Carpentier et Transport DGE inc. |
2011 QCCLP 1788 |
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[1] Le 3 août 2010, monsieur Serge Carpentier (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision rendue le 23 juillet 2010 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST), à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme la décision qu’elle a rendue le 8 juin 2010 et déclare que malgré les limitations fonctionnelles consécutives à sa lésion professionnelle du 21 décembre 2006, le travailleur est redevenu capable d’exercer son emploi le 3 juin 2010. Elle déclare également que, compte tenu que la capacité du travailleur a été déterminée après l’expiration du délai pour l’exercice de son droit de retour au travail, il a droit à la poursuite du versement de l’indemnité de remplacement du revenu jusqu’au plus tard, le 3 juin 2011, s’il n’est pas retourné au travail entre-temps.
[3] La CSST confirme également la décision qu’elle a rendue le 11 juin 2010 et déclare qu’elle est justifiée de poursuivre le versement de l’indemnité de remplacement du revenu jusqu’à ce qu’elle se prononce sur la capacité du travailleur d’exercer son emploi, étant donné que la lésion professionnelle est consolidée le 12 février 2010 avec des limitations fonctionnelles. Elle déclare qu’elle peut payer les traitements de physiothérapie après le 12 février pour une période de six mois, puisqu’ils sont justifiés. Elle déclare également que le travailleur a droit à une indemnité pour préjudice corporel, étant donné la présence d’une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique.
[4] Finalement, elle confirme la décision qu’elle a rendue le 17 juin 2010 et déclare que la lésion professionnelle du 21 décembre 2006 a entrainé une atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique de 9,20 % qui lui donne droit à une indemnité pour préjudice corporel de 4 855,58 $, plus les intérêts.
[5] L’audience s’est tenue à Joliette le 23 février 2011 en présence du travailleur et de son représentant, ainsi que de la représentante de la CSST. Transport DGE inc. (l’employeur) a avisé le tribunal de son absence à l’audience.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[6] Le travailleur demande de reconnaître que ses limitations fonctionnelles le rendent incapable d’exercer son emploi et qu’il a donc droit à la réadaptation. Il demande que le dossier soit retourné à la CSST afin que soit déterminé un emploi convenable qu’il peut exercer.
[7] Il soutient également que l’avis émis par le Bureau d’évaluation médicale était irrégulier sur tous les sujets, sauf la question de la nécessité des traitements. En effet, selon le travailleur, peu importe quel médecin est considéré comme étant le médecin qui a charge, il n’y avait pas de désaccord entre l’avis de ces médecins et celui du médecin désigné par la CSST, sauf en ce qui concerne la nécessité des traitements. Ainsi, l’avis du Bureau d’évaluation médicale étant irrégulier sur la question de l’atteinte permanente, le pourcentage de 12,50 % établi par son médecin désigné, et entériné par les médecins traitants, lie la CSST et doit être retenu.
[8] Finalement, si le tribunal ne retient pas ses prétentions en ce qui concerne l’irrégularité de l’avis du Bureau d’évaluation médicale, le travailleur soutient que c’est un pourcentage de 12,50 % qui doit tout de même être retenu puisqu’il est prépondérant.
LA PREUVE
[9] Afin de rendre la présente décision, le tribunal a entendu le travailleur et pris connaissance de la preuve contenue au dossier. Il en retient les éléments suivants.
[10] Le travailleur, âgé de 60 ans au moment de l’audience, est chauffeur de camion-citerne semi-remorque sur de longues distances.
[11] Le 21 décembre 2006, en sortant de son camion, il s’accroche le pied dans sa ceinture de sécurité et culbute en bas du camion. Il ressent alors une douleur vive à l’épaule gauche et au pied droit.
[12] Le travailleur est suivi par le docteur David Hervieux qui pose les diagnostics de tendinite et de capsulite de l’épaule gauche.
[13] Le travailleur reçoit des infiltrations et poursuit des traitements de physiothérapie.
[14] En décembre 2007, il est référé par le docteur Hervieux au docteur Moreno Morelli, orthopédiste. Ce dernier diagnostique une bursite et une tendinite de la coiffe de l’épaule gauche. Il procédera, par la suite, à trois arthrographies distensives au niveau de l’épaule gauche. Celles-ci n’amélioreront que partiellement l’état du travailleur.
[15] Il sera également question d’une intervention chirurgicale, mais le docteur Morelli y renoncera en raison du diabète important et difficile à contrôler dont souffre le travailleur.
[16] Ce dernier continue, entre-temps, d’être suivi médicalement par les docteurs Hervieux et Morelli.
[17] Le 3 décembre 2009, le docteur Morelli retient que le travailleur souffre d’une capsulite sévère à l’épaule gauche.
[18] Le 17 février 2010, le docteur Chaikou Bah, chirurgien orthopédiste, produit un rapport d’évaluation médicale à la demande de la CSST. Ce dernier fixe la date de consolidation au 12 février 2010. Bien qu’il estime que les traitements reçus aient été adéquats, il ne recommande pas la poursuite de ceux-ci. Il retient deux limitations fonctionnelles, soit que le travailleur ne peut pas :
Ø effectuer un travail qui nécessite des mouvements répétitifs de flexion antérieure et d’abduction au niveau de l’épaule gauche de plus de 70°;
Ø garder le bras en position statique et l’élévation antérieure et/ou d’abduction de plus de 70°.
[19] Il détermine également que le travailleur conserve une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique qu’il établit de la façon suivante :
104 844 Abduction retenue au niveau de l’épaule gauche 80° DAP 5 %
104 933 Élévation antérieure retenue 100° DAP 2,5 %
105 040 Rotation 40° retenus DAP 0 %
105 111 Rotation 15° retenus DAP 3 %
102 383 Atteinte des tissus mous du membre supérieur avec séquelles fonctionnelles objectivées DAP 2 %
Total : 12,5 %
[20] Le 30 mars 2010, le docteur Morelli émet un rapport complémentaire où il reprend l’entièreté des conclusions du docteur Bah. Puis, le 6 avril 2010, le docteur Hervieux, sur une copie du formulaire de demande de rapport complémentaire adressé au docteur Morelli, indique qu’il est d’accord avec les limitations fonctionnelles et avec l’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique du travailleur. Il ajoute cependant qu’il est pertinent de poursuivre la physiothérapie dans le but de maintenir l’état actuel du travailleur et contrôler la douleur, du moins pour un certain temps. Ce rapport est reçu à la CSST, le 14 avril 2010.
[21] Le 12 avril 2010, la CSST demande au Bureau d’évaluation médicale de se saisir de la date de consolidation, de la suffisance des traitements, de l’existence d’une atteinte permanente et des limitations fonctionnelles. Sur le formulaire, elle indique que les rapports mis en opposition sont ceux du docteur Hervieux daté du 3 décembre 2009 et du docteur Bah daté du 17 février 2010.
[22] Le 12 mai 2010, le docteur David G. Wiltshire, orthopédiste et membre du Bureau d’évaluation médicale, émet son avis. Il mentionne que le docteur Morelli avait manifesté son accord à ce que la date de consolidation de la lésion soit fixée au 12 février 2010. Il retient donc cette date.
[23] Quant aux traitements, il indique qu’aucun traitement ne pourrait améliorer le problème du travailleur. Cependant, il est d’accord avec la physiothérapie comme traitement de soutien pour éviter que l’épaule ne devienne plus raide et plus douloureuse.
[24] En ce qui concerne l’existence ou le pourcentage de l’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique du travailleur, il souligne que le docteur Bah a accordé une atteinte permanente de 12,5 % et que le docteur Morelli est d’accord avec lui. Il décide de retenir les mêmes conclusions même si ses propres mesures sont un peu différentes.
[25] En effet, à la partie «examen objectif», il rapporte les mesures suivantes :
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Normale |
Droite |
Gauche |
Élévation antérieure (flexion) |
180° |
160° |
130° |
Abduction |
180° |
160° |
100°(passive 120°) |
Rotation externe (bras en abduction à 90°) |
90° |
90° |
70° |
Rotation interne (bras en abduction à 90°) |
40° |
40° |
40° |
Extension (rétropulsion) |
40° |
60° |
20° |
Adduction |
20° |
30° |
20° |
[26] Ainsi, malgré ces mesures et parce que, selon lui, il n’y a pas de divergence entre les rapports soumis, il retient un pourcentage de 12,5 %, conformément à l’avis du docteur Bah.
[27] Finalement, en ce qui a trait aux limitations fonctionnelles, il remarque également que les docteurs Bah et Morelli sont d’accord avec les limitations fonctionnelles. Il n’y a, selon lui, aucune indication pour accorder d’autres limitations fonctionnelles que celles établies par ces médecins.
[28] Le 27 mai 2010, à la demande de la CSST, il émet un avis complémentaire. Il mentionne que les traitements de support en physiothérapie devraient se poursuivre à une fréquence d’une fois par semaine pour les six prochains mois. Il modifie le pourcentage de l’atteinte permanente à l’intégrité physique et psychique du travailleur pour l’établir à 8 %. Il évalue ce pourcentage de la façon suivante :
102 383 Atteinte des tissus mous au membre supérieur gauche avec séquelles fonctionnelles objectivées 2 %
104 924 Élévation antérieure de l’épaule gauche limitée à 130° 2 %
104 826 Abduction de l’épaule gauche limitée à 120° 3 %
105 004 Rotation externe épaule gauche limitée à 70° 1 %
[29] Il remarque cependant qu’il avait retenu le même pourcentage que celui retrouvé à l’évaluation du docteur Bah puisque le médecin traitant, le docteur Morelli, était d’accord avec ce pourcentage dans son rapport complémentaire du 30 mars 2010. Il n’y avait donc pas de contestation avec le médecin traitant.
[30] Le 1er juin 2010, monsieur Claude Bougie, ergothérapeute, produit une étude ergonomique du poste de travail, à la suite d’une évaluation faite en novembre 2009.
[31] En ce qui concerne l’épaule gauche, il mentionne que le membre supérieur gauche est grandement sollicité lors de la conduite du camion, pour manipuler et orienter le volant pendant que le travailleur change les vitesses avec le membre supérieur droit. Il remarque également que le travailleur doit s’agripper avec les deux membres supérieurs lorsqu’il grimpe dans l’échelle mais la fréquence de cette activité est décrite comme étant rare depuis l’utilisation des manettes pour libérer les valves de la citerne.
[32] Il ajoute que la conduite du camion exige, pour l’épaule gauche, une flexion antérieure soutenue de 60° avec cependant possibilité d’utiliser un accoudoir. Elle exige également une flexion antérieure pouvant atteindre le 90° combinée à une rotation interne fréquente lors des virages à droite et une rotation externe lors des virages à gauche. Finalement, il retient que le chauffeur de camion n’a pas à effectuer de mouvements répétitifs avec l’épaule gauche au-dessus de l’horizontale.
[33] Pour les fins de son analyse, il réfère à la définition du terme répétitif en considérant qu’un mouvement est considéré comme étant répétitif s’il survient selon un cycle de 30 secondes ou 800 fois par jour sur un quart de travail de huit heures.
[34] Le travailleur indique que, concernant l’évaluation de son poste de travail, le camion sur lequel l’évaluation a été faite n’était pas similaire à celui qu’il conduisait. Il s’agissait d’un modèle plus récent et il possédait des valves qui évitaient au chauffeur de devoir grimper sur la citerne, lors du chargement, pour ouvrir le couvercle. Or, le camion et la citerne qu’il conduisait n’étaient pas munis de telles manettes, datant d’une année antérieure à l’année 2000. Finalement, il prétend qu’à plusieurs endroits les anciennes citernes peuvent être encore en opération puisqu’une citerne a une durée de vie d’environ 25 ans.
[35] De plus, le travailleur remarque que pour l’évaluation, on lui a demandé de s’assoir dans le camion qui était alors accessible et on a mesuré l’angle alors qu’il tenait le volant. Or, le travailleur souligne qu’il est de grande taille, il mesure six pieds et un pouce. Lorsqu’il conduit, pour ne pas avoir sa vision obstruée par le pare-soleil, il doit baisser le siège au maximum. L’accoudoir devient alors trop haut pour qu’il puisse y mettre le bras tout en conduisant son camion.
[36] Il ajoute qu’un camion comme celui qu’il conduisait possède 18 vitesses. Il doit donc constamment manipuler le bras de vitesse avec le bras droit et il doit donc tenir le volant avec la main gauche.
[37] Il estime que ce qui cause le plus de problèmes pour son retour au travail, en raison de ses limitations fonctionnelles, est d’avoir à tenir le volant continuellement avec la main gauche, monter dans l’échelle et aussi frapper le couvercle sur le dessus de la citerne avec une barre de fer lorsque le couvercle est collé par les matières qui y sont transportées (colle chaude, bitume).
[38] Finalement, il soutient qu’il ne pourrait ouvrir le capot de son camion pour procéder à son inspection, comme il doit le faire quotidiennement.
[39] Le travailleur informe le tribunal que l’entreprise de l’employeur n’existe plus, ayant cessé ses opérations depuis plus d’un an.
[40] Il a aussi été mis en preuve que le travailleur, qui présente un diabète important, pourrait perdre la classe 1 sur son permis de conduire, s’il ne réussit pas certains tests.
[41] Un rapport du docteur Hervieux, daté du 17 janvier 2011 et destiné à la Régie des rentes du Québec, a été soumis en preuve. Dans ce rapport, le docteur Hervieux mentionne que, considérant son état actuel, «il sera entièrement difficile au travailleur de se trouver un emploi».
L’AVIS DES MEMBRES
[42] La membre issue des associations d’employeurs ne retient pas que l’avis du Bureau d’évaluation médicale est irrégulier puisque le docteur Hervieux n’a pas répondu dans le délai requis à la demande d’avis complémentaire. Ainsi, la CSST était justifiée de transmettre une demande au Bureau d’évaluation médicale et l’avis qu’il rend est régulier.
[43] Quant au pourcentage à retenir, elle estime que c’est le pourcentage attribué dans le rapport complémentaire du docteur Wiltshire qui doit être retenu puisqu’il s’agit de la mesure la plus contemporaine et qu’elle reflète l’état réel et actuel du travailleur. Ainsi, le pourcentage retenu devrait être 8 %, auquel s’ajoute le pourcentage pour douleurs et perte de jouissance de la vie.
[44] Quant à la capacité du travailleur, elle retient que le travailleur est capable de refaire son emploi. En effet, un ergonome a évalué le poste de travail, il a pris des mesures. Le simple témoignage du travailleur, qui n’est étayé par aucune preuve, ne peut servir à contrer le rapport de l’ergonome. Finalement, on ne peut tenir compte de la condition personnelle du travailleur pour décider de sa capacité à exercer son emploi.
[45] La membre issue des associations syndicales retient également que l’avis du Bureau d’évaluation médicale est régulier puisque le docteur Hervieux n’a pas répondu à la demande de rapport complémentaire dans le délai.
[46] Cependant, quant au fond, elle ne retient pas son avis en ce qui concerne le pourcentage d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique puisqu’il n’a pas fait correctement son rapport, ayant considéré le rapport du docteur Morelli à titre de rapport contesté.
[47] Le pourcentage de 12,5 % évalué initialement par le docteur Bah doit être retenu parce que le docteur Hervieux et le docteur Morelli sont également de cet avis. C’est le pourcentage qui correspond le mieux à l’état du travailleur.
[48] Quant à la capacité de travail, elle écarte le rapport d’ergonomie puisque l’évaluation sur laquelle il est basé, est antérieure à l’évaluation du Bureau d’évaluation médicale. De la preuve entendue, elle retient que le travailleur n’est pas capable d’exercer son emploi, ses limitations fonctionnelles n’étant pas respectées. Le travailleur a donc droit à la réadaptation.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[49] Dans un premier temps, le tribunal doit décider de la validité de la procédure d’évaluation médicale.
[50] En vertu de l’article 224 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi), la CSST est liée par l’avis du médecin qui a charge du travailleur quant aux sujets prévus à l’article 212 :
212. L'employeur qui a droit d'accès au dossier que la Commission possède au sujet d'une lésion professionnelle dont a été victime un travailleur peut contester l'attestation ou le rapport du médecin qui a charge du travailleur, s'il obtient un rapport d'un professionnel de la santé qui, après avoir examiné le travailleur, infirme les conclusions de ce médecin quant à l'un ou plusieurs des sujets suivants :
1° le diagnostic;
2° la date ou la période prévisible de consolidation de la lésion;
3° la nature, la nécessité, la suffisance ou la durée des soins ou des traitements administrés ou prescrits;
4° l'existence ou le pourcentage d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur;
5° l'existence ou l'évaluation des limitations fonctionnelles du travailleur.
L'employeur transmet copie de ce rapport à la Commission dans les 30 jours de la date de la réception de l'attestation ou du rapport qu'il désire contester.
__________
1985, c. 6, a. 212; 1992, c. 11, a. 15; 1997, c. 27, a. 4.
224. Aux fins de rendre une décision en vertu de la présente loi, et sous réserve de l'article 224.1, la Commission est liée par le diagnostic et les autres conclusions établis par le médecin qui a charge du travailleur relativement aux sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212 .
__________
1985, c. 6, a. 224; 1992, c. 11, a. 26.
[51] Les articles 204, 205.1 et 206 prévoient de quelle façon la CSST peut contester un rapport médical sur un des sujets prévus à l’article 212 :
204. La Commission peut exiger d'un travailleur victime d'une lésion professionnelle qu'il se soumette à l'examen du professionnel de la santé qu'elle désigne, pour obtenir un rapport écrit de celui-ci sur toute question relative à la lésion. Le travailleur doit se soumettre à cet examen.
La Commission assume le coût de cet examen et les dépenses qu'engage le travailleur pour s'y rendre selon les normes et les montants qu'elle détermine en vertu de l'article 115 .
__________
1985, c. 6, a. 204; 1992, c. 11, a. 13.
205.1. Si le rapport du professionnel de la santé désigné aux fins de l'application de l'article 204 infirme les conclusions du médecin qui a charge du travailleur quant à l'un ou plusieurs des sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212, ce dernier peut, dans les 30 jours de la date de la réception de ce rapport, fournir à la Commission, sur le formulaire qu'elle prescrit, un rapport complémentaire en vue d'étayer ses conclusions et, le cas échéant, y joindre un rapport de consultation motivé. Le médecin qui a charge du travailleur informe celui-ci, sans délai, du contenu de son rapport.
La Commission peut soumettre ces rapports, incluant, le cas échéant, le rapport complémentaire au Bureau d'évaluation médicale prévu à l'article 216 .
__________
1997, c. 27, a. 3.
206. La Commission peut soumettre au Bureau d'évaluation médicale le rapport qu'elle a obtenu en vertu de l'article 204, même si ce rapport porte sur l'un ou plusieurs des sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212 sur lequel le médecin qui a charge du travailleur ne s'est pas prononcé.
__________
1985, c. 6, a. 206; 1992, c. 11, a. 13.
[52] Finalement, l’article 224.1 prévoit l’effet de l’avis du Bureau d’évaluation médicale :
224.1. Lorsqu'un membre du Bureau d'évaluation médicale rend un avis en vertu de l'article 221 dans le délai prescrit à l'article 222, la Commission est liée par cet avis et rend une décision en conséquence.
Lorsque le membre de ce Bureau ne rend pas son avis dans le délai prescrit à l'article 222, la Commission est liée par le rapport qu'elle a obtenu du professionnel de la santé qu'elle a désigné, le cas échéant.
Si elle n'a pas déjà obtenu un tel rapport, la Commission peut demander au professionnel de la santé qu'elle désigne un rapport sur le sujet mentionné aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212 qui a fait l'objet de la contestation; elle est alors liée par le premier avis ou rapport qu'elle reçoit, du membre du Bureau d'évaluation médicale ou du professionnel de la santé qu'elle a désigné, et elle rend une décision en conséquence.
La Commission verse au dossier du travailleur tout avis ou rapport qu'elle reçoit même s'il ne la lie pas.
__________
1992, c. 11, a. 27.
[53] En l’espèce, le travailleur prétend que l’avis du Bureau d’évaluation médicale est irrégulier parce que, peu importe qu’on considère le docteur Hervieux ou le docteur Morelli à titre de médecin traitant, il n’y avait pas de désaccord en ce qui concerne les questions de l’atteinte permanente et des limitations fonctionnelles. Seule la question des traitements faisait l’objet d’une divergence. Donc, la CSST ne pouvait demander au Bureau d’évaluation médicale de se prononcer que sur la question de la nécessité et la suffisance des traitements. Son avis n’est donc régulier que sur cette question.
[54] En raison de cette irrégularité, la CSST demeure liée par l’avis du médecin désigné, entériné par les médecins traitants. Il soumet donc que le pourcentage de 12,5 % établi par le docteur Bah doit être retenu.
[55] Le tribunal est d’avis de faire droit à la prétention du travailleur et considère que l’avis du Bureau d’évaluation médicale était irrégulier, sauf en ce qui concerne la question des traitements.
[56] En effet, que le docteur Hervieux ou le docteur Morelli soit considéré comme le médecin ayant charge du travailleur, la procédure établie par la loi n’a pas été respectée.
[57] Ainsi, si le docteur Morelli doit être considéré comme le médecin qui a charge du travailleur, il manifeste son accord avec les conclusions du médecin désigné dans le rapport complémentaire qui est expédié à la CSST. Ainsi, en l’absence de désaccord, cette dernière ne pouvait soumettre les questions de l’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique et des limitations fonctionnelles à la procédure d’évaluation médicale. Le tribunal a d’ailleurs déjà décidé en ce sens dans l’affaire Gauthier et Ville de Shawinigan[2]. La procédure d’évaluation médicale devient donc irrégulière sur ces deux points.
[58] Par ailleurs, si on considère que le docteur Hervieux est le médecin qui avait charge du travailleur, la CSST aurait dû demander à ce dernier de se prononcer de façon complémentaire, ce qu’elle n’a pas fait puisque le formulaire est adressé au docteur Morelli. Malgré tout, le docteur Hervieux a produit un rapport complémentaire sur lequel il manifestait clairement son accord avec les conclusions du docteur Bah. Même s’il a été reçu par la CSST après l’expiration du délai, l’avis du BEM n’était pas encore rendu et la CSST aurait pu ne maintenir sa demande que sur le point litigieux. Dans Huard et Société canadienne des postes[3], le tribunal a d’ailleurs décidé que même si le rapport complémentaire du médecin traitant est reçu après le délai prévu, il demeure valide et doit être pris en considération. Si le médecin traitant manifeste clairement son accord, il n’y pas lieu alors pour la CSST de soumettre le dossier au BEM.
[59] De plus, sur le formulaire adressé au BEM, cette dernière identifie le rapport du docteur Hervieux, daté du 3 décembre 2009, comme étant le rapport contesté. Or, le seul rapport de cette date retrouvé au dossier, est un rapport du docteur Morelli.
[60] D’autre part, l’article 221 de la loi prévoit ceci :
221. Le membre du Bureau d'évaluation médicale, par avis écrit motivé, infirme ou confirme le diagnostic et les autres conclusions du médecin qui a charge du travailleur et du professionnel de la santé désigné par la Commission ou l'employeur, relativement aux sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212, et y substitue les siens, s'il y a lieu.
Il peut aussi, s'il l'estime approprié, donner son avis relativement à chacun de ces sujets, même si le médecin qui a charge du travailleur ou le professionnel de la santé désigné par l'employeur ou la Commission ne s'est pas prononcé relativement à ce sujet.
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1985, c. 6, a. 221; 1992, c. 11, a. 23.
[61] Ainsi, même si le Bureau d’évaluation médicale peut se prononcer sur un sujet non contesté, s’il l’estime approprié, en vertu de l’article 221, ce n’était pas le cas en l’espèce. En effet, il émet un avis conforme à ceux des docteurs Bah et Morelli puisque, comme il le mentionne dans ses rapports, il n’y avait pas de contestation sur ces sujets. Finalement, dans le rapport du 27 mai 2010, il n’émet un avis différent qu’à la demande expresse de la CSST. On ne peut conclure de ces faits que le membre du Bureau d’évaluation médicale estimait approprié d’émettre un avis sur la question de l’atteinte permanente et des limitations fonctionnelles.
[62] Ainsi, le tribunal retient que l’avis du Bureau d’évaluation médicale sur la question de l’atteinte permanente et des limitations fonctionnelles est irrégulier et doit être annulé. La CSST demeure donc liée par l’avis du médecin désigné, lequel a été entériné par les docteurs Hervieux et Morelli. Ainsi, le pourcentage de l’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique du travailleur doit être fixé à 12,5 %. À ceci, un pourcentage additionnel de 2,6 % pour douleurs et perte de jouissance de la vie doit être ajouté, pour un total de 15,1 %.
[63] Quant aux limitations fonctionnelles, malgré que son avis sur ce point soit annulé, puisque le membre du Bureau d’évaluation médicale retenait les mêmes limitations fonctionnelles que le docteur Bah, ce sont ces mêmes limitations fonctionnelles qui sont retenues.
[64] Le tribunal doit maintenant déterminer si le travailleur, malgré ses limitations fonctionnelles, était capable d’exercer son emploi de chauffeur de camion citerne longue distance.
[65] Le travailleur conserve les limitations fonctionnelles suivantes:
Ø Il ne peut effectuer un travail qui nécessite des mouvements répétitifs de flexion antérieure et d’abduction au niveau de l’épaule gauche de plus de 70°.
Ø Il ne peut garder le bras en position statique et l’élévation antérieure et/ou d’abduction de plus de 70°.
[66] Selon les conclusions de l’ergonome, ces limitations sont toutes respectées dans les tâches du travailleur. Or, le tribunal remarque qu’aucune évaluation n’a été faite lors de la conduite du camion. Tout au plus, lui a-t-on demandé de s’asseoir dans le camion et de mettre ses mains sur le volant. On ne lui a pas demandé d’ajuster le siège pour reproduire l’angle exact dans lequel se trouve son bras et son épaule lors de la conduite d’un camion. De plus, comme le travailleur l’a affirmé à l’audience, et le tribunal n’a aucune raison de douter de son témoignage, il est de grande taille et doit abaisser son siège au maximum pour ne pas avoir la vue obstruée lors de la conduite. Ainsi, le bras et l’épaule du travailleur peuvent se retrouver dans un angle qui est plus grand que celui mesuré.
[67] Au surplus, on retrouve à l’étude, que la conduite du camion exige, pour l’épaule gauche, une flexion antérieure soutenue de 60° avec cependant possibilité d’utiliser un accoudoir. Elle exige également une flexion antérieure pouvant atteindre 90° combinée à une rotation interne fréquente lors des virages à droite et une rotation externe lors des virages à gauche.
[68] Puisque le travailleur doit ajuster son siège à la baisse, ce qui rend difficile l’utilisation de l’accoudoir, on peut penser qu’alors la flexion antérieure de l’épaule gauche du travailleur dépasse les 60°. De plus, lors de la conduite du camion, les virages, particulièrement à droite, entraînent une flexion antérieure pouvant atteindre 90°. Or, ces virages peuvent être très fréquents, tout dépendant des routes que le travailleur doit emprunter. Cette fréquence correspond ici, de l’avis du tribunal, à un travail qui peut nécessiter des mouvements répétitifs de flexion antérieure de plus de 70° puisque lors des virages le mouvement peut atteindre 90°.
[69] Ainsi, le tribunal estime que les limitations du travailleur, en ce qui a trait aux mouvements répétitifs de flexion antérieure limités à 70° et à la position statique et l’élévation antérieure à 70°, ne sont pas respectées.
[70] De plus, le camion et la citerne utilisés pour l’évaluation du poste de travail n’étaient pas les mêmes que ceux conduits par le travailleur. Comme le travailleur l’affirme, il est possible que, chez un autre employeur, les camions utilisés ne soient pas munis de manettes et nécessitent d’emprunter les échelles. Ainsi, le fait de devoir utiliser l’échelle pour grimper sur le dessus de la citerne peut être problématique pour le travailleur.
[71] Le travailleur n’est donc pas capable d’exercer son emploi. Le dossier est donc retourné à la CSST pour suivi approprié. Ce dernier conserve donc le droit aux prestations prévues par la loi.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête du travailleur, monsieur Serge Carpentier;
MODIFIE la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 23 juillet 2010, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur conserve les limitations fonctionnelles suivantes :
Ø Il ne peut effectuer un travail qui nécessite des mouvements répétitifs de flexion antérieure et d’abduction au niveau de l’épaule gauche de plus de 70°;
Ø Il ne peut garder le bras en position statique et l’élévation antérieure et/ou d’abduction de plus de 70°;
DÉCLARE que le travailleur est incapable d’exercer son emploi en raison de ses limitations fonctionnelles;
DÉCLARE que le travailleur conserve le droit aux prestations prévues par la loi;
DÉCLARE que le travailleur conserve un pourcentage d’atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique de 15,1 %, lequel inclut le pourcentage pour douleur et perte de jouissance de la vie;
RETOURNE le dossier à la CSST pour qu’elle établisse le montant des indemnités pour préjudice corporel auquel le travailleur a droit en raison de cette atteinte permanente.
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Guylaine Moffet |
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Me Steve Marsan |
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P.M. Consultants inc. |
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Représentant de la partie requérante |
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Me Myriam Sauviat |
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Vigneault, Thibodeau, Giard |
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Représentant de la partie intervenante |
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.