ne démontre pas une atteinte à l’article 15 de la Charte canadienne et à l’article 10 de la Charte québécoise, car elle ne fait pas la preuve de l’existence d’une distinction désavantageuse fondée sur un motif énuméré ou analogue, car la cueillette de cette information n’entraîne aucune différence de traitement à l’égard de quiconque.
[246] De plus, selon lui, l’article 18.1 de la Charte québécoise ne peut trouver application en l’instance, car cet article viserait uniquement les formulaires de demande d’emploi et les entrevues relatives à un emploi[129]. Or, le PGQ prétend que le dénombrement allégué visait à documenter la situation des salariés à l’emploi au moment de la cueillette d’informations et donc, il ne concernait aucunement l’embauche de nouveaux salariés.
[247] Pour le Tribunal il ne fait aucun doute que les minorités religieuses, peu importe leurs dénominations, mais particulièrement les femmes musulmanes portant le voile, ressentent un effet de stigmatisation à la suite de l’opération de dénombrement effectuée par le ministère de l’Éducation.
[248] Rien non plus ne permet de remettre en question la peur, l’humiliation, le stress, l’anxiété et le rejet que certaines d’entre elles affirment vivre depuis qu’elles connaissent l’existence de cet exercice de recensement[130].
[249] Et, bien qu’à priori le fait de tenir un tel recensement puisse sembler contrevenir à l’article 10 de la Charte québécoise, qui prévoit que :
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
ainsi qu’à l’article 16 qui énonce que :
16. Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi.
il faut analyser la question dans une juste perspective.
[250] En effet, sans minimiser la composante subjective de l’effet d’une telle opération sur ces personnes, il n’en demeure pas moins qu’une perspective plus neutre, on peut parler dans ce contexte d’une analyse objective, permet de dégager une conclusion plus nuancée.
[251] En effet, il ne fait aucun doute que l’État, dans sa fonction de régulateur social, doit connaître les divers éléments qui composent le tissu social, ce qui englobe à l’évidence les employés de l’État. Il s’agit là d’une mission difficile et complexe qui met en cause plusieurs paramètres. À priori, on ne peut lui reprocher de tenter de la remplir.
[252] Dans ce contexte, une preuve convaincante, donc fondée sur la prépondérance de preuve, devra permettre de conclure dans un sens ou dans un autre à l’égard des intentions de l’État. À ce sujet, la FAE se réclame de l’opinion de l’expert Bourhis qui affirme :
« 35. […] L’opération du dénombrement des enseignantes et enseignants selon les catégories religieuses, légitimée par l’autorité du gouvernement québécois, exacerbe la stigmatisation déjà existante de ces minorités travaillant au Québec et dans le système scolaire québécois. Cette stigmatisation des enseignantes et enseignants portant des signes religieux peut avoir pour effet de justifier aux yeux de certains collègues enseignants et élèves du groupe majoritaire, le maintien de leurs préjugés à leur égard, rendant le climat de travail difficile pour ces minorités. Pour certains parents, ce dénombrement des enseignantes portant des signes religieux les rendent suspectes de prosélytisme, peut susciter la délation, ou dans un certain cas, une demande de retrait d’une progéniture de la classe. L’ensemble de ces facteurs contribuent à un climat de travail déstabilisant et stressant pour ces enseignantes et enseignants minoritaires et ce, malgré leurs accomplissements pédagogiques et professionnels. »[131]
[253] Elle ajoute que la collecte de novembre 2018, effectuée à l’insu des enseignant.e.s, en démontre le caractère préjudiciable, car elle s’inscrivait dans une démarche sommaire et subreptice qui ne répond à aucune justification.
[254] Encore une fois, le contexte permet de placer le débat dans une perspective plus juste. Celui-ci nous montre que le ministre Jolin-Barrette reconnaît, dans une entrevue du 28 janvier 2019, que cette demande d’information visait à éclairer le gouvernement sur l’état de la situation en matière du port de signes religieux dans le corps enseignant en vue de la mise en œuvre de l’interdiction de ceux-ci[132].
[255] La preuve révèle aussi que la Coalition avenir Québec (CAQ)[133] annonçait préalablement à son élection comme gouvernement vouloir faire de même. Le Tribunal convient que le ministère n’annonce pas publiquement son intention de ce faire, mais il ne peut conclure pour autant qu’il devait le faire.
[256] Cela dit, il apparaît nécessaire que cette démarche s’articule dans un but légitime. À titre d’exemple, les personnes souffrant d’un handicap peuvent-elles légitimement se plaindre que l’on tente de connaître leur nombre dans l’appareil de l’État pour ainsi, possiblement, voir de quelle façon celui-ci peut mettre en place des mesures qui visent à ce qu’elles reçoivent un traitement exempt de discrimination? Le Tribunal ne le croit pas.
[257] Il en va de même pour les personnes portant un signe religieux. À priori, le fait de s’enquérir du nombre qu’elles représentent peut assurément servir un but légitime de l’État. Dans certains cas, il faudra peut-être débusquer les intentions réelles de l’État qui pourrait les cacher sous de faux semblants.
[258] Ainsi, dans la mesure où l’on envisage de restreindre, directement ou indirectement, la liberté de religion ou de conscience, il peut apparaître légitime pour l’État d’appréhender de façon concrète et tangible le nombre réel de personnes que viseraient les règles envisagées. Cette démarche pourra possiblement s’avérer utile dans le cadre d’une contestation judiciaire basée sur les chartes, notamment dans le cadre de l’analyse de l’objectif réel et urgent sous l’article 1 de la Charte canadienne et 9.1 de la Charte québécoise.
[259] De plus, la preuve ne permet pas de conclure qu’en faisant cet exercice de dénombrement, l’État agit de façon oblique, par exemple en sachant ou en voulant nommément agir de façon discriminatoire à l’égard de certaines personnes.
[260] Certes, on peut aisément comprendre et partager le sentiment d’inquiétude et même de désarroi des femmes musulmanes qui affirment se sentir à la fois visées et ostracisées par cette mesure. Cependant, cette conséquence ne suffit pas à établir que l’État agit de façon incorrecte à leur égard ou à l’endroit de toute autre personne.
[261] L’exercice du dénombrement participe à l’un des devoirs de l’État de connaître la composition des milieux de vie dans lequel il offre des services. Il s’agit là d’un objectif légitime.
[262] Le Tribunal ne peut conclure que l’État commet une faute ou pose un geste répréhensible en agissant tel qu’il le fait. La preuve ne permet pas de l’établir.
[263] Finalement, le Tribunal ne peut convenir, comme le plaide la FAE, que l’exercice de dénombrement violerait l’article 18.1 de la Charte québécoise, car celui-ci traite uniquement des demandes ou entrevues d’emplois, alors que la demande attaquée porte sur le nombre de personnes qui portaient effectivement des signes religieux visibles dans les établissements scolaires.
[264] Les demanderesses plaident, en substance, que la Loi 21 ne relève pas de la compétence législative du Québec. Voyons de quoi il en retourne.
[265] Lauzon plaide que compte tenu de son caractère véritable, la Loi 21 ne relève pas d’une matière réservée aux pouvoirs législatifs des provinces puisqu’elle ne relève pas de l’article 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui traite de « la création et la tenue des charges provinciales, et la nomination et le paiement des officiers provinciaux », ni de l’article 92(13) relatif aux droits civils, ni de l’article 92(16) qui s’adresse aux matières de nature purement locale ou privée, et ce, compte tenu des objectifs et de la portée de la Loi 21.
[266] Hak soutient que dans leur essence les articles 6 et 8 de la Loi 21 constituent des dispositions de droit criminel au regard de l’article 91(27) de la Constitution et s’avèrent donc ultra vires de la juridiction de l’Assemblée nationale du Québec. Pour elle, le but de la Loi 21 vise à encadrer la relation entre l’État et la religion tels que l’affirment le préambule de la Loi 21 ainsi que le premier ministre Legault[134] et le ministre Simon Jolin-Barrette[135].
[267] Pour elle, ces dispositions législatives comportent toutes les caractéristiques d’une loi de nature du droit criminel parce qu’elles comportent chacune une prohibition, celle de porter des signes religieux (l’article 6), ainsi que celle de fournir des services publics avec le visage couvert (l’article 8) et des sanctions, qui se retrouvent notamment à l’article 13. Celui-ci délègue le pouvoir pour s’assurer du respect de la Loi 21 au responsable administratif de l’organisme public en question qui peut prendre les mesures disciplinaires, ou d’autres sanctions, appropriées en cas de non-respect de la Loi 21.
[268] L’article 12 quant à lui permet aux différents ministères de s’assurer du respect de la prohibition énoncée à l’article 8 de la Loi 21 de surveiller les entités administratives dont ils assument la responsabilité et de leur imposer des mesures correctives le cas échéant.
[269] Elle affirme que la finalité qui sous-tend la Loi 21, en conjonction avec les interdits et les sanctions qu’elle crée, indique clairement que l’énoncé de la Loi 21 vise l’imposition d’une vision morale de la société québécoise qui entraîne l’éradication des pratiques religieuses au sein des organismes publics. Ce postulat s’appuie sur ce passage de l’arrêt Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique[136] :
[90] La protection des règles morales ou valeurs sociales fondamentales constitue un objet de droit criminel établi : Renvoi sur la margarine, p. 50; Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980] 1 R.C.S. 914, p. 932-933; Renvoi relatif à la LPA, par. 49-51 et 250. […]
[270] Elle plaide que selon les arrêts Saumur v. City of Quebec[137], Henry Birks & Sons (Montreal) Ltd. v. City of Montreal[138] et R. c. Big M Drug Mart Ltd[139] la régulation de l’observance religieuse à des fins morales relève de la juridiction entérinée du Parlement du Canada en vertu de l’article 91(27) de la Constitution.
[271] Au sujet du caractère véritable des articles 6 et 8 de la Loi 21, le PGQ rappelle la présomption de validité et le fait que, dans la mesure du possible, le Tribunal doit favoriser les interprétations qui la soutiennent[140].
[272] Pour le PGQ, la Loi 21 ne comporte aucun aspect de compétence fédérale et les demandeurs ne peuvent démontrer que la Loi 21 ne comporte aucun aspect relevant de la compétence de l’Assemblée nationale.
[273] Il plaide que l’argument voulant que la Loi 21 relève du droit criminel apparaît comme une prétention de dernier recours qui demanderait au Tribunal de se substituer au législateur québécois puisque, selon lui, jamais le débat social ne se situait au niveau de la répression d’une conduite moralement répréhensible ou du droit criminel.
[274] À propos de la preuve intrinsèque, le PGQ rappelle les termes du préambule de la Loi 21 et souligne le fait que l’article 1 constitue une déclaration de principe sur le caractère laïque de l’État québécois qui se décline, en vertu de l’article 2, en quatre principes : a) la séparation de l’État des religions, b) la neutralité religieuse, c) l’égalité de tous et d) la liberté de conscience et de religion.
[275] À cet égard, le Tribunal ne peut s’empêcher de noter l’incongruité d’y voir là l’affirmation d’une reconnaissance de ces dernières libertés puisque la Loi 21 représente, à l’évidence, avec l’utilisation des clauses de dérogation, à priori, une loi qui porte atteinte à certaines libertés fondamentales. De plus, le fait qu’elle pourrait se justifier, en vertu des articles le permettant dans les chartes, ne peut faire l’objet d’une adjudication judiciaire quant à la possible justification, puisque le législateur soustrait ce débat en utilisant les clauses de dérogation.
[276] S’appuyant sur l’arrêt Ward c. Canada (Procureur général)[141], le PGQ souligne que dans le cadre de la détermination du caractère véritable il faut éviter de confondre l’objectif poursuivi avec les moyens retenus pour y parvenir. Le Tribunal en convient. Cependant, dans certains cas où l’objet principal de la loi s’avère intrinsèquement lié au moyen prévu, le Tribunal peut « inclure dans la définition du caractère véritable d’une loi les moyens choisis dans celle-ci pour réaliser son objet »[142].
[277] En l’espèce, les interdictions prévues aux articles 6 et 8 de la Loi 21 constituent le moyen principal, pour ne pas dire le seul, participant à l’accomplissement de la laïcité au Québec[143] et, selon le professeur Lampron, les seuls changements concrets que la Loi 21 apporte aux règles actuellement applicables à l’égard du devoir de réserve incombant aux agent.e.s de l’État en matière d’expression de leurs convictions religieuses[144].
[278] Cela n’élimine pas l’étape de la détermination des effets de la Loi 21 et le Tribunal doit, à priori, tenir pour acquis que la Loi 21 énonce réellement l’objectif qu’elle cherche à atteindre et qu’elle ne comporte pas un objet déguisé à moins d’une preuve concluante en sens contraire. Cela n’empêche pas que les effets puissent ne pas concorder avec l’objectif annoncé.
[279] Quant à la preuve extrinsèque, le PGQ plaide qu’aucun extrait des débats parlementaires ou des déclarations publiques ne démontre que la Loi 21 possède un objet différent de celui ressortant du texte de la loi lui-même. Pour lui, cette preuve établit qu’on présente la Loi 21 comme une mesure parmi d’autres permettant d’affirmer la laïcité de l’État québécois en tant que principe fondamental.
[280] Au sujet de l’effet de la Loi 21, le PGQ se borne à affirmer qu’il s’avère difficile d’en analyser les effets juridiques et pratiques puisqu’elle existe depuis peu.
[281] Avec égard, plusieurs effets délétères de la Loi 21 se manifestent déjà ou peuvent assurément et raisonnablement s’appréhender ou se concevoir, tel que le fait voir les déclarations sous serment auxquels réfère le Tribunal au paragraphe [64] du jugement.
[282] Le PGQ en conclut que le caractère véritable de la Loi 21 consiste en l’affirmation de la laïcité de l’État en tant que principe fondamental du droit public québécois, et des exigences qui en découlent dont le droit à des institutions parlementaires, gouvernementales et judiciaires laïques et l’encadrement des conditions d’exercice de certaines fonctions.
[283] Pour lui, il apparaît manifeste que cela relève au premier chef des compétences législatives provinciales en vertu des articles 92(4), 92(13) et 92(16) de la Loi constitutionnelle de 1867. Puisque l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 permet à l’Assemblée nationale de modifier sa constitution interne dans la mesure où cela n’affecte pas les intérêts des autres provinces ou du fédéral[145], la Loi 21 se trouve donc à appartenir à la compétence provinciale.
[284] Ainsi selon le PGQ, l’article 92(4) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui traite de la création et de la tenure des charges provinciales de même que de la nomination et du paiement des officiers provinciaux viserait tous les employés provinciaux, tant des réseaux publics que parapublics, ce qui inclut les enseignants, les directeurs et les directeurs adjoints des écoles.
[285] L’article 92(13) qui traite de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils permet de rattacher les articles 13 à 16 de la Loi 21, qui traitent des conventions collectives et des conséquences du non-respect de la Loi 21.
[286] Finalement, l’article 92(16) attribue une compétence aux provinces pour toutes les matières d’une nature purement locale ou privée dans la province, établit ce même lien avec la compétence de l’Assemblée nationale pour traiter de la question de la laïcité de l’État québécois.
[287] Le PGQ plaide à bon droit que les critères de validité d’une disposition législative fondée sur la compétence fédérale sur le droit criminel reposent sur la démonstration qu’une telle disposition constitue en réalité une interdiction assortie d’une sanction tout en poursuivant un objectif valable du droit criminel.
[288] Il ajoute cependant qu’il n’apparaît pas approprié, pour contester la validité d’une règle de droit provinciale, de vérifier si celle-ci correspond à ces critères. Pour ce faire, il s’appuie sur le Renvoi génétique[146], le Renvoi procréation[147] et l’arrêt Malmo-Levine[148]. Or, aucune de ces décisions ne soutient cette proposition.
[289] À tout évènement, reconnaissant que l’article 6 comporte une interdiction, il plaide que cette disposition constitue un élément de règlementation plutôt qu’une interdiction pénale notamment parce qu’elle ne comprend aucune sanction pénale et que l’article 13 de la Loi 21 permet plutôt de rattacher la Loi 21 au monde du travail et des sanctions disciplinaires qui s’y retrouvent.
[290] À ce propos, il réfère par analogie à l’arrêt SEFPO et notamment au passage suivant :
En l'espèce, par contre, les activités politiques envisagées par les dispositions contestées ne sont pas déclarées illégales. Ces dispositions tiennent de règlements détaillés. Y désobéir constitue un motif de renvoi. Aucune autre sanction n'est prescrite. Le fonctionnaire qui n'est pas disposé à les accepter peut démissionner. Je ne pense pas non plus que ce fonctionnaire soit ainsi privé d'un "droit" à moins qu'on ne croie qu'il a un droit à sa charge. […][149]
[291] L’analogie apparaît à première vue séduisante, mais le Tribunal ne peut la retenir. En effet, historiquement, les lois relatives à l’exercice de la liberté de religion s’analysent d’une façon différente des lois relatives au droit du travail, tel qu’on le verra.
[292] Le PGQ ajoute que la L.C. 1867 n’attribue pas la religion comme une compétence fédérale ou provinciale. Ainsi, selon lui, cette matière doit s’encadrer en fonction des compétences provinciales ou fédérales en cause.
[293] Le PGQ dresse une longue liste de législations[150] où le Québec légifère en matière d’organisation civile des religions et s’appuie sur la doctrine[151] pour affirmer que le législateur québécois possédait le contrôle de ses institutions politiques afin de mieux défendre sa triple spécificité tenant à la langue française, à la foi catholique et au droit civil.
[294] Pour le PGQ, les arrêts Saumur et Henry Birks s’inscrivent dans un contexte bien particulier alors que les tribunaux suppléaient à l’absence d’instrument constitutionnel protégeant les droits fondamentaux et s’appuyaient sur une analyse qui s’articule autour du partage des compétences. Au soutien de cet énoncé, il cite l’enseignement doctrinal suivant :
« Comme on l’a mentionné précédemment, les tribunaux ont parfois tenté, avec succès dans certains cas, de suppléer à l’absence d’une Déclaration des droits constitutionnelle en utilisant le contrôle fondé sur la répartition des pouvoirs pour invalider des lois restreignant certaines libertés non enchâssées dans la Constitution, principalement la liberté d’expression et celle de religion. Les limitations et les inconvénients de cette façon de procéder ont cependant fait qu’elle a pratiquement été abandonnée depuis la fin des années soixante-dix. D’ailleurs, à cette époque, cette forme d’activisme judiciaire était devenue plus ou moins inutile dans la mesure où le Parlement fédéral et les législatures provinciales avaient adopté, dans leurs domaines respectifs, des lois relatives aux droits de la personne auxquelles les tribunaux ont fini par reconnaître une certaine primauté sur les lois ordinaires ou, pour reprendre l’expression parfois utilisée par la Cour suprême, une valeur « quasi constitutionnelle ». »[152]
[295] Dans la mesure où le Tribunal accepte cette proposition, il demeure à tout évènement la question relative au stare decisis. En effet, qu’il s’agisse d’activisme judiciaire ou non, il faut que le Tribunal conclue qu’il ne peut ou ne doit pas suivre ces décisions, si les circonstances militent en faveur d’un tel résultat.
[296] Ainsi une des questions qui subsiste, posée de façon pragmatique, se formule ainsi : l’avènement des chartes, incluant les clauses de dérogation, évacue-t-il l’application des principes reconnus dans les arrêts Saumur et Henry Birks?
[297] Selon le PGQ, il n’existe aucun aspect fédéral à la question de la laïcité de l’État, car, même s’il existait des considérations morales au soutien de la Loi 21, cela ne constitue pas un frein à l’exercice par les provinces de leurs compétences législatives. Sur cet aspect, il invoque l’extrait suivant de l’arrêt Siemens :
30 Troisièmement, une loi n’excède pas la compétence de la législature provinciale en raison de la seule existence de considérations morales. En accordant au Parlement la compétence exclusive en matière de droit criminel, la Loi constitutionnelle de 1867 ne visait pas à exclure de la compétence législative provinciale toute matière ayant trait à la moralité. Dans bien des cas, il sera impossible à la législature provinciale de dégager les considérations morales d’autres considérations. Par exemple, dans la présente affaire, il est difficile de faire abstraction des divers coûts sociaux liés au jeu et aux ALV. Comme en fait foi l’examen approfondi effectué dans le rapport Desjardins, op. cit., le jeu contrôlé par l’État peut avoir des conséquences sociales néfastes, dont la dépendance, la criminalité, la faillite et le déclin des activités de jeu organisées à des fins de bienfaisance. Le gouvernement provincial peut légitimement tenir compte de ces coûts sociaux pour décider comment réglementer le jeu dans la province. Le fait que certaines de ces considérations aient un aspect moral n’invalide pas pour autant une loi provinciale par ailleurs légitime.[153]
[298] Le PGQ s’appuie de plus sur les arrêts Rio Hotel Ltd c. Nouveau-Brunswick (Commission des licences et permis d’alcool)[154], qui traite des symboles de nudité, Bédard v. Dawson[155] quant aux « maisons de désordre », et Nova Scotia Board of Censors c. McNeil[156], au sujet de la censure des films.
[299] Il faut noter que dans Siemens c. Manitoba (Procureur général)[157], la Cour suprême rappelle que le fait d’imposer des amendes ou d’autres sanctions pour s’assurer de l’application d’une loi provinciale valide, ne représente pas nécessairement une tentative de légiférer en matière criminelle, puisque les provinces peuvent créer, dans leurs domaines de compétence législative, d’innombrables infractions assorties de sanctions[158]. L’article 92(15) de la LC 1867 le permet d’ailleurs spécifiquement.
[300] En effet, dans O’Grady v. Sparling[159], le plus haut Tribunal valide la législation du Manitoba traitant de la conduite négligente d’un véhicule automobile, alors que dans Ross c. Registraire des véhicules automobiles et al.[160], il déclare que l’Ontario peut légiférer pour qu’une déclaration de culpabilité à une infraction de conduite avec les facultés affaiblies entraîne une suspension du permis de conduire.
[301] Le Tribunal note le passage suivant de l’affaire O’Grady :
My conclusion is that s. 55(1) of the Manitoba Highway Traffic Act has for its true object, purpose, nature or character the regulation and control of traffic on highways and that, therefore, it is valid provincial legislation.[161]
[302] Le PGQ ajoute que les provinces peuvent légiférer, entre autres sur des sujets qui constituent également des matières auxquelles s’intéresse le droit criminel, par exemple la protection de la santé et de la nécessité du public[162], le jeu d’argent[163], la protection de l’environnement[164], un registre des délinquants sexuels[165], l’immatriculation des armes à feu[166], la lutte contre le tabagisme[167].
[303] L’analyse de la validité d’une loi au regard du partage des compétences comporte deux étapes, à savoir la qualification et la classification de la loi contestée. La qualification se veut précise, car cela facilite sa classification eu égard aux chefs de compétences fédérales et provinciales. Ainsi, le caractère véritable devrait exprimer le caractère essentiel de la loi en termes aussi précis que la loi le permet.
[304] L’étape de la qualification consiste donc dans la détermination du « caractère véritable », ou « pith and substance », de la loi, en l’occurrence « ce que la loi accomplit et dans quel dessein »[168], ou encore, dans l’identification de « l’objet véritable de la loi, même s’il diffère de son objet apparent ou déclaré »[169]. Dans l’exercice de qualification de la Loi 21, le Tribunal doit en déterminer la nature réelle. Il s’agit donc de voir quel objectif le législateur vise en l’adoptant et quels moyens il mobilise pour parvenir à ses fins.
[305] Pour ce faire, il faut examiner l’objet et les effets juridiques et pratiques de la loi. Déterminer l’objet de la loi nécessite l’analyse de la preuve tant intrinsèque (les dispositions énonçant expressément l’objet visé, ainsi que le titre, le texte et la structure de la loi) qu’extrinsèque (les débats parlementaires et les publications gouvernementales)[170].
[306] Quant aux effets de la loi, « les effets juridiques correspondent aux effets directs des dispositions de la loi elle-même », alors que les effets pratiques correspondent « aux effets secondaires de son application »[171].
[307] À ce sujet, il importe de rappeler les enseignements de l’arrêt R. c. Morgentaler[172] quant à la définition du concept de « l’effet juridique » d’une loi que la Cour suprême qualifie également de « l’application sur le strict plan du droit ». Il s’agit de se rapporter à la manière dont le texte législatif, dans son ensemble, influe sur les droits et les obligations de ceux qui se trouvent assujettis à ses dispositions, en fonction des termes mêmes de la loi.
[308] À cet égard, l’effet juridique se révèle une bonne indication de l’objet du texte et ce peu importe si cela découle de l’intention, avouée ou non, du législateur[173]. Il ne se compose pas uniquement des effets juridiques directs, mais aussi des objets sociaux ou économiques que la loi vise à révéler, de son contexte et des circonstances de son adoption[174].
[309] Le Tribunal note qu’une loi peut entraîner des effets accessoires sur une compétence attribuée à l’autre ordre de gouvernement sans pour autant en entacher sa validité[175]. Dans certains cas, la doctrine du double aspect permet un certain chevauchement des compétences législatives[176].
[310] Il s’agit donc d’examiner le but et les effets des dispositions contestées en analysant la structure de la Loi 21 et les dispositions qui en énoncent les objectifs, ce que l’on appelle la preuve intrinsèque, tout comme la preuve extrinsèque, en l’occurrence les circonstances entourant son adoption.
[311] Comme indiqué précédemment, dans le cadre de cet examen, il faut déterminer l’objet et les effets des articles visés[177] en adoptant une approche flexible évitant un formalisme indu[178]. De façon générale, il s’agit d’établir avec précision la matière de la Loi 21 et donc, en l’instance, de déterminer cette matière quant aux articles 6 et 8 de la Loi 21.
[312] Structurée en six chapitres, dont trois portent sur les dispositions diverses, modificatives, transitoires et finales, la Loi 21 affirme la laïcité de l’État (les articles 1 à 5), interdit de porter un signe religieux (l’article 6) et impose l’exercice des fonctions à visage découvert (les articles 7 à 10).
[313] Pour mémoire, citons le texte des articles 6 et 8 de la Loi 21 :
6. Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux personnes énumérées à l’annexe II.
Au sens du présent article, est un signe religieux tout objet, notamment un vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire ou un couvre-chef, qui est :
1° soit porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse;
2° soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance religieuse.
8. Un membre du personnel d’un organisme doit exercer ses fonctions à visage découvert.
De même, une personne qui se présente pour recevoir un service par un membre du personnel d’un organisme doit avoir le visage découvert lorsque cela est nécessaire pour permettre la vérification de son identité ou pour des motifs de sécurité. La personne qui ne respecte pas cette obligation ne peut recevoir le service qu’elle demande, le cas échéant.
Pour l’application du deuxième alinéa, une personne est réputée se présenter pour recevoir un service lorsqu’elle interagit ou communique avec un membre du personnel d’un organisme dans l’exercice de ses fonctions.
[314] Le préambule de la Loi 21 énonce :
CONSIDÉRANT que la nation québécoise a des caractéristiques propres, dont sa tradition civiliste, des valeurs sociales distinctes et un parcours historique spécifique l’ayant amenée à développer un attachement particulier à la laïcité de l’État;
CONSIDÉRANT que l’État du Québec est fondé sur des assises constitutionnelles enrichies au cours des ans par l’adoption de plusieurs lois fondamentales;
CONSIDÉRANT qu’en vertu du principe de la souveraineté parlementaire, il revient au Parlement du Québec de déterminer selon quels principes et de quelle manière les rapports entre l’État et les religions doivent être organisés au Québec;
CONSIDÉRANT qu’il est important de consacrer le caractère prépondérant de la laïcité de l’État dans l’ordre juridique québécois;
CONSIDÉRANT l’importance que la nation québécoise accorde à l’égalité entre les femmes et les hommes;
CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’établir un devoir de réserve plus strict en matière religieuse à l’égard des personnes exerçant certaines fonctions, se traduisant par l’interdiction pour ces personnes de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions;
CONSIDÉRANT que la laïcité de l’État favorise le respect du devoir d’impartialité de la magistrature;
CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’affirmer la laïcité de l’État en assurant un équilibre entre les droits collectifs de la nation québécoise et les droits et libertés de la personne;
[315] L’article 14 de la Loi 21 met l’emphase sur l’importance de la laïcité comme valeur sociale, en limitant les exceptions possibles, alors que les articles 15 et 16 visent à rendre nulles certaines dispositions contractuelles en matière de relations de travail, si celles-ci s’avèrent incompatibles avec la Loi 21.
[316] Quant à la preuve extrinsèque, les nombreuses déclarations du ministre Jolin-Barrette tant à l’Assemblée nationale que lors des conférences de presse, établissent sans l’ombre d’un doute que le gouvernement considère que la laïcité doit devenir un principe formel et une valeur fondamentale de la société québécoise[179].
[317] Pour Hak, cela démontre sans l’ombre d’un doute qu’il s’agit là d’un objectif de protection d’une valeur fondamentale de la société québécoise, ce qui correspond à la description d’un objet législatif relevant du droit criminel, en l’occurrence celui de protéger des règles morales ou des valeurs sociales fondamentales.
[318] Comme l’affirme l’arrêt Renvoi génétique[180], les finalités relevant des valeurs sociales fondamentales constituent l’exercice d’un pouvoir relevant du droit criminel. Au sujet de l’existence de ces valeurs dans la Loi 21, voici comment s’exprimait le ministre Jolin-Barrette lors des débats en commission parlementaire :
Le Québec, société distincte, peut et doit marquer sa différence dans son aménagement du pluralisme religieux. Ce modèle dont il entend se doter est unique et propre au Québec, fidèle à ses valeurs et à son histoire. Comme parlementaires élus démocratiquement et redevables à la population, nous avons le devoir de répondre aux préoccupations exprimées depuis deux décennies et de traduire la volonté populaire en réponses pragmatiques et pondérées. C’est ce que le projet de loi no 21 fait et c’est ce qui explique pourquoi il reçoit des appuis aussi nombreux. […]
Se doter d'un modèle de laïcité, d'une vision commune pour le vivre-ensemble est avant tout un choix de société. Il est pleinement légitime que ce débat soit tranché par les représentants élus de la nation québécoise. C'est pourquoi des dispositions dérogatoires sont introduites au projet de loi.[181]
[319] Ainsi, le législateur propose « un modèle de laïcité à la québécoise qui se distingue autant de la laïcité à la française que du multiculturalisme à la canadienne »[182].
[320] Hak plaide qu’en pratique la Loi 21 oblige les personnes portant des symboles religieux à les enlever, à défaut de quoi elles ne peuvent se trouver un emploi dans le secteur public. Ce faisant le législateur québécois donne effet à son objectif[183]. Soulignons que la Loi 21 prévoit que même les symboles religieux invisibles au regard, parce que la personne les porterait sous ses vêtements, font l’objet de la même obligation[184].
[321] Par exemple, une personne catholique ne peut porter une croix sous ses vêtements, tout comme un homme de confession juive ne peut porter des tzizits sous sa chemise.
[322] À ce sujet, le PGQ reconnaît à l’audience que la Loi 21 s’applique bel et bien aux signes religieux invisibles portés par les personnes qu’elle vise. Le MLQ quant à lui prétend que cette position s’avère absurde et que le Tribunal ne devrait pas la reconnaître.
[323] Le Tribunal convient avec les demanderesses que pour certain.e.s le port de symboles religieux participe à la croyance religieuse et qu’ils n’en reflètent pas uniquement l’existence, mais également la nature fondamentale de la foi qui les anime[185].
[324] Le témoignage de Louis Bellerose, avocat au Centre de services scolaires de Montréal (CSSM), anciennement la Commission scolaire de Montréal, agissant en tant que coordonnateur du Bureau des relations professionnelles et voyant à ce titre à l’application et l’interprétation des diverses lois du travail et des conventions collectives, rend compte d’une problématique pour le moins troublante.
[325] Il appert, selon l’interprétation du CSSM, qu’une personne enseignante ne pourrait porter un symbole religieux alors qu’elle se trouve à son domicile en train de faire sa tâche de correction de travaux[186]. Il s’agit d’une situation qui demeure, à ce jour, hypothétique, mais il n’en demeure pas moins qu’elle découle d’une interprétation faite par le CSSM des effets de la Loi 21.
[326] Ainsi, cette personne, en agissant ainsi, ne pourrait postuler à un emploi permanent à la CSSM ou pourrait se voir appliquer des sanctions en vertu de la Loi 21 si elle y travaille déjà.
Devant une loi qui comporte principalement trois volets, à savoir l’affirmation de la laïcité l’État, l’interdiction du port de signes religieux par ses agent.e.s et l’obligation d’exercer ses fonctions à visage découvert, la question du caractère laïque ou religieux de l’objet de la Loi 21 s’impose naturellement. La distinction s’avère fondamentale aux fins de l’étape de la classification de Loi 21.
[327] En effet, Hak s’appuie sur de nombreuses décisions de la Cour suprême reconnaissant que les lois traitant de questions religieuses tombent dans le champ de compétence fédérale du droit criminel : Saumur[187], Henry Birks & Sons (Montreal) Ltd. v. City of Montreal[188], R. c. Big M Drug Mart Ltd[189], R. c. Morgentaler[190].
[328] Notons que dans Morgentaler, il s’agissait de déterminer si une loi visant à interdire les avortements dans les cliniques médicales de la Nouvelle-Écosse découlait des compétences de cette province. La Cour suprême conclut que l’objet central de la loi et sa caractéristique dominante résidaient dans la limitation de l’avortement en tant qu’acte socialement indésirable qu’il convenait de supprimer ou de punir.
[329] Il importe de souligner cependant que la loi contestée prévoyait qu’une condamnation, par voie de procédure sommaire, pouvait entraîner le paiement d’une amende variant entre dix et cinquante mille dollars.
[330] Également, dans Big M Drug Mart Ltd, toute personne enfreignant la Loi sur le dimanche de l’Alberta ou tout employeur ordonnant d’enfreindre la loi, ainsi que toute personne morale permettant ou ordonnant d’enfreindre la loi pouvait se voir trouver coupable d’une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité.
[331] Rappelons que, dans le cadre d’une analyse constitutionnelle, tout objet inconstitutionnel ou effet inconstitutionnel peut rendre une loi invalide[191].
[332] À ce propos, il apparaît nécessaire de citer, le passage suivant de l’arrêt Big M traitant de la liberté de religion qui débute en évoquant les motifs de l’arrêt Robertson and Rosetanni[192] :
Le juge Ritchie, s'exprimant au nom de la majorité, souligne au départ que « la Déclaration canadienne des droits vise non pas les «droits de l'homme et les libertés fondamentales» dans un sens abstrait, mais plutôt les «droits et libertés» qui existaient au Canada immédiatement avant l'adoption de la loi. » Puis il cite le passage, reproduit ci-haut, tiré des motifs du juge Taschereau dans l'arrêt Chaput v. Romain, précité, ainsi que l'extrait, déjà cité, des motifs du juge Rand dans l'arrêt Saumur v. City of Quebec. À partir de ces passages, le juge Ritchie a conclu qu'avant l'adoption de la Déclaration canadienne des droits et nonobstant les dispositions de la Loi sur le dimanche, cette Cour avait reconnu l'existence au Canada de [TRADUCTION] « la plus entière liberté de penser en matière religieuse » et de [TRADUCTION] « la possibilité d'affirmer sans contrainte sa «croyance religieuse» et de la propager, à titre personnel ou grâce à des institutions ».[193]
[333] La Cour suprême ajoute qu’une loi qui vise à réglementer la pratique religieuse, y compris les peines à imposer en cas de violation, fait partie du droit criminel au sens le plus large et relève de la compétence exclusive du Parlement du Canada en vertu de l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867[194].
[334] Cet énoncé porte assurément à conséquence. Le Tribunal, peu importe son opinion sur le sujet, se trouve lié par les énoncés de la Cour suprême du Canada. Ici, il ne fait aucun doute que la Loi 21 vise à empêcher l’expression légitime d’une croyance religieuse par le biais du port d’un symbole religieux puisqu’à l’évidence le fait de porter un tel symbole s’inscrit dans la possibilité d’affirmer sans contrainte sa croyance religieuse.
[335] Le fait que la Loi 21 promeuve la laïcité, et non une religion en particulier comme dans Big M, ou se veuille contre un mouvement religieux, comme dans Saumur, ou qu’elle adopte une conception morale de la société, comme dans Morgentaler, ne modifie en rien l’approche analytique du Tribunal. En effet, l’analyse de la jurisprudence montre que des lois qui veulent forcer ou interdire certains comportements pour des raisons sociales, morales ou religieuses tombent, a priori, sous la juridiction du droit criminel en vertu de l’article 91(27).
[336] En voulant imposer la laïcité telle qu’il le fait, le législateur québécois se trouve nécessairement à vouloir retirer la religion, ici sous la forme de signes religieux, de l’espace institutionnel public. Il s’agit donc d’une législation qui traite de manière ontologique de religion, car son essence repose sur cette finalité.
[337] Le préambule de la Loi 21 ne laisse planer aucun doute à cet égard :
CONSIDÉRANT qu’en vertu du principe de la souveraineté parlementaire, il revient au Parlement du Québec de déterminer selon quels principes et de quelle manière les rapports entre l’État et les religions doivent être organisés au Québec;
[…]
CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’établir un devoir de réserve plus strict en matière religieuse à l’égard des personnes exerçant certaines fonctions, se traduisant par l’interdiction pour ces personnes de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions.
[338] Ici, il ne s’agit pas, comme dans l’affaire d’Edwards Books[195], de mettre en œuvre, dans un but strictement d’ordre laïque, un avantage ou une protection à certains individus, en l’occurrence dans cette affaire un jour de congé pour tous les employés du commerce de détail. À l’évidence, le fait de prévoir le dimanche comme jour de repos obligatoire peut apparaître comme une manifestation d’une certaine « catho-laïcité », puisqu’elle comporte des avantages pour les personnes pratiquant leur religion le jour de repos du dimanche par rapport aux autres dénominations religieuses. Mais il n’en demeure pas moins, essentiellement, qu’il s’agissait d’une loi qui ne visait pas fondamentalement le respect de principes découlant d’une religion.
[339] Exprimé autrement, on peut dire que le fait d’accorder un jour de congé n’évoque pas et n’invoque pas, de façon inéluctable, un lien avec la religion. Par exemple, si le législateur choisissait le mercredi comme jour universel de repos, cela évoquerait-il des considérations d’ordre religieuses? Bien sûr que non. Par contre, le fait de se réclamer de la laïcité équivaut, de façon incontournable, à se réclamer d’une absence de la religion dans le domaine en question, peu importe la façon avec laquelle on aborde la question.
[340] D’emblée, le Tribunal ne peut ignorer le passage suivant de l’arrêt Big M. :
Par le passé, on s’est fondé surtout sur le partage des pouvoirs prévu aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour contester la constitutionnalité des lois portant sur l’observance du dimanche. La liberté de religion a été considérée comme un chef de compétence législative fédérale. Aujourd’hui, par suite de l’avènement de la Loi constitutionnelle de 1982, nous devons aborder carrément les questions fondamentales que soulèvent les droits et libertés individuels garantis par la Charte, de même que celles concernant les pouvoirs législatifs.[196]
(Le Tribunal souligne)
[341] L’énoncé clair de Big M se trouve-t-il tempéré par le jugement postérieur de la Cour suprême dans Edwards Books[197]? Dans ce contexte, comment s’applique la règle du stare decisis? Il s’agit d’un principe que le Tribunal doit suivre. D’aucuns pourraient y voir là une application aveugle d’une simple phrase tirée d’un seul jugement de la Cour suprême, mais il importe d’attacher aux mots utilisés l’importance qui leur revient.
[342] Cependant, bien qu’il s’agirait d’une erreur fondamentale pour un tribunal d’instance de ne pas suivre un énoncé particulièrement précis de la Cour suprême sur le même sujet qui fait l’objet de l’adjudication judiciaire, à charge de se répéter, le contexte doit baliser l’analyse du tribunal[198].
[343] Ainsi, tel que l’enseigne l’arrêt Lapointe[199] de la Cour d’appel, le contexte factuel dans lequel s’inscrit la ratio decidendi prend toute son importance.
[344] À cet égard, il faut noter que ce qu’affirme la Cour suprême dans Edwards Books porte spécifiquement sur la détermination de la question de savoir s’il existe une compétence exclusive en matière de religion ou de liberté religieuse.
[345] À l’évidence, tel qu’explicité plus loin, il existe de nombreux domaines d’interventions possibles du législateur provincial en matière de religion.
[346] De plus, une lecture attentive de l’arrêt Big M confirme que cet énoncé, qui apparaît lapidaire, ne se conçoit pas de façon désincarnée, mais qu’il relève d’une analyse des composantes fondamentales d’une loi mettant en cause la liberté de religion.
[347] Tout d’abord, au sujet de la caractérisation de la Loi sur le dimanche elle pose le problème ainsi :
Il y a évidemment deux façons possibles de caractériser l’objet d’une loi sur le dimanche; son objet peut être d’ordre religieux en ce sens qu’elle vise l’observance par le public de l’institution chrétienne du sabbat et, d’autre part, il peut être d’ordre laïque en ce sens qu’elle prescrit un jour de repos uniforme. Il ne fait pas de doute que ces deux éléments peuvent coexister dans une loi donnée et, en fait, cela est presque inévitable si on considère que de telles lois ordonnent aux gens de s’abstenir de vaquer à leur emploi habituel pendant un jour sur sept, en précisant en même temps que ce jour de repos doit être le sabbat chrétien, c’est-à-dire le dimanche. […][200]
[348] Voilà pourquoi il devient nécessaire d’identifier la « matière » sur laquelle porte la loi pour décider duquel des chefs de compétence énumérés aux articles 91 et 92 de la L.C. 1867 elle relève[201]. Dans le cadre de son analyse de la Loi sur le dimanche de l’Alberta dans Big M., la Cour suprême retrace les fondements historiques de lois semblables[202]. Puis elle affirme que depuis la confédération jusqu’à l’arrêt du Conseil privé dans Hamilton Street Railway[203], l’avis généralement partagé accordait aux provinces la compétence pour légiférer sur la question de l’observance du dimanche en vertu des paragraphes 92(13) et 92(16) de la L.C. 1867[204].
[349] Ce faisant, elle indique que le Conseil privé semble reconnaître qu’il s’agit d’une loi visant d’abord à promouvoir l’ordre, la sécurité et les bonnes mœurs plutôt que de réglementer les droits civils des particuliers[205], bien que l’extrait du jugement qu’elle cite porte sur la compétence fédérale en matière de droit criminel.
[350] Puis elle traite de l’arrêt Ouimet v. Bazin[206], qui affirme qu’une loi québécoise visant à interdire certains actes de nature à nuire l’observance normale du dimanche, relève du droit criminel en estimant, entre autres, qu’elle visait à promouvoir la moralité publique et à pourvoir au maintien de la paix et de l’ordre public[207].
[351] Le passage qui suit ces considérants comporte assurément un intérêt et une portée interprétative plus importante pour notre affaire, alors que le juge en chef Dickson souscrit spécifiquement à l’énoncé suivant du juge Duff exprimé dans Bazin :
Il n’est peut-être pas nécessaire de dire qu’il ne s’ensuit pas que toute la question de la réglementation de la conduite des gens, le premier jour de la semaine, est du ressort exclusif du Parlement du Canada. Il n’est aucunement nécessaire en l’espèce de se prononcer sur la question de savoir jusqu’à quel point les règlements édictés par une législature provinciale qui régissent la conduite des gens le dimanche, mais qui visent uniquement un certain objet qui n’a rien à voir avec le caractère religieux de ce jour, constitueraient un empiétement sur la compétence exclusive du Parlement du Canada, et je tiens à ce que cette question reste entière. […][208]
(Le Tribunal souligne)
[352] Puis il ajoute :
Il ne m’est peut-être pas nécessaire de dire que si la Loi sur le dimanche, telle que formulée actuellement, doit être déclarée invalide pour le motif qu’elle va à l’encontre de la liberté de religion garantie par la Charte, il ne s’ensuit pas inévitablement que toute la question d’un jour de repos et de détente pour les Canadiens est du ressort exclusif des législatures provinciales. […][209]
[353] Il n’apparaît pas anodin, bien au contraire, de noter qu’il cite ensuite avec approbation le passage suivant du juge Rand dans l’arrêt Saumur :
Par conséquent, depuis 1760 et jusqu’à nos jours, la liberté de religion a été reconnue, dans notre régime juridique, comme un principe fondamental. Bien que nous n’ayons rien qui ressemble à une Église d’État, il est hors de doute que la possibilité d’affirmer sans contrainte sa croyance religieuse et de la propager, à titre personnel ou grâce à des institutions, demeure, du point de vue constitutionnel, de la plus grande importance pour tout le Dominion.[210]
[354] Il importe donc de souligner que ce qui constituait jusqu’alors une opinion d’un seul juge apparaît recevoir l’imprimatur de cinq juges de la Cour suprême. Cela devrait normalement emporter des conséquences.
[355] Le juge Dickson poursuit son analyse de la jurisprudence en examinant l’arrêt Henry Birks[211] et plus particulièrement certains énoncés des juges Rand et Kellock, alors que le premier affirme que l’adoption par le conseil municipal d’un règlement prévoyant la fermeture des magasins certains jours fériés en vertu d’une loi l’autorisant à ce faire :
[…] a été adoptée à des fins religieuses; elle prescrit ce qui constitue essentiellement une obligation religieuse.[212] […]
[356] Ensuite, quant au second :
[…] Par conséquent, une loi qui prescrit l’observance de ces jours, comme celle qui nous intéresse en l’espèce, est forcément une loi qui tient compte uniquement de la foi religieuse des citoyens pour qui les jours en question revêtent une telle importance et, à ce point de vue ou à ces fins, j’estime qu’elle est du ressort exclusif du Parlement.[213]
[357] Ce qui l’amène à citer l’extrait suivant de l’arrêt Chaput v. Romain[214] :
Dans notre pays, il n’existe pas de religion d’État. Personne n’est tenu d’adhérer à une croyance quelconque. Toutes les religions sont sur un pied d’égalité, et tous les catholiques comme d’ailleurs tous les protestants, les juifs, ou les autres adhérents des diverses dénominations religieuses, ont la plus entière liberté de penser comme ils le désirent. La conscience de chacun est une affaire personnelle, et l’affaire de nul autre. Il serait désolant de penser qu’une majorité puisse imposer ses vues religieuses à une minorité. Ce serait une erreur fâcheuse de croire qu’on sert son pays ou sa religion, en refusant dans une province, à une minorité, les mêmes droits que l’on revendique soi-même avec raison, dans une autre province.[215]
[358] Ensuite, lorsqu’il traite de l’objet et de l’effet de la Loi sur le dimanche, il énonce :
D’après la jurisprudence, il n’est tout simplement pas possible de conclure que la Loi sur le dimanche a un objet laïque. L’objet religieux qu’elle poursuit, en rendant obligatoire l’observance du dimanche, est établi depuis longtemps et a été constamment confirmé par les tribunaux de notre pays.[216]
[359] Il rejette ensuite les prétentions du procureur général de l’Alberta voulant que seul l’effet et non l’objet de la loi contestée qui importe, en affirmant que tant un objet qu’un effet inconstitutionnel peuvent l’un et l’autre rendre une loi invalide,[217] car il apparaît difficilement concevable qu’une loi avec un objet inconstitutionnel puisse entraîner des effets constitutionnels[218]. Il s’ensuit donc que si le tribunal détermine qu’une loi possède un objet inconstitutionnel il ne s’avère pas nécessaire d’en étudier davantage les effets puisque son invalidité s’en trouve dès lors prouvée[219].
[360] Il s’intéresse également à l’application de la règle du stare decisis, plus particulièrement en rapport aux affaires portant sur le partage des pouvoirs, en citant les propos du vicomte Simon dans l’arrêt Canada Temperance[220] :
[…] sur des questions d’ordre constitutionnel, il convient en vérité que la chambre ne s’écarte que très rarement d’une décision précédente, dont il est permis de supposer qu’elle a servi de fondement aux actes du gouvernement aussi bien qu’à ceux des sujets. En l’espèce, la décision à laquelle on voudrait aujourd’hui passer outre fait jurisprudence depuis plus de soixante ans; la loi a été mise en œuvre pendant diverses périodes dans nombre d’endroits du Dominion; des entreprises ont été contraintes de fermer leurs portes en vertu de ses dispositions, des amendes et des périodes d’emprisonnement ont été imposées en raison de la violation de cette loi et les sentences ont été exécutées.[221]
[361] Il conclut sur cette question en affirmant :
Bien que l’effet d’une loi comme la Loi sur le dimanche puisse être plus laïque aujourd’hui qu’il ne l’était en 1677 ou en 1906, cela ne peut permettre de conclure que son objet a changé pareillement. En définitive, la Loi sur le dimanche doit donc être qualifiée, comme elle l’a toujours été, de loi qui a principalement pour objet de rendre obligatoire l’observance du dimanche.[222]
[362] En l’espèce, ces propos comportent une signification indéniable.
[363] Il faut noter que le juge en chef Dickson convient que bien que l’« évolution et la réévaluation » dues à de nouvelles situations sociales permettent de justifier une nouvelle interprétation de l’étendue du pouvoir législatif, puisque ce changement pourrait avec le temps contribuer à modifier la portée des différents chefs de compétence et changer ainsi la classification d’une loi, cela ne permet aucunement de modifier la caractérisation de l’objet d’une loi[223].
[364] Enfin, en concluant sur la classification de la Loi sur le dimanche, il affirme :
On a jugé « depuis longtemps, régulièrement et récemment » que la Loi sur le dimanche porte sur une matière qui relève du droit criminel du fait qu’elle rend obligatoire, sous peine de sanction, l’observance d’une prescription religieuse, plus précisément la sanctification du sabbat chrétien. Étant donné qu’elle vise à préserver l’ordre et la moralité publics, la Loi sur le dimanche porte sur une matière qui relève du par. 91(27) qui énonce l’un des chefs de compétence exclusive du Parlement. Comme l'a affirmé le juge Rand dans Reference as to the Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1, à la p. 50, le droit criminel « vise ordinairement, mais non exclusivement » à préserver « la paix, l’ordre, la sécurité, la santé, la moralité publics ». Il ne fait aucun doute qu’une loi comme la Loi sur le dimanche, qui a pour objet de rendre obligatoire l’observance religieuse, vise à préserver la moralité publique.[224]
(Le Tribunal souligne)
[365] Pour terminer en énonçant ceci :
Cependant il faut souligner que cette conclusion quant à la compétence législative du Parlement fédéral pour adopter la Loi sur le dimanche repose sur le fait que l’objet de la Loi a été identifié comme étant de rendre obligatoire l’observance du dimanche en raison de son importance sur le plan religieux. Si, par contre, la Loi avait non pas un objet religieux, mais pour objet laïque d’imposer à tous un même jour de repos, elle relèverait alors du par. 92(13) portant sur la propriété et les droits civils dans la province, et serait donc du ressort provincial plutôt que fédéral. […][225]
[366] De tout ceci, le Tribunal en tire les enseignements suivants pour les fins de l’instance.
[367] Il ne fait aucun doute que l’objet de la Loi 21 vise un objet religieux, en l’occurrence non seulement l’effacement dans un certain espace public de la religion, mais également, entre autres, l’interdiction dans certaines situations pour l’État de contracter avec un juriste qui porte un signe religieux. Le fait que la Loi 21 s’affiche comme une loi portant sur la laïcité et disant vouloir en faire une des bases de la société québécoise n’y change rien, car toutes ses dispositions pertinentes à cet égard requièrent l’exclusion du port d’un signe religieux.
[368] Il apparaît tout aussi indéniable que l’effet de la Loi 21 emporte les mêmes conclusions.
[369] Pour paraphraser la citation du juge Rand dans Henry Birks, à laquelle le Tribunal réfère au paragraphe [355] de son jugement, on voit bien que : « le législateur adopte la Loi 21 à des fins laïques; elle prescrit ce qui constitue essentiellement une obligation laïque ». En ce faisant, on se rend bien compte que le vocable, et même le concept de « laïcité », comporte la même essence que celui de la « religion ».
[370] Pour certains, il s’agit d’une perspective positive, pour d’autres, une perspective négative. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là des deux pôles d’une même notion philosophique et sociale.
[371] Voilà pourquoi il importe maintenant de faire une étude attentive des enseignements de l’arrêt Edwards Books[226] afin de bien en saisir toute leur portée et voir comme ils s’inscrivent dans la jurisprudence de la Cour suprême quant à l’application des principes relevant de la qualification des lois et du partage des compétences constitutionnelles.
[372] D’entrée de jeu, il importe de noter que le juge en chef Dickson énonce :
Dans l’arrêt Walter v. Attorney General of Alberta, [1969] R.C.S. 383, la Cour était, en confirmant la validité d’une loi provinciale, disposée à présumer, sans toutefois en décider, que le législateur fédéral avait une compétence exclusive pour légiférer en matière de religion ou de liberté religieuse. Dans l’arrêt Saumur v. City of Quebec, [1953] 2 R.C.S. 299, à la p. 387, le juge Cartwright, à l’avis duquel le juge Fauteux a souscrit, a formulé une présomption semblable là encore, en confirmant la validité d’un texte législatif provincial. Parmi les autres juges dans l’arrêt Saumur, trois (le juge en chef Rinfret et les juges Taschereau et Kerwin) ont conclu que la liberté de religion était un droit civil au sens du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, tandis que quatre (les juges Rand, Kellock, Estey et Locke) se sont dits d’avis que la province n’avait pas compétence pour adopter un texte législatif restreignant la liberté religieuse. Il n’est jamais arrivé que cette Cour à la majorité décide que le Parlement (ou en fait le législateur provincial) jouit d’une compétence exclusive en matière de religion ou de liberté religieuse. Cette question n’a pas encore été tranchée.
Il y a sans doute des questions d’ordre religieux qui relèvent de la compétence exclusive du Parlement fédéral, plus particulièrement les interdictions de profaner le sabbat. Toutefois, comme je l’ai déjà fait observer, la qualification des lois relatives à l’observance du sabbat comme étant du droit criminel découle non pas d’un lien général ou inhérent entre la religion et le droit criminel, mais de l’historique de l’infraction criminelle même qui consiste à profaner le sabbat. À mon avis, il existe des questions d’ordre religieux qui doivent de la même manière relever de la compétence des provinces. Le paragraphe 92(12) attribue expressément aux législatures provinciales le pouvoir de légiférer en matière de célébration des mariages, une catégorie de sujets qui a des dimensions religieuses traditionnelles ou historiques importantes. L’article 93 impose des restrictions à la compétence provinciale relativement aux écoles confessionnelles, lesquelles restrictions seraient inutiles si la religion, dans son ensemble, était en dehors de la compétence des provinces. Il semblerait donc que la Constitution n’envisage pas la religion comme une « matière » constitutionnelle distincte qui relève exclusivement d’une catégorie fédérale ou provinciale de sujets. Une loi portant sur la religion ou la liberté religieuse devrait, à mon sens, être qualifiée en fonction de son contexte, selon la question religieuse particulière qu’elle vise.[227]
(Le Tribunal souligne)
[373] Puis il cite avec approbation les passages suivants de l’arrêt Big M :
Dans l’arrêt de cette Cour Big M Drug Mart Ltd., les juges formant la majorité prennent soin, dans leur définition de la liberté de ne pas se conformer à des dogmes religieux, de restreindre son applicabilité aux cas où la loi attaquée a été motivée par un objet religieux :
Une majorité religieuse, ou l’État à sa demande ne peut, pour des motifs religieux, imposer sa propre conception de ce qui est bon et vrai aux citoyens qui ne partagent pas le même point de vue. [à la p. 337]
Si je suis juif, sabbataire ou musulman, la pratique de ma religion implique à tout le moins le droit de travailler le dimanche si je le veux. Il me semble que toute loi ayant un objet purement religieux qui me prive de ce droit doit sûrement porter atteinte à ma liberté de religion. [à la p. 338]
Aux fins de la présente espèce, il me paraît suffisant d’affirmer que, quels que soient les autres sens que peut avoir la liberté de conscience et de religion, elle doit à tout le moins signifier ceci : le gouvernement ne peut, dans un but sectaire, contraindre des personnes à professer une foi religieuse ou à pratiquer une religion en particulier. [à la p. 347]
À mon avis, la garantie de la liberté de conscience et de religion empêche le gouvernement d’obliger certaines personnes à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir des actes par ailleurs irrépréhensibles simplement à cause de l’importance sur le plan religieux que leur attribuent d’autres personnes.[228] [à la p. 350]
(Le souligné se trouve dans l’original.)
[374] Selon Hogg, ces propos permettent d’affirmer que l’impact d’une loi sur la religion ne constitue pas nécessairement le facteur déterminant aux fins de la classification de la loi. En ce sens, une loi qui touche la liberté de religion ne se distingue pas des lois portant sur les autres droits et libertés fondamentaux :
[…] Legislation concerning religion could therefore be competent to either the federal Parliament or the provincial Legislatures, depending upon the other characteristics of the law. In other words, in classifying a law for the purpose of the federal distribution of powers, the law's impact on religion would not necessarily be the critical factor. In Edwards Books, the requirement of a common pause day for retail workers could be relieved for some groups for religious reasons without destroying the law's classification as coming within property and civil rights in the province. The power to make laws respecting religion is thus like the power to make laws respecting other civil liberties, which is also for the most part divided between the two levels of government, and is not the exclusive preserve of either one.[229]
(Le Tribunal souligne)
[375] Il s’ensuit que, de manière générale, les effets d’une loi relatifs aux libertés fondamentales, y compris la liberté de religion, constituent un élément accessoire lors de la classification de la loi, l’accent se trouvant sur l’activité encadrée par la loi :
[…] as a broad generalization, it may be said that a law's impact on civil liberties has not been treated by the courts as the leading characteristic in determining the law's classification. The courts have instead relegated the impact of a law on civil liberties to an incidental or subordinate position. The effect of this approach to classification is that the power to affect civil liberties is distributed between the two levels of government, depending upon which level of government has jurisdiction over the activities regulated by the law.[230]
[376] Pour illustrer ses propos, le professeur Hogg offre un exemple en matière de discrimination raciale :
For example, the provincial Legislatures may prohibit racial discrimination in occupations subject to provincial jurisdiction, and the federal Parliament may prohibit discrimination in occupations subject to federal jurisdiction. In other words, it is the nature of the regulated occupation that determines the law's classification, not the law's impact on racial discrimination. It should be added that the federal Parliament could probably enact a universal prohibition of racial discrimination (though not a more sophisticated scheme) under the criminal law power, but this would depend upon the law's classification as a criminal law, and in making that classification, the courts will look for the ingredients of a criminal law — a prohibition, a penalty and a typically criminal public purpose — and not primarily to the law's impact on racial discrimination.[231]
(Le Tribunal souligne)
[377] Transposables en l’espèce, ces enseignements se déclinent ainsi : l’impact de la Loi 21 sur la liberté de religion et sur la discrimination fondée sur la religion des personnes assujetties à ses dispositions se produit dans un contexte où l’identification de la nature de l’activité encadrée, qui se trouve visée par la loi, va déterminer la classification constitutionnelle de la Loi 21.
[378] Voilà pourquoi, pour paraphraser ce qu’énonce la Cour suprême quant au texte applicable à des législations semblables à celle de la Loi 21, il s’agit de déterminer si celle-ci vise à accorder aux personnes visées les mêmes droits qu’aux autres membres de la collectivité ou si elle constitue une tentative déguisée, dans un texte soigneusement rédigé, de promouvoir l’observance d’une position morale, en l’occurrence la laïcité, partagée par un groupe historiquement dominant ou de lui accorder la préférence[232].
[379] En tout respect, on peut utiliser le mot laïcité à satiété à la place du mot religion, cela n’exclue pas le fait que cette notion sous-entend l’absence de religion. Ici, par le biais de la Loi 21, le bannissement de la religion se fait sans aucune promotion de la laïcité de façon formelle puisqu’elle ne vise qu’à enlever des droits aux personnes qui portent des signes religieux.
[380] D’aucuns pourraient rétorquer que le simple fait de prévoir la laïcité entraîne sa promotion. Cela demeure vrai. Mais cette existence de la laïcité ne se produit qu’en prônant l’inexistence de la religion. Ainsi, si l’on suit les enseignements d’Edwards Books et qu’on les transpose à notre affaire, on se doit de conclure que puisque le fait de prévoir un jour de repos hebdomadaire n’entraînait pas, de facto, la disparition de la manifestation d’une croyance religieuse, une conclusion inverse s’impose ici puisque le fait d’imposer la laïcité amène inéluctablement, la disparition d’une manifestation religieuse.
[381] Donc, toujours en s’appuyant sur cet arrêt[233], le Tribunal doit conclure que le traitement distinctif réservé pour la Loi 21 aux signes religieux entraîne sa qualification comme une loi de nature religieuse. À l’évidence, il ne fait aucun doute que la loi visée par la contestation judiciaire dans Edwards Books ne possédait aucun effet direct sur la croyance religieuse, alors qu’en l’instance il s’avère indéniable que les personnes pratiquant une religion requérant une certaine orthopraxie ressentent directement l’effet total et inhibiteur de la Loi 21.
[382] Ainsi, sans conteste, la Loi 21 empiète plus que minimalement sur la liberté de manifester ou de mettre en pratique des croyances religieuses. En ce sens, en fonction de son contexte et la question particulière qu’elle vise, il s’agit d’une loi qui traite de moralité publique.
[383] En concluant ainsi, le Tribunal demeure conscient que le législateur provincial peut légitimement légiférer en matière de religion. La Loi sur les fabriques[234], la Loi sur les Églises protestantes autorisées à tenir des registres de l’état civil[235], la Loi sur les inhumations et les exhumations[236], la Loi sur les corporations religieuses[237] et la Loi sur les évêques catholiques romains[238] l’illustrent clairement. Cependant, aucune de ces lois ne comporte de composantes empreintes d’un jugement de valeur morale quant à la pratique ou non d’une religion telle que le fait la Loi 21.
[384] Il s’agit là, habituellement, en regard de la jurisprudence classique d’un constat qui entraîne la classification d’une telle loi sous la rubrique du droit criminel prévue à l’article 91(27) de la L.C. 1867.
[385] Notons que dans son argumentation, le PGQ se réclame de l’arrêt Edwards Books uniquement pour soutenir qu’il faut éviter de sauter facilement aux conclusions voulant qu’une loi sur les fermetures le dimanche constitue une tentative déguisée d’assurer ou d’encourager l’observance religieuse[239]. Il ajoute qu’en l’instance, puisque la Loi 21 vise uniquement la mise en œuvre de la laïcité, elle ne vise pas l’interdiction de certaines pratiques religieuses.
[386] Avec égard, cette position comporte, à tout le moins, une incohérence fondamentale. En effet, en société, la laïcité n’existe comme concept que parce que la religion existe en réalité. Il s’agit des deux faces d’une même médaille, du négatif et du positif d’une photographie, par exemple. En l’absence de l’existence de la religion, point besoin de parler de laïcité.
[387] Cependant, le fait d’accorder un jour de congé, tel que dans l’affaire d’Edwards Books, ne comporte aucune signification qui renvoie de façon consubstantielle à la religion, alors que le fait d’interdire le port de signes religieux relève, consubstantiellement, vue d’une certaine perspective de l’existence de la religion ou, vue de la perspective inverse, de la mise en œuvre de la laïcité. Il s’agit donc, en réalité, du même concept, décrit de façon différence et ce, en fonction de la perspective que l’on entretient.
[388] Dans Edwards Books, la Cour suprême énonce :
[…] La liberté religieuse est inévitablement diminuée par une loi qui a pour effet d’entraver une conduite qui fait partie intégrante de la pratique de la religion d’une personne. […].[240]
[389] Cela dit, l’arrêt Edwards Books énonce que la qualification historique des lois relatives à la fermeture le dimanche, comme une infraction criminelle, découle de la considération que la profanation du sabbat la rendait telle[241]. Cette qualification provient d’une perception sociale, propagée par les fidèles des groupes religieux dominants, qu’il apparaissait moralement répugnant de violer certains préceptes religieux[242].
[390] Pour le Tribunal, cela s’apparente assurément à la position défendue par le PGQ et le MLQ selon laquelle la majorité des Québécois se dit en faveur de la Loi 21 parce qu’elle considère que la morale laïque empêche à la fois le port de signes religieux et la violation des principes de laïcité que la Loi 21 met de l’avant. En affirmant cela, le Tribunal paraphrase le passage suivant d’Edwards Books qui énonce que les lois relevant du droit criminel visent « à imposer un comportement que l’idéal religieux prédominant jugeait approprié pour le dimanche »[243].
[391] Dans Edwards Books, la Cour suprême réfère à la Loi sur le repos hebdomadaire dans les établissements industriels (S.C. 1935, chap. 14) en affirmant que le fait d’accorder un jour de repos aux travailleurs ne constitue pas un objectif de droit criminel, mais bien un objectif relatif à la propriété et aux droits civils dans la province[244].
[392] Ici, on voit mal comment on pourrait affirmer que la Loi 21 accorde un quelconque avantage aux personnes visées par l’obligation de ne pas porter des signes religieux ou qui subissent une restriction sévère de leur mobilité professionnelle si elles en portent un, à moins que l’on ne soutienne, comme le font les défenseurs de la Loi 21, que l’avantage se retrouve, entre autres, dans le fait que les élèves ou leurs parents ne verront pas leurs libertés de religion ou de conscience atteintes par le port d’un signe religieux par un.e enseignant.e, ou pour le fait de se voir servir par un.e employé.e de l’État qui porte un.
[393] Tel qu’explicité aux paragraphes [1044] à [1057] du jugement, le Tribunal ne peut reconnaître cette prétendue violation pas plus que celle s’appuyant sur la même base et qui viserait le port d’un signe religieux par un.e employé.e de l’État. Il faut noter que l’utilisation de cet argument met en lumière le caractère purement moral de l’interdiction de porter des signes religieux. En effet, cette interdiction ne porte pas sur les « droits civils » des personnes qui affirment que le port des signes religieux viole certains de leurs droits fondamentaux, contrairement à l’avantage que recevaient les employés dans Edwards Books de bénéficier d’une journée commune de repos et de loisir[245], qui fait clairement partie de cette catégorisation.
[394] Avec égard, on ne peut pas, à strictement parler, référer à des « droits civils » lorsque l’on parle de laïcité ou de religion, tel que l’entend la définition actuelle de « droits civils » pour les fins de classification constitutionnelle. En affirmant cela le Tribunal convient qu’il se démarque de l’opinion de trois juges dans l’arrêt Saumur[246], mais il le fait, car dans Renvoi procréation la Cour suprême précise :
[262] […] L’acception moderne associe le terme « droits civils » aux libertés fondamentales. Cependant, dans le contexte du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867, il renvoie plutôt au domaine du droit privé (H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (5e éd. 2008); A. Tremblay, Les Compétences législatives au Canada et les Pouvoirs provinciaux en matière de Propriété et de Droits civils (1967)). Plus précisément, ce champ de compétence comprend les biens, l’état et la capacité des personnes, la famille, les conventions matrimoniales, la responsabilité extracontractuelle et contractuelle, les privilèges, les hypothèques, les libéralités et les successions et la prescription. Il se rapporte en somme à un très grand nombre de sujets dont traite, dans le cas du Québec, le Code civil du Québec (G.-A. Beaudoin, en collaboration avec P. Thibault, La Constitution du Canada : institutions, partage des pouvoirs, Charte canadienne des droits et libertés (3e éd. 2004)). […][247]
[395] À ce propos, on constate d’ailleurs que le Code civil ne comporte aucune référence à la religion en tant que telle.
[396] Mais il y a plus. L’objet religieux de la Loi 21 s’articule à l’intérieur de la volonté du législateur sur sa vision d’une paix sociale en se voulant une réponse aux débats qui durent depuis plus d’une décennie[248] après les travaux de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles dirigée par Gérard Bouchard et Charles Taylor.
[397] De cette perspective, le Tribunal ne peut faire abstraction que la Cour suprême réfère aux notions de « paix » et « d’ordre » et de moralité publique dans le cadre de la détermination du caractère véritable d’une loi semblable à la Loi sur le dimanche, pour en conclure qu’elle relève du droit criminel.
[398] Ainsi, à titre d’exemple, et le Tribunal précise qu’il demeure conscient qu’il s’agit là d’une loi préconfédérative, la preuve historique faite en l’instance permet d’affirmer que l’Acte de Québec de 1774 participe alors au maintien de l’ordre et de la paix civile dans la colonie puisque l’administration britannique craignait que les colons catholiques ne se soulèvent contre le régime anglais, notamment et particulièrement afin d’obtenir la reconnaissance de certains droits religieux, et ce dans le contexte de l’imminence de la révolution américaine[249].
[399] Donc, la concession de la liberté de religion pour les catholiques en 1774 trouve assurément sa justification dans le maintien de la paix et de l’ordre dans la colonie.
[400] Cette même preuve démontre le caractère fondamental du rôle de la religion dans l’édification de l’ordre social de la société québécoise de 1774 à 1960 à tout le moins. On constate même que le rôle de l’Église agissant comme un quasi-État assure d’une certaine façon l’ordre, la paix et la moralité publique. Les nombreuses lois contestées jusqu’à la Cour suprême démontrent bien le but de régulation sociale qu’elles entretenaient, car elles visaient justement à faire régner une certaine moralité religieuse devant permettre le maintien de l’ordre et de la paix sociale.
[401] D’une perspective contemporaine, il apparaît tout autant répugnant qu’étonnant que des juristes de confessions juives ne pouvaient accéder, en 1948, aux lieux où se tenait le congrès du Barreau du Québec. Pourtant cette exclusion s’expliquait par le désir de contrôler la morale et la paix sociale en contrôlant certaines manifestations de la religion.
[402] De même, il peut apparaître étonnant qu’en 2021, on entrevoit la perspective du contrôle du port des signes religieux en public comme relevant de la morale ou du contrôle de l’ordre ou de la paix, mais cela s’inscrit indubitablement dans cette même logique conceptuelle qui participe depuis toujours à la régulation des manifestations religieuses dans notre société.
[403] Plus particulièrement la preuve des experts et témoins du PGQ et MLQ, entre autres, démontre clairement que la régulation de l’exercice de la religion participe au maintien de la paix et de l’ordre dans notre société.
[404] Ainsi, Guy Rocher dans sa déclaration sous serment affirme :
44. Le 28 avril 2010, j'ai prononcé une allocution à la Grande Bibliothèque exposant les raisons pour lesquelles je suis personnellement contre la laïcité dite« ouverte», mais en revanche favorable à ce que je nomme la laïcité sans adjectif, le meilleur gage d'un climat social de paix et d'intégration sociale, comme en fait foi le texte de cette allocution, pièce GR-6.[250]
(Le Tribunal souligne)
[405] Dans une allocution qu’il prononce le 28 avril 2010, il réitère plus précisément la même idée :
[…] Et, de ce point de vue, c’est cette laïcité sans adjectif qui est pour l’avenir le meilleur gage de paix sociale. C’est cette laïcité qui, pour l’avenir, est le meilleur gage d’un climat social de paix et d’intégration sociale. Car, ce n’est pas nécessairement en reconnaissant de toutes les manières les diversités qu’on les intègre le mieux dans la société.[251]
(Le Tribunal souligne)
[406] Également dans un ouvrage auquel il participe il expose les raisons pour lesquels la laïcité qu’il préconise semble plus garante de la paix sociale :
Si l'on adopte la perspective politique, un argument important en faveur d'une authentique laïcité, c'est le souci de la paix sociale, par une gestion transparente, sans ambiguïté et qui soit le plus équitable possible. En ce qui a trait à la laïcité, si l'on ouvre la porte à des accommodements, à des exceptions, ou si l'on fait des distinctions entre certains membres des institutions et d'autres, on installe un système de discrimination au sein des institutions publiques ou entre elles.
[…]
La saine gestion de l'État et des institutions publiques exige de tenir compte du fait que la société humaine - comme la plupart des sociétés animales - est faite de rapports de pouvoir et de domination. Les religions ont de tout temps fait partie des sources potentielles et actuelles de luttes sociales et, on le sait, de trop de guerres. Lorsque fut fondé au Québec le Mouvement laïque de langue française et que cet événement fut l'occasion de la publication d'un livre intitulé L'École laïque, Jacques Hébert, alors fondateur et propriétaire de la maison d'édition qui le publiait (avec crainte et tremblement!) crut nécessaire d'écrire sur le dos de la couverture du livre qu'il se dissociait du contenu de l'ouvrage et qu'il craignait que le nouveau mouvement laïque ait «déclenché un débat acerbe qui menace de dégénérer en guerre sainte». La « guerre sainte» n'eut pas lieu, bien sûr, mais les tensions existent toujours, comme on les a vues surgir dans la « crise des accommodements». Et des luttes se poursuivent, certaines aboutissent devant les tribunaux. Une laïcité claire, sans être absolument garante de toute paix sociale, lui est plus favorable qu'une laïcité gérée au cas par cas.[252]
(Le Tribunal souligne)
[407] Au niveau de l’historique du concept de la neutralité de l’état qu’il promet au regard de la laïcité qu’il défend, il expose :
Cette conception de la neutralité de l'État, je l'ai acquise et la porte depuis quelque cinquante ans, c'est-à-dire depuis les travaux de la Commission Parent. C'est cette philosophie qui a inspiré à la Commission et au Gouvernement québécois de l'époque la création du ministère de l'Éducation pour remplacer les autorités catholiques et protestantes, l'implantation des cégeps, tous non confessionnels, de même que le réseau non confessionnel de l'Université du Québec.
L'on peut avec raison attribuer à cette philosophie la « paix religieuse » dont a joui le Québec, le fait que nous avons traversé la Révolution tranquille et ses suites, la déconfessionnalisation de pratiquement toutes nos institutions publiques, sans grave secousse. Cela fait partie de la trame centrale de notre histoire.
[…]
Je soumets donc que, pour l'avenir, comme ce fut le cas dans notre passé récent, la « paix religieuse » exige que la priorité soit accordée au respect des convictions religieuses de toutes les « clientèles » de toutes les institutions publiques financées par des fonds publics. C'est parce que le présent projet de Charte de la laïcité s'inspire de cette perspective d'avenir que je lui apporte mon appui.
[…]
Respect des convictions de toutes les « clientèles »
Deuxième raison d'évoquer ce passé : c'est précisément qu'il est important pour l'avenir. Il nous enseigne que, face à la diversité religieuse, les institutions publiques doivent être neutres pour respecter les convictions de toutes les « clientèles » qui recourent à leur service. Cette prise de position historique a eu un effet positif d'envergure : elle a assuré la paix religieuse dans tout notre système d'enseignement depuis 50 ans. Elle a permis au Québec de vivre sans trop de secousses la mutation culturelle et sociale de la Révolution tranquille, en particulier celle de la déconfessionnalisation des institutions publiques. Elle m'apparaît être la plus prometteuse pour l'avenir.
[…]
Il est donc impérieux que l'Assemblée nationale clarifie la neutralité religieuse de l'État québécois et de nos institutions publiques, comme le fait le projet de loi 60. La paix religieuse de l'avenir en dépend.[253]
(Le Tribunal souligne)
[408] Le professeur Chevrier montre bien que l’État moderne vise à « pacifier les passions religieuses »[254]. Il conclut ceci en réponse à la question de savoir quel rôle celui-ci joue dans son rapport aux religions et quant aux relations entre elles :
[…] La civilisation chrétienne qui culmina à la fin du Moyen Âge ne put cependant réaliser sur terre l’unité humaine que ses théologiens avaient projetée pour le ciel, sans pouvoir éviter les schismes religieux et les persécutions ni contenir les guerres que les querelles entre croyants avaient engendrées. C’est l’une des raisons fondamentales pour lesquelles, aux fins d’extirper les populations des guerres de religion dévastatrices dans lesquelles l’Europe avait été empêtrée depuis la Réforme protestante, l’État souverain est apparu comme la seule puissance arbitrale pouvant se placer au-dessus des questions de vérité théologique pour décider des mesures nécessaires à la paix et à l’ordre publics. L’État souverain se détermine sur la base de considérations extérieures à la religion, par l’usage d’une raison politique, qui regarde essentiellement la préservation et l’intérêt de la communauté, en traitant les faits et les croyances avec une certaine neutralité morale.
C’est dans ce contexte que plusieurs penseurs, des deux côtés de la Manche d’ailleurs, vont d’une part insister sur ce rôle arbitral de l’État, et justifier même sa souveraineté sur l’organisation des affaires religieuses et d’autre part développer une éthique de la tolérance, qui modère l’emprise de l’État sur les consciences et favorise la civilité entre croyants de toutes confessions, ou entre croyants et incroyants. Même s’il est trop tôt encore pour parler de laïcité, ces penseurs ont dégagé au moins trois principes qui la préfigurent : 1 - la non-immixtion du religieux dans les affaires de l’État; 2 - l’abstention de l’État à l’égard du contenu des croyances et des questions théologiques, pour préserver la liberté de conscience et la liberté de religion indissolublement attachées aux personnes; 3 - Un droit d’intervention de l’État sur l’exercice des cultes et sur les manifestations extérieures de la foi pour garantir la paix, l’utilité, la cohésion et la sûreté publiques.[255].
(Le Tribunal souligne. Références omises)
[409] En étudiant la notion de séparation de l’État souverain et de religions, il remarque que :
[…] Dans la tradition française, l’État souverain arbitre les conflits de religion et se porte garant de la paix civile et de l’ordre public; à ce titre, il a pleine compétence pour définir ses rapports avec les religions et leur statut civil. […][256]
pour conclure ainsi quant aux finalités que recherchent les États qui font le choix de la laïcité :
Le deuxième type de finalités a trait plutôt au droit et à la coexistence civile. Les autonomies reconnues aux églises et aux croyants ou aux non-croyants ne dispensent pas l’État du soin de voir à ce que les rapports entre les individus et les communautés de foi ou entre les communautés entre elles s’harmonisent avec divers objectifs d’intérêt général, comme l’ordre public, la paix, la bonne entente entre ces communautés, l’intégration sociale, la civilité, voire la fraternité. Il importe alors à l’État que les pratiques religieuses n’induisent pas des comportements asociaux qui troubleraient la coexistence civile ou qui priveraient des coreligionnaires des bénéfices de leur appartenance à une collectivité publique plus large. Les États poursuivent ces objectifs par la règlementation civile et pénale, mais aussi par l’éducation et le soutien à l’amitié civique entre les croyances et les convictions.[257]
[410] De plus, notons que son rapport souligne que :
[…] Les buts de l’État ont aussi évolué, allant d’une politique de répression ou d’endiguement de ce pluralisme à une politique qui cultive une coexistence des croyances et des convictions propices à la paix et à la cohésion sociale. […][258]
[411] D’ailleurs en s’appuyant sur l’opinion de Chevrier, le PGQ plaide que la régulation de la religion participe au maintien de la paix sociale et de l’ordre public :
60. Ce propos est bien complété par le professeur Marc Chevrier qui fait lui aussi état des finalités qui sont recherchées par les États laïques. Parmi celles-ci figure la préservation de la capacité de l’État à gouverner et de l’autonomie des religions elles-mêmes. Qui plus est, des objectifs d’intérêt général, d’ordre public, de paix sociale, de bonne entente entre les communautés de foi, d’intégration sociale et de fraternité sont poursuivis. La laïcité, souligne Chevrier, aide les États à arbitrer des conflits entre liberté de conscience et liberté de religion, et plus précisément à « établir des points d’équilibre entre ces libertés qui s’entrechoquent en tenant compte de la culture, des habitudes et des attentes de la population ».[259]
(Le Tribunal souligne)
[412] L’expert Gilles Gagné affirme à l’audience :
Puis la loi, c'est une… c'est un pis-aller. La loi va renier la liberté forcément si on veut la paix sociale. C'est un pis-aller.[260]
[413] Dans la même veine, le rapport Proulx qui se trouve en annexe au rapport de l’expert Beauchemin énonce :
Direction et enseignants pourraient, ne serait-ce que pour favoriser la paix sociale, ne pas faire obstacle au maintien du statut confessionnel de l’école, même s’ils y étaient eux-mêmes défavorables.[261]
[414] L’expert Beauchemin n’utilise pas les vocables « paix » ou « ordre », mais il utilise celui de « tension »[262] ou de « discorde »[263] pour affirmer qu’il s’agit d’un truisme de parler du lien entre la manifestation du religieux et les tensions sociales[264]. Pour le Tribunal, il s’agit là de l’évocation de la même problématique, évoquée avec des synonymes, en l’occurrence celle reliée au maintien de la paix sociale.
[415] Pour paraphraser à nouveau les enseignements de la Cour suprême[265], on peut assurément affirmer que d’une perspective axée en 2021 il peut sembler incongru de considérer que la règlementation de la religion soulève des questions de « paix » et « d’ordre », notamment vu le fait que la société québécoise se transforme, en une génération, d’une société très majoritairement catholique pratiquante en une société où l’irréligiosité prédomine. Cependant, il n’en demeure pas moins que de se placer dans la perspective historique, particulièrement de celles des années 1950 ou de celles de 1920 n’entraîne pas le même constat, notamment à la lecture des nombreuses décisions des tribunaux traitant de religion. En effet, on constate qu’alors la règlementation de la pratique religieuse, précisément quant à la liberté de religion, sert comme moyen de maintenir la « paix », « l’ordre » ainsi que la moralité publique.
[416] D’ailleurs, une telle qualification date au moins depuis l’arrêt Hamilton Street Railway de 1903[266]. Le Tribunal ne peut se sentir autorisé de modifier une telle qualification. Il en reviendra aux instances supérieures de le faire, si elles le jugent à propos.
[417] Par conséquent, le Tribunal doit conclure que les articles 6 et 8 de la Loi 21 s’avèrent relever de la nature de dispositions traitant de la religion dans une perspective se rattachant traditionnellement au droit criminel.
[418] Il s’agit maintenant de déterminer s’ils en contiennent les autres attributs pour se voir qualifier ainsi.
[419] En effet, il demeure toujours la question de savoir si la détermination d’une loi comme relevant, à priori, du droit criminel nécessite qu’elle doive obligatoirement comporter une sanction de nature pénale, en l’occurrence une amende ou une peine d’emprisonnement en cas de contravention ou si une sanction d’une autre nature peut suffire. À l’évidence, la Loi 21 ne comporte aucune amende ou peine de prison en cas de non-respect.
[420] Elle comporte, cependant, de nombreuses sanctions. Tout d’abord, à l’article 12, en cas de contravention à la Loi 21, le ministre concerné peut requérir de l’organisme ou de la personne contrevenante d’apporter des mesures correctives et il peut les soumettre à toute autre mesure, dont des mesures de surveillance et d’accompagnement.
[421] À l’article 13, la personne qui exerce la plus haute autorité administrative doit prendre les moyens nécessaires pour assurer le respect des mesures prévues aux articles 6 et 8, ce qui inclut une mesure disciplinaire ou toute autre mesure découlant de l’application des règles régissant l’exercice de ses fonctions.
[422] À l’article 16, la Loi 21 sanctionne de nullité absolue toute disposition d’une convention collective ou de tout autre contrat relatif à des conditions de travail incompatible avec ses prescriptions.
[423] Il ne fait donc aucun doute que la Loi 21 comporte un aspect comminatoire.
[424] Pour éviter que le Tribunal qualifie la Loi 21 de loi de matière criminelle, le PGQ s’appuie sur l’arrêt Siemens c. Manitoba (Procureur général)[267] où la Cour suprême, après un rappel des trois caractéristiques d’une loi de matière criminelle qu’il convient de reprendre pour fins de commodité, en l’occurrence l’existence (1) d’une interdiction (2) assortie d’une sanction et (3) d’un objet relevant du droit criminel, énonce que la loi contestée ne comporte aucune conséquence pénale et donc que son objet ne relève pas du droit criminel[268] pour soutenir qu’il en va de même pour la Loi 21. Dans Siemens, la Cour suprême opine au sujet d’une loi du Manitoba autorisant les municipalités à tenir des référendums décisionnels relativement à l’interdiction des appareils de loterie vidéo sur leur territoire.
[425] Avec égard, le Tribunal ne partage pas la proposition du PGQ quant à l’objet de la Loi 21 pour les raisons explicitées auparavant. Quant aux conséquences que doit comporter la législation contestée, cet énoncé relatif à la conséquence pénale lie-t-il le Tribunal? Il s’agit assurément là d’un prononcé clair, et le Tribunal doit lui accorder aux mots utilisés leur sens commun.
[426] Voyons comment un arrêt plus récent, celui sur le Renvoi génétique[269], qui comporte plusieurs groupes de motifs traite de cette question. Trois juges traitent des critères pour établir si les articles 1 à 7 de la loi en cause constituent des dispositions de droit criminel valides en appliquant les trois caractéristiques énoncées précédemment[270], sans toutefois spécifier nommément de quel type de sanction il doit s’agir. Cependant, on doit comprendre de ces motifs qu’en déclarant qu’elles comportent des sanctions pour la violation des interdictions[271], ils réfèrent à une de leur constatation antérieure énonçant que l’article 7 de la loi impose des peines sévères pour la violation de ces interdictions[272].
[427] Deux autres juges opinent également que les articles 1 à 7 de la loi constituent un exercice valide du pouvoir du Parlement de légiférer en matière de droit criminel, mais pour des motifs différents[273]. Ils affirment cependant que cette qualification repose sur le fait que la loi comporte des interdictions, assorties de peines, qui visent comme objectif de droit criminel la suppression d’une menace pour la santé[274].
[428] Quant aux quatre juges minoritaires, il faut noter que ceux-ci constatent que la loi comporte des peines sévères, tant en termes d’amende que d’emprisonnement[275]. Au sujet de sa classification à titre de loi criminelle valide, ils notent la nécessité d’une interdiction, d’une sanction liée à cette interdiction et un objet valide de droit criminel, tout en spécifiant que les deux premiers éléments constituent des exigences formelles alors que le troisième s’avère une exigence de fond[276].
[429] De tout ceci, le Tribunal conclut que la Cour suprême ne discute jamais, de façon directe et approfondie, de la notion de ce qui peut constituer « une sanction » pour les fins de classification, possiblement pour la simple et bonne raison que toutes les législations analysées dans les décisions que mettent de l’avant les parties ainsi que celles que le Tribunal peut recenser, comportent des sanctions qui prévoient des amendes et/ou des peines d’emprisonnement.
[430] À cela, Hak réplique qu’il n’existe pas d’exigence jurisprudentielle formelle que la sanction prenne une certaine forme pour que cela satisfasse aux trois éléments de la définition qui visent à déterminer s’il s’agit d’une loi criminelle valide. Avec égard, le Tribunal ne peut conclure ainsi. En effet, comme illustré précédemment, la Cour suprême dans Siemens[277] et dans Renvoi procréation[278] parle spécifiquement de sanctions pénales.
[431] L’argument a contrario de Hak, indiquant qu’une province peut légiférer pour imposer des amendes et d’autres formes de punition incluant l’emprisonnement, on peut penser à l’outrage au tribunal prévu à l’article 62 C.p.c. par exemple, ne rendent pas de telles dispositions des lois de nature criminelle constitutionnellement parlant apparaît séduisant. À ce titre, elle se réclame d’un passage de l’arrêt Siemens[279] affirmant que la seule existence d’une interdiction et d’une sanction n’invalide pas l’exercice par ailleurs acceptable d’une compétence législative provinciale.
[432] Exprimé autrement, l’argument de Hak propose que l’existence d’une peine, par exemple l’emprisonnement en matière d’outrage au Tribunal, n’entraîne pas la classification d’une telle loi comme une loi de nature criminelle. Ainsi, selon elle, l’existence d’une sanction pour conclure à une loi de nature criminelle ne requiert pas nécessairement que la sanction comporte une peine qui s’articule autour de l’emprisonnement ou d’une amende.
[433] Elle ajoute que même le Code criminel prévoit des sanctions autres que des amendes ou l’emprisonnement[280]. Ainsi, la seule façon de déterminer si le critère de la sanction possède une signification particulière pour les fins de la classification constitutionnelle réside dans la détermination de savoir si elle s’inscrit, tout comme la prohibition à laquelle elle se rattache, à l’adoption d’une loi qui poursuit un objectif de droit criminel légitime[281].
[434] Le Tribunal doit convenir que ces arguments possèdent un certain mérite. Cependant, confronté à des jugements clairs de la Cour suprême sur cette question qui réfèrent nommément à une peine, le Tribunal se trouve lié par le stare decisis. Conséquemment, il se doit de conclure que la Loi 21 ne comporte pas de sanctions de la nature de celles qui permettraient sa classification comme relevant du droit criminel.
[435] Ainsi le Tribunal ne peut conclure que les articles 6 et 8 de la Loi 21 relèvent du Parlement en vertu de l’article 92(27) de la L.C. 1867. Il ne peut également conclure que ces articles relèvent du législateur québécois en vertu de l’article 92(13) pas plus que la loi dans son ensemble d’ailleurs. En fait, en l’absence de rattachement avec une matière fédérale, elle relèverait plutôt de l’article 92(16) qui traite des matières d’une nature purement locale ou privée dans la province lorsqu’on analyse la loi uniquement en fonction des personnes qu’elle vise dans le milieu de l’éducation.
[436] Cependant, pour le reste, la Loi 21 relève plutôt de l’article 92(4) qui traite de la création et de la tenure des charges provinciales, de la nomination et du paiement des officiers provinciaux, alors que les articles 13 à 16 de la Loi 21 relèvent effectivement de l’article 92(13) puisqu’ils traitent des conventions collectives ainsi que de l’article 45 de la L.C. 1982 en ce qu’elle modifie la Charte québécoise et donc la Constitution du Québec.
[437] Le Tribunal analysera ensuite les arguments qui traitent de l’impact de trois lois préconfédératives sur la validité de certaines dispositions de la Loi 21. Selon les demanderesses, ces lois constitutionnalisent la liberté de religion et permettent d’invalider des dispositions législatives qui en restreignent l’exercice.
[438] Pour ce faire, le Tribunal présentera la position des parties à ce sujet, pour ensuite tracer le contexte historique général qui entoure l’adoption et la mise en œuvre de ces lois, ce qui l’amènera à discuter de l’effet de chacune d’entre elles.
[439] Lauzon, Lord Reading et WSO invoquent respectivement trois lois préconfédératives au soutien de leurs prétentions : l’Acte de Québec de 1774[282], une loi du Parlement du Bas-Canada de 1832, la Loi Hart[283], et une autre du Parlement du Canada-Uni de 1852, la Loi de 1852 sur les « rectoreries »[284].
[440] Lauzon soutient que l’invalidité de la Loi 21 découle d’une contravention au droit de libre exercice de la religion consacré aux articles V et VII de l’Acte de Québec. Selon elle, ces dispositions demeurent toujours en vigueur au Canada, revêtent un caractère constitutionnel et font partie de la Constitution du Canada aux termes de l’article 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982. Par conséquent, Québec ne peut ni les modifier ni les abroger unilatéralement et le Tribunal doit déclarer la Loi 21, et notamment ses articles 6 et 8, invalide en vertu de l’article 52(1) de la Constitution. Lauzon ajoute qu’à titre de principe constitutionnel, le droit au libre exercice de la religion permettrait le recours au contrôle judiciaire en cas de violation.
[441] Lauzon prétend que le droit au libre exercice de la religion consacré à l’article V de l’Acte de Québec de 1774 fait partie de la Constitution canadienne indépendamment des libertés reconnues dans la Charte.
[442] Bien que, d’une part, le droit au libre exercice de la religion consacré par cet article ne paraisse s’appliquer textuellement qu’aux catholiques romains, elle soutient, d’autre part, que le droit du libre exercice de la religion qu’il garantit incarne une norme constitutionnelle qui protège tout autant les personnes d’autres confessions religieuses.
[443] Avec égards, cet argument ne mérite pas qu’on s’y attarde longuement. En effet, si l’article V de l’Acte de Québec possède les attributs dont elle se réclame, il s’ensuit que, comme la Loi 21 prohibe le port de signes religieux catholiques romains, le Tribunal devrait invalider les dispositions de la Loi 21 à l’égard de tous et non seulement à l’égard des catholiques romains, ce qui bénéficierait à l’ensemble des personnes portant des signes religieux, peu importe leurs confessions. Ainsi, le Tribunal verra ultérieurement à discuter brièvement des arguments soumis par Lauzon[285] au soutien de sa position voulant, entre autres, que l’existence de législations subséquentes autorise le Tribunal à conclure que les effets de l’article V de l’Acte de Québec s’appliquent à toutes les religions.
[444] Elle plaide aussi que l’Acte de Québec constituerait tout de même une loi fédérale valide, qui, au regard de la doctrine de la prépondérance fédérale, rendrait la Loi 21 invalide dans la mesure de ce conflit, en présumant même que la Loi 21 n’excède pas la compétence provinciale. Par conséquent, comme la clause de dérogation de l’article 33 de la Charte ne peut recevoir application dans de telles circonstances, Lauzon réclame que le Tribunal déclare les articles 6 et 8 de la Loi 21 nuls, invalides et inopérants tout comme les articles 4, 7, 9, 10 et 13 à 16 qui s’en trouvent indissociables.
[445] WSO et Lord Reading avancent des arguments similaires. Selon WSO, la liberté de religion garantie par la Loi de 1852 sur les « rectoreries » se trouve spécifiquement enchâssée dans la Constitution du Canada. De même, Lord Reading prétend que la Loi Hart, toujours en vigueur au moment de la Confédération, fait également partie de la Constitution du Canada.
[446] Subsidiairement, ils soutiennent que l’Acte de Québec et la Loi de 1852 sur les « rectoreries » font partie de la législation fédérale en vigueur et par conséquent la doctrine de la prépondérance fédérale oblige le Tribunal à déclarer la Loi 21 inopérante.
[447] En réponse à la question de savoir pourquoi la Cour suprême ne discute jamais de cette « réalité » juridique lorsqu’elle tranche des pouvoirs portant sur la liberté de religion, Lauzon, Lord Reading et WSO répondent qu’il s’agit là d’une question jamais soumise à son adjudication.
[448] Selon le PGQ, en édictant une charte protégeant les droits fondamentaux et des procédures de modifications constitutionnelles, la Loi constitutionnelle de 1982 met fin au régime de suprématie parlementaire absolu qui prévalait jusqu’alors, en limitant dorénavant la possibilité pour les parlements fédéral et provinciaux de modifier certains éléments de la Constitution. Toutefois, cette loi préserverait à travers l’article 33 de la Charte canadienne, un pan fondamental du modèle de la souveraineté parlementaire quant à plusieurs des droits et libertés prévus à cette Charte. Elle écarterait donc le modèle du constitutionnalisme absolu rendant ainsi possible l’adoption de la Charte canadienne.
[449] Ainsi, l’adoption de la Charte canadienne rendrait caduques les dispositions préconfédératives portant sur les droits et libertés qui existaient auparavant dans un contexte de quasi complète souveraineté parlementaire à ce sujet.
[450] Le PGQ soutient que les lois invoquées ne font pas partie de la Constitution au sens de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et qu’elles ne possèdent aucune valeur supralégislative qui leur permettrait d’invalider une loi du Québec. Il ajoute que leur intérêt demeure limité à expliquer une partie de l’histoire institutionnelle et juridique du Canada.
[451] De façon subsidiaire, le PGQ plaide que rien ne démontre leur incompatibilité avec les dispositions de la Loi 21. Dans la mesure où le Tribunal leur reconnaîtrait une valeur juridique résiduelle ou interprétative, les demanderesses, de l’avis du PGQ, leur donnent une portée anachronique qui en dépasse largement le sens et le contexte.
[452] Pour le PGQ, il faut distinguer ce qui constitue la constitution formelle du Canada et la constitution matérielle. La première se composerait uniquement des règles jouissant d’une primauté sur toute autre norme juridique. Elle se retrouverait sous l’égide de l’article 52 de la L.C. 1982. La seconde regrouperait toutes les règles qui définissent les organes de l’État ainsi que les rapports de ceux-ci entre eux et avec les personnes sur son territoire.
[453] Il reconnaît que l’Acte de Québec fait partie, à l’époque, de cette dernière catégorie et qu’il possède son caractère prépondérant,[286] mais uniquement en ce qui traite des inhabiletés pouvant découler du droit public ou du droit criminel anglais[287]. Selon lui, seul l’article XV de l’Acte de Québec qui prévoit que :
XV. Pourvu aussi, Qu'aucune Ordonnance concernant la Religion, ou autre par laquelle il pourrait être infligée une peine plus forte qu'une amende, ou un emprisonnement de trois mois, ne sera d'aucune force ni effet, jusqu'à ce qu'elle ait reçue l'approbation de sa Majesté. |
XV. Provided also, That no Ordinance touching Religion, or by which any Punishment may be inflicted greater than Fine or Imprisonment for three Months, shall be of any Force or Effect, until the same shall have received His Majesty’s Approbation. |
se voulait une restriction partielle au pouvoir législatif.
[454] Le PGQ se réclame de l’article XXXV de l’Acte constitutionnel de 1791[288], lu en conjonction avec l’article XLII de l’Acte d’Union, 1840[289], pour soutenir que les législatures peuvent modifier la déclaration de l’article V de l’Acte de Québec en suivant la procédure particulière suivante :
XLII. […]; et aussi lorsqu'il aura été passé aucuns Bill ou Bills contenant aucunes dispositions qui pourront en aucune manière affecter ou avoir rapport à la jouissance ou exercice d'aucune espèce de culte religieux, ou qui imposeraient aucunes pénalités ou charges, ou pourront créer quelqu'incapacité ou disqualification, par rapport à tel culte, […];tous tels Bill ou Bills seront, préalablement à aucune déclaration ou signification de l'assentiment de Sa Majesté à iceux, soumis aux deux Chambres du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irelande; et il ne sera pas loisible à sa Majesté de signifier son assentiment à aucuns tels Bill ou Bills jusqu'à I'expiration de trente jours après qu'ils auront été soumis aux dites Chambres, ni de donner son assentiment à aucuns tels Bill ou Bills dans le cas où l'une ou I'autre Chambre du Parlement demanderait, dans les dits trente jours, par adresse à Sa Majesté de refuser sa sanction à aucuns tels Bill ou Bills; et aucun tel Bill n'aura vigueur ni effet pour aucun des dits objets dans la dite Province du Canada, à moins que le Conseil Législatif et I'Assemblée de telle Province n'aient présenté au Gouverneur de la dite Province, pendant la Session dans laquelle il pourra avoir été passé par eux, une ou plusieurs adresses, déclarant que tels Bill ou Bills contiennent des dispositions sur quelqu'un des objets spécialement précisés ci-dessus, et demandant qu'à l'effet de donner vigueur à tels Bill ou Bills, ils soient transmis en Angleterre en diligence, pour être soumis au Parlement, préalablement à la signification de l'assentiment de Sa Majesté à iceux. |
XLII. […];and also that whenever any Bill or Bills shall be passed containing any Provisions which shall in any Manner relate to or affect the Enjoyment or Exercise of any Form or Mode of Religious Worship, or shall impose or create any Penalties, Burdens, Disabilities, or Disqualifications in respect of the same […]; every such Bill or Bills shall, previously to any Declaration or Signification of Her Majesty's Assent thereto, be laid before both Houses of Parliament of the United Kingdom of Great Britain and Ireland; and that it shall not be lawful for Her Majesty to signify Her Assent to any such Bill or Bills until Thirty Days after the same shall have been laid before the said Houses, or to assent to any such Bill or Bills in case either House of Parliament shall, within the said Thirty Days, address Her Majesty to withhold Her Assent from any such Bill or Bills; and that no such Bill shall be valid or effectual to any of the said Purposes within the said Province of Canada unless the Legislative Council and Assembly of such Province shall, in the Session in which the same shall have been passed by them, have presented to the Governor of the said Province an Address or Addresses specifying that such Bill or Bills contains Provisions for some of the Purposes herein-before specially described, and desiring that, in order to give Effect to the same, such Bill or Bills may be transmitted to England without Delay, for the Purpose of its being laid before Parliament previously to the Signification of Her Majesty's Assent thereto. |
[455] Il en conclut que, selon la procédure de l’article XLII, cela ne transforme pas une loi coloniale en loi du Parlement impérial, car ce dernier ne jouirait que du droit d’interdire au souverain de donner la sanction royale. Il ajoute, à tout évènement, qu’en 1854 le Parlement impérial adopte l’Act to empower the Legislature of Canada to alter the Constitution of the Legislative Council of that Province, and for other purposes[290] dont l’article VI prévoit :
VI. […] no Act heretofore passed or to be passed by the Legislature of Canada shall be held invalid or ineffectual by reason of the same not having been laid before the said Houses, or by reason of the Legislative Council and Assembly not having presented to the Governor such Address as by said Act of Parliament is required.
[456] Pour le PGQ, il n’existait donc aucune restriction après l’union de 1867, fondée sur l’article V de l’Acte de Québec. Le parlement de la province pouvait même modifier sa propre constitution sous certaines réserves, notamment quant au maintien du lien colonial, de l’extraterritorialité et de l’effet de toute loi impériale à l’égard de laquelle le parlement provincial ne disposait pas d’un pouvoir d’amendement exprès.
[457] Ainsi, selon lui, dans la mesure où l’article V de l’Acte de Québec survit à l’union de 1867, le parlement provincial pouvait en permettre la modification puisque le Parlement fédéral n’existe que par la création de cette union. À tout évènement, il ajoute que l’entrée en vigueur du Statut de Westminster en 1931 fait en sorte qu’il ne subsiste aucun doute quant au fait que les provinces peuvent modifier ou abroger toute loi impériale dans la mesure de leurs compétences législatives telles que distribuées par la partie VI de la L.C. 1867.
[458] Le PGQ plaide que la détermination de l’article V de l’Acte de Québec en tant que loi fédérale ou provinciale implique de la relier à une catégorie de sujets prévue à la partie VI de la L.C. 1867.
[459] De l’avis du PGQ, il s’agit d’une disposition législative déclaratoire de nature interprétative, semblable à l’article 28 de la Charte canadienne, qui commande aux tribunaux d’appliquer la loi également sans distinction fondée sur la foi d’un sujet de religion catholique et, par l’application de l’article 129 de la L.C. 1867, l’autorité législative compétente, selon le partage des compétences législatives, peut la modifier comme bon lui semble.
[460] Il soutient qu’il ne peut s’agir d’une disposition qui relève du droit criminel puisqu’elle ne comporte aucune interdiction explicite et encore moins une sanction. Ainsi, la Loi 21 n’entre pas en conflit avec l’article V de l’Acte de Québec.
[461] De plus, si cette disposition vise à éliminer des inhabiletés civiles, cela relèverait de la compétence provinciale relative à la propriété et aux droits civils.
[462] Avec égard, la position du PGQ comporte certaines incongruités.
[463] Dans son argumentation complémentaire du 14 décembre 2020, le PGQ conclut, entre autres, que l’effet résiduel de l’Acte de Québec se révèlerait contraire[291] à la Loi sur la liberté des cultes[292] qui prévoit à son article 1 :
1. La jouissance et le libre exercice du culte de toute profession religieuse, sans distinction ni préférence, mais de manière à ne pas servir d’excuse à la licence, ni à autoriser des pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté au Québec, sont permis par la constitution et les lois du Québec à toutes les personnes qui y vivent.
[464] De plus, il prétend que si l’article V de l’Acte de Québec, garantissant la liberté de religion des catholiques, se voit qualifier de loi fédérale, il faudrait y voir là un champ d’application plus étendu que la Loi canadienne sur les droits de la personne[293] qui, selon lui, ne s’applique pas aux écoles, aux hôpitaux ni à l’administration gouvernementale québécoise.
[465] De plus, il faut noter que dans sa défense, le PGQ affirme que la L.C. 1867 instaure un nouveau régime constitutionnel en vertu duquel la liberté de religion se trouve restreinte aux garanties précises notamment prévues à l’article 93 de la L.C. 1867[294].
[466] Or, dans son argumentation écrite[295], il affirme qu’il s’agit de la L.C. 1982 qui rend caduc le droit au libre exercice de la religion consacré par l’Acte de Québec en vertu du principe d’interprétation selon lequel l’adoption des lois postérieures peut, dans certaines circonstances, abroger de façon implicite des lois antérieures incompatibles.
[467] À cet égard, Lauzon plaide que le PGQ n’identifie aucune telle incompatibilité, ce qui démontrerait qu’il n’en existe pas. De plus, en référant à l’article 26 de la Charte, qui prévoit en substance que la Charte ne constitue pas une négation des autres droits et libertés qui existent au Canada, elle ajoute que les règles d’interprétation dont se réclame le PGQ ne peuvent faire échec aux termes clairs de cette même disposition de la Charte.
[468] Pour preuve, elle se réclame de l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration[296] où la Cour suprême, dans deux séries de motifs majoritaires concurrents, affirme que l’adoption de la Charte canadienne ne sonne pas le glas de l’application de la Déclaration canadienne des droits puisque l’article 26 de la Charte entraîne même une meilleure protection des droits et libertés déjà existants :
[…] Il ne peut y avoir de doute que cette loi continue de s’appliquer pleinement et que les droits qu’elle confère sont expressément préservés par l’art. 26 de la Charte. Cependant, étant donné que j’estime que la présente situation relève de la protection constitutionnelle que fournit la Charte canadienne des droits et libertés, je préfère fonder ma décision sur la Charte.[297]
[…]
Ainsi, la Déclaration canadienne des droits conserve toute sa force et son effet, de même que les diverses chartes des droits provinciales. Comme ces instruments constitutionnels ou quasi constitutionnels ont été rédigés de diverses façons, ils sont susceptibles de produire des effets cumulatifs assurant une meilleure protection des droits et des libertés. Ce résultat bénéfique sera perdu si ces instruments tombent en désuétude. Cela est particulièrement vrai dans le cas où ils contiennent des dispositions qu’on ne trouve pas dans la Charte canadienne des droits et libertés et qui paraissent avoir été spécialement conçues pour répondre à certaines situations de fait comme de celles en cause en l’espèce.[298]
[469] De ces passages, Lauzon en tire l’enseignement suivant : si la Charte n’abroge pas implicitement une loi quasi constitutionnelle qui garantit sensiblement les mêmes droits et libertés, a fortiori elle ne peut, implicitement, abroger des garanties constitutionnelles reconnues par l’Acte de Québec. Et ce, d’autant plus qu’il n’existe pas d’incompatibilité entre les deux textes.
[470] Lauzon peut certainement affirmer que la Cour suprême reconnaît expressément dans l’arrêt Singh[299] que la Déclaration canadienne des droits continue de s’appliquer pleinement après l’adoption de la Charte canadienne puisque son article 26 en préserve expressément l’effet[300]. Il ne fait aucun doute également que la Déclaration canadienne prévoit la protection de la liberté de religion.
[471] Cependant, cette reconnaissance ne lui apporte aucun recours, puisque la Déclaration canadienne ne vise que les lois qui relèvent du Parlement et non celles des législatures provinciales.
[472] Soulignons que selon les principes reconnus, il faut que l’application d’une loi exclue, explicitement ou implicitement, celle de l’autre pour conclure à une incompatibilité, puisque le simple fait qu’elles s’appliquent à la même matière n’entraîne pas cette conclusion[301]. De plus, le fait que l’on puisse se fonder sur une loi plus récente quant à l’attribution d’une certaine compétence ou l’existence de certains droits, n’entraîne pas comme conséquence une abrogation implicite des dispositions antérieures puisque la dernière loi peut s’inscrire dans la continuité de la précédente.
[473] L’arrêt Québec (Procureure générale) c. Canada (Procureure générale)[302] le reconnaît :
[125] Le professeur Gil Rémillard observe que les documents constitutionnels qui suivirent s’inscrivent dans la continuité de cet acte. Il souligne l’importance qu’a eue ce processus pour la préservation des coutumes juridiques :
L’Acte de 1867 signifie tout d’abord pour les Canadiens français du Bas-Canada, la fin du régime d’union qui est considéré comme une injustice imposée à la suite des troubles de 1837-38. Le pacte fédératif est ainsi pour eux un pas déterminant dans l’expression juridique de leur identité nationale. En ce sens, l’Acte de 1867 est la prolongation de l’Acte de Québec de 1774 et de l’Acte constitutionnel de 1791 qui a permis à la communauté conquise de 1760 de retrouver ses coutumes juridiques et son identité nationale.[303]
(Référence omise; le souligné dans l’original)
[474] Pour la suite de son analyse, le Tribunal tracera maintenant le contexte historique général, puis il analysera distinctement l’historique législatif et la portée de ces trois lois préconfédératives et ensuite, globalement, l’argument commun voulant que ces lois fassent partie de la Constitution du Canada avec les conséquences que cela comporte.
[475] Historiquement, divers instruments légaux britanniques mettent en place le régime centré autour de la personne du gouverneur prévu par la Proclamation royale de 1763[304] et créent par la suite les parlements du Bas-Canada et du Haut-Canada dans l’Acte constitutionnel de 1791[305]. On conjuguera plus tard ces deux entités dans une nouvelle loi, l’Acte d’union, 1840[306], pour former le Parlement de la province du Canada. Enfin, la province du Canada contractera une union fédérale avec les provinces de l’Amérique du Nord britannique du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, avalisée par le Parlement du Royaume-Uni qui la formalise par l’adoption d’une autre loi britannique, la Loi constitutionnelle de 1867 (L.C. 1867)[307].
[476] Il apparaît important de noter que dans le cours de cette évolution, les lois traitant des questions religieuses reçoivent un traitement spécial avant de devenir la responsabilité unique des parlements coloniaux.
[477] En effet, l’article XV de l’Acte de Québec de 1774 prévoit que les ordonnances concernant la religion relèvent du bon plaisir de Sa Majesté. L’article XLII de l’Acte constitutionnel de 1791 prévoit également une approbation de cette nature pour les lois du Parlement du Bas-Canada qui traitent de religion. Enfin, l’Acte d’Union de 1840, à l’article XLII également, reconduit la même règle pour le Parlement du Canada-Uni.
[478] Par contre, en 1854, une loi du Parlement impérial abroge l’article XLII de l’Acte d’Union, 1840 et laisse donc la sanction des projets de loi contenant des dispositions touchant les différentes religions au gouverneur du Canada-Uni. Ainsi, à compter de 1854, le domaine des matières religieuses relève de la loi ordinaire du Canada-Uni, sans procédure spéciale[308].
[479] En 1865, le Colonial Laws Validity Act du Royaume-Uni prévoit que les lois adoptées par les législatures coloniales ne demeurent valides que dans la mesure où elles s’avèrent conformes aux lois impériales applicables. Cette loi réaffirme ainsi l’incapacité des colonies de modifier les lois impériales qui font partie de leur droit. Il s’agit là pour le Canada-Uni ce de qui se rapproche le plus de l’enchâssement supralégislatif de certaines règles constitutionnelles[309].
[480] En 1867, au moment où le Parlement du Royaume-Uni adopte l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, le Canada reste subordonné au Royaume-Uni à plusieurs égards, car l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867 vient réitérer la règle voulant que les législatures de la fédération nouvellement créée ne peuvent modifier les lois impériales. D’ailleurs, la Loi constitutionnelle de 1867 constitue elle-même une loi impériale que seul le Parlement du Royaume-Uni peut modifier, sauf en ce qui concerne la constitution d’une province par la législature de celle-ci, sous réserve, de la charge de lieutenant-gouverneur[310].
[481] Le Statut de Westminster de 1931[311] marque une étape importante vers l’accession du Canada à la souveraineté complète puisque l’article 2 suspend l’applicabilité du Colonial Laws Validity Act, ce qui autorise dorénavant les législatures des Dominions à modifier les lois impériales.
[482] Toutefois, son article 7 énonce une exception à ces nouvelles règles et empêche la modification ou l’abrogation des seize « Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867 à 1930 » par le Parlement canadien ou par les parlements provinciaux[312].
[483] À ce moment, il apparaît clair que les seules lois possédant une portée supralégislative par rapport aux parlements fédéral et provinciaux se trouvent mentionnées à l’article 7 du Statut de Westminster. À l’exception de ces 16 lois, en l’occurrence les Actes de l’Amérique du Nord britannique adoptés entre 1867 et 1930, une simple loi peut modifier toutes les autres lois s’appliquant au Canada.
[484] Puis l’adoption de la Loi de 1982 sur le Canada par le Parlement britannique permet au Canada de reprendre les rênes de sa Constitution en se détachant de la tradition britannique sur le plan constitutionnel, tout en préservant, la souveraineté du parlement et des législatures provinciales au travers de l’article 33 de la Charte canadienne.
[485] Ce portrait général brossé, il s’agit maintenant de discuter de chacune des lois préconfédératives dont se réclament les opposants à la Loi 21.
[486] Première loi du Parlement britannique relative au vaste territoire nommé à l’époque la « Province de Québec », l’Acte de Québec constitue sans doute un document constitutionnel en ce sens qu’il s’agit d’un texte qui « met en place une structure de gouvernement » et « régit aussi la relation de l’État avec le citoyen »[313]. Il fait partie d’un ensemble de lois impériales[314], adoptées entre la Proclamation royale de 1763[315] et l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867[316], portant sur les limites territoriales, l’organisation du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, les lois applicables, les droits civils et politiques, etc., dans la colonie.
[487] Plus précisément, l’Acte de Québec étend considérablement les frontières de la province (préambule), révoque les ordonnances passées depuis la Proclamation royale de 1763 (art. IV), rétablit le droit français en matière de propriété et droits civils (art. VIII), maintient l’application du droit criminel anglais (art. XI), suspend l’instauration d’une assemblée représentative[317] et confère le pouvoir de légiférer à un conseil législatif qui peut adopter des ordonnances, avec le consentement du Gouverneur (art. XII).
[488] En matière de religion, les dispositions de l’Acte de Québec portent sur le libre exercice de la religion catholique et la perception de la dîme par l’Église catholique (art. V), l’utilisation des dîmes excédentaires pour la promotion de la religion protestante (art. VI), le remplacement du serment du test par un serment de fidélité pour les catholiques (art. VII). Il assujettit de plus l’entrée en vigueur des ordonnances concernant la religion seulement à l’approbation du roi (art. XV).
[489] Lauzon fonde ses arguments sur les articles V et VII de l’Acte de Québec qu’il convient de reproduire :
V. « Et pour la plus entiere sureté et tranquillité des esprits des habitans de la dite province, » Il est par ces présentes Déclaré, que les sujets de sa Majesté professant la Religion de l'Eglise de Rome dans la dite province de Québec, peuvent avoir, conserver et jouir du libre exercice de la Religion de l'Eglise de Rome, soumise à la Suprematie du Roi, déclarée et établie par un acte fait dans la première année du regne de la Reine Elisabeth, sur tous les domaines et païs qui appartenaient alors, ou qui appartiendraient par la suite, à la couronne impériale de ce royaume; et que le Clergé de la dite Eglise peut tenir, recevoir et jouir de ses dûs et droits accoutumés, eu égard seulement aux personnes qui professeront Ia dite Religion. |
V. “And, for the more perfect Security and Ease of the Minds of the Inhabitants of the said Province," it is hereby declared, That his Majesty's Subjects, professing the Religion of the Church of Rome of and in the said Province of Quebec, may have, hold, and enjoy, the free Exercise of the Religion of the Church of Rome, subject to the King's Supremacy, declared and established by an Act, made in the first Year of the Reign of Queen Elizabeth, over all the Dominions and Countries which then did, or thereafter should belong, to the Imperial Crown of this Realm; and that the Clergy of the said Church may hold, receive, and enjoy, their accustomed Dues and Rights, with respect to such Persons only as shall profess the said Religion. |
VII. Pourvu aussi, et il est Etabli, Que toutes personnes professantes la Religion de l'Eglise de Rome, et qui résideront en la dite province, ne seront point obligées de prendre le serment ordonné par le dit acte, passé dans la première année du regne de la Reine Elisabeth, ou quelqu'autre serment substitué en son lieu et place par aucun autre acte; mais que toutes telles personnes, à qui par le dit statut, il est ordonné de prendre le serment qui y est contenu, seront contraintes, et il leur est ordonné de prendre et souscrire le serment ci-après, devant le Gouverneur, ou telle autre personne dans tel greffe, qu'il plaira à sa Majesté d'établir, qui sont par ces présentes autorisés à le recevoir, ainsi qu'il suit: « Je A.B. promets sincerement et affirme par serment, que je serai fidel, et que je porterai vraie foi et fidelité à sa Majesté le Roi George, que je le defendrai de tout mon pouvoir et en tout ce qui dépendra de moi, contre toutes perfides conspirations et tous attentats quelconques, qui seront entrepris contre sa personne, sa couronne et sa dignité; et que je ferai tous mes efforts pour découvrir et donner connaissance à sa Majesté, ses héritiers et successeurs, de toutes trahisons, perfides conspirations, et de tous attentats, que je pourrai apprendre se tramer contre lui ou aucun d'eux; et je fais serment de toutes ces choses sans aucune équivoque, subterfuge mental, et restriction secrète, renonçant pour m'en relever à tous pardons et dispenses d'aucuns pouvoirs et personnes quelconques. Ainsi DIEU me soit en Aide. » Et que toutes telles personnes qui négligeront ou refuseront de prendre le dit serment ci-dessus écrit encourront et seront sujettes aux mêmes peines, amendes, inhabilités et incapacités, qu'elles auraient encourues et auxquelles elles auraient été sujettes pour avoir négligé ou refusé de prendre le serment ordonné par le dit statut, passé dans la première année du règne de la Reine Elisabeth. |
VII. Provided always, and be it enacted, That no Person professing the Religion of the Church of Rome, and residing in the said Province, shall be obliged to take the Oath required by the said Statute passed in the first Year of the Reign of Queen Elizabeth, or any other Oaths substituted by any other Act in the Place thereof; but that every such Person who, by the said Statute, is required to take the Oath therein mentioned, shall be obliged, and is hereby required, to take and subscribe the following Oath before the Governor, or such other Person in such Court of Record as his Majesty shall appoint, who are hereby authorized to administer the same; videlicet, "I A.B. do sincerely promise and swear, That I will be faithful, and bear true Allegiance to his Majesty King George, and him will defend to the utmost of my Power, against all traitorous Conspiracies, and Attempts whatsoever, which shall be made against his Person, Crown, and Dignity; and I will do my utmost Endeavor to disclose and make known to his Majesty, his Heirs and Successors, all Treasons, and traitorous Conspiracies, and Attempts, which I shall know to be against him, or any of them; and all this I do swear without any Equivocation, mental Evasion, or secret Reservation, and renouncing all Pardons and Dispensations from any Power or Person whomsoever to the contrary. So help me GOD." And every such Person, who shall neglect or refuse to take the said Oath before mentioned, shall incur and be liable to the same Penalties, Forfeitures, Disabilities, and Incapacities, as he would have incurred and been liable to for neglecting or refusing to take the Oath required by the said Statute passed in the first Year of the Reign of Queen Elizabeth. |
[490] Dans un premier temps, Lauzon prétend que ces articles garantissant le libre exercice de la religion « n’ont jamais été abrogés de quelque façon que ce soit »[318] et que par conséquent, ils s’appliquent au Canada, y compris au Québec.
[491] Cette affirmation ne se révèle pas entièrement exacte. En effet, l’article VII de l’Acte de Québec se trouve expressément abrogé par The Statute Law Revision Act, 1872[319] qui énumère, dans son annexe, une liste de dispositions non en vigueur en raison de leur caducité, ainsi que l’indique son préambule :
[…] it is expedient that certain enactments (mentioned in the schedule to this Act) which may be regarded as spent, or have ceased to be in force otherwise than by express and specific repeal, or have, by lapse of time and change of circumstances, become unnecessary, should be expressly and specifically repealed […]
[492] Caduque, la disposition permettant aux catholiques de prêter un serment d’allégeance au lieu du serment du test, de même que les articles III, IV, VI, XI in fine et XII à XVII de l’Acte de Québec de 1774, n’existent plus au Canada (« repealed as to all Her Majesty’s Dominions ») depuis 1872. Le Tribunal ne peut donc retenir l’argument de Lauzon voulant que la Loi 21 viole l’article VII de l’Acte de Québec.
[493] Notons que l’abrogation de l’article VII ne signifie pas la disparition du serment d’allégeance, dont la formule modifiée au fil du temps se retrouvait dans les documents constitutionnels subséquents à l’Acte de Québec, comme le mentionne Lauzon d’ailleurs. Ainsi, sans faire référence à l’article VII de l’Acte de Québec, la formule du serment de fidélité se retrouve à l’article XXIX de L’Acte constitutionnel de 1791[320]. En revanche, cette disposition ne mentionne pas expressément les catholiques et ne vise que les membres du Conseil législatif ou de l’Assemblée des deux provinces, la Province du Haut-Canada et la Province du Bas-Canada, créées en 1791.
[494] Il faut se rappeler que l’Acte d’Union, 1840[321] réunit les Provinces du Haut et du Bas-Canada sous le nom de Province du Canada et abroge les dispositions de l’Acte constitutionnel de 1791 relatives à la constitution et à la composition du Conseil législatif et de l’Assemblée, ainsi qu’à l’adoption des lois. Dès lors, l’obligation des membres du Conseil législatif ou de l’Assemblée de la Province du Canada de prêter le serment d’allégeance se retrouve maintenant à l’article XXXV.
[495] De plus, l’article XXXVI de l’Acte d’Union prévoit la possibilité pour les personnes autorisées par la loi de faire une affirmation au lieu de prêter serment. Enfin, la L.C. 1867[322], prévoit à l’article 128 et à la 5e annexe le serment d’allégeance pour les membres du Parlement du Canada ainsi que pour les membres des assemblées législatives provinciales.
[496] Parallèlement, diverses lois de la colonie intègrent le serment d’allégeance. À titre d’illustration, la Province du Haut-Canada adopte en 1833 une loi prévoyant dans des mots très semblables le serment d’allégeance pour les personnes occupant une charge civile ou militaire et n’exigeant plus la formalité religieuse du sacrement de la Cène conformément aux rites de l’Église d’Angleterre[323]. En 1850, le Parlement du Canada-Uni estime nécessaire d’uniformiser le droit en matière de serments officiels, abroge la loi de 1833 et adopte une loi similaire applicable à l’ensemble de la province[324].
[497] Après la Confédération, le premier Parlement du Canada adopte l’Acte concernant les Commissions et les Serments d’allégeance et d’office[325], qui prévoit la formule du serment d’allégeance que doit prêter toute personne au Canada lorsqu’une loi en vigueur au Canada l’exige, à l’exception de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867.
[498] On constate donc l’exercice de la compétence fédérale en cette matière et la distinction opérée entre l’exigence du serment pour les membres du Parlement et ceux des assemblées législatives provinciales et les autres personnes détentrices d’une charge publique ou exerçant certaines professions. Modifiée au fil du temps et reprise d’une révision des lois fédérales à l’autre[326], la formule du serment d’allégeance présentement en vigueur se retrouve dans la Loi concernant les serments d’allégeance[327].
[499] Lauzon insiste sur le lien intrinsèque entre l’abolition du serment du test et le libre exercice de la religion dans l’Acte de Québec [328] afin d’en inférer une analogie voulant que la Loi 21 introduit un nouveau serment du test. Or, l’abrogation de l’article VII et l’adoption de la législation fédérale relative aux serments d’allégeance constituent des indices d’une évolution législative distincte des deux dispositions invoquées par elle. De plus, permettre aux catholiques français de prêter serment selon une formule remplaçant le serment du test visait notamment l’obtention du droit de siéger au sein du Conseil législatif, car de facto ils occupaient déjà certaines charges civiles[329].
[500] Dans la structure de l’Acte de Québec, le libre exercice de la religion catholique se trouve plutôt relié aux garanties accordées au clergé catholique, dont la perception de la dîme, qui apparaissent au même article V. Le double objet de cette disposition, en l’occurrence le libre exercice de la religion et les droits du clergé, se retrouve tant dans les lois impériales ultérieures à l’Acte de Québec que dans les lois de la colonie.
[501] Avant de poursuivre l’analyse de l’article V de l’Acte de Québec, il apparaît utile d’ouvrir une parenthèse et de dresser un bref tableau de ces lois.
[502] Le droit au libre exercice de la religion, sans distinction selon l’appartenance à un culte en particulier, figure dans l’Acte constitutionnel de 1791 à l’article XLII qui prévoit que les parlements du Haut et du Bas-Canada doivent soumettre au Parlement britannique les lois relatives à « la jouissance ou l’exercice d’aucune forme ou mode de culte Religieux », aux « pénalités, charges, inhabilités ou incapacités » y reliés, ainsi qu’aux droits et privilèges du clergé (perception de la dîme par celui catholique, concession de terres et érection de cures pour celui protestant), adoptées 30 jours avant qu’elles ne puissent recevoir la sanction royale. Soulignons que cette disposition se voit abrogée en 1872 par la même loi[330] qui abroge l’article VII de l’Acte de Québec.
[503] Quant à l’Acte d’Union de 1840, il prévoit le libre exercice de la religion toujours à l’intérieur de l’article XLII en formulant l’exigence de soumettre devant le Parlement britannique les lois, adoptées par le Parlement du Canada-Uni, « qui pourront en aucune manière affecter ou avoir rapport à la jouissance ou exercice d’aucune espèce de culte religieux, ou qui imposeraient aucune pénalités ou charges, ou pourront créer quelqu’incapacité ou disqualification, par rapport à tel culte », ainsi que les lois relatives aux droits du clergé[331]. Cette disposition se trouve également abrogée en 1854 par une loi impériale conférant au Parlement du Canada-Uni le pouvoir d’adopter des lois modifiant la constitution de son Conseil législatif[332]. Ainsi, dorénavant, le processus d’entrée en vigueur de toute loi de la colonie, y compris en matière de religion, se limite à la sanction donnée par le Gouverneur au nom du roi ou encore, par le roi, lorsque le Gouverneur « réserve » la loi « pour la signification du plaisir de Sa Majesté »[333].
[504] Libre exercice de la religion et privilèges du clergé vont de pair aussi dans les lois de la Province du Canada, la Loi de 1852 sur les « rectoreries »[334] invoquée par WSO en constituant l’illustration parfaite. Le Tribunal reviendra sur les arguments de WSO un peu plus loin. Il suffit à cette étape de noter la présence du droit au libre exercice de la religion dans les lois impériales postérieures à l’Acte de Québec applicables dans la colonie, ainsi que dans celles adoptées par la colonie.
[505] Fin de la parenthèse.
[506] En l’absence d’une abrogation expresse de l’article V de l’Acte de Québec, Lauzon considère que les lois susmentionnées ne font que confirmer la disposition invoquée sans la rendre caduque. D’ailleurs, le libre exercice de toutes les formes de culte religieux prévu pour la première fois à l’Acte constitutionnel de 1791 ne constituerait qu’une confirmation que le libre exercice de la religion consacré dans l’Acte de Québec ne se limitait pas qu’aux catholiques[335].
[507] Selon elle, malgré les multiples références expresses à la religion et au clergé de l’Église de Rome, l’Acte de Québec n’accorde pas le droit au libre exercice de la religion exclusivement aux catholiques, qui ne reçoivent pas un traitement privilégié, mais se voient plutôt octroyer les mêmes droits que les fidèles d’autres religions.
[508] Le Tribunal ne peut retenir cette interprétation large qui fait paraître l’Acte de Québec comme « libéral », voire avant-gardiste, puisque le contexte historique ne permet pas de retenir cette proposition. Il faut savoir qu’en 1774 la religion catholique demeure proscrite à l’échelle de l’Empire britannique. Octroyer l’émancipation aux catholiques canadiens[336], en pleine contradiction avec la politique d’assimilation[337] établie par la Proclamation royale, équivaudrait à leur concéder des privilèges afin d’obtenir leur loyauté devant l’imminence de la Révolution américaine de 1775[338]. Il s’agissait là d’un pur calcul politique, dans le sens premier du terme.
[509] Éloquents, les propos de James Murray, le premier gouverneur de la colonie, témoignent de sa politique conciliante[339], mais intéressée[340], envers la majorité catholique française :
« […] Peu, très peu suffira à contenter les nouveaux sujets […] qui, encouragés par quelques privilèges que les lois anglaises refusent aux catholiques romains en Angleterre, ne manqueraient de vaincre leur antipathie nationale à l’égard de leurs conquérants et deviendraient les sujets les plus fidèles et les plus utiles de cet empire américain. […] En outre je suis convaincu que si les Canadiens ne sont pas admis à faire partie des jurés et s’il ne leur est pas accordé des juges et des avocats comprenant leur langue, Sa Majesté perdra la plus grande partie de cette utile population » (29 octobre 1764).[341]
(Le Tribunal souligne)
[510] Également, le fait que les huguenots et les juifs intégraient déjà l’administration de la colonie[342] n’élargit pas la portée de l’article V de l’Acte de Québec. Fort minoritaires, ils représentent les seuls non-catholiques de la colonie et les autorités britanniques comptaient sur leur loyauté :
There were so few English and non-Catholic residents that the Jews made up a significant and “loyal” population. […] The need of the administration for loyal supporters meant that Jews in Quebec were allowed considerable economic and civil equality with the other English settlers and were central to the British efforts to administer their new colony. […]
[…]
In August 1763 Aaron Hart became probably the first Jewish office holder in the new British colony of Québec when he received an appointment as postmaster of Trois-Rivières. […] His appointment seems to have originated in the need of the government to find a qualified individual who would be loyal to the administration in Trois-Rivières, a town with few English inhabitants. […] The governor felt he had few to choose from and Hart seemed the only one available with the necessary qualifications: he was not a French Canadian, he was able, and he was loyal.[343]
[511] De plus, l’exercice par les juifs de certaines charges civiles avant 1774 s’explique par l’absence d’instructions royales relatives à l’application des serments du test et d’abjuration[344] pour des postes publics, à l’exception du Conseil du gouverneur :
Faced with a British colony whose population was almost entirely Catholic, the Colonial Office made an exception and did not include the usual provision in the instructions to James Murray in 1763. While Governor Murray was directed to call a council and administer the state oaths and declaration against transubstantiation to them, there was no requirement for subscribing the declaration or taking the state oaths as a condition of assuming other offices. Membership in the governor’s council therefore was to be restricted to Anglicans, though not other offices. An amendment to the governors’ instructions in 1775, after the Quebec Act had been passed, allowed them to appoint French-Canadian Roman Catholics to the council without requiring them to make the declaration against transubstantiation. But for all other offices, the Old Province of Québec was unique in that it did not have the Test Act restrictions during the entire period from the conquest of Quebec in 1760 until the reconstitution of the colonial government by the Constitutional Act of 1791, thus allowing anyone to hold office.
[…] It was the lack of these restrictions that had enabled Aaron Hart to be appointed postmaster of Trois-Rivières in August 1763 […].
[…]
The Old Province of Quebec, unlike Britain’s other colonies in America, did not apply the restrictions of the Test Act or the state oaths against the Roman Catholics, Jews, Presbyterians, and other religious dissenters within its boundaries save for appointment to the governor’s council.[345]
[512] Cependant, contrairement aux catholiques canadiens qui se voient accorder par l’Acte de Québec le droit de faire partie du Conseil législatif, la situation des juifs demeure incertaine en raison d’une loi impériale de 1766 imposant le serment d’office (« state oaths ») finissant par les mots « sur la foi véritable d’un Chrétien »[346], d’où la nécessité de l’adoption de la Loi Hart en 1832 :
Then, in 1774, the Quebec Act officially removed these disabilities […] by allowing Catholics to swear a short form of oath of allegiance in substitution for the state oaths and declaration against transubstantiation. […] Moreover, French-Canadian Catholics, unlike other Catholics, Protestant Dissenters, and Jews, could now be appointed to the new legislative council […].
[…]
Nevertheless, the long-term effect of the act of 1766 was not entirely clear for Jews in Quebec, and this difficulty was not resolved by legislation as it was for Catholics in the Quebec Act.[347]
[513] Il apparaît donc plus exact et conforme à la réalité historique d’affirmer que l’article V de l’Acte de Québec porte exclusivement sur le droit au libre exercice de la religion catholique et que l’égalité confessionnelle ne se trouve consacrée constitutionnellement qu’à partir de 1791, respectivement par les articles XLII de l’Acte constitutionnel de 1791 et de l’Acte d’Union, 1840.
[514] En édictant le libre exercice de la religion à toute « forme ou mode de culte Religieux », l’article XLII de l’Acte constitutionnel de 1791 opère réforme du droit en remplaçant, mais sans abroger, l’article V de l’Acte de Québec.
[515] Voici comment le professeur Côté traite de la question du remplacement d’une loi :
394. Une loi ou une disposition législative est remplacée lorsque, au moment même où il la révoque, le législateur lui substitue un nouveau texte portant sur le même sujet.
395. Au plan formel, le remplacement s'analyse comme une abrogation du texte remplacé et l'édiction d'un nouveau texte. Au plan matériel, le remplacement doit être considéré généralement comme une simple modification du droit antérieur plutôt que comme sa suppression pure et simple.
396. En effet, le remplacement constitue le plus souvent une technique de modification du droit et s'il opère abrogation du texte antérieur, cette abrogation n'emporte pas tous les effets ordinaires d'une abrogation.
[…]
398. Pour cerner les effets du remplacement, il faut distinguer selon qu'il vise à reformuler le droit ou à le réformer.
Alinéa 1 : Le remplacement ayant valeur de refonte
399. Si un texte est remplacé par un autre qui énonce des règles identiques à celles du texte remplacé, le remplacement a valeur de refonte, avec les conséquences qui suivent […]
Alinéa 2 : Le remplacement ayant valeur de réforme
400. La loi nouvelle peut énoncer des règles différentes de celles que prévoit la loi ancienne. On a alors affaire à un remplacement qui opère réforme du droit.
401. Pour apprécier les effets de ce type de remplacement, il y a lieu de distinguer trois hypothèses.
402. Première hypothèse : le texte nouveau ne reprend pas une règle contenue dans la loi ancienne. L'effet du remplacement est alors assimilable à celui de l'abrogation pure et simple du texte ancien.
403. Deuxième hypothèse : le texte nouveau contient des règles qui peuvent s'analyser comme de simples modifications des règles antérieures. Au plan substantiel, un tel remplacement a les mêmes effets que la modification d'un texte : il opère suppression des règles correspondant au texte antérieur et édiction des règles correspondant au nouveau texte.
404. Troisième hypothèse : le texte remplaçant édicte des règles entièrement nouvelles. Le remplacement a alors le même effet que l'édiction d'un nouveau texte : il s'analyse comme l'édiction d'une nouvelle règle.[348]
(Références omises; le Tribunal souligne).
[516] Donc, réitérant le libre exercice de la religion pour toute « espèce de culte religieux », le remplacement de l’article XLII l’Acte constitutionnel de 1791 par l’article XLII de l’Acte d’Union, 1840 ne possède qu’une valeur de refonte. L’abrogation de ces dispositions[349] signifie qu’à partir de 1872 le libre exercice de la religion à l’égard de tous les cultes n’existe expressément que dans la législation coloniale, à savoir la Loi de 1852 sur les « rectoreries » incorporée aux lois provinciales après la Confédération, comme expliqué plus loin.
[517] En l’absence d’une abrogation formelle de l’article V de l’Acte de Québec, quel statut cette disposition impériale possède-t-elle encore?
[518] Jusqu’en 1931, elle conserve son statut supralégislatif dont bénéficiaient les lois impériales par rapport aux lois coloniales. Durant cette période, on pouvait invoquer l’Acte de Québec, comme toute autre loi impériale, pour invalider des lois fédérales ou provinciales. Selon la « doctrine of repugnancy », la législation adoptée par les parlements coloniaux doit se conformer au droit anglais et une loi coloniale non conforme peut se voir invalidée par les tribunaux.
[519] En 1865, afin d’accroitre l’autonomie législative des colonies, le Parlement britannique adopte le Colonial Laws Validity Act [350] qui vise à restreindre l’application de la doctrine de l’incompatibilité uniquement aux lois impériales applicables dans les colonies. Cependant, les parlements coloniaux ne peuvent modifier ou abroger ces lois impériales :
The Colonial Laws Validity Act was intended to remove doubts as to the capacity of colonial legislatures to enact laws that were inconsistent with English law. By narrowly defining the class of imperial statutes, and thereby confining the doctrine of repugnancy, the Act was intended to extend rather than restrict the powers of the colonial legislatures. Nevertheless, the Act did leave the colonial legislatures powerless to alter any imperial statute which by its own terms applied to the colony. If the colony wished to alter or repeal such an imperial statute it had to persuade the imperial Parliament to enact the required law.[351]
[520] L’adoption de la L.C. 1867 n’y change rien, car cette loi impériale réitère à l’article 129 la règle voulant que les législatures de la fédération nouvellement créée ne peuvent modifier les lois impériales.
[521] Ainsi, le Tribunal ne peut retenir l’argument subsidiaire de Lauzon voulant qu’au moment de la Confédération « l’Acte est devenu une loi fédérale »[352] en vertu de l’article 129, ce qui donnerait lieu à l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale. En 1867, comme aujourd’hui, l’Acte de Québec conserve son statut de loi impériale[353].
[522] Les dispositions en vigueur de l’Acte de Québec perdent leur nature supralégislative en 1931 par l’adoption du Statut de Westminster[354], qui abroge l’applicabilité du Colonial Laws Validity Act et confère aux Parlements fédéral et provinciaux le droit de modifier ou d’abroger les lois impériales existantes ou futures, conformément au partage des compétences[355]. Il s’ensuit que l’article V de l’Acte de Québec devient modifiable ou abrogeable par une loi fédérale ou provinciale intra vires.
[523] Exceptionnellement, en raison de l’absence d’une procédure de modification dans le texte de la Constitution et afin d’éviter qu’elle ne devienne une loi modifiable par une simple loi fédérale ou provinciale, l’article 7 du Statut de Westminster empêche la modification ou l’abrogation des seize « Actes de l’Amérique du Nord britannique, 1867 à 1930 » par le Parlement canadien ou par les parlements provinciaux[356].
[524] Dès lors, à l’exception de ces seize lois adoptées par le Parlement britannique entre 1867 et 1930, les lois impériales en vigueur au Canada perdent leur statut supralégislatif et deviennent modifiables par une simple loi.
[525] Enfin, l’adoption de la Loi de 1982 sur le Canada[357] par le Parlement britannique marque la fin de l’autorité de celui-ci sur le Canada. Il cesse de légiférer pour le Canada et la partie V de cette loi prévoit la procédure de modification de la Constitution. L’article 7 du Statut de Westminster se trouve abrogé sans que la Constitution perde son rang de loi suprême, car l’article 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 assure sa primauté, même sur les lois impériales, à l’exception de celles incorporées à l’Annexe de cette loi :
This provision serves exactly the same function as s. 7(1) of the Statute of Westminster formerly served. Section 7(1) preserved the doctrine of repugnancy expressed in the Colonial Laws Validity Act in its application to the B.N.A. Act and its amendments. Now s. 52(1) directly enacts a similar doctrine of repugnancy or inconsistency. By virtue of s. 52(1), the Constitution of Canada is superior to all other laws in force in Canada, whatever their origin: federal statutes, provincial statutes, pre-confederation statutes, received statutes, imperial statutes and common law; all of these laws must yield to inconsistent provisions of the Constitution of Canada. Section 52(1) provides an explicit basis for judicial review of legislation in Canada, for, whenever a court finds that a law is inconsistent with the Constitution of Canada, the court must hold that law to be invalid ("of no force or effect").[358]
(Références omises, le Tribunal souligne)
[526] Les seize Actes de l’Amérique du Nord britannique adoptés entre 1867 et 1930 se voient intégrés à l’Annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, ainsi que le Statut de Westminster et quelques lois impériales adoptées entre 1931 et 1975. Aucune loi préconfédérative n’y figure.
[527] Néanmoins, Lauzon soutient que les Tribunaux interprètent le droit garanti à l’Acte de Québec comme un droit constitutionnel permettant l’exercice du contrôle judiciaire. Certes, la jurisprudence antérieure à 1931 doit se lire dans le contexte d’applicabilité de la doctrine de l’incompatibilité (repugnancy), telle qu’établie par Colonial Laws Validity Act, et d’égalité entre les lois impériales applicables dans la colonie. D’ailleurs, l’extrait de Mignault cité par la demanderesse va dans ce sens :
L'article 91 de l’Acte de l'Amérique du Nord britannique, après avoir donné au parlement canadien le pouvoir de porter des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada, lui assigne spécialement, parmi les catégories de sujets qui sont de sa compétence, « le mariage et le divorce. » Mais ce pouvoir le parlement canadien ne peut l'exercer contrairement aux lois impériales qui sont en vigueur. En d'autres termes, une loi émanant du parlement impérial, et s'appliquant au Canada, l'emportera sur une loi portée par le parlement canadien dans les limites de sa compétence. Il est vrai que l'Acte de l'Amérique du Nord britannique est une loi impériale, mais l'Acte de Québec l'est également, et il ne s'agit que d'interpréter et de concilier, s'il est possible, les deux lois. Il est évident que le parlement anglais n'a pas entendu abroger ni affecter en rien la disposition de l'Acte de Québec garantissant le libre exercice de la religion catholique.[359]
[528] Quant à la jurisprudence des années 1950[360], la Cour suprême qualifie sans doute le droit à la liberté de religion de droit fondamental et retrace sa genèse aux articles des capitulations, au Traité de Paris et à l’Acte de Québec de 1774, sans toutefois prononcer l’invalidité des dispositions contestées ou accorder des dommages en vertu de ces textes fondateurs, les motifs des arrêts reposant plutôt sur le partage des compétences.
[529] Lauzon ajoute que la publication de l’Acte de Québec à l’Appendice II des Lois révisées du Canada de 1985, sous le titre « Lois et documents constitutionnels », marque une indication additionnelle de la nature constitutionnelle de cette loi[361].
[530] Tout d’abord, il importe de souligner que la tradition de la reproduction ou de l’indexation des lois impériales constitutionnelles[362] et autres[363] applicables dans la colonie date depuis les premières révisions de lois. Ensuite, la question à résoudre ne se situe pas au regard de la nature constitutionnelle de l’Acte de Québec, mais plutôt au niveau de l’absence de valeur supralégislative à lui prêter pour prononcer une déclaration d’invalidité de la Loi 21.
[531] Il ne fait aucun doute que l’Acte de Québec de 1774 s’avère un document important pour comprendre l’évolution constitutionnelle du Québec et sa spécificité au sein du Canada. D’ailleurs, son importance fondatrice historique explique le fait qu’aucune législature n’oserait abroger expressément la toute première loi concernant le Québec, la source même du bijuridisme et du caractère distinct de la nation québécoise au sein de la Confédération. Cependant, en 2021, l’Acte de Québec de 1774 doit s’interpréter comme un document constitutionnel historique qui ne possède pas d’effet supralégislatif.
[532] En réponse au mécontentement de la population anglaise protestante[364] devenue plus nombreuse par l’arrivée des immigrants « Loyalistes », provoqué par l’Acte de Québec de 1774 notamment dû à l’absence d’une assemblée législative élue, le Parlement impérial adopte l’Acte constitutionnel de 1791. Celui-ci, en plus de diviser le territoire en deux provinces détenant leur propre parlement, renforce les privilèges du clergé protestant en réservant des terrains à son bénéfice (« clergy reserves ») et en prévoyant le droit de la Couronne d’ériger des « rectoreries »[365]. L’Église catholique conserve aussi les droits accordés par l’Acte de Québec dont notamment la perception de la dîme et la capacité de créer paroisses et églises.
[533] Dans ce contexte de concurrence entre les églises (catholique romaine, anglicane, méthodiste et d’Écosse)[366] présentes dans la colonie, la Loi de 1852 vise la résolution des disputes entre les différents clergés, occasionnées notamment par la question des réserves, devenues multiconfessionnelles depuis 1840[367]. En 1851, le Parlement du Canada-Uni adopte donc une « loi de compromis »[368] qui, entrée en vigueur en 1852, abroge les articles XXXVIII à XL[369] de l’Acte constitutionnel de 1791 relatifs aux « rectoreries ».
[534] La reconnaissance de l’égalité du libre exercice de la religion devient la première disposition de la Loi de 1852, à la suite de son préambule qui érige l’égalité confessionnelle au statut de principe fondamental de la politique civile canadienne, digne de recevoir la sanction directe du Parlement colonial :
ATTENDU que l'admission de l'égalité aux yeux de la loi de toutes les dénominations religieuses est un principe reconnu de la législation coloniale; et attendu que dans l'état et la condition de cette province à laquelle il est particulièrement applicable, il est à désirer que ce principe reçoive la sanction directe de l'assemblée législative, qui reconnaisse et déclare qu'il est ce principe fondamental de notre politique civile […] il est par le présent déclaré et statué […] que le libre exercice et la jouissance de la profession et du culte religieux, sans distinction ni préférence, mais de manière à ne pas servir d'excuse à des actes d'une licence outrée, ni de justification de pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté de la province, sont permis par la constitution et les lois de cette province à tous les sujets de Sa Majesté en icelle. |
Whereas the recognition of legal equality among all Religious Denominations is an admitted principle of Colonial Legislation; And whereas, in the state and condition of this Province, to which such principle is peculiarly applicable, it is desirable that the same should receive the sanction of direct Legislative Authority, recognizing and declaring the same as a fundamental principle of our civil polity […] it is hereby declared and enacted […] That the free exercise and enjoyment of Religious Profession and Worship, without discrimination or preference, so as the same be not made an excuse for acts of licentiousness, or a justification of practices inconsistent with the peace and safety of the Province, is by the constitution and laws of this Province allowed to all Her Majesty’s subjects within the same. |
[535] Les autres dispositions interdisent la création de nouvelles « rectoreries » en faveur de l’Église anglicane. En 1854, le Parlement du Canada-Uni adopte une deuxième loi sur les « rectoreries »[370] afin de « liquider ces réserves contentieuses »[371].
[536] Intégrée aux Statuts refondus du Canada-Uni de 1859[372], la Loi de 1852 constitue l’unique loi[373] apparaissant au titre 7 intitulé « Matières religieuses » de cette refonte.
[537] À la suite du partage des compétences législatives en 1867, les matières religieuses se retrouvent dans les législations provinciales, la Loi de 1852 se voyant expressément désignée comme une loi provinciale lors de la première révision des lois fédérales[374]. Conséquemment, elle s’intègre tant dans les lois révisées de l’Ontario de 1877[375], que dans celles refondues du Québec de 1888[376] et des années subséquentes[377].
[538] Lors de la refonte des lois du Québec de 1925, les dispositions sur le libre exercice de la religion et celles sur l’interdiction d’ériger de nouvelles « rectoreries » se trouvent séparées et incluses dans deux lois distinctes, la Loi de la liberté des cultes et du bon ordre dans les églises[378] et la Loi des rectoreries[379]. Au fil des refontes des lois du Québec[380], le libellé de la disposition garantissant l’égalité du libre exercice de la religion ne subit que des modifications de style[381], de sorte qu’aujourd’hui, présente dans la Loi sur la liberté des cultes[382], elle demeure très semblable à sa version originale de la Loi de 1852 :
1. La jouissance et le libre exercice du culte de toute profession religieuse, sans distinction ni préférence, mais de manière à ne pas servir d’excuse à la licence, ni à autoriser des pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté au Québec, sont permis par la constitution et les lois du Québec à toutes les personnes qui y vivent.
[539] Malgré son incorporation dans la législation provinciale ontarienne et québécoise, WSO prétend que la liberté de religion, consacrée par la Loi de 1852 « continue d’exister indépendamment de ces textes »[383] et fait partie de la Constitution du Canada. Son caractère constitutionnel découlerait du texte lui-même de la Loi de 1852 : « le libre exercice et la jouissance de la profession et du culte religieux […] sont permis par la constitution et les lois de cette province à tous les sujets de Sa Majesté ».
[540] Cependant, il faut savoir qu’en 1852, la constitution de la Province du Canada, est l’Acte d’Union, 1840, qui prévoit à l’article XLII le libre exercice de la religion et la nécessité de soumettre devant le Parlement britannique les lois en matière de religion, procédure suivie[384] lors de l’adoption de la Loi de 1852 sur les « rectoreries ». Conséquemment, elle ne possède pas un statut supralégislatif à ce moment, pas plus qu’elle ne l’obtient par la suite.
[541] Techniquement, rien n’abroge expressément la Loi de 1852 sur les « rectoreries », mais pour le Tribunal, le principe de droit qu’elle établit ne survit pas sous la forme invoquée par WSO, à savoir comme expression de la volonté législative du Parlement du Canada-Uni dissout ou encore, du Parlement fédéral qui fait le choix de ne pas l’incorporer à ses lois.
[542] Comme la Loi de 1852 demeure en vigueur au moment de la Confédération, elle continue d’exister en vertu de l’article 129 de la L.C. 1867 sans égard à l’Union de 1840. Rappelons que durant l’Union certaines lois s’appliquent uniquement au Bas-Canada ou au Haut-Canada, tandis que d’autres, comme la Loi de 1852, visent le Canada-Uni. Or, en 1867, les lois du Canada-Uni ne deviennent pas automatiquement des lois fédérales applicables à l’ensemble de la Confédération :
The effect of s. 129 was to avoid a vacuum of law. With respect to matters within provincial legislative authority, each province retained its existing body of laws. That body of laws had five sources: (1) the laws "received" from England or (in the case of Quebec) France […]; (2) laws enacted for the province under the royal prerogative; (3) statute law enacted for the province by the imperial Parliament; (4) judicial developments in the common law (or civil law) since the date of reception; and (5) statute law enacted by the predecessor colonial Legislature. With respect to matters within federal legislative authority, there was no single body of law in 1867; such matters were regulated by a part of each of the five kinds of pre-confederation laws which were continued in force by s. 129. Gradually, of course, after 1867 the federal Parliament enacted statutes on the matters coming within its authority, and thereby supplanted the diverse pre-confederation laws with a body of statute law which was usually uniform across the country.
(Références omises, le Tribunal souligne][385]
[543] Dans le cadre du partage des compétences et en vertu de celui-ci, le corpus législatif du Canada-Uni, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick devait nécessairement se diviser entre lois fédérales et lois provinciales.
[544] En 1886, lors de la première révision des lois du Canada, la liste des lois préconfédératives adoptées par les différentes provinces se retrouve à l’Appendice No. 1 « Tableau des actes passés avant la confédération par les différentes provinces qui forment aujourd’hui le Canada, et des actes de la Puissance du Canada, indiquant ce qui reste en vigueur dans chacun d’eux, et ce qui a été fait de chacun ». Le chapitre 74 des Statuts refondus du Canada-Uni de 1859, à savoir la Loi de 1852 sur les « rectoreries », demeure entièrement en vigueur et devient « Provincial »[386].
[545] Par conséquent, le législateur fédéral pouvait choisir d’inclure à cette étape la Loi de 1852 dans les statuts révisés du Canada, comme le montre la législation sur le serment d’allégeance, par exemple[387]. En l’absence de tel choix, le sort de la Loi de 1852 se retrouve donc entre les mains du législateur provincial qui, en l’intégrant à sa législation, peut la modifier conformément à l’article 129 de L.C.1867.
[546] À titre d’illustration, en 1954[388], le législateur québécois modifie la Loi de la liberté des cultes et du bon ordre dans les églises[389] afin de préciser que « le fait de distribuer, dans des places publiques ou à domicile, des livres, revues, tracts, pamphlets, papiers, documents, photographies ou autres publications contenant des attaques outrageantes ou injurieuses contre le culte d'une profession religieuse ou les croyances religieuses d'une partie quelconque de la population de la province » ne constitue pas le libre exercice de la religion.
[547] L’Assemblée nationale abroge en 1986 ces dispositions visant vraisemblablement les Témoins de Jéhovah[390] afin de rendre la Loi sur la liberté des cultes conforme à la Charte québécoise. D’ailleurs, depuis l’avènement des chartes, qui garantissent la liberté de conscience et de religion, l’intérêt pour la Loi de 1852 se limite essentiellement à l’exercice du culte et aux conditions pour que celui-ci puisse s’exercer dans certains lieux, dans la paix et le bon ordre.
[548] À tout évènement, WSO ajoute que la jurisprudence de la Cour suprême reconnaîtrait à maintes reprises la nature constitutionnelle de la Loi de 1852.
[549] Traitant directement de cette loi, l’arrêt Saumur[391], rendu par la Cour suprême en 1953, demeure le plus pertinent. Quel enseignement peut-on en tirer?
[550] Témoin de Jéhovah, Laurier Saumur conteste la validité d’un règlement municipal prohibant la distribution de livres, pamphlet, circulaires dans les rues de Québec sans la permission écrite du chef de la police. Alléguant que son droit à la liberté d’expression, à la liberté de presse et au libre exercice de sa religion, garantis par la Constitution britannique non écrite, par l’Acte de l’Amérique britannique du Nord et à la fois par la Loi concernant la liberté des cultes et le bon ordre dans les églises et leurs alentours[392] lui confère un droit absolu à l’expression de ses opinions, il demande que le Tribunal déclare le règlement municipal ultra vires, inconstitutionnel, illégal et nul. Il prétend aussi que le libre exercice de la religion relève exclusivement des domaines de compétence fédérale, à savoir le droit criminel ou la paix, l’ordre et le bon gouvernement.
[551] Plus précisément en lien avec la Loi de 1852 les juges majoritaires rédigent leurs opinions de manière très différente. Sans se prononcer si la loi provinciale remplace la Loi de 1852, le juge Kerwin[393] énonce qu’aucune loi provinciale ne permet d’abroger les dispositions relatives à la liberté de la religion. Puisque les attaques des Témoins de Jéhovah contre les autres cultes religieux ne constituent pas des actes servant d’excuse à la licence ou des pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté au Québec, il déclare le règlement non applicable à Saumur, sans toutefois le prononcer ultra vires. Il estime inutile de recourir aux lois impériales et que le droit au libre exercice de la religion tombe sous l’article 92(13) de l’Acte de l’Amérique britannique du Nord 1867.
[552] Le juge Rand[394] rappelle que depuis 1760 « religious freedom has, in our legal system, been recognized as a principle of fundamental character » et que l’affirmation des croyances religieuses demeure « of the greatest constitutional significance throughout the Dominion ». Il termine son analyse du droit à la liberté de religion par la Loi de 1852 incorporée dans la législation provinciale :« That law is now embodied in cap. 307, sec. 2 of R.S.Q. 1941 ». La liberté d’expression, de la religion et l’inviolabilité de la personne constituent selon lui « original freedoms which are at once the necessary attributes and modes of self-expression of human beings ». De plus, la religion présente une dimension nationale : « there is nothing to which the « body politic of the Dominion » is more sensitive ». Puisque la seule référence à la religion dans la L.C. 1867 figure à l’article 93 en matière d’éducation, il infère que si la liberté de religion constituait un droit civil le législateur provincial pourrait abolir « these vital constitutional provisions ». Considérant que le règlement porte sur la liberté d’expression et de la religion, domaines de compétence fédérale, il le déclare invalide.
[553] Le juge Kellock[395] passe en revue les dispositions en matière de religion de l’Acte de Québec de 1774, l’Acte constitutionnel de 1791, l’Acte d’Union, 1840, et de la Loi de 1852 pour démontrer qu’à partir de 1774, « the phrase "property and civil rights" did not include the right to the exercice and enjoyment of religious profession, that being a matter the subjet of special provision in each case, and, by the statute of 1852, made a fundamental principle of the constitution of the entire country ». Il ajoute que la Loi de 1852 s’applique également « to both of the Canadas ». De même, le domaine de la liberté de religion ne relève pas de la compétence provinciale en vertu de l’article 92 de l’Acte de l’Amérique britannique du Nord, 1867. Comme le juge Rand, il établit un lien entre les dispositions constitutionnelles sur les écoles confessionnelles et l’absence de pouvoir du législateur provincial de légiférer en matière de religion. Quant à la présence du contenu de la Loi de 1852 dans les lois provinciales, ses propos se limitent à préciser que la question de la compétence de cette législation ne fait pas l’objet de débats judiciaires; cependant, il affirme avec certitude que les dispositions sur les « rectoreries » de la Loi de 1852 se rattachent à la compétence provinciale. Il conclut que « it is incompetent for a provincial legislature to legislate with respect to the subject-matter of the statute of 1852 ». Par conséquent, le règlement s’avère ultra vires puisque ses dispositions entrent en conflit avec les droits accordés par la Loi de 1852.
[554] Le juge Estey[396] présume qu’au moment de Confédération l’existence des dispositions de la Loi de 1852 demeurait présente dans l’esprit de rédacteurs de l’Acte de l’Amérique britannique du Nord, 1867 : « It must be assumed, therefore, that it was intended legislation in relation thereto would come within the provisions of the B.N.A Act and be competently enacted either by the Parliament of Canada or the provincial legislature as therein provided ». Il établit une analogie entre les circonstances de l’adoption et certaines phrases du Traité de Paris et de la Loi de 1852 pour inférer que les deux visaient à garantir la paix, l’ordre et le bon gouvernement dans l’ensemble du pays. De plus, il ajoute ceci :
It will also be observed that in the declaration of this right in the Act of 1851 no penalty is provided for infraction thereof. That would indicate that such was left to the field of criminal law where, in principle, it would seem to belong. […][397]
[555] Droit individuel « sacré », la liberté de religion devrait faire partie des droits habilitant le Parlement fédéral à légiférer pour la préservation de la paix, l’ordre et le bon gouvernement. Il réitère le motif basé sur l’article 93 de la L.C. 1867. Relevant de la compétence fédérale sous l’article 91, la législature provinciale ne saurait abroger ou modifier la Loi de 1852. Et, puisque le Parlement fédéral n’y apporte aucune modification, la Loi de 1852 demeure en vigueur. Il rappelle la genèse de la Loi de 1852 dans le débat sur les réserves du clergé et précise que ses dispositions ne font pas obstacle à l’adoption par le législateur provincial de lois qui « may affect the right of religious profession and worship » dans la mesure où elles relèvent de son champ de compétence.
[556] Le juge Locke[398] refait le chemin législatif de la Loi de 1852 à la loi provinciale invoquée par Saumur, et débute son analyse par le postulat suivant : « If this section [section 2 of chapter 307 of the Revised Statutes of Quebec 1941] was an attempt to confer substantive rights and not merely recital of the rights declared by the Statute of 1852, the section dealt with matters which were beyond the powers of the Province unless, […] under Head 13 of section 92 of the British North America Act the Province was empowered to legislate as to the free exercise and enjoyment of religious profession and worship within the Province ». Il considère que le règlement contesté vise à censurer la distribution des publications, que la question en litige porte sur « [the] right of censorship of the contents of religious publications » et que cela ne nécessite pas de décider « whether the right to religious freedom and the right to free public discussion of matters of public interest and the right to disseminate news […] differ in their nature ». Puisque la Loi de 1852 demeurait en vigueur au moment de l’adoption de la L.C. 1867, le libre exercice de la religion constitue un droit constitutionnel, et non un droit civil au sens de l’article 92(13), qui peut toutefois se voir limité par des dispositions de droit criminel (« while the exercise of [the right to freedom of religious belief and worship] might be restrained under the provisions of the saving clause of the statute of 1852 by criminal legislation passed by Parliament under Head 27 of section 91 it was otherwise a constitutional right of all the inhabitants of this country »). Donc, pour lui, l’effet combiné de la Loi de 1852 et de la L.C. 1867 participe à la continuité du droit à la liberté de religion à titre de droit constitutionnel qui « did not fall within the category of civil rights under Head 13 of section 92 ».
[557] Pour les quatre juges dissidents qui n’invalident pas le règlement, la Loi concernant la liberté des cultes et le bon ordre dans les églises et leurs alentours « n’est rien autre chose qu’une loi déclaratoire »[399] de la Loi de 1852 et le législateur provincial peut modifier les effets de cette dernière dans la mesure où il légifère à l’intérieur de son champ de compétence[400].
[558] Une lecture attentive de cet arrêt permet donc de constater qu’un seul des neuf juges de la Cour suprême, à savoir le juge Kellock, prononce l’invalidité du règlement en raison de son conflit avec la Loi de 1852. Un des juges majoritaires conclut à l’inapplicabilité du règlement à Saumur sans le déclarer ultra vires et les trois autres tranchent la question d’invalidité du règlement sur les principes du partage des compétences. En ce sens, le droit à la liberté de religion reçoit le qualificatif de droit constitutionnel par opposition aux droits civils rattachés à la compétence provinciale, sans pour autant que la Loi de 1852 sur les « rectoreries » acquière une valeur supralégislative.
[559] En 1808, Ezekiel Hart, un homme d’affaires prospère de religion juive, seigneur de Bécancour, devient député élu de la circonscription de Trois-Rivières, mais se voit expulsé de l’Assemblée en raison de son appartenance religieuse. Plus précisément, il prête le serment d’office sur la Bible hébraïque (l’Ancien Testament) plutôt que sur les Évangiles (le Nouveau Testament), en remplaçant le terme « Chrétien » par « Juif » dans la phrase finale du serment se lisant « sur la foi véritable d’un Chrétien ».
[560] Le débat sur la possibilité pour les personnes de religion juive de siéger au Parlement du Bas-Canada se clôt en 1832 lorsque ce Parlement adopte la Loi Hart. Le Bas-Canada devient ainsi le premier territoire de l’Empire britannique à affirmer l’égalité juridique des personnes juives. Le titre[401] et l’unique disposition de la Loi Hart se montrent révélatoires :
[…] il est par le présent déclaré et statué […] que toute personne professant le Judaïsme, et qui sont nées sujets Britanniques, et qui habitent et résident en cette Province, ont droit, et seront censées, considérées et regardées comme ayant droit à tous les droits et privilèges des autres sujets de Sa Majesté […] à toutes intentions, interprétations et fins quelconques, et sont habiles à pouvoir posséder, avoir ou jouir d’aucun office ou charge de confiance quelconque en cette Province.
[561] Après l’union des Provinces du Haut et du Bas-Canada en 1840, la Loi Hart demeure inchangée et continue de s’appliquer seulement au Bas-Canada. En effet, elle figure dans les Actes et ordonnances révisés du Bas-Canada de 1845 en tant que droit politique[402].
[562] Lors de la codification suivante des lois applicables au Bas-Canada en 1861, la loi s’intègre comme une disposition particulière de l’Acte concernant certains droits personnels[403] se trouvant au titre 6 de la codification intitulé « Droits d’une nature privée et personnelle ». La disposition pertinente, reprenant le principe de la Loi Hart, se lit :
Droits politiques des juifs
« 7. Toutes les personnes qui professent le Judaïsme, et qui sont nées sujets Britanniques, et qui habitent et résident en cette province, peuvent jouir de tous les droits et privilèges des autres sujets de Sa Majesté, à toutes fins et intentions quelconques, et occuper des places ou charges de confiance en cette province. »
[563] Évidemment, la création de la Confédération en 1867 ne modifie pas le statut de loi provinciale de l’Acte concernant certains droits personnels[404] qui inclut cette disposition[405].
[564] Enfin, en 1888, la première refonte postconfédérative des lois du Québec omet l’inclusion de la disposition équivalant à la Loi Hart. Cela s’explique par deux évènements législatifs : (1) l’adoption de la Loi sur les « rectoreries » en 1852 et (2) l’adoption du Code civil du Bas-Canada en 1866. Ces deux lois affirment, d’une part, l’égalité juridique de toutes les dénominations religieuses et, d’autre part, la reconnaissance que chaque personne possède « la pleine jouissance des droits civils »[406].
[565] Par leur effet combiné, ces deux lois rendent caduques les dispositions de la Loi Hart sur les droits civils et politiques des Juifs au Bas-Canada[407]. Conséquemment, la disposition refondue en 1861 se trouve abrogée dans le cadre de la refonte des Statuts révisés de la Province de Québec de 1888[408].
[566] L’historique législatif de la Loi Hart permet de constater qu’elle demeurait en vigueur au moment de la Confédération. Selon Lord Reading, cela la transforme en un « instrument légal supplémentaire »[409] incorporé à la Constitution du Canada par l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867. Autrement dit, cette dernière disposition constitutionnaliserait l’effet de la Loi Hart.
[567] Or, l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867 constitue une disposition transitoire et non pas attributive d’un statut constitutionnel aux lois en vigueur lors de la Confédération. Il prévoit que les lois adoptées précédemment demeurent en vigueur et pourront faire l’objet de modifications par le Parlement, fédéral ou provincial, qui dispose de la compétence pour le faire selon le partage des compétences législatives établi par la nouvelle loi constitutionnelle :
129. Sauf toute disposition contraire prescrite par la présente loi, toutes les lois en force en Canada, dans la Nouvelle-Écosse ou le Nouveau-Brunswick, lors de l’union […] continueront d’exister dans les provinces d’Ontario, de Québec, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick respectivement, comme si l’union n’avait pas eu lieu; mais ils pourront, néanmoins (sauf les cas prévus par des lois du parlement de la Grande-Bretagne ou du parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande), être révoqués, abolis ou modifiés par le parlement du Canada, ou par la législature de la province respective, conformément à l’autorité du parlement ou de cette législature en vertu de la présente loi.
[568] Ainsi, il serait pour le moins curieux qu’une loi adoptée et abrogée par la législature provinciale s’incorpore dans la Constitution du Canada simplement en vertu de son objet et sans aucune disposition expresse en ce sens.
[569] La reconnaissance, par l’Assemblée nationale du Québec en 2012, de l’importance historique de la Loi Hart ne permet nullement de faire revivre cette loi, d’inférer son enchâssement dans la Constitution et de lui conférer une valeur supralégislative. Certes, la Loi Hart constitue une étape importante de l’histoire du Québec et elle marque assurément une reconnaissance historique pour les personnes de confessions juives à travers l’Empire britannique, mais elle ne permet pas de soutenir qu’elle instaure une protection distincte de la liberté de religion au Canada ou au Québec qui échapperait au régime expressément prévu dans les chartes.
[570] Lauzon, WSO et Lord Reading prétendent que la liberté de religion garantie par les lois préconfédératives qu’elles invoquent fait partie de la Constitution en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et du caractère non exhaustif de l’article 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982 :
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
(2) La Constitution du Canada comprend :
a) la Loi de 1982 sur le Canada, y compris la présente loi;
b) les textes législatifs et les décrets figurant à l’annexe;
c) les modifications des textes législatifs et des décrets mentionnés aux alinéas a) ou b).
[571] Notons qu’aucune loi préconfédérative ne figure à l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982. Cependant, le contenu de la Constitution ne se limite pas aux textes législatifs recensés dans cette l’annexe :
[…] La «Constitution du Canada» comprend certainement les textes énumérés au par. 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982. Même si ces textes jouent un rôle de premier ordre dans la détermination des règles constitutionnelles, ils ne sont pas exhaustifs. […][410]
[572] Elle renferme des règles écrites et non écrites[411], comme les conventions constitutionnelles et les rouages du Parlement[412], les privilèges inhérents au bon fonctionnement des organismes législatifs canadiens[413], l’indépendance judiciaire[414] les caractéristiques essentielles de la Cour suprême[415] ainsi que les principes sous-jacents aux règles de la succession au trône britannique[416].
[573] En référant à «une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume-Uni», le préambule de la L.C. 1867 sert d’outil pour identifier les règles non écrites de la Constitution. Dans Motard c. Procureur général du Canada[417], la Cour d’appel confirme que le préambule intègre dans l’ordre constitutionnel canadien les principes constitutionnels du Royaume-Uni, sans pour autant en intégrer des textes de loi précis[418].
[574] Suivant le modèle britannique, les Pères de la Confédération n’entendent pas enchâsser dans la Constitution les droits et libertés fondamentales, qui devront attendre l’avènement de la Charte pour acquérir leur statut supralégislatif :
The Canadian framers of the B.N.A. Act even eschewed the alluring American precedent of a bill of rights, and instead left the civil liberties of Canadians to be protected by the moderation of their legislative bodies and the rules of the common law — as in the United Kingdom.[419]
[575] Notons que le caractère non-supralégislatif des libertés fondamentales dans la Constitution canadienne avant 1982 se trouve confirmé par l’arrêt Dupond c. Ville de Montréal et autre[420] où la Cour suprême devait se prononcer sur la validité d’un règlement municipal limitant la tenue d’assemblées et de manifestations. Sachant que la contestation s’appuyait notamment sur la protection des libertés fondamentales, incluant la liberté de religion, dans la Constitution canadienne par l’effet du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, elle énonce :
« 1. Aucune des libertés mentionnées n’a été consacrée par la constitution au point d’être mise hors de la portée de toute législation. »[421]
[576] Puis dans Big M, elle réitère cet enseignement :
« Le mutisme général de la jurisprudence quant à l’effet de la législation relative à la fermeture le dimanche sur la liberté de religion peut s’expliquer par le fait qu’avant l’adoption de la Déclaration canadienne des droits et l’enchâssement de la Charte dans la Constitution, les droits et libertés, même les plus fondamentaux, étaient susceptibles d’empiètement de la part du gouvernement. […]
La liberté de religion a été reconnue en droit canadien quoique, avant l’adoption de la Charte, ce principe était assujetti aux lois ordinaires. [….]
Depuis que la Charte est enchâssée dans la Constitution, la définition de la liberté de conscience et de religion n’est plus susceptible de modification par voie législative. »[422]
[577] De plus, le contenu non écrit de la Constitution existe « parce qu'il peut survenir des problèmes ou des situations qui ne sont pas expressément prévus dans le texte »[423] de celle-ci. Or, Lauzon, WSO et Lord Reading demandent la reconnaissance d’un principe de base non écrit qui incarne une liberté fondamentale déjà prévue par la Charte.
[578] Pour le PGQ, cela fait en sorte que cette protection de la liberté de religion se révèlerait absolue et donc plus importante que celle garantie par les deux chartes puisqu’elle ne pourrait faire l’objet d’aucune limite. Pour lui, cela revient à dire qu’il existerait au Canada une protection constitutionnelle absolue de la liberté de religion découlant de lois préconfédératives.
[579] Au surplus, donner effet à cet argument supposerait d’admettre que le constituant, en 1982, maintenait une protection fondamentale et supralégislative de la liberté de religion prévue dans des lois préconfédératives, mais omettait, sciemment ou par oubli, d’en faire une mention expresse dans le texte, en l’occurrence par le biais de l’article 52 ou 33 ou dans une disposition spécifique.
[580] Pour le PGQ, la reconnaissance du caractère supralégislatif d’un droit à la liberté de religion se retrouvant dans les lois préconfédératives, viendrait également rompre le compromis qui permettait l’enchâssement de droits fondamentaux dans la Loi constitutionnelle de 1982 en permettant de contourner l’article 33 de cette dernière. En effet, pour le constituant, l’inscription des droits fondamentaux dans la loi constitutionnelle devait impérativement s’accompagner d’une disposition permettant de préserver la souveraineté des Parlements fédéral et provinciaux.
[581] Lauzon rétorque qu’elle ne recherche pas la reconnaissance d’un droit absolu, mais plutôt l’existence autonome du droit au libre exercice de la religion, un droit, certes, non susceptible de se voir limité par les clauses dérogatoires ou visé par le cadre de justification des chartes, mais sujet à l’interprétation des tribunaux, qui peuvent en fixer les contours et lui imposer des limites internes[424].
[582] Avec respect, pour le Tribunal, cela avaliserait une certaine forme d’incohérence interne similaire à celle que Lauzon elle-même reproche à la Loi 21. Car si le Tribunal devait reconnaître le raisonnement proposé par Lauzon, ce problème d’incohérence se manifesterait lors de l’analyse de l’architecture interne de la Constitution. En effet comme la Constitution se compose d’éléments individuels liés les uns aux autres et devant s’interpréter « en fonction de l’ensemble de sa structure »[425], il apparaît pour le moins contradictoire d’affirmer, du même souffle, que la Constitution comprend le droit à la liberté de religion spécifiquement prévu à l’article 2a) et modulé par les articles 1 et 33 de la Charte et le droit au libre exercice de la religion enchâssé de façon parallèle, mais limité uniquement par l’interprétation judiciaire. Pour le Tribunal, il ne peut coexister dans une même Constitution, écrite et non écrite, des dispositions qui visent le même but, en l’occurrence à invalider des lois qui violent un droit identique à celui de la liberté de religion.
[583] À l’évidence, les lois préconfédératives conservent un intérêt historique et interprétatif, mais elles ne peuvent supplanter le texte clair de la constitution formelle, et ce, même si la Loi constitutionnelle de 1867 ne comporte aucune mention de l’abrogation des dispositions plus anciennes[426].
[584] De tout ceci, le Tribunal conclut que l’Acte de Québec de 1774, la Loi Hart ou la Loi de 1852 sur les « rectoreries » ne peuvent servir de base pour invalider des dispositions législatives adoptées par l’Assemblée nationale et donc les dispositions attaquées de la Loi 21.
[585] Dans le même spectre analytique que celui portant sur la Constitution non écrite, les demanderesses soumettent que son architecture interne et certains de ses principes sous-jacents se trouvent bafoués par la Loi 21.
[586] Selon Hak, l’imposition par la Loi 21 d’une telle vision de la sécularisation qui empêche la participation de personnes religieuses à la vie de l’État, altère la nature juridiquement inclusive des institutions politiques du Québec, ce qui modifierait de façon inacceptable l’architecture de la Constitution canadienne, ce qu’une province ne peut faire unilatéralement. Elle s’appuie sur l’arrêt Renvoi relatif à la sécession du Québec[427] qui reconnaît comme éléments fondateurs de la Constitution canadienne les principes de la démocratie, du constitutionnalisme, du fédéralisme, de la primauté du droit ainsi que celui du respect des minorités.
[587] Elle plaide que les principes de démocratie et du respect pour les droits des minorités s’étendent au-delà des droits garantis par la Charte, car ils participent à la structure même de la Constitution canadienne. Ainsi, en interférant unilatéralement dans cet édifice par l’altération de certains droits qui participent à sa raison ontologique, on se trouve à violer certains principes constitutionnels. À titre d’exemple, elle soumet que même en l’absence d’une charte des droits, une province ne pourrait simplement abroger le droit de vote pour les personnes pratiquant une religion sans altérer de façon fondamentale la qualité de la démocratie dans cette province et, donc, de la fédération canadienne.
[588] Elle soutient que tant la participation que la représentation de toute personne, peu importe leurs caractéristiques personnelles, aux affaires de l’État, tant aux niveaux électifs qu’administratifs, s’inscrit notamment dans la reconnaissance du multiculturalisme et de l’égalité des hommes et des femmes prévues aux articles 27 et 28 de la Charte. Ainsi, en empêchant de façon précise la participation aux affaires de l’État de personnes qui portent un signe religieux, la Loi 21 va délibérément exclure ces minorités de toute participation aux organismes de l’État qui doivent la représenter et les servir. Ce faisant, elle modifie de façon fondamentale la nature inclusive des institutions politiques québécoises.
[589] Elle conclut au caractère inconstitutionnel de ce genre de modification, sans même devoir recourir à la Charte, puisque cet exercice ne peut se faire aussi bien par une province que par le gouvernement fédéral, unilatéralement, même dans un champ de sa propre compétence, sans recourir à la formule d’amendement à la Constitution.
[590] Ainsi donc, selon Hak, la Loi 21 violerait l’architecture constitutionnelle canadienne. En résumé, son argumentation repose sur les éléments suivants :
1. la Loi 21 contrevient à l’architecture de la Constitution;
2. la clause de dérogation ne peut sauver cette contravention;
3. cette architecture englobe le droit à un accès égal pour tous à la société civile;
4. le principe de laïcité ne fait pas partie de l’architecture constitutionnelle canadienne;
5. les articles 6 et 8 de la Loi 21 violent cette architecture.
La Loi 21 contrevient à l’architecture de la Constitution
[591] Pour Hak l’arrêt Sécession du Québec[428] reconnaît que la Constitution possède une « stature constitutionnelle fondamentale » faisant en sorte que chaque élément individuel se trouve lié aux autres et doit s’interpréter en fonction de l’ensemble de sa structure. Par conséquent, la primauté du droit, le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et le respect des droits des minorités imprègnent la Constitution et lui donnent vie[429].
[592] Elle ajoute que la Constitution comprend des règles écrites et non écrites ainsi que le système global des règles et principes régissant la répartition ou l’exercice des pouvoirs constitutionnels dans l’ensemble et dans chaque partie de l’État canadien[430].
[593] Elle en tire l’argument[431], notamment en se basant sur l’arrêt SEFPO c. Ontario (Procureur général)[432], qu’aucune législature, tant fédérale que provinciale, ne peut modifier la société d’une façon si fondamentale puisqu’elle s’en trouverait à altérer l’architecture de la Constitution :
Je devrais peut-être ajouter qu'à l'avenir on sera normalement appelé à examiner des questions comme la dernière, en fonction des droits politiques garantis par la Charte canadienne des droits et libertés qui, il va sans dire, accorde à ces droits et libertés une protection plus large que celle commandée par les exigences structurelles de la Constitution. Toutefois, il reste qu'il est vrai que, indépendamment des considérations fondées sur la Charte, les corps législatifs dans notre pays doivent se conformer à ces impératifs structurels fondamentaux et qu'ils ne doivent en aucun cas y passer outre. […][433]
[594] Rappelons que SEFPO porte sur la contestation de l’interdiction faite aux fonctionnaires ontariens d’exercer des activités politiques sur la scène fédérale et repose sur une analyse d’arguments fondés sur le partage des pouvoirs législatifs et l’application de l’arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique[434].
[595] Au soutien de sa position, elle invoque aussi l’arrêt Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (I.-P.-É.)[435] qui reconnaît que la Constitution comprend certains principes non écrits. Cette reconnaissance se trouvant plus amplement décrite dans Sécession du Québec comme comportant une force normative puissante liant à la fois les tribunaux et les gouvernements. En d’autres termes, ces principes donnent lieu à des obligations juridiques substantielles possédant un plein effet juridique[436].
La clause de dérogation ne peut sauver cette contravention
[596] Selon Hak, la clause de dérogation n’entraîne aucun impact sur la question de l’architecture constitutionnelle parce que celle-ci repose sur des principes fondamentaux de notre société et qu’elle constitue la pierre d’assise de la Charte canadienne, et donc, par conséquent, que l’architecture constitutionnelle préexiste la Charte. Pour elle, la clause de dérogation ne peut servir d’outil pour modifier ces principes fondamentaux de notre société simplement parce que ces derniers se trouvent incorporés dans la Charte et les valeurs qu’elle enchâsse.
[597] Elle plaide qu’en arriver à une conclusion contraire ferait en sorte, par exemple, qu’une simple majorité parlementaire pourrait à sa guise éliminer la protection contre la détention arbitraire prévue à l’article 8 de la Charte, celle contre la torture consacrée à l’article 12 ou celle contre des meurtres commis de façon aléatoire par des agents gouvernementaux couverte par l’article 7.
[598] À l’égard de cette dernière illustration, Hak ajoute que l’utilisation de la clause de dérogation ne pourrait permettre au pouvoir législatif de violer le droit à la vie et à la sécurité en permettant qu'il accorde à l’État le droit de tuer « légalement », sans raison, des citoyens dans la rue.
[599] Manifestement, de l’avis du Tribunal, il s’agit là d’un argument ad terrorem. Il demeure facile de proposer des scénarios apocalyptiques pour tenter de démontrer une violation des droits fondamentaux, mais, en ce faisant, cela ne permet pas de valider l’argument juridique qu’on avance.
[600] Un autre exemple mis de l’avant par Hak repose sur l’existence d’une certaine dichotomie entre, d’une part, la protection accordée au discours politique, qui entrerait dans les valeurs se trouvant au cœur de l’architecture constitutionnelle et, d’autre part, le discours de nature commerciale qui n’en ferait pas partie, bien que les deux se trouvent protéger par l’article 2b) de la Charte. Ainsi, le législateur ne pourrait jamais écarter la première, mais il pourrait le faire dans le cas de la seconde, vu sa moindre importance sociétale.
[601] Pour elle, la clause de dérogation ne peut servir à de telles fins puisqu’il ne s’agit pas uniquement d’invoquer « le mot magique », en l’occurrence le mot nonobstant, pour jouir d’une carte blanche pour démanteler des protections démocratiques fondamentales[437].
[602] Elle soutient que l’architecture de la Constitution s’articule en trois couches :
1) le cœur de l’architecture constitutionnelle se composant des principes fondamentaux de notre société qu’aucun acte gouvernemental unilatéral ne peut modifier;
2) ensuite viennent les droits fondamentaux protégés par la Constitution se trouvant à l’abri d’une stérilisation par l’utilisation de la clause de dérogation;
3) puis se rattachent les droits protégés par la Constitution auxquels la clause de dérogation peut s’appliquer.
[603] Pour ce faire, elle s’appuie sur les arrêts suivants de la Cour suprême :
- SEFPO[438] où on lit :
151. Dans mon esprit, il ne fait aucun doute que la structure fondamentale de notre Constitution établie par la Loi constitutionnelle de 1867 envisage l'existence de certaines institutions politiques dont des corps législatifs librement élus aux niveaux fédéral et provincial. Pour reprendre les termes du juge en chef Duff dans Reference re Alberta Statutes, à la p. 133, [TRADUCTION] "l'efficacité de ces institutions découle de la libre discussion publique des affaires...» et, selon le juge Abbott dans Switzman v. Elbling, à la p. 328, ni une législature provinciale ni le Parlement lui-même ne peuvent [TRADUCTION] "abroger ce droit de discussion et de débat". De manière plus générale, je conclus que ni le Parlement ni les législatures provinciales ne peuvent légiférer de façon à porter atteinte sensiblement au fonctionnement de cette structure constitutionnelle fondamentale. […] [439]
- Sécession du Québec[440];
- Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique[441];
- Frank c. Canada (Procureur général)[442];
- Sauvé c. Canada (Direction général des élections)[443].
[604] Avec égards, ces trois derniers arrêts ne supportent par la position avancée par Hak quant à l’existence du modèle d’architecture constitutionnelle qu’elle propose puisqu’ils traitent, en substance, de la nécessité d’examiner de façon stricte toute dérogation à un droit démocratique que le législateur soustrait à l’application de la clause de dérogation de l’article 33 de la Charte.
[605] Quant à l’affaire SEFPO, elle s’inscrit dans le cadre d’une analyse du rôle des institutions démocratiques dans notre structure constitutionnelle et le rôle que doit jouer la libre discussion de nature politique dans la légitimation de celles-ci. Pour le Tribunal, cet arrêt ne possède pas la portée que veut lui donner Hak.
[606] Seule la décision dans Sécession du Québec peut s’inscrire dans un tel raisonnement et le supporter.
[607] Voilà pourquoi elle plaide que le Tribunal doit décider, dans le cadre d’un débat portant sur l’utilisation de la clause de dérogation, quels droits découlent des articles 2 et 7 à 15 de la Charte et quels droits en cause proviennent de l’architecture constitutionnelle. Selon elle, le recours à la clause de dérogation n’immuniserait pas le législateur contre l’application de ces derniers droits.
[608] Pour le Tribunal, si on suit ce raisonnement, il apparaît utile de qualifier ceux-ci, pour les fins de l’analyse, de « droits ontologiques », en ce sens qu’ils participent à l’essence même des droits fondamentaux en cause.
[609] Plus prosaïquement, Hak soutient que les droits de la troisième couche[444], en l’occurrence ceux protégés par la Charte, représentent des droits à « valeur ajoutée » par leur inclusion dans la Charte et, comme la clause de dérogation ne s’applique qu’aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte, cela fait en sorte que les droits « vraiment » fondamentaux existent nonobstant la Charte.
[610] Voilà pourquoi, selon elle, la raison de l’inclusion de l’article 26 de la Charte, qui énonce :
26. Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada.
[611] Au soutien de sa prétention l’arrêt Chaoulli c. Québec (Procureur général)[445] illustrerait selon elle cette hiérarchisation constitutionnelle. Cependant, le Tribunal ne peut retrouver aucun passage de cette décision soutenant cette proposition, car elle porte uniquement sur une analyse de certaines dispositions de la Charte canadienne et de la Charte québécoise pertinentes et elle ne réfère pas à un quelconque principe d’ordre hiérarchique constitutionnel.
Cette architecture englobe le droit à un accès égal pour tous à la société civile
[612] Selon Hak, l’assurance que l’on ne peut empêcher les individus de participer à la société en fonction de leur religion transcende les droits prévus par les articles 2a) et 15 de la Charte, car elle constitue un élément fondamental au cœur de l’architecture constitutionnelle canadienne.
[613] Cette protection s’inscrirait dans la reconnaissance par la Cour suprême dans l’arrêt Sécession du Québec[446], du principe constitutionnel non écrit de la protection des minorités dans lequel la Cour souligne l’existence autonome de cette protection qui existe en tant que principe distinct sous-tendant notre ordre constitutionnel[447]. Celle-ci participerait de façon essentielle à l’élaboration de notre structure constitutionnelle dès la Confédération, tout en gardant à l’esprit que ce principe continue à influencer l’application et l’interprétation de la Constitution[448].
[614] Voilà pourquoi, selon Hak, entre autres, l’inclusion des articles 25 et 35 à la Charte, qui ajoutent des garanties relatives aux droits des autochtones, reflète l’importance de la valeur constitutionnelle sous-jacente du respect des minorités[449].
[615] La FAE ajoute à ce titre que les articles 27 de la Charte canadienne et 43 de la Charte québécoise imposent une interprétation des libertés et droits fondamentaux en conformité avec la valorisation du patrimoine multiculturel du pays. En ce sens, puisque la Loi 21 cible certaines minorités religieuses elle porte atteinte aux deux dispositions interprétatives de deux chartes.
[616] Tant Hak que la FAE se réclament des enseignements suivants de l’arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville)[450] :
[75] J’ajouterai que, en plus de promouvoir la diversité et le multiculturalisme, l’obligation de neutralité religieuse de l’État relève d’un impératif démocratique. Les droits et libertés énumérés dans les chartes québécoise et canadienne traduisent la poursuite d’un idéal : celui d’une société libre et démocratique. La poursuite de cet idéal requiert de l’État qu’il encourage la libre participation de tous à la vie publique, quelle que soit leur croyance (R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, p. 136; Big M, p. 346; Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912, par. 27; Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), 1991 CanLII 61 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 158, p. 179 et 181-182; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309, p. 326). L’État ne peut agir de façon à créer un espace public privilégié qui serait favorable à certains groupes religieux, mais hostile à d’autres. Il s’ensuit que l’État ne peut non plus favoriser, par l’expression de sa propre préférence religieuse, la participation des croyants à l’exclusion des incroyants, et vice versa.
[617] Pour elles, cet idéal se retrouve à l’évidence dans la Charte, mais il existait bien avant, car il fait partie des valeurs qui se trouvent au cœur de l’architecture constitutionnelle canadienne.
[618] Précisément à ce sujet, l’opinion du juge Rand dans l’arrêt Saumur[451] énonce :
[…] From 1760, therefore, to the present moment religious freedom has, in our legal system, been recognized as a principle of fundamental character; and although we have nothing in the nature of an established church, that the untrammelled affirmations of religious belief and its propagation, personal or institutional, remain as of the greatest constitutional significance throughout the Dominion is unquestionable.[452]
[619] À titre d’autre précédent à cet égard, il faut remarquer qu’en 1899, dans l’affaire Johnson v. Sparrow et al[453], la Cour supérieure affirmait que notre Constitution ne permettait pas des distinctions fondées sur la race ou la classe sociale et que de le faire s’avérait incompatible avec nos institutions démocratiques. Il s’agissait dans cette affaire de déterminer les droits d’un homme noir face à ceux des propriétaires d’un théâtre où, après l’acquisition de deux billets, on lui refusa l’accès pour des motifs clairement et uniquement reliés à sa race.
[620] Cependant, il convient de noter que dans cette affaire la Cour d’appel refuse d’endosser ces considérants quant à la portée de la Constitution, car elle confirme le jugement d’instance pour des motifs reliés aux droits contractuels et non pour des raisons de droit constitutionnel[454].
[621] Dans Sécession du Québec, la Cour suprême rappelle que la protection des droits des minorités constitue clairement un facteur essentiel dans l’élaboration de notre structure constitutionnelle, existant même à l’époque de la Confédération et qu’il s’agit d’un principe continuant à influencer l’application et l’interprétation de notre Constitution[455].
[622] De tout cela, Hak en conclut que l’architecture constitutionnelle accorde à tous les membres de la société un niveau élémentaire d’accès et de participation à la vie politique, sans considération pour leurs caractéristiques personnelles, incluant à l’évidence les croyances religieuses, tout autant que la race, le sexe ou l’orientation sexuelle par exemple. Par conséquent, elle postule que des lois abrogeant les droits de certaines personnes basées sur ces caractéristiques constituent l’antithèse de notre structure constitutionnelle et ce, peu importe l’existence des protections spécifiques inscrites nommément à la Charte.
Le principe de laïcité ne fait pas partie de l’architecture constitutionnelle canadienne
[623] Pour Hak, la laïcité ne fait pas originalement partie des principes centraux de la société québécoise et elle en constitue encore moins un pilier fondateur de notre Constitution. À cet égard, elle réfère aux débats de l’Assemblée nationale et notamment aux propos du ministre Jolin-Barrette affirmant qu’actuellement la laïcité demeure inachevée, tant en fait qu’en droit, ce à quoi vise à remédier la Loi 21 en lui donnant corps afin de franchir une étape significative dans son accomplissement[456].
[624] Ainsi, puisque la matérialisation concrète de la laïcité provient de lois récentes, adoptées par une assemblée législative qui pourrait ultérieurement décider du contraire, elle soutient que cela démontre l’absence du caractère constitutionnel fondamental de ce concept. Pour ce faire, elle s’appuie sur un passage de l’arrêt Mouvement laïque québécois[457] énonçant que l’État, dans son devoir de neutralité, ne doit pas favoriser ou défavoriser aucune croyance, pas plus du reste que l’incroyance, et qu’il doit s’abstenir de prendre position[458].
[625] Ainsi, selon elle, si un gouvernement peut favoriser la laïcité, un autre peut tout autant favoriser une religion tels le catholicisme, l’hindouisme ou l’islam.
Les articles 6 et 8 de la Loi 21 violent cette architecture
[626] Pour Hak, la Loi 21 s’attaque au cœur de la vie publique du Québec en excluant certaines personnes d’organismes publics à cause de considérations reliées aux valeurs qu’entretiennent ces individus, ce qui entraîne une reconstruction de la sphère publique québécoise qui modifie unilatéralement l’architecture constitutionnelle canadienne.
[627] Pour le PGQ, l’architecture constitutionnelle constitue un concept, une métaphore en fait, utilisé par la Cour suprême pour décrire le rôle de certaines institutions fondamentales au Canada, mais ne elle ne peut, à elle seule, invalider une loi en présence d’un texte clair. Par conséquent, la primauté du droit exige des tribunaux qu’ils donnent effet au texte constitutionnel et qu’ils appliquent les lois s’y conformant, peu importe leurs termes[459].
[628] Le PGQ invoque l’arrêt Westmount (Ville de) c. Québec (Procureur général)[460] où la Cour d’appel énonce que les quatre principes constitutionnels directeurs fondamentaux énoncés dans l’arrêt Sécession du Québec ne s’appliquent que dans un contexte constitutionnel très particulier[461], notamment lorsqu’il s’agit de combler les lacunes des termes exprès du texte constitutionnel[462]. La Cour d’appel y rappelle que la Cour suprême insistait dans Sécession du Québec sur la primauté de la Constitution écrite[463].
[629] À ce sujet, il importe de noter l’énoncé de l’arrêt Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée[464] à propos de Sécession du Québec :
65 […] Ces difficultés expliquent la prudence recommandée par notre Cour à ce propos dans le Renvoi sur la sécession du Québec, par. 53 :
Étant donné l’existence de ces principes constitutionnels sous-jacents, de quelle façon notre Cour peut-elle les utiliser? Dans le [Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard], aux par. 93 et 104, nous avons apporté la réserve que la reconnaissance de ces principes constitutionnels [. . .] n’est pas une invitation à négliger le texte écrit de la Constitution. Bien au contraire, nous avons réaffirmé qu’il existe des raisons impératives d’insister sur la primauté de notre Constitution écrite. Une constitution écrite favorise la certitude et la prévisibilité juridiques, et fournit les fondements et la pierre de touche du contrôle judiciaire en matière constitutionnelle. [465]
(Le souligné se trouve dans l’original.)
[630] Ce faisant, la Cour suprême affirme qu’il ne faut pas compromettre la légitimité du contrôle judiciaire fondé sur la Constitution en reconnaissant des conceptions de la primauté du droit analogues à celles défendues par les compagnies de tabac dans cette affaire[466]. Cette même conception selon le Tribunal, s’apparente en partie à celles défendues par Hak en l’espèce. La Cour suprême ajoute que la démocratie et le constitutionnalisme militent très fortement en faveur de la confirmation de la validité des lois qui respectent les termes exprès de la Constitution[467].
[631] L’arrêt Impérial Tobacco conclut ainsi l’analyse :
66 […] Autrement dit, les arguments soulevés par les appelants ne reconnaissent pas que, dans une démocratie constitutionnelle telle que la nôtre, la protection contre une loi que certains pourraient considérer injuste ou inéquitable ne réside pas dans les principes amorphes qui sous-tendent notre Constitution, mais dans son texte et dans l’urne électorale. Voir Bacon c. Saskatchewan Crop Insurance Corp. (1999), 1999 CanLII 12234 (SK CA), 180 Sask. R. 20 (C.A.), par. 30; Elliot, p. 141-142; Hogg et Zwibel, p. 718; et Newman, p. 187.
67 La primauté du droit n’est pas une invitation à banaliser ou à remplacer les termes écrits de la Constitution. Il ne s’agit pas non plus d’un instrument permettant à celui qui s’oppose à certaines mesures législatives de s’y soustraire. Au contraire, elle exige des tribunaux qu’ils donnent effet au texte constitutionnel, et qu’ils appliquent, quels qu’en soient les termes, les lois qui s’y conforment.[468]
(Le Tribunal souligne)
[632] Dans ce contexte, enseigne l’arrêt Westmount, il faut éviter de réécrire la Constitution et maintenir une distinction claire entre « faire » et « interpréter » la Constitution[469]. Ainsi, ces principes non écrits ne peuvent s’opposer à un texte constitutionnel écrit pour le contredire ou le vider complètement de sa substance[470].
[633] Le Tribunal, en vertu de la règle du stare decisis, se trouve lié par ces énoncés de la Cour d’appel et de la Cour suprême. Cet argument de Hak doit échouer.
[634] En effet, tant la Cour d’appel que la Cour suprême nous enseignent la primauté de la Constitution écrite. Avec égard, l’argument qui repose sur l’architecture constitutionnelle, dans l’état actuel du droit ne vaut que pour des situations que cette même Constitution ne prévoit pas déjà expressément.
[635] Or, à l’évidence, il ne s’agit pas d’un tel cas en l’espèce. Voilà pourquoi le Tribunal rejette ce motif de contestation de la Loi 21.
[636] Quant à l’atteinte aux articles 27 de la Charte canadienne et 43 de la Charte québécoise invoquée par la FAE il convient de les reproduire ci-dessous.
[637] L’article 27 de la Charte canadienne énonce :
27. Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. |
alors que l’article 43 de la Charte québécoise se lit :
43. Les personnes appartenant à des minorités ethniques ont le droit de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe.
[638] De par son libellé même, et comme l’affirme la FAE d’ailleurs, il ne fait aucun doute que l’article 27 de la Charte ne peut servir que de façon interprétative à l’égard des autres droits et libertés qu’elle garantit et non pour faire invalider une loi.
[639] Quant à l’article 43 de la Charte québécoise, le Tribunal ne peut voir comment il peut trouver application en l’espèce pour permettre une telle finalité puisqu’il ne s’agit pas là d’une disposition prépondérante.
[640] Cela permet de clore le débat à ce sujet.
[641] Les demanderesses plaident le non-respect de la Loi 21 des exigences du principe de la primauté du droit. Leurs arguments portent sur le caractère imprécis et l’incohérence de la loi contestée, tout cela menant à son application non uniforme, discrétionnaire et donc arbitraire. De plus, selon Lord Reading, certaines dispositions de la Loi 21 comporteraient une application rétroactive.
[642] Pour Hak, le caractère intelligible d’une loi constitue un des principes fondateurs de la primauté du droit, notamment en ce que cela le permet de traiter tous les acteurs de la société, tant l’État que le citoyen, en fonction de la même règle objective, alors que la Loi 21 transgresserait cette obligation en favorisant une application arbitraire de ses dispositions. Ainsi, selon elle, la définition de signes religieux de l’article 6 apparaît vague et intrinsèquement contradictoire entraînant du même coup une application arbitraire.
[643] Bien que le ministre Jolin-Barrette déclare que cette définition appelle une interprétation fondée sur « le sens commun des choses », il n’en demeure pas moins, selon elle, que certains individus peuvent porter certains objets ou vêtements pour différents motifs : religieux pour certains, laïques pour d’autres. À titre d’exemple, elle énumère les cas de figure suivants :
- les personnes qui portent un foulard sur la tête pour des motifs religieux, alors que d’autres les portent en raison de leur état de santé ou simplement parce qu’elles aiment cela;
- le fait qu’une bague, un anneau ou un jonc porté à l’annulaire peut comporter une certaine signification pour une personne religieuse et n’en comporter aucune pour d’autres;
- le port du chapeau peut constituer un symbole religieux pour un homme de confession juive, mais à l’évidence pas pour tous les hommes;
- les femmes de confession sikhe qui portent le turban et des bracelets alors que ces objets peuvent constituer des éléments purement décoratifs pour de nombreuses autres femmes qui portent l’un et/ou l’autre;
- le simple fait de s’habiller de façon modeste peut constituer une expression confessionnelle pour des femmes de religion musulmane, juive, mormone ou chrétienne.
[644] Considérant que selon Statistiques Canada[471], le Canada compte 108 religions qui chacune possède ses propres signes et symboles religieux, Hak soutient que la détermination de ce qui constitue « objectivement » un signe religieux devient, en réalité, un exercice subjectif qui dépend des connaissances personnelles de ce qui peut raisonnablement constituer un signe religieux et les raisons pour lesquelles la personne porte cet objet. Ainsi, en laissant chaque responsable de chaque organisme public décider individuellement ce qui constitue un signe religieux et pourquoi il.elle le considère ainsi, cela mènera inévitablement à un certain chaos alimenté par des interprétations divergentes et potentiellement changeantes, ce qui entraînera une application asymétrique de la Loi 21 et démontrera ainsi son caractère imprévisible.
[645] Quant à la question de déterminer les raisons pour lesquelles une personne porte un objet ou un vêtement qui rencontre, à priori, la définition d’un signe religieux, il faudra que l’autorité administrative chargée de l’application de la Loi 21 s’enquière de la possible existence des motifs subjectifs qui animent la personne qui les porte, de façon visible ou non, ce qui empiète sur le droit à la vie privée notamment prévue aux articles 33 et suivants du Code civil du Québec tout comme à l’article 5 de la Charte québécoise et les articles 7 et 8 de la Charte canadienne.
[646] Pour elle, cela risque d’entraîner une application arbitraire de la Loi 21 parce que certaines organisations pourraient refuser de poser de tels gestes. De plus, en l’absence de paramètres clairs quant à ce qui constituerait une contrainte conforme à la Loi 21 ainsi que quant à la nature des mesures disciplinaires envisageables, elle plaide qu’il s’avère presque certain que ces interdits feront l’objet d’une application arbitraire par des centaines d’organismes auxquels la Loi 21 s’applique.
[647] Ce faisant, ces différentes interprétations et applications convergent pour rendre les articles 6 et 8 vagues au point de les rendre inintelligibles, car elles ne permettent pas à un tribunal de les interpréter avec suffisamment de clarté pour déterminer ce qui constitue un signe religieux et comment les autorités doivent appliquer les interdits. À ce sujet, Hak conclut que la primauté du droit requiert que les justiciables puissent déterminer à l’avance le caractère prohibé d’un geste qu’ils désirent poser ainsi que les conséquences qui en découlent.
[648] Hak postule que le principe de la primauté du droit fournit aux justiciables un rempart contre l’arbitraire de l’État puisqu’il s’agit de l’un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle[472]. Voilà pourquoi, selon elle, la Cour suprême reconnaît que les principes constitutionnels non écrits peuvent limiter les actes du gouvernement[473].
[649] Pour le Tribunal, il ne fait aucun doute que la primauté du droit vise à protéger les citoyen.e.s contre l’arbitraire de l’État. Les arrêts Roncarelli et Saumur en donnent une illustration claire. Il s’agit plutôt de savoir quelle portée le Tribunal peut, d’une part, lui donner et, d’autre part, ce qu’englobe cette règle.
[650] Hak soutient que la Loi 21 s’avère si vague quant à certains de ses aspects, notamment quant à la définition des « symboles religieux » et qu’elle ne fournit pas d’indications sur la façon d’en arriver à des décisions uniformes, ce qui entraîne l’exercice d’une discrétion illimitée et donc l’implantation d’un certain arbitraire, violant ainsi le principe de la primauté du droit[474].
[651] Selon elle, le Tribunal devrait se montrer encore plus exigeant à l’égard du législateur dans le cadre d’une contestation judiciaire reposant sur le caractère imprécis d’une loi lorsque celui-ci utilise la clause de dérogation pour soustraire cette loi au test des chartes, notamment en s’appuyant sur l’arrêt R. c. Levkovic[475].
[652] Avec égard, cette dernière proposition ne comporte aucun mérite puisque cet arrêt ne permet aucunement d’en tirer un tel enseignement.
[653] Lauzon affirme que la définition de signes religieux établie au 2e alinéa de l’article 6 comporte deux critères non cumulatifs, l’un subjectif, l’autre objectif. Le premier fait en sorte d’interdire tout vêtement ou autre signe si le porteur considère subjectivement qu’il le porte en lien avec une croyance ou une conviction religieuse. Ainsi, une personne peut porter un signe religieux interdit semblable à celui d’une autre personne tant qu’elle ne considère pas subjectivement qu’elle le porte en lien avec une conviction ou une croyance religieuse. Le second interdit tout signe qui peut vraisemblablement se voir considéré comme référant à une appartenance religieuse, et ce, même si la personne le porte pour des motifs ne possédant aucun lien avec une croyance religieuse. Elle soutient que cette définition s’étend tout à fait à des signes invisibles, par exemple dissimulés sous des vêtements, qu’à des signes portés de façon visible.
[654] Lauzon plaide que le législateur choisit de définir à l’article 2 la laïcité par référence à quatre principes fondamentaux en l’occurrence : 1) la séparation de l’État et des religions, 2) la neutralité religieuse de l’État, 3) l’égalité de tous et 4) les libertés de conscience et de religion en notant que les trois derniers se trouvent déjà établis et compris en droit constitutionnel canadien alors que le premier ne s’y trouve pas et que la Loi 21 ne le définit pas.
[655] Selon elle, ces quatre principes fondamentaux, interprétés conformément avec la Constitution s’avèrent incompatibles avec l’interdiction de porter des signes religieux édictée à l’article 6 de la Loi 21. Pour elle, il devient impossible pour les institutions de l’État d’appliquer l’interdiction prévue à l’article 6 de porter des signes religieux tout en respectant les principes fondamentaux, car toute application de l’interdiction de porter des signes religieux viole également la dernière exigence de la laïcité prévue spécifiquement par la Loi 21. Ce faisant, la Loi 21 impose le devoir de respecter simultanément deux obligations contradictoires, ce qui ne peut constituer une règle de droit.
[656] Elle ajoute que l’article 4 de la Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes[476] (Loi 62), qui ne se trouve pas visé par les clauses de dérogation de la Loi 21, montre une incompatibilité manifeste avec la mise en œuvre d’une interdiction absolue pour les personnes croyantes de porter un signe religieux, ainsi qu’avec le devoir de respecter une telle interdiction. Il convient de reproduire cette disposition de la Loi 62 :
4. Le respect du principe de la neutralité religieuse de l’État comprend notamment le devoir pour les membres du personnel des organismes publics d’agir, dans l’exercice de leurs fonctions, de façon à ne pas favoriser ni défavoriser une personne en raison de l’appartenance ou non de cette dernière à une religion, ni en raison de leurs propres convictions ou croyances religieuses ou de celles d’une personne en autorité.
[657] Selon Lauzon, il existe une contradiction fondamentale entre, d’une part, l’interdiction de porter des signes religieux et « l’exigence » de respecter celle-ci et, d’autre part, les principes fondamentaux, le principe de la laïcité et les trois autres « exigences » de la laïcité prévues aux articles 3 et 4 de la Loi 21. Pour elle, il apparaît impossible de respecter et d’appliquer ces deux ordres de normes et d’obligations simultanément tel que la Loi 21 le requiert, ce qui viole la primauté du droit.
[658] Pour elle, les tribunaux, gardiens de la primauté du droit et de la suprématie de la Constitution, ne peuvent donner un sens discriminatoire à l’un ou l’autre des principes fondamentaux.
[659] Pour fins de commodité, le Tribunal reprend le texte de l’article 6 de la Loi 21 :
6. Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux personnes énumérées à l’annexe II. Au sens du présent article, est un signe religieux tout objet, notamment un vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire ou un couvre-chef, qui est :
1° soit porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse;
2° soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance religieuse.
[660] Hak plaide que confrontés à des questions sur la portée de la définition, les officiers gouvernementaux, ainsi que le ministre Jolin-Barrette par exemple[477], s’en remettent au « sens commun des choses ». À l’évidence, la caractérisation de certains symboles religieux tombe sous le sens. En effet, un crucifix, une kippa, un kirpan ne peuvent se dissocier de leurs connotations religieuses.
[661] Cependant, il n’en va pas de même pour plusieurs autres objets ou apparences physiques.
[662] Il n’apparaît pas inutile de rappeler que selon Statistiques Canada[478] il existerait plus d’une centaine de religions au Canada, ce qui relativise de beaucoup l’application du « sens commun » comme critère de détermination de ce que l’on doit entendre comme faisant partie des symboles religieux, quand on sait que certains éléments propres à une religion proviennent d’un historique particulier et de traditions spécifiques à celle-ci.
[663] À titre d’exemple, on peut penser aux perruques portées par certaines femmes juives pour des raisons religieuses dans certaines communautés. À l’évidence, à l’intérieur de celles-ci, le port de ces perruques comporte une signification religieuse, alors que pour d’autres personnes, cela peut tout simplement représenter autre chose, variant possiblement d’un effet de la mode à des conséquences d’une certaine condition médicale particulière.
[664] Cependant, on peut noter que le ministre Jolin-Barrette affirme que des cheveux ne constituent pas un symbole religieux[479], alors que l’on sait que pour certains hommes de confession musulmane le fait d’afficher une pilosité particulière reflète leur foi. Également, celui-ci soutient que les anneaux de mariage ne font pas partie des symboles religieux[480]. Le témoin Bellerose affirme la même chose[481] en expliquant que certaines personnes s’échangent des anneaux lors de cérémonie d’union civile, ce qui rend donc ces symboles laïques.
[665] À cet égard, la preuve révèle une certaine disparité dans la façon dont différents centres de services scolaires appliquent la Loi 21. Bien que Hak reconnaisse qu’il ne s’agit pas d’un facteur déterminant, elle plaide que cela démontre que la Loi 21 n’apparaît pas suffisamment claire pour ceux qui doivent voir à son application.
[666] Ainsi, certains centres prohibent le port de tout symbole catholique[482], d’autres permettent le port d’une petite croix et d’un anneau[483], alors que d’autres ne permettent que le port d’une alliance[484]. Également, plusieurs excluent les barbes, cheveux longs et tatouages des symboles religieux[485] bien qu’un certain nombre considèrent que les tatouages en font partie[486].
[667] En ce qui concerne l’application de la Loi 21 aux stagiaires, on relève trois possibilités : a) aucune application[487]; b) une prohibition totale[488] et c) une application en fonction de statut d’emploi[489].
[668] Quant à l’élément purement subjectif relié à l’application de l’article 6 de la Loi 21, le CSSM ne tente même pas de contrôler cet aspect de la question[490] tout comme d’autres institutions[491]. Par contre, d’autres le font[492].
[669] Voilà pourquoi Hak s’appuie sur l’arrêt Roncarelli[493] pour conclure que cela établit une application arbitraire et capricieuse de la Loi 21 puisque les institutions publiques chargées de l’appliquer possèdent une discrétion absolue en fonction de ce qui apparaît le mieux dans les circonstances.
[670] Pour Hak, cette différence dans l’application de l’article 6 de la Loi 21 ne fait qu’en exacerber le caractère arbitraire et donc contraire à la primauté du droit.
[671] Quant à la question de savoir si une loi peut s’avérer si imprécise qu’un tribunal doive la déclarer inconstitutionnelle, l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society[494] en établit le test, lequel se révèle, cela dit avec égard, presque une lapalissade :
La théorie de l’imprécision peut donc se résumer par la proposition suivante: une loi sera jugée d'une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire. Cet énoncé de la théorie est le plus conforme aux préceptes de la primauté du droit dans l'État moderne et il reflète l'économie actuelle du système de l'administration de la justice, qui réside dans le débat contradictoire.[495]
[672] En effet, le débat judiciaire ne requiert pas beaucoup plus que deux parties possédant une vision différente du même objet, en l’espèce un objet législatif. De plus, cet arrêt enseigne que dans le cadre de législation visant la réalisation d’objectifs sociaux légitimes, on ne peut exiger que la loi atteigne un degré de précision qui ne convient pas à son objet puisqu’une certaine généralité peut parfois favoriser davantage le respect des droits fondamentaux qu’un texte précis[496].
[673] En réalité, il s’agit d’établir si les justiciables peuvent raisonnablement comprendre ce que la loi vise et ce qu’elle attend d’eux.
[674] À ce stade-ci, il apparaît téméraire pour le Tribunal de conclure que l’application de la Loi 21 ne mènera, nécessairement et de façon systématique, qu’à des interprétations incongrues ou illogiques. D’une part, comme nous l’enseigne le domaine de contrôle judiciaire, il peut coexister deux ou plusieurs solutions raisonnables découlant d’une même règle de droit. D’autre part, le fait que la Loi 21 cause et causera assurément des préjudices à plusieurs personnes, ne constitue pas un critère juridique utile pour déterminer la nature imprécise de la Loi 21.
[675] Ainsi, le Tribunal ne peut retenir les prétentions des demanderesses à ce sujet.
[676] Finalement, le Tribunal tient à préciser qu’il ne retient pas l’argument du PGQ voulant que l’utilisation de la clause de dérogation, qui stérilise l’application de l’article 7 de la Charte, dispose de la question à ce sujet. En effet, tel que l’enseigne la Cour suprême dans Nova Scotia Pharmaceutical, la théorie de l’imprécision repose sur le principe de la primauté du droit, un principe qui subsume l’article 7 de la Charte.
[677] La FAE plaide que la définition d’un « signe religieux » contenue à l’article 6 et les mécanismes d’application de la Loi 21 prévus aux articles 12 à 14 se révèlent arbitraires tant dans leur définition que leur application, d’une part, parce que la définition retenue crée une distinction artificielle entre les croyants, dont la foi s’exprime par le port d’un signe religieux et ceux chez qui la foi ne comporte pas de telles exigences, et ce, au détriment des premiers. D’autre part, cette définition crée une distinction entre différentes manifestations de la croyance religieuse permettant donc le port pour certains croyants de signes autres qu’un vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire, ou un couvre-chef, par exemple le port d’un tatouage, d’un bindi ou de la barbe chez les hommes musulmans.
[678] Ainsi, selon elle, des enseignants de confession musulmane peuvent continuer d’arborer la barbe rituelle, qui possède chez certains croyants une signification religieuse, alors que les enseignantes musulmanes ne peuvent porter le voile, ce qui désavantage ces dernières par rapport à leurs collègues coreligionnaires masculins.
[679] Pour étayer sa position, la FAE produit des lettres[497] adressées à certains employeurs des membres de ses syndicats affiliés qui visaient à obtenir des clarifications notamment quant aux questions suivantes :
- L’existence des mesures mises en place par l’employeur pour veiller à l’application de la Loi 21 incluant toute mesure de dénombrement des enseignantes portant un signe religieux;
- La définition retenue par l’employeur d’un signe religieux notamment quant à savoir si cette définition inclut les vêtements ou les accessoires portés pour un motif culturel, médical ou autre;
- L’existence et la nature des sanctions en cas de non-respect du code vestimentaire prescrit par la Loi 21;
- L’existence des mesures mises en place pour éviter la discrimination et préserver l’harmonie du lieu de travail.
[680] Pour elle, la diversité et la nature discordantes des réponses reçues[498] démontrent l’application arbitraire et discrétionnaire de la Loi 21, ce qui pourrait s’expliquer par le grand nombre de personnes devant appliquer le code vestimentaire et le fait que l’on puisse déléguer cette fonction. De plus, elle reproche l’excès de zèle de plusieurs employeurs qui se sentiraient autorisés à discriminer à l’embauche[499].
[681] L’article 13 de la Loi 21 prévoit :
13. Il appartient à la personne qui exerce la plus haute autorité administrative, le cas échéant, sur les personnes visées à l’article 6 ou au premier alinéa de l’article 8 de prendre les moyens nécessaires pour assurer le respect des mesures qui y sont prévues. Cette fonction peut être déléguée à une personne au sein de son organisation.
La personne visée à l’article 6 ou au premier alinéa de l’article 8 s’expose, en cas de manquement aux mesures qui y sont prévues, à une mesure disciplinaire ou, le cas échéant, à toute autre mesure découlant de l’application des règles régissant l’exercice de ses fonctions.
[682] Le PGQ plaide que la plus haute autorité administrative ou son délégué doivent exercer leur pouvoir en suivant les balises de l’article 13 en assurant le respect des mesures prévues à l’article 6 et au premier alinéa de l’article 8.
[683] Il plaide que dans l’exercice de ses pouvoirs de gestion l’employeur dispose d’une grande discrétion dans le choix des mesures disciplinaires à prendre, tout en respectant les règles de proportionnalité et la gradation des sanctions, sachant qu’il ne peut modifier la Loi 21 et ainsi exercer un pouvoir législatif.
[684] Le PGQ souligne que la plus haute autorité administrative se compose non pas de personnes « inconnues, non-identifiées ou raisonnablement non-identifiables », mais plutôt de personnes qui, habituellement, imposent des mesures disciplinaires pour assurer l’application d’autres lois. Il ajoute que le recours à des mesures disciplinaires se trouve balisé par les conventions collectives applicables. Quant aux employés non syndiqués, leurs conditions de travail devraient normalement prévoir leurs recours à l’encontre d’une mesure disciplinaire.
[685] Il en conclut que la discrétion conférée à la plus haute autorité administrative n’équivaut pas à un transfert du pouvoir législatif.
[686] Il ne fait aucun doute que dans la mesure où le législateur respecte ses obligations constitutionnelles, le législateur demeure maître de ses choix.
[687] La théorie de l’imprécision, tant en droit constitutionnel qu’en droit réglementaire, se résume pour l’essentiel à l’exigence d’une norme juridique suffisante pour donner lieu à un débat judiciaire[500]. Dans le cas d’une loi, le pouvoir d’intervention des tribunaux se limite à en contrôler la constitutionnalité :
Dans notre tradition, les tribunaux judiciaires ont un pouvoir de contrôle sur la légalité des actes de l'Administration. Cette réalité juridique bien reconnue est saine en démocratie, puisque ce pouvoir représente, pour le citoyen ordinaire, l'ultime protection contre l'arbitraire politique ou administratif. Par contre, le rôle des tribunaux reste limité. Ils n'ont pas pour mission de remplacer le pouvoir législatif, exécutif ou l'Administration ou de s'y substituer. À l'endroit du pouvoir législatif, ils peuvent seulement contrôler la constitutionnalité de la loi. À l'endroit du pouvoir exécutif et administratif, leur tâche est de s'assurer que la loi, et donc la volonté du Parlement, a bel et bien été suivie et respectée. Ils ne peuvent et ne doivent pas s'ériger en arbitres de l'opportunité, de la rationalité, de la prudence ou de la sagesse des décisions politiques ou administratives.[501]
[688] Comme indiqué plus haut, il semble tout autant prématuré qu’inopportun pour le Tribunal de conclure que le pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi 21 s’avère détaché de toute règle de droit et impropre à remplir sa fonction « d’assurer l’adaptation de celle-ci à la réalité des circonstances et du moment »[502].
[689] Conséquemment, ce moyen doit échouer.
[690] Toujours au chapitre de l’incohérence de la loi contestée, Lord Reading s’interroge sur la manière dont les dispositions de la Loi 21 se conjuguent avec l’article 2087 C.c.Q., qui prévoit l’obligation de tout employeur, y compris l’État, de protéger la dignité de ses salariés. Puisque cette obligation de l’employeur fait partie du contenu implicite de tout contrat de travail, l’article 16 de la Loi 21 viendrait l’annihiler, et ce, même à l’égard des contrats en cours d’exécution lors de l’entrée en vigueur de cette disposition. Cela équivaudrait à une application rétroactive de la Loi 21. Par conséquent, son article 16 violerait les articles 2087 C.c.Q. et 46 de la Charte québécoise.
[691] L’article 16 de la Loi 21prévoit :
16. Une disposition d’une convention collective, d’une entente collective ou de tout autre contrat relatif à des conditions de travail qui est incompatible avec les dispositions de la présente loi est nulle de nullité absolue.
[692] Le PGQ soutient à raison que la Loi 21 doit recevoir une application immédiate et qu’elle ne possède qu’un effet rétrospectif et non rétroactif contrairement à ce que prétend Lord Reading.
[693] D’une part, il s’appuie sur la présomption qui veut que lorsque le législateur désire donner un effet rétroactif à une législation il le mentionne expressément[503]. D’autre part, une loi possède des effets rétroactifs lorsqu’elle remet en question les effets produits dans le passé, en l’occurrence à une date antérieure à son entrée en vigueur[504].
[694] Pour lui, comme la Loi 21 ne remet pas en cause des évènements ou des faits existants avant l’entrée en vigueur de la Loi 21, elle ne possède pas d’effet rétroactif. Elle doit cependant recevoir une application immédiate, car : « elle régit non seulement les situations entièrement créés après son entrée en vigueur, mais aussi celles qui à ce moment sont en cour de création, d’extinction ou d’existence[505]. »
[695] Le PGQ convient que la Loi 21 possède un effet rétrospectif. À cet égard, Driedger enseigne :
« [TRADUCTION] Une loi rétroactive est une loi qui s’applique à une époque antérieure à son adoption. Une loi rétrospective ne dispose qu’à l’égard de l’avenir. Elle vise l’avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l’égard d’évènements passés. Une loi rétroactive agit à l’égard du passé. Une loi rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un évènement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la loi par rapport à ce qu’elle était; une loi rétroactive rend la loi différente de ce qu’elle serait autrement à l’égard d’un évènement antérieur. »[506]
(En italique dans l’original.)
[696] Il en conclut, en s’appuyant sur le professeur Côté que :
[…] « la rétroactivité est exceptionnelle, tandis que l’application de la loi nouvelle à l’égard de droits « existants » ou de situations juridiques en cours est chose beaucoup plus courante ».[507]
[697] Ainsi, comme la Loi 21 prévoit expressément la portée rétrospective de l’article 16, l’argument quant à son effet rétroactif ne saurait tenir.
[698] Le PGQ souligne, à bon droit, que l’article 2087 C.c.Q. ne possède aucune portée constitutionnelle ou quasi constitutionnelle et qu’il ne peut servir à invalider une loi. Il en va de même pour les instruments internationaux auxquels réfère entre autres Amnistie tout comme l’article 46 de la Charte québécoise.
[699] Donc, point besoin d’épiloguer plus longuement pour disposer de ces moyens.
[700] Hak prétend que les obligations contenues aux articles 5 et 6 de la Loi 21 enfreignent sur l’indépendance judiciaire, tant au niveau individuel qu’institutionnel.
[701] Quant au premier, il s’imposait indirectement des principes de comportements aux juges de nomination provinciale, par le biais du Conseil de la Magistrature, ce qui constituerait une menace à la sécurité de fonction. En imposant au Conseil de la Magistrature d’édicter des règles normatives quant au comportement des juges, l’Assemblée nationale se trouve à porter atteinte à la sécurité de la fonction des juges de nomination provinciale puisqu’elle constitue une violation du principe de l’indépendance judiciaire.
[702] Quant au second, l’empiètement découlerait de l’imposition de critères qui vont nécessairement affecter l’embauche, la rétention ainsi que les conditions de travail des personnes œuvrant dans ce secteur, tel que visé par le deuxième paragraphe de l’annexe II de la Loi 21. Ainsi, selon elle, en interférant avec les conditions d’emplois de ces personnes, la Loi 21 constitue une intrusion dans le pouvoir de direction et de contrôle à leurs égards, ce qui viole la garantie d’indépendance administrative de ces tribunaux.
[703] Se réclamant de l’arrêt Valente c. La Reine[508], elle soutient que dans la mesure où ces balises comportementales appelées à devenir des balises déontologiques existent, elles deviennent susceptibles de compromettre la garantie d’inamovibilité des juges.
[704] Le Tribunal ne peut avaliser cette prétention. Avec égard, elle ne comporte aucun mérite dans l’état actuel des choses, car on ne peut présumer de ce que fera le Conseil de la magistrature. En elle-même, cette disposition législative ne viole pas la garantie d’inamovibilité des juges de nomination provinciale.
[705] Deuxièmement, quant à la violation de la composante institutionnelle de l’indépendance judiciaire, elle avance que les articles 5 et 6 de la Loi 21 affecteront nécessairement l’embauche de personnes essentielles au bon fonctionnement de la justice, les greffiers, shérifs ou agents de la paix par exemple, ce qui causerait un préjudice à l’exercice des fonctions judiciaires. Pour ce faire, elle se réclame des passages suivants de l’arrêt Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (I.-P.-É.)[509] :
117 Finalement, la Cour a défini l’indépendance administrative des cours provinciales comme étant le pouvoir par le tribunal de prendre les «décisions administratives qui portent directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires» (p. 712). Ces décisions ont été définies de manière limitative (à la p. 709) :
. . . l’assignation des juges aux causes, les séances de la cour, le rôle de la cour, ainsi que les domaines connexes de l’allocation de salles d’audience et de la direction du personnel administratif qui exerce ces fonctions . . .[…]
[706] Également, elle invoque celui-ci de l’arrêt Ell :
28 Comme nous l’avons vu, l’indépendance judiciaire comporte à la fois un aspect individuel et un aspect institutionnel. Le premier aspect concerne l’indépendance du juge lui-même, et le deuxième, l’indépendance du tribunal judiciaire où il siège. Chacun de ces aspects est tributaire de l’existence de conditions ou garanties objectives destinées à soustraire le pouvoir judiciaire à toute influence ou à toute intervention extérieure : voir Valente, précité, p. 685. Les garanties nécessaires sont l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative : voir le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, précité, par. 115.[510]
[707] Le PGQ reconnaît que le principe de l’indépendance judiciaire fait en sorte que le contenu des règles de conduite applicables aux juges dans le cadre du régime déontologique applicable aux membres de magistrature relève de la compétence exclusive du pouvoir judiciaire[511], mais plaide que l’article 5 de la Loi 21 préserve l’autonomie du Conseil de la magistrature à l’égard du contenu des règles de conduite des juges visés.
[708] À tout évènement, le PGQ plaide que si plusieurs interprétations de l’article 5 demeurent possibles, le principe de l’interprétation conciliatrice ou de conformité à la Constitution permet de choisir celle qui assure leur conformité au principe de l’indépendance judiciaire.
[709] Il ne fait aucun doute que l’indépendance judiciaire, un principe applicable à tous les tribunaux judiciaires, constitue un pilier de la démocratie en garantissant au pouvoir judiciaire une liberté d’agir sans ingérence de la part de quelque autre entité[512].
[710] Voyons comment s’articule ce principe en fonction des énoncés de la Loi 21. Pour ce faire, rappelons les articles pertinents pour cette étude :
3. La laïcité de l’État exige que, dans le cadre de leur mission, les institutions […] judiciaires respectent l’ensemble des principes énoncés à l’article 2, en fait et en apparence.
Pour l’application du présent chapitre, on entend par :
[…]
3° « institutions judiciaires » : la Cour d’appel, la Cour supérieure, la Cour du Québec, le Tribunal des droits de la personne, le Tribunal des professions et les cours municipales.
5. Il appartient au Conseil de la magistrature, à l’égard des juges de la Cour du Québec, du Tribunal des droits de la personne, du Tribunal des professions et des cours municipales ainsi qu’à l’égard des juges de paix magistrats, d’établir des règles traduisant les exigences de la laïcité de l’État et d’assurer leur mise en œuvre.
Malgré le paragraphe 3° du deuxième alinéa de l’article 3, l’exigence de respecter les principes énoncés à l’article 2 ne s’applique aux juges que dans la mesure prévue au présent article.
6. Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux personnes énumérées à l’annexe II.
Au sens du présent article, est un signe religieux tout objet, notamment un vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire ou un couvre-chef, qui est :
1° soit porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse;
2° soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance religieuse.
[711] Pour mémoire, le ministre Jolin-Barrette déclare s’attendre à ce que le Conseil de la Magistrature voit à faire respecter l’article 5 de la Loi 21[513].
[712] Quant à l’argument voulant que l’article 6 de la Loi 21 porte atteinte à l’indépendance administrative de la magistrature, il ne possède aucun fondement.
[713] Selon le Tribunal, Hak fait fausse route puisqu’à moins d’une démonstration convaincante que les mesures en place dans la Loi 21 quant au personnel administratif des tribunaux font en sorte d’entraver de façon suffisante le fonctionnement des tribunaux judiciaires, celle-ci ne peut porter atteinte à l’indépendance des tribunaux tels que l’entend la jurisprudence.
[714] En effet dans la mesure où l’État fournit le personnel suffisant pour permettre un fonctionnement adéquat des tribunaux visés, rien ne permet de conclure que l’article 6, en lui-même, comporte des effets délétères sur l’autonomie administrative de la magistrature. À priori, cet article ne comporte aucun effet nocif quant au contrôle judiciaire sur l’assignation des juges aux causes, les séances de la cour, le rôle de la cour ainsi que les domaines connexes reliés à l’allocation des salles d’audiences et la direction du personnel administratif qui exerce ces fonctions, tous des éléments généralement considérés comme faisant partie de ce que l’on doit entendre comme une exigence minimale de l’indépendance institutionnelle ou collective[514].
[715] Au sujet des modifications apportées à la Charte québécoise à son préambule ainsi qu’à l’article 9.1 par les articles 18 et 19 de la Loi 21, la FAE allègue que, s’agissant de la première modification de ce texte quasi constitutionnel le fait que celles-ci ne font pas l’objet d’une adoption unanime de voix exprimée par vote de l’Assemblée nationale, qui l’adopte sous la présidence du bâillon parlementaire, s’avère inusité.
[716] Selon elle, il existerait une pratique constitutionnelle selon laquelle seule une décision unanime de l’Assemblée nationale peut mener à ce résultat. Ces modifications violeraient l’article 2a) de la Charte ainsi que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 tout comme les articles 1, 3, 4, 10, 10.1, 11, 12, 13, 16, 17, 18, 18.1, 20, 49, 52 et 54 de la Charte québécoise et les articles 2, 18, 19, 26 et 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[515].
[717] Lauzon soutient que la Loi 21 modifie la Charte québécoise et l’article premier de la Loi 62 afin d’y introduire le principe de laïcité, tel que définie à l’article 2 de la Loi 21 et, puisque ceci ne peut référer qu’à la laïcité des institutions, ce principe se trouve donc en conséquence incompatible avec une interdiction de porter des signes religieux ou avec d’autres mesures qui pourraient porter atteinte à des droits et libertés fondamentaux garantis par la Charte d’une manière qui ne peut se justifier aux termes de l’article premier de cette Charte.
[718] Le PGQ plaide, à raison, que l’Assemblée nationale peut modifier la Charte québécoise, comme toute autre loi, et que la procédure législative d’exception constitue un exercice valide du pouvoir législatif qui ne peut servir à remettre en cause la validité constitutionnelle des lois adoptées ou modifiées de cette façon.
[719] Avec égard, rien de tangible et convaincant ne supporte les prétentions des demanderesses. À moins d’indication contraire dans la Charte québécoise elle-même, il s’agit d’une loi « ordinaire » quant à la façon avec laquelle le constituant peut la modifier. Il ne faut pas confondre sa valeur « quasi constitutionnelle » avec le mécanisme de sa modification.
[720] Ce moyen ne peut réussir.
[721] Estimant qu’en adoptant les articles 33 et 34 de la Loi 21, le législateur recourt aux clauses de dérogation de manière non conforme ni au droit interne ni au droit international, les demanderesses recherchent une déclaration d’inconstitutionnalité tant des dispositions comportant la dérogation aux chartes que de celles qui violeraient les articles 2a), 2b), 2d) et 15 de la Charte canadienne et leurs pendants de la Charte québécoise.
[722] La FAE prétend pouvoir démontrer que le recours aux clauses de dérogations ne peut se justifier par de simples conditions de forme. Elle soutient que le Tribunal devrait revoir les précédents établis il y a plus de trente ans dans les arrêts Ford c. Québec (Procureur général)[516] et Devine c. Québec (Procureur général)[517], notamment à la lumière des engagements internationaux souscrits par le Québec et le Canada depuis lors, ainsi qu’en tenant compte des développements de la jurisprudence du Comité des droits de l’homme de l’ONU et de la Cour suprême du Canada. Elle propose donc que, dans le contexte actuel, des conditions de fonds devraient s’ajouter aux conditions de formes existantes avant de donner plein effet aux dispositions de dérogation des chartes canadienne et québécoise.
[723] Pour elle, certaines décisions de la Cour suprême et les obligations internationales du Canada justifient l’assujettissement de la portée de l’article 33 à des conditions de fond, et non uniquement à des conditions de forme.
[724] La Cour suprême enseigne que l’article 33 établit des exigences de forme seulement. Ainsi, dans Ford, on lit :
Au cours des débats, différentes opinions ont été exprimées sur la perspective constitutionnelle à adopter pour étudier la question du sens et de l'application de l'art. 33 de la Charte canadienne des droits et libertés. Selon un point de vue, l'art. 33 traduit l'importance que continue de revêtir la souveraineté des législatures, tandis que l'autre point de vue fait ressortir la gravité de la décision du législateur de déroger à des droits et libertés garantis, décision qu'il est important de ne prendre que dans le cadre d'un processus démocratique éclairé. Ces deux perspectives ne sont pas particulièrement pertinentes ou utiles dans l'interprétation des exigences posées par l'art. 33. L'article 33 établit des exigences de forme seulement et il n'y a aucune raison d'y voir la justification d'un examen au fond de la politique législative qui a donné lieu à l'exercice du pouvoir dérogatoire dans un cas donné. L'exigence d'un lien ou d'un rapport apparent entre la loi dérogatoire et les droits ou libertés garantis auxquels on veut déroger semble ouvrir la voie à un examen au fond, car il semble exiger que le législateur précise les dispositions de la loi en question qui pourraient par ailleurs porter atteinte à des droits ou à des libertés garantis spécifiés. Ce serait exiger dans ce contexte une justification prima facie suffisante de la décision d'exercer le pouvoir dérogatoire et non pas simplement une certaine expression formelle de cette décision. Rien dans les termes de l'art. 33 ne permet d'y voir une telle exigence. Il se peut en fait que le législateur ne soit pas en mesure de déterminer avec certitude quelles dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés pourraient être invoquées avec succès contre divers aspects de la loi en question. C'est pour cette raison qu'il doit être permis, dans un en cause constitue un exercice valable du pouvoir conféré par l'art. 33 dans la mesure où elle a pour effet de déroger à toutes les dispositions de l'art. 2 et des art. 7 à 15 de la Charte. La principale condition de forme, imposée par l'art. 33, est donc que la déclaration dérogatoire dise expressément qu'une loi ou une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'art. 2 ou des art. 7 à 15 de la Charte. Avec égards pour le point de vue contraire, la Cour est d'avis qu'une déclaration faite en vertu de l'art. 33 est suffisamment explicite si elle mentionne le numéro de l'article, du paragraphe ou de l'alinéa de la Charte qui contient la disposition ou les dispositions auxquelles on entend déroger. Bien entendu, si l'on entend ne déroger qu'à une partie de la disposition ou des dispositions d'un article, d'un paragraphe ou d'un alinéa, il faut que des mots indiquent clairement ce qui fait l'objet de la dérogation. Pour autant que les exigences tenant au processus démocratique soient pertinentes, telle est la méthode employée dans la rédaction des lois pour renvoyer aux dispositions législatives à modifier ou à abroger. Il n'y a aucune raison d'exiger davantage en vertu de l'art. 33. Un renvoi au numéro de l'article, du paragraphe ou de l'alinéa contenant la disposition ou les dispositions auxquelles il sera dérogé suffit pour informer les intéressés de la gravité relative de ce qui est envisagé. Il n'est pas possible que par l'emploi du mot "expressément", l'on ait voulu obliger le législateur à alourdir une déclaration faite en vertu de l'art. 33 en y reproduisant textuellement la disposition ou les dispositions de la Charte auxquelles il entend déroger, ce qui, dans le cas de la disposition dérogatoire type en cause, l'obligerait à être particulièrement prolixe.[518]
(Le Tribunal souligne)
[725] Lauzon soutient que le simple fait de reproduire fidèlement les mots figurants à l’article 33(1) de la Charte, en l’occurrence par le biais de l’article 34 de la Loi 21, ne constitue pas un blanc-seing qui permet tout et n’importe quoi. À ce sujet, elle affirme que la Loi 21 ne remplit pas les exigences de clarté, de publicité et de respect du processus démocratique découlant de l’article 33 de la Charte, car elle repose sur des prétentions fondamentalement contradictoires. En effet, selon Lauzon, bien qu’elle déclare produire ses effets indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Charte, la Loi 21 affirme incarner ces mêmes droits en prétendant que la laïcité, qui repose sur ces droits, exige le respect de l’interdiction discriminatoire prévue à son article 6.
[726] Pour elle, il s’agit d’une forme de novlangue qui ne saurait satisfaire aux conditions minimales de l’article 33 de la Charte. À tout évènement, elle plaide que l’utilisation de la clause de dérogation doit se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique en vertu de l’article premier de la Charte.
[727] Il apparaît incontestable que plusieurs dispositions de la Loi 21 violent non seulement certains des droits garantis par les chartes canadienne et québécoise, donc le droit interne, mais également le droit externe, en l’occurrence le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[519], le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[520] et la Déclaration universelle des droits de l’homme[521].
[728] Quant au droit interne, le recours aux clauses de dérogation prévues aux deux chartes illustre cette situation de façon claire. En effet, pourquoi recourir à de telles clauses, avant même une quelconque adjudication judiciaire sur la légalité des mesures adoptées, si à priori, on ne suppute pas déjà le caractère attentatoire et injustifiable, selon les chartes, de ces mêmes mesures?
[729] Le fait de vouloir prétendument éviter des débats juridiques inutiles relève du faux-semblant. Les présentes instances le démontrent aisément, non quant à l’utilité, le Tribunal tient à le préciser, mais plutôt quant à leur existence même.
[730] L’expert Pelletier soutient que l’un des principaux dangers qui guettent le Québec, comme toutes les autres minorités nationales à travers le monde, réside dans l’effet uniformisateur des décisions judiciaires[522]. Avec égard, il fait fausse route.
[731] Les tribunaux appliquent le droit. Dans la mesure où de telles décisions ne rencontrent pas l’assentiment du législateur, il peut légiférer à nouveau et possiblement, utiliser les clauses de dérogation prévues aux chartes s’il considère que cet effet uniformisateur existe et qu’il doit le contrer.
[732] Le contrepoids pour la société civile demeure le droit de voter pour ou contre une telle démarche.
[733] En effet, il apparaît nécessaire de rappeler que le recours aux tribunaux demeure, dans une société de droit, libre et démocratique, jouissant d’un appareil judiciaire impartial et indépendant, le meilleur rempart contre les pouvoirs de l’État. La quête de la justice, dans son sens le plus élémentaire et le plus noble, doit pouvoir faire l’objet d’un recours en justice et un tribunal de droit commun, comme la Cour supérieure du Québec, doit voir à préserver l’existence de cette possibilité.
[734] Cela amène donc à voir en quoi le droit externe, ici le droit international, peut influer ou modifier l’interprétation du droit interne. De façon directe, selon la FAE, il s’agit de déterminer si la forme persuasive de la norme internationale doit l’emporter sur la détermination de sa force contraignante en droit interne.
[735] Cette proposition repose sur l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[523] où la Cour suprême déclare que les tribunaux peuvent tenir compte des valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois[524].
[736] Le Tribunal ne possède aucune raison d’en disconvenir, d’autant plus que les arrêts Hape[525], Németh[526] et Vavilov[527] abondent dans le même sens.
[737] Ainsi, pour la FAE, l’interprétation de la clause de dérogation, telle qu’elle subsiste à ce jour depuis l’arrêt Ford, ne constituera pas une interprétation acceptable pour tout gouvernement qui s’engage à protéger et à respecter les droits fondamentaux de la personne. Elle soutient que l’utilisation de la clause de dérogation doit posséder un objectif réel et urgent et qu’une interprétation généreuse des droits et libertés garantis par la Charte, visant à en assurer la pleine jouissance, milite en faveur d’une interprétation conséquente de l’article 33 de la Charte.
[738] À ce sujet, la FAE reconnaît que les normes édictées par le droit international ne lient pas les tribunaux lorsqu’ils interprètent la Charte, bien que celui-ci constitue une source pertinente et persuasive pour ce faire[528].
[739] Elle soumet au Tribunal une analyse de la situation dans 38 pays quant à l’existence d’une clause de dérogation, pour en conclure que celle-ci ne devrait s’utiliser dans une société civile libre et démocratique qu’en présence d’une justification.
[740] L’argument apparaît à première vue séduisant. Cependant, il ne peut emporter l’adhésion du Tribunal. Dans un contexte tel que le nôtre, hormis le contrôle de la stricte légalité, la sanction pour l’utilisation de la clause de dérogation réside dans l’urne, donc dans le choix de la population lors d’une élection.
[741] Quant à l’utilisation des clauses de dérogation, le PGQ plaide que leur usage ne relève d’aucun critère de fond puisqu’en pratique, si les tribunaux pouvaient en constater l’usage pour de tels motifs, cela ferait en sorte de réintroduire indirectement au débat les critères applicables des chartes qu’elles visent à écarter.
[742] La FAE affirme, en s’appuyant sur la doctrine[529], que les tribunaux retiennent cinq principes d’interprétations de la Charte. Il s’agit de l’interprétation :
i) Non technique;
ii) Téléologique;
iii) Dynamique et évaluative;
iv) Exclusivement prétorienne;
v) Qui tient compte du droit international et du droit comparé.
[743] Le Tribunal reconnaît non seulement l’existence de ces principes, mais également la nécessité d’y faire appel dans la mesure de leur applicabilité à la situation contentieuse.
[744] Cependant, avec égard, le Tribunal ne peut avaliser la proposition de la FAE. En effet, le nouveau test juridique qu’elle propose revient en substance à mettre en application la première étape justificative qui existe en vertu de l’article premier de la Charte. Ce faisant, la FAE propose un argument qui mène à un non-sens tant historique que juridique.
[745] On voit mal comment le législateur, au moment de l’adoption de la Charte, après les consultations constitutionnelles avec les provinces que cela impose, décidant d’y inclure une clause de dérogation permettant d’exclure certains droits d’une protection constitutionnelle, pourrait se voir imposer, de façon prétorienne, une obligation juridique qui découlerait, en partie, de l’application substantive de l’équivalent analytique de cette même disposition, en l’occurrence l’article premier, alors que cette même clause de dérogation vise à exclure du débat judiciaire l’application de ces mêmes principes.
[746] Quant à l’utilisation des obligations internationales du Québec et du Canada pour interpréter les clauses de dérogation, le PGQ fait valoir, à juste titre, que tant la Déclaration universelle des droits de l’homme[530] que le Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux[531] précèdent l’entrée en vigueur de ces clauses.
[747] Par conséquent, on ne peut raisonnablement soutenir qu’il s’agit là d’éléments nouveaux dont ne disposait pas la Cour suprême lors du prononcé de Ford.
[748] De plus, l’arrêt Kazemi[532] permet de disposer de cette question :
[60] L’état actuel du droit international sur les réparations destinées aux victimes de torture ne modifie pas la loi et ne la rend pas ambiguë. On ne saurait utiliser le droit international pour étayer une interprétation à laquelle fait obstacle le texte de la loi. De même, la présomption de conformité ne permet pas d’écarter l’intention claire du législateur (voir S. Beaulac, « “Texture ouverte”, droit international et interprétation de la Charte canadienne », dans E. Mendes et S. Beaulac, dir., Canadian Charter of Rights and Freedoms (5e éd. 2013), p. 231-235). De fait, la présomption voulant que la loi respecte le droit international ne demeure que cela — une simple présomption. Or, selon la Cour, celle-ci peut être réfutée par les termes clairs de la loi en cause (Hape, par. 53-54). En l’espèce, la LIÉ énumère toutes les exceptions à l’immunité des États. L’ordre juridique interne du Canada, tel qu’instauré par le Parlement, prévaut.
[749] Ici, l’application du droit tel qu’il existe à ce jour et tel que l’exprime la Cour suprême du Canada, ne permet pas au Tribunal d’accorder une portée autre qu’interprétative aux instruments de droit international. Or ceux-ci ne trouvent aucune utilité en l’espèce.
[750] De tout ceci, le Tribunal conclut que l’arrêt Ford dispose de cette question et que la règle du stare decisis s’impose. L’instance ne pose pas plus une question juridique nouvelle à ce sujet qu’il existe à l’heure actuelle un contexte factuel qui milite en faveur d’une nouvelle détermination de cette question. De plus, l’arrêt récent Ontario (Procureur général) c. G.[533] souligne que l’article 33 permet au législateur de soustraire temporairement une loi à l’application des droits et libertés garantis par les articles 2 et 7 à 15 de la Charte, et ce, même pour des motifs purement politiques[534].
[751] Ainsi, on voit mal comment le Tribunal devrait assujettir l’utilisation des clauses de dérogation aux conditions que réclament les opposants à la Loi 21, d’autant plus que le Tribunal n’agit pas comme censeur de l’opportunité politique du législateur.
[752] La règle du stare decisis s’applique donc. Le Tribunal doit s’en remettre aux enseignements de la Cour suprême à ce sujet.
[753] Le Tribunal convient avec le PGQ que les parties demanderesses tentent de contredire la Constitution écrite, en l’occurrence l’article 33 de la Charte, qui établit le pouvoir de dérogation, pour y introduire des principes sous-jacents qui n’existent qu’à titre interprétatif, car ceux-ci ne permettent pas de contrôler la constitutionnalité des lois, à moins qu’il n’existe un silence à ce sujet dans la Constitution écrite.
[754] Cependant, par définition, dans une société soucieuse de respecter les droits fondamentaux qu’elle accorde à ses membres, l’utilisation de la clause de dérogation devrait se faire de façon parcimonieuse et circonspecte. D’aucuns peuvent penser que l’utilisation faite dans le cas à l'étude par le législateur québécois la banalise d’autant plus que la dérogation intervient avant tout débat judiciaire sur la validité constitutionnelle des dispositions de la Loi 21.
[755] Voilà pourquoi dans le contexte de l’analyse des clauses de dérogation, le Tribunal croit utile de mettre en lumière certaines observations, car il ne peut que constater la portée à priori exorbitante de l’utilisation qu’en fait le législateur. En effet, en ce qui concerne la Charte québécoise, on note que la Loi 21 stérilise sans restriction l’application de ses articles 1 à 38, et qu’il en va de même avec les articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne.
[756] Avec égard, bien qu’il s’agisse là d’une prérogative du législateur, que le Tribunal ne remet aucunement en question, le Tribunal se voit néanmoins interpellé par l’amplitude de l’exercice et l’indifférence qu’il affiche à l’égard de certains droits et libertés touchés.
[757] À ce sujet, le Tribunal tient à faire preuve de clarté. À charge de redite, le législateur peut, à sa guise et ce pour des motifs purement politiques, utiliser les clauses de dérogation. Le Tribunal en convient et il ne remet pas en question la légitimité de cette façon de faire. Mais, en contrepartie, puisqu’il s’agit de neutraliser des droits et libertés fondamentaux, le simple respect de ceux-ci devrait militer en faveur d’une utilisation plus ciblée de ce pouvoir qui, après tout, doit demeurer exceptionnel.
[758] Ainsi, bien qu’il apparaisse logique, qu’afin que la Loi 21 produise ses effets à tout prix, que le législateur québécois neutralise les dispositions relatives aux libertés de conscience, de religion et d’expression énoncés aux articles 3 de la Charte québécoise et 2a) et 2b) de la Charte canadienne, tout comme celles prévoyant le droit à la sauvegarde de la dignité (4) et au respect de la vie privée, et celles découlant des articles 10 à 13 et 16 à 20 de la Charte québécoise traitant de discrimination ou de l’article 15 de la Charte canadienne traitant du droit à l’égalité devant la loi et du bénéfice et de la protection égale de la loi, il n’en va pas de même pour les autres dérogations incluses dans les articles 33 et 34 de la Loi 21.
[760] Quant à la Charte québécoise, on peut faire le même exercice à l’égard du droit au secours d’une personne dont la vie se trouve en péril (2), à celui relatif à la jouissance paisible des biens (6), à l’inviolabilité de la demeure (7) et au respect de la propriété privée (8). On retrouve également la même suspension à l’égard des droits judiciaires énumérés précédemment.
[761] Mais, ce qui apparaît le plus troublant réside dans la suspension de droits qui participent de façon fondamentale à la règle de droit, telle qu’on la conçoit de nos jours. Par exemple, comment expliquer la suspension du droit au secret professionnel prévu à l’article 9 de la Charte québécoise? De celui prévoyant une audition impartiale par un tribunal indépendant que prévoient à la fois l’article 23 de la Charte québécoise et l’article 7 de la Charte canadienne? De l’assistance à un avocat énoncé à l’article 34 de la Charte québécoise et 10b) de la Charte canadienne? Du recours à l’habeas corpus, prévu à l’article 10c) de la Charte canadienne et 32 de la Charte québécoise, alors que ce droit fait partie de notre système juridique depuis la Magna Carta de 1215?
[763] Interrogé par le Tribunal quant aux raisons qui justifieraient un exercice dérogatoire aussi large, le représentant du PGQ affirme qu’il fallait se prémunir contre l’inventivité des personnes qui voudraient contester la Loi 21. Voilà une bien mince et troublante explication.
[764] En effet, à l’évidence, tout en reconnaissant cette possibilité, il n’en demeure pas moins que de nombreux droits auxquels le législateur applique les clauses de dérogation ne peuvent servir de base à une contestation de la validité, constitutionnelle ou autre, de la Loi 21.
[765] Le fait qu’il ne s’agit pas de la première fois que le législateur déroge à des droits fondamentaux ne change rien à ce constat, bien au contraire. En effet, il ne fait que renforcer l’importance pour les tribunaux, gardien de la Constitution, de souligner qu’en semblable matière, la circonspection s’impose.
[766] D’ailleurs, l’utilisation des clauses de dérogation dans la Loi 21 rappelle l’époque suivant l’entrée en vigueur de la Charte canadienne où le législateur, dans un geste de nature politique tout à fait légitime, visait à souligner le fait que cette entrée en vigueur se faisait sans l’accord formel du Québec. Ainsi toutes les lois provinciales adoptées entre 1982[535] et 1985[536], indistinctement de leur objet, produisaient leurs effets indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Constitution. Cependant, à l’évidence, et il s’agit là d’une différence fondamentale et très significative, les protections correspondantes de la Charte québécoise demeuraient en vigueur.
[767] Avec la Loi 21, il s’agit en effet de la première législation adoptée par l’Assemblée nationale depuis 1986 qui déroge à l’ensemble des articles susmentionnés. Il faut noter que la Loi 21 et la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982[537], qui pour nos fins ne possèdent pas d’objet, représentent les deux seules lois, présentement en vigueur au Québec, qui prévoit une dérogation à l’égard des articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne.
[768] Cependant, de façon plus remarquable et pertinente pour notre propos, la Loi 21 constitue le premier texte législatif qui déroge simultanément aux articles 1 à 38 de la Charte québécoise et 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne[538]. Donc, on ne peut que constater qu’en agissant ainsi le constituant suspend, à l’égard de la Loi 21, presque l’ensemble des droits et libertés dans la province de Québec. Peu importe la perspective que l’on entretient face à la Loi 21, il faut souligner qu’il ne s’agit pas là d’une mince affaire, bien au contraire. Voilà pourquoi le Tribunal évoquait plus haut une certaine banalisation et indifférence quant à la portée réelle de l’exercice de dérogation.
[769] En tant que gardien de la primauté du droit, le Tribunal se doit de s’interroger sérieusement sur un recours aussi large aux clauses de dérogation. Il doit également le mettre en lumière.
[770] Évidemment, à charge de se répéter, le législateur peut utiliser les clauses de dérogation que prévoient spécifiquement les chartes, le problème ne se situe pas à ce niveau. Il relève plutôt d’un usage qui apparaît à la fois désinvolte et inconsidéré de cette prérogative, en ce qu’il ratisse beaucoup trop large. À ce sujet, le Tribunal insiste sur le fait que le jugement qu’il porte sur l’usage des clauses de dérogation s’applique uniquement à l’égard de la dérogation relative aux droits et libertés qui ne possèdent aucune apparente connexité avec l’objectif de laïcité poursuivi par le législateur, tel qu’énoncé auparavant aux paragraphes [759] à [762].
[771] En ces matières, alors que l’on suspend des libertés fondamentales, il semble que le moins que l’on puisse s’attendre du législateur, lui aussi normalement gardien de l’intérêt public, réside dans un usage le plus circonscrit possible de ce pouvoir d’exception. Pour faire image, le Tribunal considère qu’en semblable matière le « sur mesure » l’emporte assurément sur le « prêt-à-porter ».
[772] L’historique législatif révèle qu’un tel exercice semble entièrement possible, et ce, même en matière de relation entre la liberté de religion et l’éducation. À titre d’illustration, le législateur choisit de déroger aux articles 3 et 10 de la Charte québécoise et 2a) et 15 de la Charte canadienne afin de préciser qu’accorder des droits et privilèges à une confession religieuse, dans le contexte de l’instruction publique, ne constitue pas une atteinte à la liberté de religion ou au droit à l’égalité[539]. Certes, ici la Loi 21, en substance, retire plutôt qu’elle n’accorde des droits, mais, en tout respect, cela devrait d’autant plus inciter le législateur à faire preuve de circonspection.
[773] À tout évènement, cela ne change pas la conclusion du Tribunal quant à la façon dont le législateur peut invoquer les clauses de dérogation, entre autres au regard de la règle du stare decisis. Mais en l’absence de ces précédents le liant, il demeure possible que cette conclusion pourrait se voir moduler par la façon avec laquelle le législateur inclut dans son exercice de dérogation des droits et libertés qui ne participent en rien à la réalisation de son objectif législatif.
[774] En effet, encore une fois sans remettre en question le droit d’utiliser la clause de dérogation, on peut penser qu’un usage abusif de celui-ci pourrait se voir limité à sa portée la plus congrue, car, comme le plaide lui-même le PGQ, aucun droit n’existe et ne s’exerce de façon absolue.
[775] Certains pourraient rétorquer que le législateur jouit du pouvoir absolu de rédiger et d’adopter les lois. Cela demeure vrai. Mais dans la mesure où seul le recours à l’urne constitue le remède approprié à l’égard de l’exercice de ce pouvoir, il convient que la société civile connaisse, d’une part, la façon dont ce pouvoir s’exerce et, d’autre part, les conséquences qu’entraîne un tel exercice, et ce, a fortiori, lorsque l’on traite de droits et libertés fondamentaux.
[776] Ainsi, les Tribunaux, en tant que gardien de la primauté du droit et de la Constitution se doivent d’éclairer cette connaissance des fruits de leurs expertises.
[777] En termes plus concrets, il faudrait possiblement que le législateur doive et puisse expliquer en cas de contestation, à tout le moins prima facie, non pas la légitimité politique ou juridique du recours aux clauses de dérogations, ou pour reprendre les termes de l’arrêt Ford, exiger une justification prima facie suffisante de la décision d’exercer le pouvoir dérogatoire, mais simplement l’existence d’une certaine connexité entre la suspension des droits et libertés et les objectifs poursuivis par la législation en question. Ainsi, cela permettrait au Tribunal, en cas de contentieux quant à la portée de l’utilisation des clauses de dérogation, d’en apprécier le caractère juridiquement nécessaire pour que le législateur puisse atteindre la finalité qu’il recherche et ce, tout en respectant la très grande latitude dont il jouit.
[778] À titre d’exemple, le Tribunal ne peut voir comment la suspension du droit au secret professionnel ou à celui du droit à l’avocat, pour ne citer que ceux-là, participe à la réalisation de l’objectif législatif d’affirmation de la laïcité. Avec égard, cette suspension apparaît à la fois exorbitante et inutile. On peut donc raisonnablement soutenir qu’un justiciable devrait pouvoir contester cet usage du législateur de la clause de dérogation dans une loi qui porte sur la laïcité.
[779] Cependant, il n’existe aucune telle demande spécifique en l’instance et, évidemment, dans l’état actuel du droit, cette question relève d’une juridiction supérieure et pourra possiblement faire partie de ce que certains auteurs qualifient de dialogue entre les tribunaux et les législateurs. Pour l’instant, à ce niveau, elle relève de lege ferenda.
[780] Fin des observations à ce sujet.
[781] Malgré l’obstacle érigé par l’utilisation des clauses de dérogation, les demanderesses plaident la violation de leurs droits visés par ces clauses, notamment de la liberté de conscience et de religion.
[782] La FAE ajoute :
- Que l’article 16 de la Loi 21 viole la liberté d’association de ses membres, protégée par l’article 2d) de la Charte ainsi que les articles 1, 3, 4, 10, 10.1, 11, 12, 13, 16, 17, 18, 18.1, 20, 49, 52 et 54 de la Charte québécoise et les articles 2, 18, 19, 26 et 27 du Pacte puisqu’il opère une rupture avec les clauses 9-1.09 et 14-3.00 à 14-3.04 de leur convention collective, dites « clauses anti-discrimination » datée du 30 juin 2016[540];
- Que l’article 31 de la Loi 21 qui impose des sévères contraintes de mobilité géographiques et hiérarchiques se révèle en contravention des mêmes dispositions des chartes et du Pacte.
[783] Le PGQ plaide que l’utilisation des clauses de dérogation empêche le Tribunal d’appliquer les articles 2 de la Charte canadienne et 3 de la Charte québécoise et qu’il ne peut donc exister une atteinte aux libertés fondamentales sur lesquelles le Tribunal doit adjuger.
[784] Pour les motifs qui précèdent, à l’évidence les demanderesses ne peuvent réussir puisque l’utilisation de l’article 33 stérilise le recours aux dispositions pertinentes de la Charte.
[785] La FAE cherche à obtenir un jugement déclaratoire voulant que les dispositions de la Loi 21 portent atteinte aux articles 2 et 15 de la Charte canadienne et aux articles 3 et 10 de la Charte québécoise malgré le recours aux clauses dérogatoires par le législateur. Selon elle, cette demande et le jugement qui en résulterait permettraient d’attirer l’attention des membres de l’Assemblée nationale et de la population québécoises sur la nature des droits et libertés violés afin que ceux-ci puissent réagir en conséquence par voie du processus démocratique à la fin du délai de cinq ans prévu à l’article 33(3) de la Charte canadienne.
[786] L’article 33 de la Charte énonce :
33. (1) Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte.
(2) La loi ou la disposition qui fait l’objet d’une déclaration conforme au présent article et en vigueur a l’effet qu’elle aurait sauf la disposition en cause de la charte.
(3) La déclaration visée au paragraphe (1) cesse d’avoir effet à la date qui y est précisée ou, au plus tard, cinq ans après son entrée en vigueur.
(4) Le Parlement ou une législature peut adopter de nouveau une déclaration visée au paragraphe (1).
(5) Le paragraphe (3) s’applique à toute déclaration adoptée sous le régime du paragraphe (4).
[787] Lauzon invite le Tribunal à déclarer que la Loi 21 porte atteinte à la liberté de conscience et de religion, à la liberté d’expression et au droit à l’égalité garantis par les chartes canadienne et québécoise d’une façon qui ne se justifie pas dans le cadre d’une société libre et démocratique parce que l’utilisation des clauses dérogatoires permet uniquement qu’on ne donne pas effet à une loi qui porte atteinte à un droit protégé. Selon elle, le libellé des articles 33 de la Charte et 52 de la Charte québécoise, tout comme la compétence inhérente des Cours supérieures et leurs devoirs d’interpréter les lois, y compris celles qui font l’objet d’une clause de dérogation, ainsi que l’article 24(1) de la Charte autorisent le Tribunal à accorder le jugement déclaratoire recherché.
[788] Elle argue que ces déclarations constituent une intervention judiciaire nécessaire dans les circonstances exceptionnelles qui sous-tendent la contestation judiciaire. D’une part, elle postule que celles-ci serviraient à informer le débat public, ce qui s’avèrera nécessaire dans l’éventualité où l’Assemblée nationale devrait débattre de l’opportunité de renouveler l’utilisation de la clause de dérogation et, d’autre part, ces déclarations prendraient effet sans délai dans l’éventualité d’un non-renouvellement de l’application des clauses de dérogation. Finalement, à ce sujet, elle ajoute que ces déclarations d’inconstitutionnalité informeraient l’analyse du Tribunal quant au bien-fondé de la demande pour dommages-intérêts réclamés par les demanderesses.
[789] Pour le PGQ, comme le jugement déclaratoire repose sur une contestation d’une violation des articles 2 et 15 de la Charte et que l’utilisation de la clause de dérogation de l’article 34 de la Loi 21 soustrait ces droits garantis du pouvoir de révision du Tribunal, il s’ensuit selon lui que le Tribunal ne peut donner suite à la demande de jugement déclaratoire. Selon lui, comme une réparation convenable et juste au sens de l’article 24 de la Charte doit découler de la violation d’un droit fondamental causée par la conduite ou un acte commis par l’État pour la même raison qu’explicitée auparavant, cette demande ne peut recevoir l’aval du Tribunal.
[790] La FAE se réclame, entre autres, de l’arrêt El-Alloul c. Procureure générale du Québec[541] pour demander au Tribunal de prononcer un jugement déclaratoire quant à la conformité constitutionnelle de la Loi 21. Dans cet arrêt, la Cour d’appel note le contexte factuel singulier devant lequel se retrouvait la requérante El-Alloul, ce qui entraînait des difficultés réelles pour identifier la procédure judiciaire adéquate et appropriée dans de telles circonstances[542].
[791] Elle énonce que l’article 24(1) de la Charte peut assurément servir d’assise au prononcé d’un jugement déclaratoire[543]. Ainsi, à l’évidence, dans la mesure où le Tribunal reconnaît la violation de droits constitutionnels, normalement, il doit pouvoir accorder une réparation[544].
[792] La Cour d’appel affirme que les tribunaux peuvent rendre des jugements déclaratoires sans cause d’action et peu importe si une mesure de redressement consécutive peut suivre[545]. Cependant, il importe de souligner qu’en ce faisant, la Cour d’appel rappelle le caractère discrétionnaire d’un tel remède[546].
[793] Bien qu’il ne faille pas appliquer une démarche procédurière rigide[547], le Tribunal ne donnera pas suite à la demande de jugement déclaratoire notamment parce que, d’une part, contrairement à l’affaire El-Alloul, il existe bel et bien un débat de nature constitutionnelle entre les parties en l’instance.
[794] D’autre part, avec l’utilisation des clauses de dérogation, le législateur place le débat constitutionnel dans un contexte bien particulier. Le Tribunal ne se retrouve pas dans une impasse procédurale comme dans El-Alloul. De plus, dans cette affaire, le contexte factuel militait fortement pour l’émission d’un remède, alors qu’ici, à charge de redite, l’utilisation des clauses de dérogation enlève toute effectivité réelle à cet égard.
[795] Le Tribunal doit se montrer soucieux de respecter la séparation des pouvoirs entre ceux qu’exercent la branche législative et la branche judiciaire. Ainsi, le Tribunal doit éviter d’utiliser le pouvoir discrétionnaire qu’il possède en la matière pour émettre ce qui s’apparente, à plusieurs égards, à une opinion judiciaire qui porte sur une question purement théorique reposant de plus sur des considérations hypothétiques. En effet, le substrat factuel repose sur la prémisse voulant que le législateur pourrait décider de ne pas utiliser à nouveau l’article 33 de la Charte.
[796] Le Tribunal exerce sa discrétion judiciaire pour ne pas donner suite à une telle demande.
[797] Premièrement, parce que la question posée s’avère théorique puisqu’elle vise à contourner le contexte factuel existant à ce jour pour en suggérer un, hypothétique, qui repose sur l’absence de l’utilisation des clauses de dérogation par le législateur.
[798] Deuxièmement, et de façon plus importante, parce que bien qu’en apparence, il faut donner un sens aux mots utilisés à l’article 33 qui ne parle que de l’effet de l’utilisation de la clause de dérogation, ce qui n’exclurait pas une demande de jugement déclaratoire, il n’en demeure pas moins que de faire un tel débat constitue une façon indirecte de faire quelque chose que l’on ne peut faire directement.
[799] Avec égard, bien que les droits et libertés constituent un sujet de la plus haute importance, il faut éviter d’hypothéquer un système judiciaire déjà suffisamment occupé avec des recours qui ne débouchent pas sur un résultat concret.
[800] Voilà pourquoi le Tribunal rejette cette demande.
[801] Pour Lauzon, la Loi 21, tant par ses objets que ses effets, mine le droit constitutionnel des femmes à la liberté de religion et d’expression et la garantie contre la discrimination de manière disproportionnée par rapport aux hommes, ce qui violerait l’article 28 de la Charte qui prévoit :
28. Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes.
[802] Selon les statistiques colligées par le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, les femmes constituent 88 % du corps enseignant au niveau primaire et préscolaire et 61 % au niveau secondaire. À l’évidence, les conséquences de l’interdiction du port de symboles religieux pour le corps enseignant toucheront très majoritairement des femmes.
[803] De plus, il ne fait aucun doute que le principe d’interdiction du port d’un signe religieux découle du port de celui-ci par les femmes de confession musulmane. D’une part, avant la présence plus marquée de cette pratique dans l’espace public, on ne retrouve aucune préoccupation tangible à ce sujet dans le discours social. D’autre part, le port de signes religieux par les femmes musulmanes constitue une des causes de l’adoption de la Loi 21 notamment parce que certains les qualifient de symbole de soumission de la femme envers l’homme[548].
[804] À cet égard, d’ailleurs la focalisation de PDF et MLQ sur cet aspect de la question démontre bien à quel point on peut voir dans la Loi 21 une volonté de faire disparaître cette réalité, alors qu’on ne traite pas du port d’une croix, de la kippa ou d’une médaille religieuse par exemple. De plus, le port de la barbe par les musulmans ou les sikhs ne semble pas comporter la même signification pour les défenseurs de la Loi 21, alors que nul ne peut ignorer qu’il s’agit là pour les hommes de ces convictions religieuses, d’une orthopraxie révélant une forte religiosité.
[805] De toutes les personnes visées, les femmes de confession musulmane apparaissent particulièrement vulnérables. D’ailleurs au CSSM tous les dossiers de demande de poste, en l’occurrence huit, fermés par suite de l’entrée en vigueur de la Loi 21 concernent des femmes musulmanes portant le hijab[549].
[806] Un recensement datant de 2011 établit le nombre de musulmans au Québec à 243 400 personnes, en l’occurrence la deuxième confession religieuse en importance de la province après les chrétiens[550]. Cette proportion représente deux fois et demie celle des populations juives et sikhes combinées[551].
[807] Le Tribunal souligne que la preuve révèle indubitablement que les effets de la Loi 21 se répercuteront de façon négative sur les femmes musulmanes d’abord et avant tout. D’une part, en violant leur liberté de religion et d’autre part, en faisant de même à l’égard de leur liberté d’expression puisque la tenue vestimentaire constitue à la fois une expression pure et simple, mais elle peut également constituer la manifestation d’une croyance religieuse.
[808] La FAE plaide que comme l’égalité des deux sexes prévue à l’article 28 de la Charte ne peut faire l’objet d’une dérogation, il en découle que lorsqu’un gouvernement adopte une loi qui permet la violation des droits garantis, il ne peut le faire si des personnes s’en trouvent disproportionnellement touchées en raison de leur sexe, tel qu’en l’espèce.
[809] Dans cette perspective, il en découle que les articles 4, 6, 12, 13, 14 et le paragraphe 10 de l’annexe II constituent une violation flagrante de la liberté de conscience et de religion protégée par les chartes. L’application de ces articles se révèle manifestement discriminatoire et donc contraire aux articles 15 et 28 de la Charte puisque les femmes musulmanes constituent la très grande majorité, pour ne pas dire la totalité, des personnes touchées. Pour la FAE, il n’existe aucun objectif réel et urgent justifiant le législateur d’agir à cet égard.
[810] Selon Hak, les articles 6 et 8 de la Loi 21 violent les articles 15 et 28 parce qu’ils entraînent de façon disproportionnée à l’égard des femmes de sévères restrictions à leur droit de pratiquer leur religion, garanti à l’article 2a) de la Charte et à l’article 3 de la Charte québécoise ainsi que leur droit à l’égalité prévue par les articles 15 et 10 de ces mêmes chartes. Bien que le législateur affirme que la Loi 21 se veut neutre dans ses effets à l’égard des hommes et des femmes qui portent des signes religieux, les conséquences sur ces dernières se révèlent, selon elle, clairement disproportionnées en leur défaveur.
[811] Comme les déclarations sous serment montrent clairement que l’application de l’article 6 par les commissions scolaires à travers la province se fait quasi exclusivement à l’égard des femmes musulmanes qui portent le hijab, Hak plaide que l’impact réel de l’article 6 de la Loi 21 entraîne la négation de leur droit de pratiquer leur religion, alors que cela n’entraîne pas les mêmes conséquences pour la très grande majorité de la population.
[812] Quant à l’article 8, il vise selon elle uniquement les femmes musulmanes qui portent le niqab, ce qui à l’évidence viole le droit à l’égalité de ces personnes prévu aux articles 28 et 50.1 des Chartes canadienne et québécoise.
[813] Se pose cependant la question de la portée de ces dispositions ainsi que de l’application éventuelle de l’article 1 suite à la démonstration d’une violation de ce droit. À cet égard, elle plaide que le fait de singulariser de façon effective des femmes musulmanes ne peut constituer une atteinte minimale puisque l’atteinte de l’objectif d’un État laïque peut s’obtenir par d’autres moyens que la discrimination des femmes musulmanes. Elle ajoute que les effets délétères sur l’égalité sociale, psychologique et économique des femmes musulmanes n’entraînent aucun effet bénéfique correspondant.
[814] EMSB plaide que le Tribunal doit donner une interprétation généreuse à l’article 28 de la Charte afin de lui donner une portée effective et non une simple valeur interprétative. Ainsi, comme il prévoit le traitement égal entre les hommes et les femmes et que la clause de dérogation ne s’applique pas à son égard, il s’ensuivrait que la Loi 21 ne peut survivre pour ce simple motif.
[815] Comme la Cour suprême énonce que l’on doit donner une interprétation large et libérale aux dispositions de la Charte tout en tenant compte du contexte historique et philosophique de son adoption[552], et ce, en distinguant les termes utilisés dans les articles 25, 27 et 29 de la Charte, qui selon la EMSB traitent de la façon dont on doit interpréter la Charte dans les cas des deux premiers articles et du fait que l’article 29 contient en réalité une prohibition, elle postule que l’article 28, contrairement aux autres articles de la Charte, mentionne expressément qu’il s’agit d’une garantie et donc qu’il ne peut s’agir d’une disposition purement interprétative, mais bien plutôt d’un droit substantif.
[816] Elle s’appuie sur la décision Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général)[553] qui affirme que l’article 28 accorde une protection particulière contre la discrimination entre les sexes et qu’elle vise à renforcer l’égalité des genres[554].
[817] Le Tribunal en convient. Cependant, il ne peut faire abstraction du texte même de l’article 28. À cet égard, le fait d’affirmer que l’article 28 devrait se lire à la fin de chaque paragraphe de chaque article de la Charte, comme le suggère EMSB[555] n’ajoute rien à l’analyse quant à la portée de cette disposition.
[818] De plus, le fait de tracer un parallèle avec l’article 10 de la Charte québécoise ne bonifie pas son argument, car il ne fait aucun doute que cet article énonce des garanties substantives, car il constitue la pierre d’assise de la Charte québécoise dans la lutte contre la discrimination en y établissant à la fois les motifs discriminatoires et les moyens pour les combattre.
[819] Pour le PGQ, de façon concrète, dans la mesure où le législateur décide de soustraire certaines dispositions législatives à l’examen de la Charte, et plus précisément d’empêcher les tribunaux d’utiliser les articles 2 ainsi que 7 à 15 de la Charte pour procéder à cet exercice de validation constitutionnelle, il s’ensuit que l’article 28 perd sa finalité puisqu’il permet uniquement de s’assurer que les droits et libertés énumérés se trouvent garantis également aux deux sexes.
[820] Exprimés autrement, cela veut dire que dans la mesure où le législateur retire de la protection constitutionnelle certains droits ou libertés en utilisant la clause de dérogation de l’article 33, il ne subsiste plus de substrat de droit ou de liberté sur lequel l’article 28 puisse ensuite s’appliquer pour garantir cette égalité entre les hommes et les femmes.
[821] Pour le PGQ, on ne peut interpréter l’article 28 de la Charte comme conférant une garantie analogue à celle de l’article 15 puisque cela entraînerait la réintroduction du droit à l’égalité fondé sur le sexe aux termes de l’article 15, alors que la Loi 21 y déroge spécifiquement.
[822] Son raisonnement s’appuie, par analogie, sur l’arrêt R. c. Cornell[556] alors que la Cour suprême refuse de permettre l’utilisation de l’article 7 de la Charte pour contrer la discrimination dans l’attente de l’entrée en vigueur de l’article 15[557], qui comme on s’en souvient, n’entre en vigueur que trois ans après les autres dispositions de la Charte.
[823] La division d’appel de la Cour supérieure de Nouvelle-Écosse faisant de même à l’égard de l’article 28 de la Charte dans Re Boudreau and Lynch[558] en 1984.
[824] Le PGQ plaide, avec raison, que les mots « indépendamment des autres dispositions de la présente charte » ne signifient pas qu’aucune disposition de la Charte ne peut restreindre l’application de l’article 28. À titre d’exemple on ne saurait prétendre que l’article 28 s’applique au rapport de droits privés, parce qu’il jouirait d’une autonomie propre, alors que l’article 32(1) de la Charte énonce clairement qu’elle s’applique au Parlement fédéral et aux législatures des provinces.
[825] À ce sujet, le Tribunal conclut de la même façon à l’endroit de la portée de l’article 50.1 de la Charte québécoise.
[826] Le MLQ plaide, entre autres, que puisque l’article 28 se situe dans la section de la Charte canadienne intitulée « Dispositions générales », mais non dans celle intitulée « Droits à l’égalité », cela confirme que cet article constitue une disposition interprétative et non un droit autonome que l’on peut invoquer seul, sans le combiner avec un autre droit applicable prévu à la Charte[559].
[827] EMSB conteste cette position en se basant particulièrement sur les énoncés du juge Bastarache dans R. c. Kapp[560], notamment au paragraphe 88, qui énonce :
[88] Quoi qu’il en soit, j’estime, comme Wildsmith, que la différence dans le libellé n’est pas décisive. Premièrement, l’art. 25 est très différent de l’art. 27, la seule disposition générale de la Charte à porter clairement la marque d’une simple disposition interprétative. Deuxièmement, il établit une primauté, ce qui ne cadre pas avec l’idée d’une pondération des deux droits. Notre Cour a examiné une disposition analogue de la Déclaration canadienne des droits, L.R.C. 1985, app. III, art. 2, ainsi rédigée : « Toute loi du Canada [. . .] doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes . . . ». Dans R. c. Drybones, 1969 CanLII 1 (CSC), [1970] R.C.S. 282, le juge Ritchie a dit qu’il faut donner aux mots en cause un sens plus réaliste, c’est-à-dire que si une loi ne peut être « raisonnablement interprétée et appliquée » (p. 294) sans enfreindre le droit, elle doit être déclarée inopérante. Ce principe a été réaffirmé dans Procureur général du Canada c. Lavell, 1973 CanLII 175 (CSC), [1974] R.C.S. 1349. La présente affaire ne présente pas de différence fondamentale.
[828] Cependant, il faut noter que ses huit autres collègues affirment ceci :
[63] La première question est de savoir si le permis de pêche communautaire dont il est question en l’espèce tombe sous le coup de l’art. 25. Selon nous, le libellé de l’art. 25 et les exemples qu’on y trouve — droits ancestraux, droits issus de traités et autres « droits ou libertés », tels les droits émanant de la Proclamation royale ou d’accords sur des revendications territoriales — indiquent que les droits des Autochtones ou les programmes destinés à ceux-ci ne sont pas tous visés par cette disposition. Au contraire, seuls les droits de nature constitutionnelle sont susceptibles de bénéficier de la protection de l’art. 25. Si c’est le cas, nous nous demandons alors, sans pour autant trancher la question, si le permis de pêche constitue un droit ou une liberté visé par l’art. 25.
[64] Même dans l’hypothèse où le permis de pêche relèverait effectivement de l’art. 25, la deuxième question est de savoir si la demande des appelants fondée sur l’art. 15 serait totalement irrecevable, contrairement à ce qui se produirait dans le cas d’une disposition servant à interpréter des droits garantis par la Charte qui sont susceptibles d’entrer en conflit.[561]
pour remettre à une autre affaire la détermination effective de la portée de l’article 25 de la Charte[562].
[829] Si on porte l’analyse sur l’article 29 de la Charte qui se trouve dans le même chapitre et qui énonce :
29. Les dispositions de la présente charte ne portent pas atteinte aux droits ou privilèges garantis en vertu de la Constitution du Canada concernant les écoles séparées et autres écoles confessionnelles.
On note que dans Renvoi relatif au projet de Loi 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.)[563], la Cour suprême conclut :
62. Toutefois, cela ne signifie pas que ces droits ou privilèges peuvent être contestés en vertu de l'al. 2a) et de l'art. 15 de la Charte. J'ai indiqué que les droits ou privilèges garantis par le par. 93(1) ne peuvent faire l'objet d'un examen en vertu de l'art. 29 de la Charte. J'estime que cela est clair. Ce qui est moins clair, c'est la question de savoir si l'art. 29 de la Charte était nécessaire pour atteindre ce résultat. J'estime que la réponse est non. Je crois qu'on l'a placé là simplement pour souligner que la Charte ne porte pas atteinte au traitement spécial que la Constitution garantit aux écoles confessionnelles, séparées ou dissidentes, même s'il s'accorde mal avec le concept de l'égalité enchâssé dans la Charte du fait que les autres écoles ne peuvent en bénéficier. À mon avis, on n'a jamais voulu que la Charte puisse servir à annuler d'autres dispositions de la Constitution et, en particulier, une disposition comme l'art. 93 qui représente une partie fondamentale du compromis confédéral. L'article 29 n'est, à mon sens, présent dans la Charte que pour assurer une plus grande certitude, en ce qui concerne tout au moins la province de l'Ontario.
63. En d'autres termes, l'art. 29 est là pour protéger contre tout examen en vertu de la Charte les droits ou privilèges qui autrement, n'était-ce de cet article, pourraient faire l'objet d'un tel examen. […]
[830] Pour EMSB, cela fait en sorte que l’article 29 constitue une disposition qui possède plus qu’une simple portée interprétative puisqu’elle recèle une vertu particulière. Pour le Tribunal cet argument possède un certain poids.
[831] Tout comme celui qui traite plus spécifiquement du texte même de l’article 28 de la Charte. Pour fins de commodité, en voici le texte dans les deux langues officielles :
28. Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes.
28. Notwithstanding anything in this Charter, the rights and freedoms referred to in it are guaranteed equally to male and female persons.
[832] Les termes de l’article 28 peuvent certainement servir d’indice quant à sa portée. À l’évidence, « garantir » un droit entraîne des conséquences. Ainsi, le texte de l’article 1 utilise le même vocable pour enchaîner ensuite avec une énonciation d’un processus juridique qui permet spécifiquement d’anéantir ou de limiter cette garantie, alors que l’article 28 précise que cette garantie s’applique « indépendamment des autres dispositions de la présente charte ».
[833] Il s’agit là d’une utilisation d’un langage particulièrement affirmatif. Cette Cour le reconnaît dans l’affaire Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général)[564]. Il s’agit là d’un précédent qui met en jeu le stare decisis horizontal. Le Tribunal ne possède aucune raison de ne pas suivre le raisonnement d’autant plus que la preuve en l’instance concorde avec celle faite dans cette affaire.
[834] Bien que fastidieux, l’énumération des passages pertinents de cette décision à ce sujet permet de comprendre les raisons qui entraîne la conclusion du Tribunal à l’égard de la portée de l’article 28 :
2.3.1 Le contexte historique de l’article 28 de la Charte canadienne
[1408] Selon le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme, les femmes ont insisté afin de faire valoir le droit à l’égalité des sexes dans le cadre de l’avènement de la Charte canadienne[565].
[1409] Elles ont obtenu la protection accordée par l’article 15. Toutefois elles s’inquiétaient de la portée de l’article 1 interprété comme restreignant les droits protégés par la Charte canadienne[566] :
«art. 1 La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans les limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. »
[1410] Les groupes de femmes étaient d’avis que le libellé de l’article 1 s’éloignait de la norme internationale prévue au Pacte de 1966.
[1411] Les femmes désiraient obtenir une déclaration d’intention garantissant de façon égale aux hommes et aux femmes les droits et libertés énoncés à la Charte canadienne[567].
[1412] Cette garantie n’a pas été incorporée à l’article 1. Elle est apparue sous la forme de l’article 28, le 21 avril 1981. Il vise à assurer l’égalité des personnes des deux sexes indépendamment des autres dispositions de la Charte canadienne.
[1413] Plus tard, en novembre 1981, suite à une conférence fédérale - provinciale, l’article 33 est introduit à la Charte canadienne. Cet article permet aux gouvernements provinciaux d’outrepasser les droits inscrits à la Charte canadienne, incluant le droit à l’égalité des sexes protégé par les articles 15 et 28[568].
[1414] Les groupes de femmes se mobilisent à nouveau. Le 24 novembre 1981, les gouvernements fédéral et provinciaux acceptent de soustraire la référence expresse à l’article 28[569] du libellé de l’article 33 qui se lira dorénavant comme suit :
« art. 33 Le Parlement ou la législature d'une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte. »
[1415] Ainsi, le législateur québécois pourrait, par l’article 33, déroger expressément à l’article 15. Cependant, le droit à l’égalité des sexes ferait-il exception en raison de l’article 28 ?
2.3.2. L’interprétation doctrinale et jurisprudentielle de l’article 28 en regard de l’article 33
[1416] De façon générale, les auteurs abondent dans le sens d’une primauté accordée à la protection de l’égalité des sexes par l’article 28. Ainsi, bien que le principe d’égalité prévu à l’article 15 puisse être écarté par le législateur en vertu de l’article 33, aucune loi ne pourrait opérer, même expressément, une distinction fondée sur le sexe sous peine d’invalidité.
[1417] L’auteur Me André Tremblay s’exprime ainsi :
«L'article 15 énonce un principe d'égalité en quatre volets et il le fait de façon beaucoup plus large que ses concurrents. De plus, les motifs de discrimination sont énumérés de façon indicative, à cause du mot «notamment». […] Le motif privilégié de discrimination est le sexe, puisque l'article 28 assure l'égalité absolue des deux sexes à l'égard des droits et libertés mentionnés dans la Charte. En d'autres termes, l'article 28 crée une présomption irréfragable d'invalidité des dérogations au principe d'égalité des sexes, et cela ne peut être modifié ou atténué ni par l'article 1 ni par l'article 33 de la Charte.» [570]
(nos soulignements)
[1418] L’enseignement dispensé aux avocats en 1982 par le Service de la formation permanente du Barreau du Québec allait dans ce sens :
«L'article 15 doit se lire en conjonction avec l'article 28 […]. Disons tout de suite que les droits à l'égalité sont sujets à l'application possible de la clause nonobstant énoncée à l'article 33. Cependant, l'égalité des deux sexes échappe à la clause nonobstant vu que l'article 28 débute par les mots: "Indépendamment des autres dispositions de la présente charte…".»[571]
(nos soulignements)
[1419] Ce raisonnement fut adopté en 1989 au Traité sur la Charte canadienne :
«La présence du mot «indépendamment» à l'article 28 et son histoire législative viennent renforcer la conclusion selon laquelle l'article 33 ne permet pas de valider une loi qui violerait les garanties en matière d'égalité des sexes.» [572]
[1420] Cette position est suivie par Gérald A. Beaudoin :
«Cet article 28 fait en sorte que l'article 33, qui s'applique à l'article 15, ne peut, selon nous, s'appliquer au principe d'égalité des deux sexes; aucun législateur ne peut, en recourant à la clause «nonobstant», édicter une mesure violant l'égalité entre hommes et femmes.» [573]
(nos soulignements)
[1421] L’auteur William F. Pentney est particulièrement éloquent :
«Il en résulterait, pour l'égalité des sexes édictée par l'article 15, un statut plus élevé que celui qui est accordé aux autres motifs de discrimination et cela permettrait sans doute à l'article 28 d'atteindre son but, en rendant plus significative et plus effective l'égalité garantie par l'article 15. Selon nous, c'est le rôle minimum qui puisse être attribué à l'article 28. S'il n'a pas au moins pour effet d'assurer la protection la plus forte possible à l'égalité des sexes en vertu de l'article 15, il constituera une disposition superflue et son insertion dans la Charte aura été une cruelle imposture.»[574]
(nos soulignements)
[1422] Ainsi selon les auteurs, en raison du contexte historique de son adoption et des objectifs visés, l’article 28 protégerait de façon particulière le droit à l’égalité des sexes. Le législateur ne pourrait y déroger par application de l’article 33.
[1423] En 1984, la Cour d’appel de Nouvelle-Écosse a confirmé cette interprétation dans l’affaire Boudreau c. Lynch. Selon le Tribunal, la discrimination fondée sur le sexe serait, dans l’esprit de la Charte canadienne, la plus odieuse :
«By doing so [article 28] the legislators have treated sexual discrimination as the most odious form of discrimination and taken away from legislative bodies the right to perpetrate it in the future. Other types of discrimination may without reasons being given be carried on under the legislative override provisions of s. 33.»[575]
2.3.3 L’interprétation doctrinale et jurisprudentielle de l’article 28 en regard des articles 1 et 32
[1424] La théorie de la primauté du droit à l’égalité entre les sexes est controversée en regard des articles 1 et 32. Rappelons que l’article 32 retardait l’effet de l’article 15 pour une période de trois ans :
« art. 32 (1) La présente charte s'applique :
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest;
b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature
2) Par dérogation au paragraphe (1), l'article 15 n'a d'effet que trois ans après l'entrée en vigueur du présent article. »
[1425] Selon certains, l’article 28 n’aurait pas une existence autonome de l’article 15 pour les fins de l’article 32[576]. Une opinion différente a été exprimée en 1985[577]. Certains auteurs croyaient que l’article 28 permettait de contourner l’article 32[578]. En regard de l’article 1, certaines décisions sont d’avis que l’article 28 a préséance[579] et d’autres pas[580]. Les auteurs s’opposent sur cette question[581].
[1426] Les auteurs Brun et Tremblay proposent la solution suivante :
« L’article 28 veut que les droits de la Charte soient garantis également aux personnes des deux sexes, et ceci indépendamment des autres dispositions de la Charte. Par rapport aux droits de la Charte, la discrimination en raison du sexe serait donc interdite de façon absolue. Ainsi l’article 33, qui prévoit la possibilité de déroger expressément aux droits, ne pourrait s’appliquer à la discrimination en raison du sexe que prohibe le paragraphe 15(1) : Boudreau c. Lynch (1985) 16 D.L.R. (4th) 610 (C.A.N.-É.). Il est difficile, en revanche, de tirer la conclusion que l’article 28 empêche l’application de l’article 1 et du paragraphe 15(2) de la Charte dans le cas de la discrimination sexuelle : cela signifierait que toute intervention positive en faveur des femmes, ou éventuellement des hommes, serait impossible. À notre avis, l’article 1 et le paragraphe 15(2) s’appliquent à la discrimination sexuelle comme aux autres sortes de discrimination prohibées par le paragraphe 15(1), malgré la formulation de l’article 28, parce qu’ils constituent essentiellement des clauses destinées à la juste compréhension de ce que signifie le droit à l’égalité qu’énonce le paragraphe 15(1), et non des clauses visant à permettre d’écarter ou de contourner l’article 15. L’article 28 vient donner à l’égalité des sexes une primauté sur les autres droits de la Charte, tels que ceux-ci découlent de l’ensemble des dispositions qui contribuent à les énoncer. L’article 28 a par ailleurs aidé les tribunaux à conclure qu’une certaine répression de l’expression pornographique pouvait restreindre la liberté d’expression de 2b) conformément à l’article 1. Voir en ce sens R. c. Red Hot Video, (1985) 18 C.C.C. (3d) 1 (C.A. C.-B.). Voir également R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452. Par contre l’article 28 ne peut obliger le gouvernement à financer ou consulter un groupe féminin : Association des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627.” [582]
(nos soulignements)
2.3.4 Conclusions sur la portée de l’article 28
[1427] La portée de l’article 28 est une question controversée notamment en regard des dispositions de la Charte canadienne qui permettrait de restreindre le droit à l’égalité entre les sexes.
[1428] Cette controverse concerne plus particulièrement les articles 1 et 32. Le Tribunal n’a pas à la résoudre dans le cadre du présent jugement. Les articles 1 et 32 comportent un objectif propre qui n’est pas mis en cause dans le contexte du présent jugement.
[1429] Cela dit, l’opinion dominante est favorable à la primauté de l'article 28 sur l’article 33.
[1430] Cet aspect est intéressant. Si le législateur ne peut, même expressément par le recours à l’article 33, écarter par une loi le principe du droit à l’égalité entre les sexes, encore moins peut-il le faire indirectement et implicitement par l’effet d’une loi. Ce sera particulièrement le cas lorsque cette loi vise expressément le contraire, c’est-à-dire la mise en œuvre du droit à l’égalité entre les sexes.
[1431] Ainsi, face à la nécessité d’interpréter la portée du droit à l’égalité entre les sexes prévu à l’article 15, le Tribunal sera particulièrement prudent afin de résoudre tout doute soulevé par les faits ou la Loi dans le sens de la protection de ce droit. L’article 28, s’il le fallait, n’offre aucune alternative à moins de tenter une justification en vertu de l'article 1. Une telle justification serait controversée en raison de l’article 28, mais de toute façon aucun des intimés ou mis en cause ne s’y essaie.
[1432] L’article 28 renforce la garantie de l’égalité entre les sexes et marque l’interprétation de l’article 15.
[1433] Dans l’étude d’une allégation de discrimination fondée sur le sexe, le Tribunal doit accorder une plus grande importance au droit à l’égalité entre les sexes qu’aux coûts économiques associés à la réalisation de l’équité salariale pour les employeurs ayant entrepris des efforts en ce sens avant l'adoption de la Loi.
[1434] L’analyse doit s’effectuer sur la base du résultat obtenu dans la protection du droit à l’égalité dont l’équité salariale constitue un aspect.[583]
(Les caractères gras et italiques, ainsi que le souligné se trouvent dans l’original. Les références, intégrées au présent jugement, comportent des numéros de notes infrapaginales différents dans l’original).
[835] De tout cela, le Tribunal doit cependant constater que l’affaire SFPQ ne conclut pas, spécifiquement, au caractère autonome de l’article 28 de la Charte, mais plutôt qu’il énonce que cet article renforce la garantie de l’égalité entre les sexes et marque l’interprétation de l’article 15 tel que cité auparavant. Ainsi, dans son analyse d’une allégation de discrimination fondée sur le sexe, le droit à l’égalité doit recevoir une importance prépondérante[584].
[836] Pour le Tribunal, le langage utilisé par le législateur : « les droits et libertés qui y sont mentionnés / the rights and freedoms referred to in it » ne permet pas d’affirmer qu’il crée, de facto, de façon générale et indépendante un droit à un traitement égal entre les sexes.
[837] À ce sujet une courte digression s’impose, car il convient de traiter de l’énoncé suivant que l’on retrouve à l’arrêt Commission scolaire St-Jean-sur-Richelieu c. Commission des droits de la personne[585] :
Contrairement à la Constitution américaine et à la Charte canadienne qui reconnaissent le droit à l’égalité dans sa généralité (46), la Charte québécoise ne le reconnaît qu’à l’égard des droits et libertés de la personne. L’égalité n’est pas envisagée comme un droit autonome, mais comme une simple modalité de particularisation d’un autre droit, en l’espèce, le droit à l’instruction publique gratuite dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi (article 40).
[838] Avec égard, le Tribunal ne peut y voir là une affirmation claire voulant que l’article 28 de la Charte, s’il s’agit bien de la disposition à laquelle la Cour d’appel semble référer sans la mentionner explicitement, constitue un principe substantif et non interprétatif. D’une part, le texte de l’article 28 réfère aux « droits et libertés qui y sont mentionnés » et, d’autre part, elle ne discute pas de la nature et de sa portée, ce qui module substantiellement la portée de cet énoncé.
[839] D’ailleurs, l’ensemble de la jurisprudence à laquelle réfère EMSB quant à l’application de l’article 28 traite de la question de savoir comment celui-ci s’articule au regard d’autres dispositions de la Charte :
- Dans Native Women’s Association of Canada c. Canada[586], la Cour d’appel fédérale traitait de l’article 2b) de la Charte;
- Dans R. c. Hess; R. c. Nguyen[587], il s’agit de l’article 7, tout comme dans R. c. Morgentaler[588];
- Dans Bruker c. Marcovitz[589], la question de la liberté de religion de l’article 2a) constituait le point focal de l’analyse bien que la Cour suprême ne réfère pas spécifiquement à l’article 28.
[840] Également, la référence à l’article 15 de la Charte et le fait que le législateur soustrait l’article 28 de l’application de l’article 33 n’ajoutent rien au débat quant à sa portée, vu son libellé.
[841] L’arrêt Hak[590], prononcé dans le cadre d’un appel portant sur l’opportunité de surseoir à l’effet de la Loi 21, demeure, avec égard, une décision qui doit s’interpréter en fonction de ce cadre de référence. Ainsi, en gardant à l’esprit qu’il décide uniquement que l’interaction entre les articles 1, 28 et 33 de la Charte canadienne constitue une question sérieuse à juger, une seule juge opinant que l’interdiction contenue à l’article 6 de la Loi 21 entraîne, selon la preuve fournie alors, une discrimination basée sur le sexe qui pourrait apparaître contraire à l’article 28, ce qui militait en faveur du sursis de l’application de cet article de la Loi 21[591] selon elle.
[842] En tout respect, le Tribunal en conclut qu’il s’agit là d’un arrêt avec une portée contraignante limitée.
[843] L’arrêt McIvor[592] de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique énonce ceci quant à la portée de l’article 28 de la Charte :
[64] The plaintiffs assert that this section “buttresses” s. 15 of the Charter and also that the Indian Act contravenes this section. I am unable accept either argument. Section 28 is a provision dealing with the interpretation of the Charter. It does not, by itself, purport to confer any rights, and therefore cannot be “contravened”. Further, the equality rights set out in s. 15 explicitly encompass discrimination on the basis of sex; they are incapable of being interpreted in any manner which would be contrary to s. 28. In my opinion, s. 28 of the Charter is of no particular importance to this case.
[844] Avec égard, l’étude de cette question dans cet arrêt repose sur ce seul énoncé. Évidemment cela peut suffire pour emporter l’adhésion, mais cela apparaît un peu court en termes d’analyse historique de l’existence de cette disposition, bien que cela puisse s’expliquer par l’application à l’espèce de l’article 15 de la Charte.
[845] Ainsi, quant à l’arrêt McIvor, le Tribunal se doit de conclure qu’il ne comporte qu’un énoncé de principe, sans que celui-ci ne dévoile les raisons qui militent en faveur d’une telle détermination. On n’y retrouve aucune analyse du contexte historique de l’article 28, ni aucune référence à la doctrine ou à la jurisprudence, ce qui, avec égard, en amoindrit assurément la force persuasive. Également, tel qu’expliqué auparavant, les précédents des cours d’appel autres que celle de la juridiction concernée comportent assurément une valeur interprétative importante, mais les tribunaux inférieurs d’une autre province ne s’en trouvent pas formellement liés.
[846] Le MLQ affirme que la Cour suprême indique dans de nombreux jugements le caractère non autonome de l’article 28 et que celui-ci doit se combiner à un autre article de la Charte pour posséder un quelconque effet. Cependant, le passage pertinent de l’arrêt R. c. Osolin[593] dont il se réclame ne l’affirme pas, se contentant de citer les articles 15 et 28 de la Charte dans une même phrase qui traite de la garantie à l’égalité des hommes et des femmes. Les références aux arrêts R. c. Shearing[594], Symes c. Canada[595], Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada[596], R. c. Hess; R. c. Nguyen[597] qu’il soumet ne supportent aucunement sa prétention. Quant à l’arrêt R. c. Seaboyer; R. c. Gayme[598], il s’agit, d’une part, de la citation d’un passage d’une opinion dissidente et, d’autre part, le fait d’affirmer que l’article 28 de la Charte constitue un appui additionnel en faveur d’une analyse plus large des droits invoqués dans cette affaire, en l’occurrence ceux découlant des articles 7 et 11d), ne permet pas de conclure tel que le propose le MLQ.
[847] Pas plus d’ailleurs que son interprétation de l’utilisation du singulier dans le passage suivant de l’arrêt R. c. Darrach[599] où la Cour suprême énonce qu’« en imposant » des limites raisonnables au contre-interrogatoire de la plaignante, il y a lieu de tenir compte du droit à l’égalité que garantissent à cette dernière les articles 15 et 28 de la Charte. En effet doit-on comprendre qu’il fallait référer aux droits à l’égalité si l’on voulait pouvoir conclure à deux protections distinctes?
[848] Le Tribunal ne le croit pas. En tout respect, l’argument du MLQ à cet égard relève d’un exercice d’interprétation déraisonnable et dénature le sens commun des mots employés. Le fait que deux articles d’une loi traitent d’un même sujet ne permet aucunement de conclure que parce qu’on réfère à ceux-ci en utilisant le singulier, il s’ensuit logiquement que l’un d’eux, en l’occurrence l’article 28, ne constitue pas un droit ou une garantie autonome[600].
[849] Au niveau des principes interprétatifs, il ne fait aucun doute que l’utilisation par le constituant d’un certain vocable, plutôt qu’un autre, peut entraîner des conséquences. Également le fait de retrouver certaines dispositions dans une section particulière d’un acte législatif peut entraîner des conclusions en fonction de cet élément.
[850] L’article 28 se trouve à la section des dispositions générales. Il s’agit là d’un facteur à priori neutre puisqu’il ne permet pas de conclure que le fait de s’y trouver en amoindrit ou en augmente la portée juridique.
[851] Cependant, l’article 27 qui le précède indique expressément qu’il s’agit d’une clause qui vise l’interprétation de la Charte alors que l’article 28 parle de garantie des droits et libertés égale aux personnes des deux sexes. On peut vraisemblablement en conclure que l’affirmation d’une garantie emporte plus que celle traitant d’une interprétation.
[852] À l’évidence, on peut soutenir que si le législateur voulait donner une portée purement interprétative à l’article 28, il pouvait le faire. Ainsi, dans le cadre de son analyse, le Tribunal doit aussi assurément accorder une valeur interprétative au contexte de l’historique législatif qui mène à l’inclusion de l’article 28, avec son libellé actuel, dans la Constitution.
[853] Ces méthodes d’interprétation comparative et contextuelle se complètent par l’analyse téléologique de la disposition en cause. Il s’agit donc de voir quelle finalité le législateur visait en adoptant l’article 28 de la Charte.
[854] À ce sujet, la preuve historique penche en faveur d’une reconnaissance d’une valeur particulière pour l’article 28. Rappelons qu’initialement cet article prévoyait qu’il s’appliquait « indépendamment des autres dispositions de la présente charte, exception faite de l’article 33 » alors qu’en contrepartie l’article 33(1) prévoyait la possibilité d’une dérogation non seulement aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte, mais également à l’article 28[601].
[855] De plus, comment qualifier l’article 28 de superfétatoire au regard de l’article 15 (1) de la Charte si le législateur persiste à soumettre l’article 15 à la clause dérogatoire de l’article 33 alors qu’il soustrait à dessein l’article 28 de son application? Une seule conclusion logique et raisonnable apparaît donc plus conséquente avec la finalité de l’adoption de cette disposition : l’article 28 possèderait une portée autonome.
[856] À ce sujet, Lauzon plaide que l’article 28 comporte une reconnaissance de l’intersectionnalité, une notion dont traite l’arrêt Turner c. Canada (Procureur général)[602] bien que la Cour d’appel fédérale parle plutôt de motifs interreliés ou combinés de discrimination[603], et non d’intersectionnalité. Cette notion consiste en fait à voir s’il n’existe pas une discrimination plus sévère de par l’existence d’une surimposition de plus d’une caractéristique discriminatoire[604].
[857] Par exemple, le fait qu’une femme pratique une religion particulière peut entraîner une discrimination plus grande de par les effets combinés de deux facteurs discriminatoires, le genre et la religion, que par le simple fait d’analyser ces éléments discriminant de façon séparée.
[858] Ainsi, Lauzon en tire l’argument que l’article 28 de la Charte vise justement à s’assurer que les femmes ne subiront pas de façon disproportionnée les effets de la violation de leurs autres droits garantis par la Charte. Pour elle, l’utilisation de la clause de dérogation empêche, par exemple, les femmes musulmanes de jouir en toute égalité des protections conférées par les articles 2 et 15 de la Charte, ce qui entraîne une violation de l’article 28.
[859] Il s’agit là d’une prétention qui comporte un certain mérite.
[860] Bien que le Tribunal reconnaisse qu’il faille analyser le sens d’un droit ou d’une liberté garanti.e par la Charte au moyen d’une analyse de son objet, pour que les personnes puissent bénéficier pleinement de la protection accordée par la Charte[605], il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il doit faire abstraction du texte clair de l’article 28 de la Charte.
[861] Ainsi, en appliquant les principes interprétatifs suivants :
À mon avis, il faut faire cette analyse et l'objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s'il y a lieu, en fonction du sens et de l'objet des autres libertés et droits particuliers qui s'y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l'arrêt Southam, l'interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l'objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. [606]
et en transportant à notre affaire le schéma d’analyse qu’utilise la Cour suprême pour circonscrire la portée de l’article 7 de la Charte dans l’arrêt Motor Vehicle, le Tribunal en vient à la conclusion que l’article 28 ne peut s’appliquer qu’en regard des autres droits et libertés garantis par la Charte.
[862] En effet, dans le cadre de l’analyse de l’article 7 de la Charte, il revenait à la Cour suprême d’en déterminer la portée puisqu’à l’évidence les mots utilisés par le législateur à cet article ne permettaient pas de ce faire. Pour mémoire, il convient de reproduire le texte de cet article :
Art. 7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[863] Voilà pourquoi, ce faisant, la Cour suprême conclut que les articles 8 à 14 de la Charte qui en découlent ne pouvaient offrir un contenu plus considérable que le concept général énoncé à l’article introductif de la section titrée « Garanties juridiques », en l’occurrence l’article 7 de la Charte[607].
[864] Or, l’utilisation des mots « les droits et libertés qui y sont mentionnés » vient assurément en limiter la portée, sinon ces mots ne possèderaient aucun sens logique.
[865] En effet, le législateur à l’article 28 n’énonce pas ce qui suit :
Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés (…) sont garantis également aux personnes des deux sexes.
[866] Ce texte ne comporte pas de restrictions intrinsèques, contrairement à l’article 28 tel qu’adopté qui ajoute les mots « qui y sont mentionnés ».
[867] Le Tribunal rappelle que les principes d’interprétation constitutionnelle énoncés auparavant affirment clairement qu’il faut donner préséance au texte avant toute chose.
[868] À titre comparatif, l’article 7 de la Charte ne comporte pas une telle balise dans son énoncé du droit à la vie, la liberté et la sécurité de la personne. Ainsi, en l’espèce, contrairement à ce que requérait l’analyse de l’article 7 de la Charte, qui ne contenait pas de limite intrinsèque dans sa formulation même, l’analyse de l’article 28 doit d’abord et avant tout s’appuyer sur une étude des mots qui le composent.
[869] Voilà pourquoi, il apparaît logique de conclure que le texte même de l’article 28 en définit la portée et qu’il limite son application aux autres droits et libertés mentionnés à la Charte. Conclure autrement ferait en sorte que tous les droits et toutes les libertés, connus dans notre système de droit, qui ne se trouvent pas énoncés à la Charte, on peut penser à certains droits économiques ou sociaux par exemple, se verraient garantis également aux personnes des deux sexes.
[870] Or, bien que ce résultat puisse paraître aller de soi, une application aveugle d’une telle détermination mènerait à un affaiblissement de la reconnaissance de l’égalité des femmes dans notre société, car plusieurs programmes mis en place par les différents législateurs visent à pallier des carences systémiques dans cette même reconnaissance de l’égalité des femmes.
[871] Dans cette perspective, on peut possiblement s’interroger sur le fait que les articles 15(2) et 28 de la Charte semblent contradictoires en ce que le second déclare l’égalité des deux sexes, tout en permettant que le premier puisse mettre en place, entre autres, des programmes qui visent à améliorer le sort des femmes, sachant que celles-ci constituent dans de nombreux domaines d’activité sociale un groupe de personnes historiquement défavorisées.
[872] Cependant, il apparaît évident que la mécanique juridique que prévoit l’article 15 constitue une disposition d’exception permettant justement de prendre en considération tous les facteurs entourant la discrimination basée sur le sexe afin de permettre d’améliorer le sort des femmes, alors qu’une application « mécanique » ou rigide d’une égalité homme-femme formelle ne permettrait pas d’atteindre ce but.
[873] Par conséquent, le Tribunal ne peut conclure que l’article 28 constitue une disposition possédant une autonomie propre permettant d’invalider des dispositions législatives.
[874] Donc, en utilisant l’article 33 de manière très large, le législateur fait en sorte qu’il n’existe juridiquement plus de droits et libertés qui se trouvent visés par l’article 28 de la Charte.
[875] Avec égard, dans la mesure où le législateur québécois décide de se prévaloir de la clause dérogatoire, prévue à l’article 33 de la Charte, il se trouve ainsi à suspendre le recours aux droits et libertés qu’il vise par cette utilisation. Ainsi, il ne subsiste plus de droits ou de libertés à garantir également aux personnes des deux sexes comme le prévoit l’article 28. Le fait que celui-ci ne se voit pas soumis à la clause dérogatoire ne change rien à cette réalité juridique.
[876] Dit autrement, même en tenant pour acquis que la Loi 21 comporte des effets qui empêchent les femmes, et surtout les femmes musulmanes, ce que le dossier permet de conclure selon la prépondérance de la preuve, dans le domaine de l’enseignement uniquement, d’exercer leur liberté de religion et viole l’article 15 de la Charte, l’usage de la clause de dérogation empêche tout recours à l’article 28 pour contourner les effets de son application contenu aux paragraphes 33 et 34 de la Loi 21.
[877] Demeurerait la question de savoir dans quelle mesure la reconnaissance du caractère autonome de l’article 28 entraîne comme conséquence qu’il s’agirait d’un droit absolu puisque l’utilisation des mots « indépendamment des autres dispositions de la présente charte », au début de cette disposition, permettrait de contourner l’article 1 de la Charte.
[878] Il s’agit d’une lapalissade d’affirmer qu’il n’existe aucun droit absolu, tant en matière de liberté de religion[608], qu’en matière d’égalité des sexes, puisque le législateur prévoit justement à l’article 15(2) de la Charte la possibilité d’implanter des programmes de discrimination positive en faveur des femmes.
[879] Le Tribunal ne peut conclure que l’article 28 constitue un droit absolu, notamment parce que les droits garantis par la Charte n’oblitèrent pas les autres droits ou libertés qui existent au Canada tel que l’exprime ainsi l’article 26 de la Charte :
26. Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada.
[880] Donc, dans l’éventualité d’un contentieux découlant de l’application de l’article 28 de la Charte, il reviendra au Tribunal compétent d’arbitrer le différend et d’en arriver à une solution respectueuse de ces principes.
[881] L’application de l’article 8 de la Loi 21 porte-t-elle atteinte à l’article 3 de la Charte canadienne?
[882] Le premier alinéa de l’article 8 énonce :
8. Un membre du personnel d’un organisme doit exercer ses fonctions à visage découvert.
[…]
[883] L’article 3 de la Charte prévoit :
3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.
[884] La simple lecture de l’article 33 de la Charte convainc que l’on ne peut appliquer une clause de dérogation à l’encontre de l’article 3. Comme le premier alinéa de l’article 8 de la Loi 21 s’applique à l’égard de tous les membres de l’Assemblée nationale en vertu du premier paragraphe de l’annexe III, il prive de façon effective toute personne qui couvre son visage de la possibilité réelle de se présenter à une élection provinciale.
[885] Par l’effet conjugué du premier paragraphe de l’annexe III et du premier alinéa de l’article 8 de la Loi 21, aucun député de l’Assemblée nationale ne peut siéger autrement qu’à visage découvert. Également, le président et les vice-présidents de l’Assemblée nationale, tout comme le ministre de la Justice et procureur général, ne peuvent porter de signes religieux en vertu de la prohibition contenue à l’article 6 de la Loi 21, lu en conjonction avec le premier et sixième paragraphe de l’annexe II.
[886] D’emblée, le Tribunal ne peut retenir la prétention du PGQ voulant qu’il ne faut pas confondre le droit de siéger avec celui de se porter candidat à une élection.
[887] Selon le PGQ, le fait qu’une personne remporte le scrutin populaire ne la dispense pas de respecter les règles de l’Assemblée nationale prévoyant des mesures disciplinaires ou des balises quant à la tenue de ses débats ou travaux. Le Tribunal en convient.
[888] Mais, la problématique soulevée par les prohibitions contenues à la Loi 21 s’avère d’une autre nature que les règles traitant de la discipline ou posant des balises dans le cadre des débats ou des travaux parlementaires. En effet, l’exercice de ces privilèges parlementaires, que le Tribunal ne remet pas en question, constitue la mise en œuvre de règles particulières. Notamment, le règlement de l’Assemblée nationale en traite.
[889] Cependant, celui-ci ne crée pas, de facto, une infraction qui empêche une personne de siéger à l’Assemblée nationale du fait qu’elle porte un vêtement qui couvre son visage comme le fait la Loi 21. La discipline des députés et l’encadrement de leur travail relèvent en fait d’une analyse du comportement du député après son élection pour savoir si on doit lui appliquer des mesures disciplinaires.
[890] Ici, l’effet de la Loi 21 entraîne inéluctablement que la personne élue portant un vêtement lui couvrant le visage ne pourra jamais siéger. Il n’en va pas de même directement pour tout député qui aspire à devenir président ou vice-président de l’Assemblée nationale ou ministre de la Justice et procureur général. En effet, une personne qui aspire à remplir ces fonctions doit recevoir l’aval d’une majorité de membres de l’Assemblée nationale pour occuper les premières fonctions, alors que l’autre relève du bon vouloir du premier ministre.
[891] On peut affirmer que le fait d’occuper ces fonctions relève d’un certain privilège et non d’un droit. Certes, tous et toutes devraient pouvoir occuper ces fonctions, mais cette prohibition ne relève pas, à strictement parler, de l’article 3 de la Charte et de la possibilité même de siéger à l’Assemblée nationale. En effet l’article 8 ne prive pas une personne de se porter candidat, mais une fois élue, cette personne ne pourra pas occuper son siège si elle compte le faire à visage couvert.
[892] Cependant, avec égard, le fait pour l’Assemblée nationale de pouvoir sanctionner ses membres comme elle l’entend pour des questions disciplinaires met en jeu d’autres prérogatives que celles qui découlent d’une interdiction créée par la Loi 21 qui exclut d’emblée une certaine catégorie de personne de la possibilité même de pouvoir siéger à l’Assemblée nationale.
[893] Cela dit, il demeure vrai que le législateur québécois peut décider de codifier dans une loi l’exercice de certains privilèges parlementaires. Cela relève de l’exercice de l’article 45 de la L.C. 1982. Les articles 42 à 56 de la Loi sur l’Assemblée nationale[609], notamment l’article 55, le Règlement[610] de l’Assemblée nationale et le Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée nationale[611] relèvent de cette prérogative.
[894] En conformité avec l’arrêt Canada (Chambre des communes) c. Vaid[612], le Tribunal se doit de constater qu’il s’agit là de véritables questions « internes relevant de la Chambre »[613], donc de l’Assemblée nationale, et qu’il doit respecter le rôle respectif de chaque institution en s’abstenant de s’immiscer dans son fonctionnement. Ceci permet d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle des pouvoirs[614].
[895] Cependant, tel que l’enseigne cet arrêt, ainsi que Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec[615] qui traite spécifiquement des privilèges de l’Assemblée nationale, pour exister, le privilège parlementaire doit se relier à l’exercice fondamental de la fonction de l’assemblée ou de chacun de ses membres individuellement[616] :
[25] […] La nature inhérente du privilège parlementaire signifie que son existence et sa portée doivent être fermement ancrées dans sa raison d’être. […][617]
[…]
[27] En conséquence, au Canada, la portée du privilège parlementaire est délimitée par les objectifs qu’il vise (voir p. ex. Vaid, par. 41-46). Celui-ci est inhérent à la nature et aux fonctions des assemblées législatives en tant que branche distincte du gouvernement. Le privilège inhérent ne s’appliquera que dans la mesure où cela est « indispensable pour protéger les législateurs dans l’exécution de leurs fonctions législatives et délibératives et de la tâche de l’Assemblée législative de demander des comptes au gouvernement relativement à la conduite des affaires du pays » (Vaid, par. 41; voir aussi New Brunswick Broadcasting, p. 381-385). Autrement, il empiéterait de façon injustifiée sur d’autres parties de la Constitution.[618]
[896] De plus, dans la mesure où le privilège revendiqué pourrait porter atteinte à un droit garanti par la Charte au bénéfice d’une personne externe à l’Assemblée législative, il faut concilier le privilège parlementaire avec la Charte par le biais d’une interprétation téléologique leur accordant le même statut et le même poids constitutionnels[619].
[897] Ainsi, le privilège parlementaire s’appliquera dans la mesure où il satisfait au critère de la nécessité. Cela veut dire que la question en cause doit relever étroitement et directement de l’exercice, par l’Assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante et qu’une intervention externe saperait l’autonomie qu’ils requièrent pour accomplir leur travail dignement et efficacement[620].
[898] De plus, il faut que l’activité visée se trouve plus que simplement en lien avec les fonctions de l’Assemblée législative, car elle doit s’avérer nécessaire au rôle constitutionnel de l’assemblée[621]. À cet égard, la partie qui invoque le privilège et l’immunité qu’il confère doit en établir l’existence[622].
[899] Également, il appartient aux tribunaux d’établir si la catégorie de privilège parlementaire revendiqué existe et d’en délimiter la portée, afin de s’assurer que ceux qui revendiquent le privilège n’outrepassent pas la portée nécessaire de la catégorie de privilège en cause. Cela fait, il relève alors de l’Assemblée législative de déterminer si l’exercice de ce privilège s’avère nécessaire ou approprié dans un cas particulier[623]. À l’évidence, la distinction entre la définition de l’étendue d’un privilège et l’évaluation de l’opportunité de son exercice peut se révéler difficile à tracer.
[900] Dans cet exercice, il importe donc de voir s’il existe certains indices qui militent en faveur de l’une ou l’autre des possibilités. Tout d’abord, notons que dans Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général)[624], deux juges énoncent que l’article 3 de la Charte garantit que les candidats à une élection ne peuvent se voir refuser une charge d’élu pour un motif de discrimination fondée notamment sur la race, la classe sociale ou le sexe[625]. Sans faire preuve de témérité, on peut assurément étendre cette énumération à l’instance pour englober un autre motif de discrimination reconnu, en l’occurrence la pratique ou l’observance d’une religion.
[901] Notons que dans Chagnon, la majorité de la Cour suprême prend appui sur la même démarche analytique de ces deux juges, sans cependant référer nommément à ce passage[626].
[902] Ensuite, il n’apparaît pas que le port d’un signe religieux, ou d’un vêtement qui couvre en partie seulement le visage, fasse partie des privilèges historiques des assemblées législatives puisque la preuve ne l’établit pas de manière directe ou indirecte.
[903] De plus, le Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée nationale[627] et le Règlement[628] de l’Assemblée nationale ne prévoient rien à l’égard de la tenue vestimentaire de ses membres.
[904] Pour paraphraser l’arrêt Chagnon en l’appliquant à notre affaire, la question à résoudre se formule donc ainsi : l’Assemblée nationale doit-elle détenir un pouvoir non susceptible de révision à l’égard de la gestion du port des signes religieux ou du vêtement couvrant le visage afin d’assurer sa souveraineté en sa qualité d’assemblée législative et délibérante[629]?
[905] Ici, le PGQ invite le Tribunal à la prudence arguant que l’Assemblée nationale ne fait pas partie des procédures judiciaires et qu’il faut éviter de statuer sur ses privilèges en son absence.
[906] À ce sujet, certaines constatations s’imposent. Premièrement, le moyen relié à l’article 3 de la Charte se retrouve dans les procédures judiciaires depuis plusieurs mois avant le début de l’audition. Deuxièmement, le PGQ ne soulève la question des privilèges parlementaires qu’au moment des plaidoiries. Troisièmement, dans les circonstances, on doit présumer que le PGQ devait informer en temps utile le président de l’Assemblée nationale de son intention de soulever un tel moyen de défense. Quatrièmement, le Tribunal doit constater que ce dernier ne lui fait parvenir aucune demande à ce propos.
[907] Il s’ensuit donc que le Tribunal ne peut obvier à son devoir de trancher cette question.
[908] De tout cela, il appert que le PGQ ne se décharge pas se son fardeau de démontrer que l’Assemblée nationale doit détenir un pouvoir non susceptible de révision à l’égard de la gestion du port des signes religieux ou de vêtement concernant le visage afin d’assurer sa souveraineté en sa qualité d’assemblée législative délibérante.
[909] Ainsi, l’effet combiné du premier paragraphe de l’annexe III et le premier alinéa de l’article 8 de la Loi 21 violent l’article 3 de la Charte. Le Tribunal doit donc déclarer cette conséquence invalide aux termes de l’article 52 de la Charte.
[910] Ainsi, le Tribunal conclut qu’il s’agit là d’une violation de l’article 3 de la Charte puisque l’effet du premier alinéa de l’article 8 mène à une seule conclusion raisonnable : une personne qui se voile le visage ne peut envisager siéger à l’Assemblée nationale même après son éventuelle élection, ce qui manifestement fait en sorte que bien qu’elle puisse, à strictement parler, se présenter à un poste électif, elle ne pourra donner suite à un éventuel mandat reçu des électeurs.trices.
[911] Le PGQ parvient-il à en justifier le bien-fondé en vertu de l’article 1?
[912] Il ne fait aucun doute que l’article 3 de la Charte prévoit des droits qui s’inscrivent au cœur même de la démocratie canadienne. En ce sens, toute violation devient plus onéreuse à justifier. Hak soutient que dans la mesure où le Tribunal conclut que l’objectif visé par cet article de la Loi 21 apparaît légitime, une telle disposition législative, qui par son effet, constitue un empêchement dirimant à toute candidature d’une personne qui se couvre le visage pour quelque motif qu’elle trouve approprié, demeure une mesure extrême pour laquelle on peut difficilement imaginer une justification raisonnable.
[913] Pour elle, il n’existe aucune preuve que cette disposition législative répond à un problème ou un risque de problème qui subsisterait en l’absence de cette prohibition. De plus, quand bien même le PGQ en ferait la preuve ou la démonstration, elle ne constituerait pas une atteinte minimale aux droits des personnes visées et il existe assurément des moyens moins attentatoires, bien sûr, dans la mesure où l’expression d’une quelconque croyance par ce moyen empêcherait ou minerait l’objectif de neutralité religieuse de l’État.
[914] Également, Hak doute sérieusement de l’existence d’un quelconque effet salutaire dans le fait d’empêcher certaines personnes d’occuper un poste électif. À ce sujet, elle s’interroge sur l’existence d’une quelconque indication qui permettrait d’expliquer en quoi le fait d’empêcher les personnes qui se voilent le visage pour des motifs religieux d’agir à titre de représentants dûment élus possède ou entraîne un effet sur la qualité des débats à l’Assemblée nationale.
[915] En substance, le PGQ plaide que la contestation qui repose sur l’article 3 de la Charte repose sur un substrat factuel inexistant et que conséquemment, le Tribunal devrait s’abstenir de se prononcer sur une situation théorique et hypothétique[630].
[916] Avec égard, selon le Tribunal, ces principes ne s’appliquent pas en l’espèce. En effet, il demeure possible de contester constitutionnellement une disposition législative en utilisant la logique et le bon sens dans la mesure où l’existence d’un contexte factuel n’ajoutera rien de nécessaire au débat judiciaire. Il s’agit d’une telle situation en l’espèce.
[917] En effet, on voit mal comment les droits en cause pourraient se moduler en fonction d’une situation factuelle précise qui empêcherait une adjudication judiciaire, car, par exemple, le simple fait de savoir qu’une personne se voilant le visage ne pourra pas siéger à l’Assemblée nationale suffit pour établir le syllogisme nécessaire à la détermination des droits prévus à l’article 3 de la Charte.
[918] Dans Frank c. Canada (Procureur général)[631], la Cour suprême enseigne que l’article 3 de la Charte canadienne doit recevoir une interprétation large et toute dérogation à ce droit démocratique fondamental doit s’examiner en fonction d’une norme stricte en matière de justification[632].
[919] À l’évidence, il découle logiquement du fait que si une personne élue qui porte un vêtement qui couvre le visage ne peut siéger à l’Assemblée nationale, le fait qu’elle puisse pour autant demeurer éligible à une élection provinciale au Québec constitue en réalité la reconnaissance d’une situation tout aussi absurde qu’intenable à l’égard de l’article 3 de la Charte. En effet, il ne fait aucun doute que la conséquence logique de l’interdiction comporte en elle-même la réalisation effective de la négation du but recherché par l’article 3 de la Charte.
[920] Exprimé autrement, on peut dire qu’on voit mal comment le fait d’empêcher une personne élue qui porte le niqab, par exemple, de siéger à l’Assemblée nationale ne peut pas constituer, de facto, une violation du droit de se présenter à une élection provinciale. En agissant ainsi, on se trouverait à obvier de façon patente à la finalité recherchée par l’article 3 de la Charte canadienne.
[922] L’article 6 de la Charte canadienne énonce :
6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.
(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit :
a) de se déplacer dans tout le pays et d’établir leur résidence dans toute province;
b) de gagner leur vie dans toute province.
(3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés :
a) aux lois et usages d’application générale en vigueur dans une province donnée, s’ils n’établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle;
b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue de l’obtention des services sociaux publics.
(4) Les paragraphes (2) et (3) n’ont pas pour objet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer, dans une province, la situation d’individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d’emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale.
[923] L’arrêt Richardson[633] établit que la protection de l’article 6 se trouve axée sur l’individu et vise à atteindre un objectif en matière de droits de la personne[634] afin de ne pas entraver la liberté des individus de poursuivre leurs intérêts personnels et économiques[635] au moyen d’un traitement inégal fondé sur le lieu de résidence, par les lois en vigueur dans le ressort où la personne visée gagne sa vie[636].
[924] Notons que dans le cadre de son analyse de l’article 6 de la Charte, qui doit recevoir une interprétation libérale[637], la Cour suprême réfère à divers instruments juridiques internationaux pour en définir la teneur[638].
[925] Évidemment, les provinces peuvent réglementer ces droits en exigeant certaines conditions raisonnables et objectives relativement à certaines professions[639].
[926] Richardson établit l’approche analytique ainsi :
74 En conséquence, pour décider si des lois «établissent entre les personnes [une] distinction fondée principalement sur la province de résidence [. . .] actuelle», il faut comparer les résidents de la province d’origine qui tentent de gagner leur vie dans une province de destination, avec les résidents de la province de destination qui gagnent également leur vie dans cette province. Comme nous l’avons vu plus haut, on peut gagner sa vie au moyen de la production, de la commercialisation ou de l’accomplissement de quelque chose. Dans chaque cas, le groupe de référence approprié dépendra de la nature du gagne-pain qui est assujetti à des restrictions. […] Bref, la province de destination est la province dans laquelle est établie la classification discriminatoire qui nuit à la capacité du requérant de gagner sa vie, et la province d’origine est la province de résidence de ce dernier. [640]
[927] Le paragraphe 3 de l’article 6 de la Charte précise que le droit à la mobilité interprovinciale se trouve subordonné aux lois d’application générale en vigueur dans une province donnée si elles n’établissent pas entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence. Ainsi, certaines lois qui, par exemple, portent sur l’existence de certaines conditions pour exercer un emploi ne portent pas atteinte à ce droit[641].
[928] À l’évidence l’article 31 de la Loi 21 ne crée pas de distinction entre une personne qui quitte son emploi pour s’établir hors Québec et celle qui fait de même en décidant d’y demeurer. Ainsi, il n’existe pas de distinction fondée sur la province de résidence.
[929] De plus, dans Skapinker[642] la Cour suprême enseigne que l’alinéa 6(2)b) de la Charte ne crée pas un droit distinct au travail qui ne possède pas de lien avec les dispositions relatives à la liberté de circulation et d’établissement[643].
[930] La FAE plaide que certaines enseignantes de confession musulmane qui portent le hijab ne pourraient décider d’aller exercer leur profession ailleurs au Canada puisqu’elles ne pourraient pas retourner au Québec et reprendre leur poste sans se conformer à la Loi 21[644]. Elle plaide que celles-ci bénéficient de « droits acquis » aux termes de l’article 31 de la Loi 21 et que cette situation les restreint sévèrement dans l’exercice de leur profession en limitant, de facto, leur mobilité interprovinciale.
[931] Il en va de même, selon elle, pour les personnes des autres provinces canadiennes portant des signes religieux et voulant venir travailler au Québec. À cet égard, une analyse de la portée de l’article 27 de la Charte canadienne s’impose.
[932] La FAE reconnaît que l’article 27 de la Charte ne crée pas de droit[645], mais elle plaide que l’interprétation des droits et libertés énoncés à la Charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel du Canada. Cet article prévoit :
27. Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.
[933] S’appuyant sur les arrêts Big M[646], Oakes[647] et Bruker c. Marcovitz[648], la FAE plaide que l’un des éléments déterminants du caractère national canadien provient du droit de s’intégrer dans la société, avec et malgré les différences de chacun, puisque la liberté de ce faire repose sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l’être humain qui existent en dehors même des droits enchâssés par la Charte.
[934] Toutefois, comme le rappelle l’arrêt Bruker, le droit à la protection des différences ne signifie pas que celles-ci restent toujours prépondérantes. Dans la détermination des circonstances dans lesquelles l’affirmation d’un droit fondé sur une différence doit céder le pas à un intérêt public plus pressant, le Tribunal doit demeurer conscient qu’il s’agit d’un exercice complexe et nuancé, tributaire des circonstances de chaque espèce, s’articulant en fonction des valeurs canadiennes fondamentales[649].
[935] Pour la FAE, l’interdiction du port de signes religieux défavorise le respect et la protection du caractère multiculturel de la société québécoise consacrés par les articles 27 de la Charte et 43 de la Charte québécoise.
[936] Cependant, le Tribunal doute de la pertinence de l’application de l’article 43 de la Charte québécoise à ce sujet. Celui-ci énonce :
43. Les personnes appartenant à des minorités ethniques ont le droit de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe.
[937] Le Tribunal voit mal comment cet article peut servir d’assise à la prétention de la FAE à ce sujet. À tout évènement, il apparaît inutile d’en décider vu l’existence de l’article 27 de la Charte canadienne.
[938] De tout cela, conséquemment, le Tribunal ne peut conclure à une violation de l’article 6 de la Charte.
[939] EMSB plaide que l’article 23 de la Charte, qui accorde des droits constitutionnels aux minorités linguistiques dans la gestion de leurs écoles doit recevoir une interprétation généreuse pour lui donner une portée effective.
[940] Il s’agit donc de voir comment s’articule cette garantie au regard des principes énoncés par la Cour suprême dans divers arrêts traitant, entre autres, de l’article 23 de la Charte. Il faut noter tout d’abord que dans l’arrêt P.G.(Qué.) c. Quebec Protestant School Boards[650] elle souligne, en 1984, que cette disposition de la Charte constitue, dans sa spécificité, un ensemble unique de dispositions constitutionnelles[651].
[941] Puis en 1990, dans une décision fondatrice pour la compréhension de la portée de l’article 23, Mahe c. Alberta[652], elle en enseigne toute l’importance, notant le rôle primordial que joue l’instruction dans le maintien et le développement de la vitalité linguistique et culturelle[653]. En effet, puisque la langue fait partie intégrante de l’identité et de la culture du peuple qui la parle, cette dernière se trouve véhiculée par la première[654]. Ce disant, elle renvoie avec approbation aux travaux de la Commission Laurendeau-Dunton quant à l’importance de dispenser un enseignement qui convienne particulièrement à l’identité linguistique et culturelle[655].
[942] La Cour y souligne aussi la fonction réparatrice de l’article 23[656]. Bien qu’à priori il peut sembler que cet aspect de la portée de cette garantie apparaît moins pertinent au présent débat, il n’en demeure pas moins que la bataille constante contre la discrimination des minorités, peu importe leur nature, permet d’envisager un certain rôle de réparation dans le contexte de l’instance.
[943] Rappelant que l’histoire canadienne montre que la majorité ne tient pas toujours compte des préoccupations linguistiques et culturelles des minorités linguistiques[657], la haute instance en conclut que ces dernières doivent détenir une certaine mesure de contrôle sur leurs établissements d’instruction et le programme éducatif[658] et plus particulièrement :
[…]
(3) Les représentants de la minorité linguistique doivent avoir le pouvoir exclusif de prendre des décisions concernant l'instruction dans sa langue et les établissements où elle est dispensée s'y rapportant, notamment:
a) les dépenses de fonds prévus pour cette instruction et ces établissements;
b) la nomination et la direction des personnes chargées de l'administration de cette instruction et de ces établissements;
c) l'établissement de programmes scolaires;
d) le recrutement et l'affectation du personnel, notamment des professeurs; et
e) la conclusion d'accords pour l'enseignement et les services dispensés aux élèves de la minorité linguistique.[659]
(Le Tribunal souligne)
[944] À ce sujet, elle souligne qu’il s’agit là du niveau minimum de gestion et de contrôle puisque les autorités provinciales et locales peuvent, bien sûr, en accorder plus[660]. Autre conclusion importante pour l’instance, la Cour suprême affirme qu’évidemment ce pouvoir de gestion et de contrôle n’exclut pas la règlementation provinciale, mais ce, uniquement dans la mesure où celle-ci ne s’avère pas incompatible avec les préoccupations linguistiques et culturelles de la minorité[661].
[945] Notons qu’en 1999, dans R. c. Beaulac[662], elle enseigne que, dans tous les cas, les droits linguistiques doivent recevoir une interprétation libérale en fonction de leur objet, qui vise le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada[663].
[946] En 2000, dans Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince Édouard[664], elle réitère spécifiquement cet enseignement[665] dans le cadre de son analyse de l’article 23 de la Charte, tout en affirmant que l’égalité réelle peut exiger un traitement différent des minorités de langues officielles suivant leur situation et leurs besoins particuliers[666]. Elle reprend[667] l’énoncé de Mahe, cité précédemment, pour préciser que dans l’exercice de cette gestion les décisions prises devront tenir compte de facteurs historiques, sociaux et géographiques complexes[668].
[947] En 2003, l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation)[669] énonce que l’article 23 permet d’atteindre les objectifs de préservation de la langue et de la culture[670], ce qu’elle réitère, en citant Mahe, dans Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général)[671] et dans Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général)[672] en 2005.
[948] L’ensemble des principes déjà énoncés, se voient tous réitérés dans Nguyen c. Québec (Éducation, Loisir, Sport)[673] en 2009.
[949] Plus récemment en 2015 dans l’affaire Association des parents de l’école Rose-des-vents c. Colombie-Britannique (Éducation)[674], elle énonce que les changements démographiques et l’évaluation du rôle des établissements religieux font des écoles locales de la minorité linguistique des centres communautaires essentiels[675]. Puis en 2020 dans Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique[676], elle actualise dans les termes suivants ses enseignements relativement à l’importance de l’article 23 :
[13] L’importance de l’art. 23 ne s’explique toutefois pas uniquement par son rôle dans la formation de l’identité du Canada en tant que pays. Son importance s’explique également par le rôle qu’il joue sur l’identité des Canadiens et des Canadiennes en tant qu’individus et en tant que collectivité linguistique. L’article 23 vise à préserver la culture et la langue, deux éléments qui sont au cœur des notions d’identité et de bien-être d’une personne et d’une communauté (W. Kymlicka, Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of Minority Rights (1995), p. 89).
[950] Elle rappelle que dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba[677] elle souligne le rôle essentiel que joue la langue dans l’existence, le développement et la dignité de l’être humain et son importance en tant que pont entre l’isolement et la collectivité puisque, bien qu’il n’existe pas d’adéquation entre la langue et la culture, la première s’avère indispensable à la préservation de la seconde[678]. Le Tribunal se permet d’ajouter que la culture, au sens sociologique de ce qui inclut la manifestation de croyances religieuses ou autres, joue assurément le même rôle que la langue quant à ces finalités exposées précédemment.
[951] La Cour suprême précise aussi que l’article 23 vise non seulement la protection de droits sur le plan individuel, mais également sur le plan collectif[679], en invitant les tribunaux à leur donner plein effet de façon claire et transparente[680] pour favoriser l’épanouissement des communautés linguistiques officielles[681].
[952] Il ne fait aucun doute que ces énoncés lient le Tribunal.
[953] EMSB soumet, qu’à l’évidence ces énoncés s’appliquent à une commission scolaire créée lorsque le nombre le justifie puisque celle-ci ne pourrait jouir de moins de droits que ceux d’une minorité linguistique visée par les propos de la Cour suprême. Pour elle, les minorités visées par l’article 23 doivent pouvoir jouir « du contrôle sur les aspects de l’éducation qui concernent ou qui touche sa langue et sa culture »[682].
[954] Dans l’arrêt Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard[683], la haute instance précise que les autorités provinciales peuvent imposer des normes et directives objectives compatibles avec l’article 23[684], notamment en fixant les paramètres légitimes à l’exercice du droit de gestion de la commission scolaire, ce qui veut dire, entre autres, appliquer des normes provinciales[685].
[955] Le PGQ reconnaît que l’arrêt Mahe accorde aux parents ou à leurs représentants un droit de gestion et de contrôle à l’égard des aspects de l’enseignement qui concerne la langue et la culture de la minorité linguistique, ce qui inclut, selon lui, un certain degré de gestion des ressources financières, humaines et matérielles[686].
[956] Cependant, il plaide que la Loi 21 ne porte pas atteinte au droit de gestion et de contrôle des commissions scolaires puisque celui-ci comporte des balises et qu’on doit l’interpréter en fonction de son objet et de la garantie qu’elle vise à mettre en œuvre, tel que l’énonce l’arrêt R. c. Poulin[687].
[957] Le Tribunal souscrit à l’évidence à cet énoncé, tout comme à celui qui veut que les provinces peuvent, dans le cadre de l’article 23 de la Charte, réglementer le contenu et la qualité des programmes d’enseignement, la taille des écoles, le transport et le regroupement d’élèves[688], ainsi qu’encadrer, dans une certaine mesure, l’exercice des fonctions de directeur.trice ou d’enseignant.e.
[958] Pour le PGQ, les articles 6 et 8 de la Loi 21 prévoient simplement une interdiction de porter des signes religieux dans l’exercice des fonctions d’employés de l’État, de même qu’une obligation de les exercer à visage découvert.
[959] Selon le PGQ, la position de EMSB postule que le droit de gestion et de contrôle qui découle de l’article 23 comprendrait un droit à l’embauche et à la promotion de personnel reflétant l’idée qu’elle se ferait de la diversité confessionnelle qui comporterait la possibilité de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions.
[960] Ainsi, pour lui, la culture que l’article 23 cherche à promouvoir demeure intrinsèquement liée à la langue de la minorité, sans plus[689]. Or, avec égard, la Cour suprême dans Mahe, dont se réclame précisément le PGQ à ce sujet, souligne que l’enseignement doit convenir particulièrement à l’identité linguistique et culturelle de la minorité[690].
[961] En utilisant ces deux vocables, la Cour suprême n’enseigne pas que la langue de la minorité subsume sa culture, mais bien plutôt qu’il s’agit là de deux concepts distincts qui participent également et séparément à la même garantie juridique. Tel que le montre la citation de l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique que l’on retrouve au paragraphe [949] du jugement.
[962] Le PGQ argue qu’aucune décision judiciaire ne reconnaît que l’article 23 confère une protection à l’idée que certains des membres d’une minorité se feraient de la diversité confessionnelle ou du rapport entre les individus, les institutions scolaires et les religions. Il ajoute que EMSB tente d’inclure à l’article 23 de la Charte une certaine protection liée à la confessionnalité, alors qu’il n’enchâsse qu’une garantie linguistique.
[963] À ce sujet, le PGQ poursuit en affirmant que l’article 23 de la Charte ne confère pas de protection constitutionnelle à l’ensemble des préoccupations des membres d’une minorité à l’égard des questions politiques et sociales qui définissent l’organisation d’une société parce que sur ces questions, on doit conclure que le législateur reflète, dans ses choix, l’ensemble des points de vue des membres de la société[691].
[964] Il ajoute que EMSB tente de réintroduire des considérations confessionnelles dans leur interprétation de l’article 23, alors que l’article 93