Lapierre Goulet c. R. | 2022 QCCA 924 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(150-01-060533-198) (150-01-060534-196) (150-01-061280-203) | |||||
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DATE : | 29 juin 2022 | ||||
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ANTHONY LAPIERRE GOULET | |||||
REQUÉRANT – accusé | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LA REINE | |||||
INTIMÉE – poursuivante | |||||
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MISE EN GARDE : Ordonnance limitant la publication : Il est interdit de publier ou diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d'établir l'identité de la victime ou d'un témoin (article 486.4 C.cr.).
[1] Le requérant demande la permission de se pourvoir contre un jugement rendu oralement le 18 mai 2021 par l’honorable Sonia Rouleau de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, district de Chicoutimi, qui l’a condamné à une peine de quatre ans de pénitencier moins une période de détention provisoire de 673 jours, et ce, après qu’il eut plaidé coupable à des chefs d’accusation de bris d’ordonnance d’interdiction, de bris d’ordonnance de surveillance longue durée, de leurre d’enfants[1], d’avoir accédé à de la pornographie juvénile et d’en avoir eu la possession[2].
[2] La juge a déclaré le requérant délinquant à contrôler et a prononcé diverses ordonnances, dont une interdiction totale et à perpétuité d’utiliser Internet en vertu de l’alinéa 161(1)d) C.cr.[3].
[3] L’appel porte uniquement sur le caractère manifestement non indiqué de l’ordonnance d’interdiction d’utiliser Internet – totale et à perpétuité – prononcée en vertu de l’alinéa 161(1)d) C.cr.
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[4] La juge de première instance résume les faits de la manière suivante :
La pornographie – les faits : La pornographie en possession de l'accusé consiste en quatre (4) photos, deux (2) de... des fesses de jeunes enfants et deux (2) autres de jeunes filles pubères seins nus.
L'accusé nie en avoir pris connaissance, mais admet avoir effectué une recherche sur les termes suivants: but [sic] child, smile – small ass preteen, anal small, taille SS, skinny ass preteen. Soulignons que comme déjà mentionné au jugement précédent sur le renvoi pour évaluation, le Tribunal ne retient pas la version de l'accusé où [il] prétend qu'il recherchait des images de jeunes filles en maillot de bain. Les termes qu'il emploie pour cette recherche ne laissent aucun doute quant à la nature pornographique des images convoitées. Son admission quant à son excitation sexuelle en lien avec la zone anale est aussi cohérente avec deux (2) des images retrouvées.
Quant à l'infraction de leurre, l'accusé communique via les réseaux sociaux avec une jeune fille âgée de quatorze (14) ans. À la suite d'une demande d'amitié, ils entretiennent ensemble une discussion Messenger où l'accusé lui demande des photos d'elle en sous-vêtements. L'accusé lui envoie une photo de son pénis. La victime refuse la demande subséquente de l'accusé qui souhaite une photo d'elle nue, la conversation cesse à ce moment, mais reprend une année plus tard sans propos de nature sexuelle.
Enfin, l'accusé possède des antécédents judiciaires en semblable matière[4]. D'abord, en deux mille onze (2011) où il est condamné à six (6) mois d'emprisonnement pour agression sexuelle sur une mineure. En deux mille douze (2012), le Tribunal sursoit au prononcé de la peine afin de permettre à l'accusé d'effectuer des travaux communautaires pour entrave. En deux mille treize (2013), il signe une ordonnance de paix en vertu de l'article 60 – 810.1 en lien avec ses comportements sexuels qui font craindre qu'il ne commette à nouveau des crimes de nature sexuelle, et finalement, en deux mille quatorze (2014), l'accusé est de nouveau condamné pour des crimes d'agression sexuelle sur plusieurs victimes mineures, il écope de quatre (4) ans de pénitencier et ainsi déclaré délinquant à contrôler pour sept (7) ans.
La preuve permet de conclure que le modus operandi du crime sous étude est similaire à ceux commis à cette époque puisqu'il a... puisqu'ils ont été commises – excusez-moi, puisqu'ils ont été commis en communiquant avec les victimes par le biais de médias sociaux, de là l'insistance de la poursuite d'imposer une interdiction d'utiliser Internet sans autre modalité. L'auteur de l'évaluation psychologique est également de cet avis.[5]
[Soulignements ajoutés]
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[5] Dans son jugement, la juge note que les infractions commises par le requérant sont graves et qu’elles constituent des récidives en semblable matière, et ce, avant même que la peine antérieure soit purgée en entier[6]. Elle rappelle l’enseignement de la Cour suprême dans l’arrêt Friesen[7] et souligne l’importance de dénoncer, par le biais d’une peine dissuasive, les atteintes à l’intégrité sexuelle des enfants et des adolescents[8].
[6] Elle condamne le requérant à deux ans de détention sur le chef de leurre et à deux ans sur le chef de pornographie juvénile, peines à être purgées de façon consécutive[9], et à un an de détention pour les autres chefs, peines à être purgées de façon concurrente, dont elle déduit 673 jours pour tenir compte de la détention provisoire. Le requérant doit conséquemment purger une peine de pénitencier de deux ans et deux mois[10].
[7] Vu le risque élevé de récidive, la juge le déclare délinquant à contrôler et ordonne une surveillance de longue durée pour une période maximale de 10 ans[11]. Pour prévenir la récidive, elle lui interdit « d'avoir des contacts notamment communiquer de quelque façon que ce soit avec des personnes âgées de moins de seize (16) ans et d'utiliser Internet ou tout autre réseau numérique »[12].
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[8] Dans l’arrêt K.R.J., la Cour suprême a conclu que l’interdiction prévue à l’alinéa 161(1)d) C.cr. est assimilable à une peine[13]. Conséquemment, le pouvoir discrétionnaire conféré au juge en matière d’ordonnance en vertu du paragraphe 161(1) C.cr. mérite une grande déférence[14]. Pour justifier une intervention, la peine doit être manifestement non indiquée ou, lorsque le juge a commis une erreur de principe, celle-ci doit avoir une incidence sur la détermination de la peine. Dans ce cas, une cour d’appel doit effectuer sa propre analyse pour fixer une peine juste et appropriée[15].
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[9] L’ordonnance d’interdiction d’utiliser Internet est prévue à l’alinéa 161(1)d) C.cr. :
Ordonnance d’interdiction 161 (1) Dans le cas où un contrevenant est déclaré coupable, ou absous en vertu de l’article 730 aux conditions prévues dans une ordonnance de probation, d’une infraction mentionnée au paragraphe (1.1) à l’égard d’une personne âgée de moins de seize ans, le tribunal qui lui inflige une peine ou ordonne son absolution, en plus de toute autre peine ou de toute autre condition de l’ordonnance d’absolution applicables en l’espèce, sous réserve des conditions ou exemptions qu’il indique, peut interdire au contrevenant :
[…] d) d’utiliser Internet ou tout autre réseau numérique, à moins de le faire en conformité avec les conditions imposées par le tribunal. | Order of prohibition 161 (1) When an offender is convicted, or is discharged on the conditions prescribed in a probation order under section 730, of an offence referred to in subsection (1.1) in respect of a person who is under the age of 16 years, the court that sentences the offender or directs that the accused be discharged, as the case may be, in addition to any other punishment that may be imposed for that offence or any other condition prescribed in the order of discharge, shall consider making and may make, subject to the conditions or exemptions that the court directs, an order prohibiting the offender from […] (d) using the Internet or other digital network, unless the offender does so in accordance with conditions set by the court. |
[10] Notons que les infractions mentionnées au paragraphe 161(1.1.) C.cr., comprennent celles liées à la pornographie juvénile (art. 163.1 C.cr.) et au leurre (art. 172.1 C.cr.).
[11] Dans l’arrêt K.R.J., la Cour suprême confirme que l’article 161 C.cr. a une fonction prépondérante, soit celle de protéger les enfants contre la violence sexuelle[16]. Elle précise que le paragraphe 161(1) C.cr. confère un pouvoir discrétionnaire au juge du procès de prononcer une ordonnance « soigneusement adaptée » aux circonstances en plus d’être fondée sur la preuve :
[47] De même, la manière dont est conçu l’art. 161 se concilie avec son objectif de protéger les enfants contre la violence sexuelle. L’ordonnance est rendue sur le fondement d’un pouvoir discrétionnaire et elle s’applique « sous réserve des conditions ou exemptions [que le tribunal] indique » (par. 161(1)). Elle peut être soigneusement adaptée à la situation du contrevenant. Le caractère discrétionnaire et souple du pouvoir conféré à l’art. 161 montre que le législateur a voulu permettre au tribunal de concevoir une ordonnance adaptée qui tient compte de la nature et de l’importance du risque que représente pour les enfants le délinquant sexuel libéré et rendu à la collectivité. L’inobservation de l’ordonnance peut entraîner un emprisonnement maximal de quatre ans (par. 161(4)).
[48] En outre, je m’inscris dans le courant jurisprudentiel selon lequel l’ordonnance fondée sur l’art. 161 ne peut être rendue que lorsque la preuve permet de conclure que le contrevenant représente un risque pour les enfants et que le juge est convaincu que les conditions dont elle est assortie visent raisonnablement à réduire ce risque (voir A. (R.K.), par. 32; voir également R. c. R.R.B., 2013 BCCA 224, 338 B.C.A.C. 106, par. 32‑34). Il ne s’agit pas d’une ordonnance rendue automatiquement. De plus, elle doit être soigneusement adaptée à la situation particulière du contrevenant.[17]
[Renvoi omis]
[12] En ce qui a trait plus précisément à l’ordonnance prévue à l’alinéa 161(1)d) C.cr., la Cour suprême souligne l’importante atteinte à la liberté qui en résulte, vu qu’Internet constitue un outil indispensable dans le contexte de la vie moderne :
[98] Les effets préjudiciables de l’application rétrospective de l’al. 161(1)d) sont eux aussi importants. L’interdiction totale « d’utiliser Internet ou tout autre réseau numérique » — un outil indispensable de la vie moderne, de même qu’une voie de participation à la démocratie — constitue un plus grand empiétement que l’interdiction antérieure « d’utiliser un ordinateur [...] dans le but de communiquer » avec de jeunes personnes. Il en résulte une atteinte importante au droit à la liberté. Dès lors, l’application rétrospective de l’al. 161(1)d) peut faire considérablement obstacle à la pleine participation du contrevenant à la société, ce qui est susceptible d’avoir de grandes conséquences socio-économiques.[18]
[13] Elle estime que l’atteinte à la liberté est justifiée en raison des effets bénéfiques de la règle dans le contexte où l’évolution de la technologie a fondamentalement modifié le contexte social dans lequel peuvent survenir les crimes sexuels :
[100] En ce qui concerne les effets bénéfiques, la preuve susmentionnée offerte par le ministère public sur le risque de préjudice lié à la récidive propre aux délinquants sexuels vaut également pour l’al. 161(1)d), mais d’autres considérations d’importance viennent l’étayer.
[101] En bref, comme je l’explique plus loin, il appert du dossier de la Cour que l’al. 161(1)d) s’attaque aux nouveaux préjudices graves dont l’infliction est précipitée par l’évolution rapide du contexte sociotechnologique. Ce contexte en constante évolution a modifié tant le degré que la nature du risque de violence sexuelle auquel sont exposées les jeunes personnes. Par conséquent, la version antérieure de l’art. 161 ne permettait plus de contrer le risque que courent les enfants de nos jours. Du fait qu’elle comble cette lacune législative et réduit les risques nouveaux, l’application rétrospective de l’al. 161(1)d) comporte des effets bénéfiques importants assez concrets.
[102] La vitesse à laquelle la technologie a évolué au cours de la dernière décennie a fondamentalement modifié le contexte social dans lequel peuvent survenir les crimes sexuels. Les médias sociaux (comme Facebook et Twitter), les applications de rencontres (comme Tinder), de même que les services de partage de photos (comme Instagram et Snapchat) ont tous vu le jour après 2002, soit l’année où le par. 161(1) avait été modifié la fois précédente. Ces nouveaux services en ligne ont donné aux jeunes — qui sont souvent les premiers à adopter les nouvelles technologies — un accès sans précédent aux communautés numériques. Parallèlement, les délinquants sexuels ont obtenu un accès inédit à des victimes potentielles et à des moyens qui facilitent la commission d’infractions sexuelles.[19]
[Italiques dans l’original]
[14] Le juge du procès peut donc prononcer une telle ordonnance si elle est fondée sur la preuve. Le cas échéant, celle-ci doit être adaptée aux circonstances et au contrevenant. Une telle ordonnance était appropriée dans le présent cas, car le requérant a commis ses crimes en se servant d’Internet ainsi que des médias sociaux et le risque élevé de récidive est documenté par l’évaluation faite en vertu de l’article 752.1 C.cr.
[15] Qu’en est-il des modalités de l’ordonnance d’interdiction d’utiliser Internet, soit sa portée et sa durée? En ce qui concerne la durée, le paragraphe 161(2) C.cr. prévoit que l’interdiction peut être perpétuelle :
Durée de l’interdiction (2) L’interdiction peut être perpétuelle ou pour la période que le tribunal juge souhaitable, auquel cas elle prend effet à la date de l’ordonnance ou, dans le cas où le contrevenant est condamné à une peine d’emprisonnement, à celle de sa mise en liberté à l’égard de cette infraction, y compris par libération conditionnelle ou d’office, ou sous surveillance obligatoire. | Duration of prohibition (2) The prohibition may be for life or for any shorter duration that the court considers desirable and, in the case of a prohibition that is not for life, the prohibition begins on the later of (a) the date on which the order is made; and (b) where the offender is sentenced to a term of imprisonment, the date on which the offender is released from imprisonment for the offence, including release on parole, mandatory supervision or statutory release. [Soulignements ajoutés] |
[16] La loi permet donc de prononcer une interdiction totale et perpétuelle d’utiliser Internet. Il est cependant nécessaire d’adapter soigneusement les modalités de l’ordonnance aux circonstances particulières de l’espèce.
[17] Dans l’arrêt J.L. c. R., la Cour énumère les facteurs à considérer lorsqu’il s’agit de décider de l’opportunité et de la durée de l’ordonnance prévue à l’article 161(1) C.cr. :
[17] Il convient ici de rappeler les principaux facteurs que le juge doit avoir à l'esprit au moment de décider de l'opportunité et de la durée d'une ordonnance d'interdiction régie par l'article 161 (1) C.cr. Dans R. v. R.K.A., la Cour d'appel d'Alberta dresse une liste non exhaustive de ces facteurs :
1) la nature de l'infraction;
2) les circonstances de la commission de l'infraction : sa sévérité, sa durée, le nombre de victimes et l'impact sur les victimes;
3) les antécédents du contrevenant pour des infractions similaires et, inversement, le fait que le contrevenant ait un dossier criminel sans tache et qu'il s'agisse d'un comportement aberrant et exceptionnel de sa part;
4) les risques de récidive du contrevenant;
5) l'âge et la vulnérabilité des victimes;
6) les similitudes entre l'ordonnance à rendre et l'infraction commise, plus particulièrement si le contrevenant travaillait auprès d'enfants et a profité de sa situation d'autorité pour commettre l'infraction reprochée; et
7) le fait que le contrevenant n'accepte pas sa responsabilité pour ses gestes, qu'il ne démontre pas de remords, qu'il ne comprenne pas le sérieux de ses gestes ou, encore, qu'il soit réticent à suivre une thérapie.[20]
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
[18] Dans l’arrêt récent Rodrigue c. R. [21], la Cour reprend ces facteurs[22] et précise que trois considérations additionnelles doivent être prises en compte pour décider de la portée et de la durée de l’interdiction d’utiliser Internet :
[29] Quant à la portée et à la durée de l’ordonnance, il y a lieu de garder à l’esprit trois considérations qui s’ajoutent à celles qui viennent d’être évoquées.
[30] La première concerne la gravité des infractions d’ordre sexuel contre les enfants et l’importance qu’elle soit reflétée dans les peines imposées par les tribunaux. La Cour suprême l’a récemment rappelé dans l’arrêt Friesen :
[N]ous envoyons le message clair que les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont des crimes violents qui exploitent injustement leur vulnérabilité et leur causent un tort immense ainsi qu’aux familles et aux collectivités. Il faut imposer des peines plus lourdes pour ces crimes. Les tribunaux doivent infliger des peines proportionnelles à la gravité des infractions d’ordre sexuel contre des enfants et au degré de responsabilité du délinquant, à la lumière des initiatives du législateur en matière de détermination de la peine et du fait que la société comprend mieux le caractère répréhensible et la nocivité de la violence sexuelle à l’endroit des enfants. Les peines doivent être le reflet fidèle du caractère répréhensible de la violence sexuelle faite aux enfants de même que du tort profond et continu qu’elle cause aux enfants, aux familles et à la société en général.
[31] La deuxième considération est l’importance de la place qu’Internet a acquise dans la vie contemporaine. Comme la Cour suprême l’a expliqué dans l’arrêt K.R.J. :
Empêcher le contrevenant d’avoir accès à Internet sur le fondement de l’al. 161(1)d) équivaut à le tenir à l’écart d’un élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne :
[traduction] Internet est désormais au centre de l’activité humaine dans tous les domaines, qu’il s’agisse de l’éducation ou du commerce, voire des loisirs. Ce n’est plus une simple fenêtre sur le monde. Pour un nombre croissant de personnes, Internet est leur monde, un endroit où l’on peut faire presque tout ce que l’on a besoin de faire ou que l’on souhaite faire. La toile offre la possibilité virtuelle de magasiner, de faire des rencontres, d’échanger avec les amis et la famille, de mener ses activités, de réseauter et de trouver un emploi, d’effectuer des opérations bancaires, de lire le journal, de regarder des films et de suivre des cours. [En italique dans l’original; notes en bas de page omises.]
(B. A. Areheart et M. A. Stein, « Integrating the Internet » (2015), 83 Geo. Wash. L. Rev. 449, p. 456)
[32] La troisième considération est que, bien que les ordonnances d’interdiction rendues en vertu du paragraphe 161(1) C.cr. puissent être modifiées — à la demande du ministère public ou du contrevenant — si cela s’avère souhaitable en raison d’un changement de circonstances, il faut se garder d’y voir une raison d’adopter une approche moins rigoureuse au moment de rendre l’ordonnance initiale. En effet, comme le souligne à juste titre la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Brar :
While I acknowledge, as noted by the Crown, that the court has the power to vary a s. 161 order on application of the offender or prosecutor, such a variation requires a change of circumstance and imposes a significant burden on the offender. Variation of prohibition orders under s. 161(3) is not a matter of course but requires a full hearing. The fact that s. 161 orders may later be varied does not justify imposing orders that create overbroad or unreasonable restrictions on an individual’s liberty.[23]
[Soulignements ajoutés, italiques dans l’original, renvois omis]
[19] Les deux premières considérations illustrent une certaine tension qui doit être conciliée entre les impératifs soulignés par la Cour suprême dans les arrêts Friesen et K.R.J. D’une part, la peine doit refléter la gravité de l’infraction d’ordre sexuel contre un enfant et le protéger et, d’autre part, les modalités de l’ordonnance doivent être sensibles à l’importance d’Internet dans la vie moderne sans quoi la réhabilitation du contrevenant est compromise.
[20] L’interdiction à perpétuité est réservée aux cas de risques élevés de récidive[24].
[21] L’interdiction totale est rarement préconisée[25] même après l’arrêt Friesen[26]. L’étude de la jurisprudence permet, au contraire, de constater une préférence pour les nuances dans les modalités d’une interdiction d’utiliser Internet. Il faut réaliser que, lorsqu’elle est totale, l’interdiction tient la personne ciblée à l’écart d’un élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne[27]. Ainsi, l’ordonnance est généralement libellée de manière à limiter la portée de l’interdiction :
- (i) soit en prohibant l’utilisation d’Internet à des fins récréatives[28] ou sans logiciel de surveillance[29], l’accès aux réseaux sociaux[30], la communication avec une personne de moins de 16 ans ou de 18 ans[31], la contravention aux lois en vigueur[32], l’accès à la pornographie de tout type[33], l’usage de plus d’une adresse courriel[34] ou de logiciels masquant l’historique[35];
- (ii) soit en permettant l’utilisation d’Internet aux fins du travail[36], de la communication avec les membres, même mineurs, de la famille[37], de la communication avec un conseiller juridique[38].
[22] Dans notre affaire, la nature des infractions, les circonstances de leur commission, les antécédents du requérant, le risque élevé de récidive, l'âge et la vulnérabilité des victimes, les similitudes entre l'ordonnance à rendre et l'infraction commise, et le fait que le contrevenant n'accepte pas sa responsabilité pour ses gestes militent en faveur d’une interdiction sévère[39].
[23] La lecture du jugement permet de constater que la juge de première instance a omis toute réflexion portant sur les modalités possibles de l’ordonnance, que ce soit sa durée ou sa portée, lesquelles doivent être sensibles à l’importance d’Internet dans la vie moderne. Dans l’arrêt K.R.J., la Cour suprême écrit que l’ordonnance doit être soigneusement adaptée à la situation du contrevenant, laquelle est forcément inscrite dans le contexte de son époque[40]. Notre Cour va dans le même sens dans les arrêts J.L. et Rodrigue[41].
[24] La possibilité de modifier l’ordonnance d’interdiction d’utiliser Internet en vertu du paragraphe 161(3) C.cr. ne constitue pas un motif valable pour prononcer une ordonnance qui n’est pas adaptée. Comme l’ont souligné les cours d’appel, dont récemment notre Cour, « il faut se garder d’y voir une raison d’adopter une approche moins rigoureuse au moment de rendre l’ordonnance initiale »[42].
[25] La preuve a établi que, malgré une certaine amélioration comparativement à l’évaluation précédente, le requérant représente toujours un risque élevé de commettre dans le futur des délits sexuels similaires à ceux qu’il a déjà commis[43]. Ce fait justifie une interdiction prolongée. Le caractère perpétuel de l’interdiction n’est pas problématique dans les circonstances propres de la présente affaire en raison des antécédents du requérant, du risque élevé de récidive, de l’absence d’amélioration significative depuis ses premières infractions, du fait qu’il n’accepte pas sa responsabilité criminelle. Notons à ce sujet que, même si le requérant a plaidé coupable aux infractions dont il était accusé, les explications qu’il a données quant aux circonstances de leur commission illustrent non seulement qu’il ne reconnaît pas le sérieux de ses crimes, mais elles témoignent aussi de son absence de remords. De plus, la preuve est muette au sujet de la période de temps nécessaire pour lui permettre de maîtriser son inclinaison à commettre des crimes contre les enfants par le biais d’Internet.
[26] La portée de l’interdiction doit cependant être modulée pour tenir compte de la situation personnelle du requérant et de l’importance d’Internet dans la vie moderne. Il y a lieu modifier l’ordonnance d’interdiction totale d’utiliser Internet à quelque fin que ce soit et de la limiter aux sphères particulières susceptibles de favoriser la commission d’infractions criminelles. Le requérant pourra conséquemment utiliser Internet dans la vie courante, notamment aux fins d’études, de travail, de suivi thérapeutique ou médical, de recherche de logement, d’emploi, de paiement de comptes et de gestion de comptes bancaires. Pour prévenir la récidive, il lui sera cependant interdit d’utiliser Internet aux fins décrites dans les conclusions de l’arrêt, soit d’utiliser Internet ou tout autre réseau numérique afin de communiquer avec une personne âgée de moins de 16 ans, de communiquer directement ou indirectement avec une personne âgée de moins de 16 ans par le biais de tout réseau social, forum ou espace de discussion, jeu vidéo en ligne et d’utiliser tout réseau social, forum ou espace de discussion ou de jeu vidéo en ligne.
[27] À l’audience devant la Cour, le requérant a offert d’installer un appareil de monitorage sur son ordinateur pour en permettre la surveillance par le Service correctionnel du Canada, si celui-ci le juge à propos. L’intimée s’est opposée à cette condition parce que la preuve n’en a pas établi la faisabilité ni l’utilité pratique.
[28] Dans l’arrêt R. c. Zora[44], la Cour suprême traite de l’élaboration des conditions de mise en liberté, sujet qui mutatis mutandis peut être pertinent à l’ordonnance d’interdiction d’utiliser Internet ou un autre réseau numérique. Entre autres exigences, les conditions de mise en liberté doivent être nécessaires et raisonnables. Pour être raisonnable, une condition doit être claire, proportionnelle au risque que pose la personne prévenue et cette dernière doit être en mesure de la respecter. Vu l’absence totale de preuve au sujet de la possibilité d’installer un appareil de monitorage sur l’ordinateur du requérant et, conséquemment, de sa capacité de respecter cette condition, la Cour estime qu’il n’est pas approprié de l’imposer.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[29] ACCUEILLE la requête modifiée en autorisation d’appel;
[30] ACCUEILLE l’appel;
[31] INFIRME en partie le jugement de première instance pour remplacer l’ordonnance prononcée en vertu de l’article 161(1) C.cr. par la conclusion suivante :
[32] INTERDIT au requérant d’utiliser Internet ou tout autre réseau numérique à perpétuité afin :
- De communiquer avec une personne âgée de moins de 16 ans;
- De communiquer directement ou indirectement avec une personne âgée de moins de 16 ans par le biais de tout réseau social, forum ou espace de discussion et jeu vidéo en ligne;
- D’utiliser tout réseau social, forum ou espace de discussion et jeu vidéo en ligne;
- D’accéder à tout contenu contrevenant aux lois en vigueur.
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| FRANCE THIBAULT, J.C.A. | |
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| JEAN BOUCHARD, J.C.A. | |
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| SIMON RUEL, J.C.A. | |
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Me Catherine Soucy | ||
Pour l’appelant | ||
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Me Sébastien Vallée | ||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||
Pour l’intimée | ||
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Date d’audience : | 17 juin 2022 | |
[1] Plumitifs, nos150-01-060534-196 et 150-01-060533-198.
[2] Plumitif, no 150-01-061280-203.
[3] La Reine c. Anthony Lapierre Goulet, C.Q. Chicoutimi, no 150-01-061280-203, 18 mai 2021, Rouleau, j.c.q. [Jugement entrepris].
[4] Pièce SP-1, Antécédents judiciaires de M. Lapierre Goulet, données en date du 8 et 11 avril 2022.
[5] Jugement entrepris, supra, note 3, p. 4, ligne 24 à p. 7, ligne 1.
[6] Id., p. 8, lignes 6-9.
[7] R. c. Friesen, 2020 CSC 9.
[8] Jugement entrepris, supra, note 3, p. 8 lignes 12-20.
[9] Id., p. 10, lignes 20-24.
[10] Id., p. 11, lignes 12-15.
[11] Id., p. 11, lignes 16-25.
[12] Id., p. 13, lignes 4-7 [Soulignement ajouté].
[13] R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, paragr. 6.
[14] R. v. Durigon, 2021 ONCA 775, paragr. 5. Voir aussi : R. v. Hagen, 2021 BCCA 208, paragr. 5; R. v. R.J.H., 2021 BCCA 54, paragr. 13, demande d’autorisation à la Cour suprême rejetée, 22 juillet 2021, no 39626; Perron c. R., 2015 QCCA 601, paragr. 36.
[15] R. c. Friesen, supra, note 7, paragr. 27, se référant à R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, paragr. 43.
[16] R. c. K.R.J., supra, note 13, paragr. 44.
[17] Id., paragr. 47-48.
[18] Id., paragr. 98.
[19] Id., paragr. 100-102.
[20] J.L. c. R., 2011 QCCA 1847, paragr. 17, citant avec approbation R. v. R.K.A., 2006 ABCA 82, paragr. 21-23.
[21] Rodrigue c. R., 2021 QCCA 456.
[22] Id., paragr. 27.
[23] Id., paragr. 29-32.
[24] R. v. Munro, 2017 BCCA 141, paragr. 16-17; R. v. R.K.A., supra, note 20, paragr. 26 et 31; R. v. Harris, 2022 ONCJ 77, paragr. 39; R. v. Reid, 2022 ONCJ 76, paragr. 55; R. v. J.T., 2021 ONSC 366, paragr. 302; R. c. Brouillard, 2020 QCCS 4703, paragr. 134. Voir aussi : R. v. Cooper, 2019 ONCA 953, qui maintient l’ordonnance à perpétuité devant l’absence de contestation de l’appelant. En revanche, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique tend à réduire la durée des interdictions : R. v. Hagen, supra, note 14 (20 ans à 5 ans); R. v. R.J.H., supra, note 14 (25 ans à 15 ans); R. v. Williams, 2020 BCCA 286 (20 ans à 10 ans); R. v. Athey, 2017 BCCA 350 (20 ans à 10 ans).
[25] R. c. Brouillard, supra, note 24, paragr. 134. Dans cette affaire, le juge Charles Ouellet interdit à vie « d) de posséder ou utiliser un appareil (ordinateur, tablette, téléphone intelligent, console ou autre) permettant d’accéder à internet ou tout autre réseau numérique » [Italiques dans l’original].
[26] Deux arrêts récents de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique appellent les tribunaux à la prudence lorsqu’ils s’appuient sur des décisions précédant l’arrêt Friesen. Voir : R. v. R.J.H., supra, note 14, paragr. 35 : « care must be taken in relying on authorities that pre-date Friesen »; et R. v. Williams, supra, note 24, paragr. 73 : « Furthermore, for the reasons set out in Friesen at paras. 108‑114, reliance on precedents that predate that decision may well be inappropriate or of limited assistance to the sentencing and appellate courts. ».
[27] R. c. K.R.J., supra, note 13, paragr. 54.
[28] Rodrigue c. R., supra, note 21, paragr. 37.
[29] R. c. Schulz, 2018 ONCA 598, paragr. 34, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 16 avril 2020, no 39033. L’arrêt mentionne le logiciel « K9 », qui est un logiciel de filtrage des sites Web.
[30] Rodrigue c. R., supra, note 21, paragr. 37; R. v. Hagen, supra, note 14, paragr. 88(10); R. v. Cooper, supra, note 24, paragr. 10; R. c. Schulz, supra, note 29, paragr. 34, R. v. Brar, 2016 ONCA 724, paragr. 29; Perron c. R., supra, note 14, paragr. 39.
[31] R. v. Hagen, supra, note 14, paragr. 88(10); R. v. S.C.W., 2020 BCCA 377, paragr. 79; R. v. Williams, supra, note 24, paragr. 77, citant R. v. Williams, 2019 BCCA 295, paragr. 107, renvoyée par la Cour suprême à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique pour qu’elle statue en conformité avec R. c. Friesen, supra, note 7, 7 mai 2020, no 38767; Perron c. R., supra, note 14, paragr. 39.
[32] Rodrigue c. R., supra, note 21, paragr. 37; R. v. Hagen, supra, note 14, paragr. 88(10); R. v. Cooper, supra, note 24, paragr. 10; R. v. Brar, supra, note 30, paragr. 29; Perron c. R., supra, note 14, paragr. 39.
[33] R. v. S.C.W., supra, note 31, paragr. 79.
[34] R. v. Durigon, supra, note 14, paragr. 11; R. c. Hagen, supra, note 14, paragr. 88(10); Perron c. R., supra, note 14, paragr. 39.
[35] R. v. Durigon, supra, note 14, paragr. 11.
[36] Ibid.; R. c. Schulz, supra, note 29, paragr. 34; R. v. Athey, supra, note 24, paragr. 51; R. c. Perreault, 2014 QCCA 652, paragr. 3 et 7.
[37] R. v. Durigon, supra, note 14, paragr. 11.
[38] R. c. Schulz, supra, note 29, paragr. 34.
[39] J.L. c. R., supra, note 20, paragr. 17.
[40] R. c. K.R.J., supra, note 13, paragr. 47.
[41] J.L. c. R., supra, note 20, paragr. 17 et Rodrigue c. R., supra, note 21, paragr. 29-32.
[42] Rodrigue c. R., supra, note 21, paragr. 32. Voir : R. v. R.J.H., supra, note 14, paragr. 39, R. v. Brar, supra, note 30, paragr. 25.
[43] Expertise psychologique portant sur le statut de délinquant à contrôler, Marc-André Lamontagne, M.Ps., psychologue, 25 février 2021, p. 5.
[44] R. c. Zora, 2020 CSC 14.
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