Décision

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C A N A D A  CONSEIL DE LA JUSTICE ADMINISTRATIVE

PROVINCE DE QUÉBEC

 

 

 Le 30 mai 2025

 

2022 QCCJA 1546 PLAINTE DE :

 

Sarah Thibault

 

 

 

À L’ÉGARD DE :

 

Carl Leclerc, juge administratif au Tribunal administratif du Québec

 

 

 

 

 

en prÉsence de : Me Julie Charbonneau, présidente au Bureau des présidents des conseils de discipline des ordres professionnels, membre du Conseil de la justice administrative et présidente du comité d’enquête

 

 

Mme Adriane Porcin, membre du Conseil de la justice administrative et membre représentant le public

 

 

Me Diane Bouchard, juge administrative au Tribunal administratif du Québec

 

 

 

RAPPORT DU COMITÉ D’ENQUÊTE

PORTANT SUR LA SANCTION

 

LE COMITÉ A PRONONCÉ DES ORDONNANCES DE CONFIDENTIALITÉ POUR CERTAINES PARTIES DU TÉMOIGNAGE RENDU PAR LE JUGE ADMINISTRATIF AFIN DE PRÉSERVER SON DROIT À LA VIE PRIVÉE.

plainte et déroulement du processus

  1.                Le mandat du Conseil de la justice administrative (le Conseil) est essentiellement de prévenir et de maintenir la confiance du public à l’égard du système de la justice administrative. À ce titre, il est le gardien du respect des normes de conduite les plus élevées des membres assujettis à sa compétence.
  2.                Le 29 avril 2022, le Conseil est saisi d’une plainte de Me Sarah Thibault (la plaignante) à l’égard de Me Carl Leclerc, juge administratif au Tribunal administratif du Québec (le juge administratif), en regard de la conduite de ce juge lors d’une audition.
  3.                La présente plainte survient dans le contexte d’une affaire dont le Tribunal administratif du Québec (le Tribunal) est saisi et pour laquelle l’audition est présidée par Me Leclerc comme juge seul. Des audiences sont tenues les 25 et 26 avril 2022[1]. La plaignante agit à titre d’avocate de la partie intimée, un centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) dans cette affaire, alors que la partie requérante, une résidence pour personnes âgées (RPA), est représentée par Me Sylvain Lemyre.
  4.                Le 18 janvier 2023, le comité d’examen de la recevabilité des plaintes[2] déclare la plainte à l’encontre du juge administratif recevable au sens de l’article 186 de la Loi sur la justice administrative[3].
  5.                Le 27 janvier 2023, le Conseil constitue le présent comité d’enquête (le comité)[4].
  6.                Suivant une décision préliminaire rendue le 3 septembre 2024, le comité déclare que le présent processus d’enquête fait l’objet d’une scission.
  7.                Le 7 novembre 2024, le comité rend sa décision sur les allégations de manquements déontologiques et conclut que la plainte est fondée sur certains points[5]. En voici quelques extraits :

86. En la présente instance, le juge administratif surprend la plaignante par son intervention, laquelle ne semble pas saisir la gravité de la situation telle qu’exprimée par le juge administratif. Il lui refuse la possibilité de s’exprimer avant que la situation dégénère. Le ton utilisé par le juge administratif à cette occasion ne laisse place à aucun échange possible. Cet emportement du juge administratif a lieu en présence de Me Lemyre.

87. De plus, en aucun moment, il ne demande la position de Me Lemyre au sujet de cette information.

88. Les propos du juge administratif insistent sur la gravité de la situation alors qu’il ignore la position à venir du Bureau du syndic du Barreau du Québec. Le comité juge que plusieurs des propos prononcés par le juge administratif particulièrement lors du deuxième segment de cette audience du 26 avril 2022 d’une durée de dix minutes constituent un manquement au devoir de sérénité et de dignité.

89. Le comité est particulièrement marqué par le style du juge administratif, lequel adopte une attitude agressive, indélicate et des propos culpabilisants et menaçants à l’endroit de la plaignante. Il ne s’agit pas d’un comportement digne de sa fonction. Son comportement est disproportionné, dépasse les normes attendues. Aucune justification valable n’explique de manière satisfaisante cette perte de sérénité et de dignité du juge administratif. Le comité s’explique mal cet emportement.

90. Le juge administratif énonce clairement à plus d’une reprise que la haute direction du Tribunal administratif du Québec assurera une suite auprès du syndic du Barreau du Québec.

  1.                Le juge administratif suggère au comité l’imposition d’une réprimande, et à défaut, une courte suspension.

question en litige

  1.                Quelle est la sanction appropriée à imposer au juge administratif conformément à l’article 190 de la Loi sur la justice administrative[6], lequel se lit comme suit :

190. Après avoir donné au membre qui fait l’objet de la plainte, au ministre et au plaignant l’occasion d’être entendus, le comité statue sur la plainte.

S’il estime que la plainte est fondée, il peut recommander soit la réprimande, soit la suspension avec ou sans rémunération pour la durée qu’il détermine, soit la destitution.

Le comité transmet au Conseil son rapport d’enquête et ses conclusions motivées accompagnées, le cas échéant, de ses recommandations quant à la sanction.

  1.            Pour les motifs qui suivent, le comité recommande au ministre de la Justice, la suspension du juge administratif, Me Carl Leclerc, pour une période de trois mois sans rémunération.

CONTEXTE

  1.            Dans le cadre de l’audition sur la détermination de la sanction, le comité entend la plaignante, le juge administratif, Me Reevin Pearl, Mme Aline Laflamme, Dr Benoit Boissy, juge administratif au Tribunal, Me Pierre R. Latulippe, juge administratif au Tribunal, Dr Gérard Cournoyer, anciennement juge administratif au Tribunal, Dre Christine Scarinci, juge administrative au Tribunal, Dr Denis Chapleau, juge administratif au Tribunal, et Dre Michèle Randoin, juge administrative au Tribunal.
  2.            La plaignante débute son témoignage en indiquant que le présent dossier la plonge toujours dans un état de grande nervosité. Elle mentionne les impacts vécus à la suite des événements faisant l’objet de la plainte et souligne avoir vécu des heures, des jours et des semaines à angoisser[7]. Son intégrité a été mise en doute et elle s’est sentie rabaissée et humiliée devant ses clients.
  3.            Cette expérience lui crée beaucoup de stress et d’incertitude face à son futur.
  4.            Elle ajoute qu’exerçant au sein d’un organisme gouvernemental, elle côtoie ses clients de façon répétitive et a dû reconstruire une relation de confiance avec sa clientèle. Au surplus, le juge administratif a demandé à son confrère de lui transmettre ses observations au sujet de son éthique professionnelle.
  5.            Elle affirme que les effets négatifs de cet événement perdurent, même s’il remonte à trois ans. L’audience devant le juge administratif l’a beaucoup ébranlée et l’a également menée à exercer sa profession avec une confiance fragilisée et davantage de nervosité.
  6.            À l’aide du dossier Poitras[8] en lien avec le juge administratif, la plaignante trace certains parallèles avec le présent dossier et conclut son témoignage en mentionnant qu’un message clair et fort doit être transmis pour éviter que les incivilités qu’elle a vécues ne se reproduisent.
  7.            L’avocate du juge administratif n’a pas contre-interrogé la plaignante.
  8.            Le témoignage de la plaignante est retenu, elle possède les attributs d’un témoin crédible.

Le témoignage du juge administratif

  1.            Le juge administratif expose avec détails sa situation personnelle, familiale et professionnelle. Le comité ne rapporte que ce qui est nécessaire en fonction des ordonnances de confidentialité émises afin de protéger sa vie privée.
  2.            L’ensemble de son parcours scolaire se déroule sous le signe de l’excellence académique alors que sa jeunesse et sa vie de jeune adulte sont parsemées de participation à divers concours, à des activités parascolaires en plus de son implication au sein de plusieurs organismes. Ce parcours inclut également des difficultés et des défis personnels que le juge administratif a surmontés.
  3.            À titre d’avocat, il débute sa carrière dans un cabinet privé et enseigne à l’École du Barreau du Québec à compter de 2008 jusqu’à sa nomination au Tribunal en février 2014. Au cours de sa carrière d’avocat, il agit à titre de maitre de stage à cinq reprises. Il agit à titre d’aidant naturel depuis plusieurs années.
  4.            Il a rendu un peu plus de 1000 décisions au mérite et dans ce cadre a collaboré avec 68 juges administratifs. Il participe aux travaux du comité de la qualité et de la cohérence dès sa nomination au Tribunal en 2014.
  5.            Il mentionne qu’au moment où la décision du comité le déclarant coupable des manquements devient publique, il reçoit une immense vague d’amour d’une vingtaine de collègues du Tribunal dont plusieurs ont offert de rendre un témoignage lors de la présente audition. Parmi ceux-ci, il a fait une sélection pour que certains rendent un témoignage en la présente instance, tout en tenant en compte que les activités du Tribunal ne soient pas perturbées.
  6.            Le juge administratif apprécie exercer les fonctions de juge administratif, plus particulièrement, ce qui a trait à la rédaction, aux échanges avec les citoyens et avec ses collègues.
  7.            Le juge administratif commente son antécédent déontologique, soit l’affaire Poitras[9]. Il mentionne que l’audience du 15 juillet 2015 en lien avec cette affaire a été désastreuse et qu’elle est l’une des pires audiences de sa carrière. Il reconnaît qu’au certain moment où il s’est senti particulièrement émotif, il aurait dû suspendre l’audience, ce qu’il n’a pas fait. Il a plutôt perdu patience. Par ailleurs, il souligne que ce dossier commence par un mensonge de l’une des parties.
  8.            Postérieurement à cette audience, informé d’une plainte portée contre lui par Mme Poitras, il se récuse de ce dossier.
  9.            Le juge administratif est d’avis que la sanction de deux mois de suspension sans solde prononcée dans ce dossier est très sévère, voire excessive. Ce dossier a nécessité qu’il acquitte personnellement en partie les honoraires juridiques devant la Cour supérieure. Il estime que la décision du comité est surprenante à plusieurs égards, puisqu’entre autres, la plaignante avait déclaré accepter ses excuses et ne demandait pas qu’il soit réprimandé.
  10.            Il déclare avoir reconnu dès le départ que son attitude était totalement inacceptable dans l’affaire Poitras, tant par le ton adopté que par les propos tenus, et ce, tout au cours de l’audience.
  11.            À la suite de la décision rendue par le comité d’enquête dans ce dossier, le pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure ne visait que des points de droit et est déposé à la suggestion des autorités du Tribunal de l’époque.
  12.            Il retient de ce dossier Poitras qu’il doit se débarrasser de ses réflexes d’avocat plaideur et que lorsqu’une personne pleure, il doit suspendre l’audience. Dès l’été 2016, il prend des mesures pour modifier son comportement, pour mieux contrôler ses émotions et qui lui permettent de reconnaitre les signes précurseurs qui pourraient mener à des comportements dérogatoires.
  13.            À son retour de sa suspension en septembre 2015, il invite ses collègues à lui signaler en cours d’audience si sa conduite devient problématique. En lien avec le dossier Poitras, il participe à plusieurs formations afin de parfaire son attitude en salle d’audience.
  14.            Au début de la pandémie en mars 2020, il joue un rôle clé dans le virage numérique au Tribunal et offre une première formation à ses collègues le 3 avril 2020 et initie hebdomadairement des rencontres informelles sur la plateforme du Tribunal. Il offre également d’autres formations sur une base individuelle sur demande. Il relate qu’à l’automne 2021, soit quelques mois précédents les faits soumis à l’analyse dans la présente enquête, sa situation personnelle devient difficile et exige un arrêt de travail pendant trois mois à compter de novembre 2021. Son retour au travail s’effectue en mars 2022, mais il n’est pas au meilleur de sa forme, notamment en raison de problèmes personnels.
  15.            Le juge administratif aborde maintenant les audiences des 25 et 26 avril 2022 en lien avec le présent dossier visant le sort d’une RPA. Il accorde toujours une grande importance à ce type de dossier qui doit être entendu d’urgence. À son examen préliminaire du dossier, il ne retrouve rien qui concerne la sécurité des personnes vivant dans cette RPA et qui pouvait justifier une décision sur le permis. Il constate que le dossier administratif n’est pas produit dans le délai légal et, à la lecture des procès-verbaux, il constate une certaine confusion quant à la représentation légale du CISSS.
  16.            Dès le début de l’audience du 25 avril 2022, il constate que la plaignante n’est pas prête à procéder puisqu’il lui manque des documents. Pour sa part, il lui manque aussi des documents.
  17.            L’audience débute véritablement en début d’après-midi du 25 avril 2022, alors que plusieurs personnes sont présentes sur la plateforme. Les personnes convoquées par l’avocat de la RPA quittent la plateforme et du côté du CISSS, la plaignante, une représentante de sa cliente et une observatrice demeurent sur la plateforme.
  18.            Il indique à son cahier et au procès-verbal de l’audience que l’exclusion des témoins est prononcée le 25 avril 2022. Il est alors profondément convaincu d’avoir prononcé cette ordonnance. Il admet toutefois qu’il s’agit d’une erreur qu’il a rapidement reconnue à compter du 5 mai 2022[10].
  19.            Le 26 avril 2022, la plaignante demande à suspendre la présentation de sa preuve afin de faire entendre un témoin qu’elle identifie et qui est une personne autre que l’observatrice. Il accepte et permet à l’avocat de la RPA de commencer la présentation de sa preuve.
  20.            C’est dans le cadre de l’interrogatoire de la propriétaire de la RPA qu’il est révélé que l’observatrice présente sur la plateforme a joué un rôle dans le dossier, puisqu’elle était présente lors d’une visite à la RPA en novembre 2020. Il demande à la plaignante si elle est au courant de la présence de l’observatrice à cette rencontre et elle lui répond affirmativement.
  21.            Il mentionne que son intervention, qui s’en suit auprès de la plaignante concernant l’exclusion des témoins, contient des propos qui ont dépassé sa pensée, mais qu'à ce moment, il est convaincu qu’une telle ordonnance est prononcée et que la plaignante y contrevient.
  22.            Le juge administratif convient s’être aventuré sur une question de déontologie qui ne relève pas de lui. Il s’agissait d’une opinion gratuite, clairement déplacée[11].
  23.            Il témoigne qu’il devient en colère puisque la plaignante lui dit ne pas comprendre l’impact de cette information. Il est alors en mode de gestion de crise intérieure, il craint d’exploser et il suspend l’audience pour retrouver une certaine sérénité.
  24.            Par ailleurs, le juge administratif reconnaît qu’avant de prononcer des propos malheureux, il aurait dû laisser les parties s’exprimer librement, en commençant par la plaignante.
  25.            Durant la suspension, il communique avec la responsable de l’éthique et directrice des affaires juridiques du Tribunal, qui est indisponible. Il appelle alors son supérieur immédiat, le vice-président aux affaires sociales et à ce moment, il est toujours convaincu que l’ordonnance d’exclusion des témoins a été transgressée et, par le fait même, l’article 116 du Code de déontologie des avocats. Le vice-président lui suggère de conserver la suite simple.
  26.            À son retour en salle d’audience, il demande que seuls les avocats (dont la plaignante) demeurent sur la plateforme. Il reconnaît que les propos tenus à son retour sont déplacés et inutiles et qu’il a adopté une attitude déplorable alors qu’il n’avait qu’à les informer qu’il leur accordait un délai de 10 jours pour commenter l’incident de l’observatrice et non la conduite déontologique de la plaignante.
  27.            Il déclare être profondément désolé que la plaignante ait été perturbée par son intervention.
  28.            Au cours de l’après-midi du 26 avril 2022, le juge administratif participe à une rencontre en compagnie du président du Tribunal, du vice-président aux affaires sociales et de la directrice des affaires juridiques afin de discuter de la conduite à suivre. Il suggère de discuter avec un syndic adjoint du Barreau et cette approche est retenue. Dans les jours qui suivent, il communique avec un syndic adjoint au Barreau du Québec qu’il a déjà côtoyé à l’occasion de dossiers professionnels antérieurs alors qu’ils exerçaient tous deux en cabinet privé. Il rapporte qu’à titre de premier conseil, ce dernier lui suggère de se récuser et lui mentionne aussi qu’il y a matière à ouvrir une enquête au sujet de la plaignante.
  29.            Le juge administratif précise que lors de la rencontre avec les autorités du Tribunal et sa discussion avec le syndic adjoint du Barreau, il relate des faits qui reposent sur la fausse prémisse qu’il a rendu une ordonnance d’exclusion des témoins et que celle-ci a été transgressée par la plaignante. À la suite de la réception de la position de l’avocat de la requérante, il écoute la bande audio des audiences des 25 et 26 avril 2022 et constate qu’il n’a pas prononcé d’ordonnance d’exclusion des témoins. À ce moment, il indique à l’ensemble des intervenants qu’il ne déposera pas de demande d’enquête au Bureau du syndic du Barreau du Québec.
  30.            Il s’en suit qu’à la suite de la réception de la demande en récusation déposée par la plaignante le 29 avril 2022[12], il se récuse le 11 mai 2022[13]. Son implication dans le dossier est donc terminée.
  31.            Le 6 décembre 2022, il reçoit un courriel du président du Conseil de la justice administrative lui indiquant que le comité d’examen de la recevabilité des plaintes a procédé à l’examen de la plainte portée contre lui par la plaignante et que les membres de ce comité souhaitent obtenir de sa part des renseignements additionnels en plus de ses explications concernant cette plainte jointe au courriel[14].
  32.            Le juge administratif témoigne que les explications fournies au comité d’examen de la recevabilité des plaintes le 7 décembre 2022 sont une œuvre collective[15] : […] on m’invite à fournir des explications, que vous retrouvez là à la pièce C-02, qui est une œuvre collective, dans laquelle, j’ai pas écrit ça tout seul, j’ai demandé conseil à plusieurs collègues, on m’a relu, on m’a challengé, on a changé, je pense que la version qui a été envoyée, c’est la version huit. On s’y est mis à plusieurs pour essayer de, plusieurs personnes qui ont toutes écoutées le tape, j’ai demandé à des collègues d’écouter le tape et de me dire ce qu’ils en pensaient. J’ai eu un éventail assez varié de commentaires à cet égard.
  33.            Il ajoute que sa perception écrite dans cette version des faits est encore vraie bien qu’elle ait été écrite voilà plus de trois ans. Le comité reprend le texte de ces explications[16] :

[…]

Je suis profondément désolé que la plaignante ait pu être perturbée par mon comportement, cela n’a jamais été mon intention.

Je suis d’autant plus désolé qu’avec le recul, il appert que ma réaction ainsi que celle de la plaignante à l’audience résultent d’un malheureux malentendu. En effet, bien que j’indique, le 25 avril 2022, sur le procès-verbal d’audience l’exclusion des témoins, celle-ci n’a finalement pas été ordonnée, comme le rappelle l’avocat de la partie requérante le 5 mai 2022 dans la Position de la demanderesse face à l’incident de l’observatrice que l’on retrouve au dossier.

[…]

Néanmoins, je demeure désolé que mon ton puisse être perçu comme de l’agressivité, de la virulence ou du mépris, il n’en est rien. En aucun moment je n’ai voulu accuser ou humilier la plaignante. J’ai usé d’un ton ferme et approprié à la situation devant moi.

Dans ce contexte, et considérant l’ensemble de la situation (incluant 2022 QCTAQ 06557), je suis ouvert à une conciliation dans le présent dossier, et, dès que j’en aurai l’occasion, je présenterai mes excuses à la plaignante.

[…]

  1.            Il avance que sa réaction au cours de l’audience du 26 avril 2022 était impulsive et forte, qu’il a manqué de patience et que son ton et ses propos sont inappropriés. Il ajoute qu’il ne cherche pas à justifier sa conduite ni à atténuer la reconnaissance de ce qui précède, mais souligne qu’à cette époque, il était envahi par ses problèmes personnels et excédé par la plaignante qui, de son point de vue, n’était pas adéquatement préparée et ne saisissait pas l’impact de son manque de préparation.
  2.            Le juge administratif témoigne qu’il tire une grande leçon de cet évènement d’avril 2022, et précise qu’il est déterminé à garder son calme et à suspendre rapidement une audience lorsqu’il sentira poindre des signes précurseurs de réactions inappropriées.
  3.            Il ajoute qu’il a fallu qu’il se retrouve une deuxième fois devant un comité d’enquête pour y arriver, mais que cette fois est la bonne et mentionne […] plus jamais on ne le reverra devant un comité d’enquête[17].
  4.            Il soutient qu’il a pris conscience de ses émotions et de l’impact de ses propos à l’égard de la plaignante. Il reconnait avoir eu envers elle une attitude agressive, indélicate ainsi qu’avoir tenu des propos culpabilisants et menaçants. Il ne s’agit pas d’un comportement digne de sa fonction. Il s’en excuse sincèrement et affirme qu'il ne posera plus de tels gestes à l’avenir. Il offre également ses excuses à l’ensemble des juges administratifs et au Tribunal pour avoir porté atteinte à la charge de juge. Il est désolé d’avoir ébranlé la confiance du public envers les juges administratifs et déclare qu’il est sincèrement désolé. Il a compris qu’un juge administratif doit conserver son calme et sa sérénité en toutes circonstances et s’engage pour l’avenir à ne se livrer à aucun emportement en salle d’audience.
  5.            La lecture du rapport du comité du 7 novembre 2024 a été particulièrement difficile. Très rapidement, il prend des mesures pour surmonter ce choc et entreprend un suivi qui se poursuit en date des audiences sur la détermination de la sanction, en plus de compléter une formation[18] qui lui a fourni des outils pour mieux gérer ses émotions et accroitre sa capacité à faire preuve de patience.
  6.            Il témoigne des impacts de l’imposition d’une suspension sans solde sur lui et sa famille et également de ceux d’une destitution.
  7.            Le juge administratif exprime les motifs au soutien de sa décision de faire entendre des collègues du Tribunal. Il tient à offrir une perspective différente de celle de la plaignante. Il qualifie ainsi les propos qu’elle a tenus dans sa plainte transmise le 29 avril 2022[19] au Conseil : Je vous rappelle que la plainte est d’une violence inouïe à mon égard[20] […] il s’agit de propos hautement émotifs qui ont été rédigés dans les heures qui ont suivi la survenance des évènements et ces propos ne se sont pas atténués, on l’a encore vu ce matin, elle a le mors aux dents, elle veut ma tête[21].
  8.            Il conclut son témoignage en énonçant certains projets professionnels, dont son acquiescement à une demande du président du Tribunal qui sollicite sa participation aux travaux de transformation numérique du Tribunal. Il termine en mentionnant qu’il aime son travail et qu’il aspire à le faire avec dévouement et passion. Il tient à assurer le comité qu’il ne sera plus jamais discourtois envers quiconque, qu’il exercera sa charge avec honneur, dignité et intégrité et qu’il évitera toute conduite susceptible de la discréditer.
  9.            Le témoignage rendu par le juge administratif est retenu, il possède les attributs d’un témoin crédible.

Les autres témoignages

  1.            Me Reevin Pearl, un avocat de 57 ans d’expérience, relate une seule expérience avec le juge administratif survenue en 2020. Dans un dossier, l’audition s’est échelonnée sur dix jours. Il est à ce point satisfait du travail du juge administratif qu’il transmet deux lettres d’appréciation; l’une au premier ministre et l’autre adressée à plusieurs destinataires : la ministre de Justice, la Cour supérieure, la Cour du Québec et le Tribunal administratif du Québec[22]. Il rapporte que c’est la seule fois dans sa carrière où il démontre une telle appréciation à l’égard d’un juge.
  2.            Il était particulièrement impressionné par le travail du juge administratif et par sa préparation du dossier. Selon lui, le juge administratif a fait preuve d’impartialité en agissant dans l’intérêt des deux parties.
  3.            Mme Aline Laflamme qui travaille pour le gouvernement du Québec témoigne sur les expériences vécues alors qu’elle était représentante de l’employeur (le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale) au Tribunal administratif du Québec, et ce, pendant quatorze ans.
  4.            Elle dit avoir agi dans plusieurs dossiers devant le juge administratif et a pu constater qu’il est très rigoureux et sensible, notamment à l’égard d’une clientèle plus vulnérable. Elle témoigne aussi de ses qualités de conciliateur.
  5.            Mme Laflamme rapporte ne pas avoir perçu de changement dans le comportement du juge administratif après l’affaire Poitras, qu’elle ne peut d’ailleurs situer temporellement.
  6.            Le Dr Benoit Boissy est juge administratif au Tribunal depuis avril 2009 et a siégé dans environ 26 dossiers avec le juge administratif. Il déclare que ce dernier est assidu, ponctuel, respectueux envers les parties ainsi qu’à l’égard de son opinion. À son avis, le juge administratif offre l’assistance requise aux personnes non représentées à toutes les étapes d’une audience.
  7.            Il souligne que le juge administratif se distingue entre autres par ses habilités informatiques, ses connaissances en droit, son implication lors des réunions et socialement et par sa capacité d’adaptation. De plus, il est généreux de son temps et accepte que son point de vue soit remis en question et discuté.
  8.            En somme, le Dr Boissy est d’avis que la destitution du juge administratif serait une grande perte pour le Tribunal.
  9.            Me Pierre R. Latulippe est juge administratif depuis le 25 septembre 2017. Il déclare qu’il n’a pas siégé avec le juge administratif, mais qu’il a collaboré avec lui au sein du groupe de travail sur la qualité et la cohérence du Tribunal. Il indique au comité que le juge administratif est un excellent juriste, que ses capacités d’analyse et de synthèse sont à souligner et qu’il procède à la lecture de plusieurs décisions rendues par le Tribunal. Il est un fin observateur et est doté d’une mémoire collective hors du commun. Son implication pour la tenue des audiences sur Teams au début de la pandémie a été transformative pour le Tribunal.
  10.            Au sujet du présent dossier, Me Latulippe, à titre de coordonnateur à la section des affaires sociales, est informé de l’absence de production du dossier administratif. Il est également consulté par le juge administratif au sujet de sa gestion de l’audience du 26 avril 2022.
  11.            Il est d’avis qu’une éventuelle destitution serait une perte pour l’organisation. Il considère qu’une organisation bénéficie de la contribution de personnalités différentes, ayant des compétences distinctes, et qu’à ce titre, le juge administratif est un atout pour le Tribunal[23].
  12.            Le Dr Gérard Cournoyer est juge administratif au Tribunal de novembre 2012 au 30 septembre 2024, il est retraité au moment de l’audience. Entre 2014 et 2019, il a signé 24 décisions avec le juge administratif.
  13.            D’entrée de jeu, il indique que son opinion est fortement teintée par sa profession de psychiatre qu’il exerce depuis une quarantaine d’années.
  14.            Il rapporte que le juge administratif est guidé par un souci d’efficacité et d’un esprit clair et insiste pour que les parties s’en tiennent aux points pertinents. Il estime que les interventions du juge administratif ne se distinguent pas de celles de ses collègues.
  15.            Dr Cournoyer expose, comme ses collègues, plusieurs qualités professionnelles et personnelles du juge administratif, notamment lors de l’instauration des audiences à distance en début de pandémie.
  16.            À ses yeux d’ancien spécialiste de la dépression et bipolarité, il affirme qu’une destitution est un stress important qui comporte des conséquences multidimensionnelles comme sur les finances, la santé, et autres. Il considère que le processus d’enquête constitue un stress important.
  17.            Tout en reconnaissant qu’il appartient au comité de statuer sur la sanction, il espère qu’une destitution n’aura pas d’effets sur la santé du juge administratif, puisqu’il est reconnu dans la littérature qu’en présence de facteurs de stress importants, plus ceux-ci s’additionnent dans une période donnée, plus le risque qu’une personne éprouve des ennuis de santé importants augmente.
  18.            La Dre Christine Scarinci est juge administrative au Tribunal depuis le 16 septembre 2019 et a signé 11 décisions avec le juge administratif.
  19.            Elle mentionne que ce dernier est généreux de son temps, qu’il est brillant et qu’il est enrichissant de travailler en collaboration avec lui. À ce qui précède, elle ajoute que le juge administratif est très respectueux, que ses connaissances juridiques sont hors du commun et qu’il est très impliqué au Tribunal sous différents volets. En audience, il présente une personnalité colorée, extravertie, mais sans aucune perte de contrôle et en plus, il est apprécié par ses collègues.
  20.            Le Dr Denis Chapleau est nommé juge administratif au Tribunal depuis le 4 mai 2020 et a signé 14 décisions avec le juge administratif. Il précise qu’il apprécie travailler avec le juge administratif qui est respecté par l’ensemble des intervenants. Sa grande disponibilité est bien connue tout comme ses qualités juridiques et sa connaissance des décisions rendues par le Tribunal.
  21.            Il ajoute qu’il est usuel de s’attendre à des variations tensionnelles en salle d’audience et que le juge administratif les gère de la façon attendue.
  22.            Il a œuvré en milieu hospitalier avant qu’il exerce ses fonctions au Tribunal. Il rapporte qu’il s’agit d’un milieu qui exige une certaine discipline. Tous devaient aussi accepter que parfois les relations entre collègues ne soient pas idéales. À titre de chef de département, il a aussi dû rapporter des situations auprès des autorités compétentes.
  23.            Il déclare avoir écouté l’enregistrement de l’audience ayant mené à la présente plainte et n’y constate qu’un professionnel qui brasse un collègue un peu fort[24].
  24.            Tout en prenant soin de préciser qu’il ne peut se substituer au comité quant à la décision sur la sanction, il affirme que selon lui, une destitution serait disproportionnée à la faute.
  25.            Il est d’avis que sans la menace de plainte au Barreau du Québec, le reste de l’audience du 26 avril 2022 n’est pas si problématique. Il estime qu’il ne s’agit pas d’une faute majeure et que le juge administratif a déjà été puni.
  26.            La Dre Michèle Randoin est juge administrative au Tribunal depuis le 23 février 2009. Elle a signé 65 décisions avec le juge administratif.
  27.            Dre Randoin a travaillé en collaboration avec le juge administratif avant et après son antécédent disciplinaire, soit l’affaire Poitras. Elle est d’avis que le juge administratif a modifié son comportement à la suite de ce premier dossier déontologique, qu’il est davantage à l’écoute des justiciables et de ses collègues et qu’il prend soin de demander une suspension lorsqu’il fait face à des personnes émotives. Il invite ses collègues à lui faire prendre conscience de manifestations ou de gestes qui pourraient être impulsifs.
  28.            Tout comme ses collègues précédents, la Dre Randoin dresse une longue liste de qualités professionnelles et personnelles du juge administratif. Elle est convaincue que le juge administratif possède un potentiel qui lui permettra de s’améliorer et elle serait vraiment peinée qu’une recommandation de destitution soit décidée par le comité.

Décision du comité sur les témoignages entendus à la demande du juge administratif

  1.            Le Conseil canadien de la magistrature s’exprime comme suit quant à la pertinence de certains témoins lors d’enquêtes disciplinaires[25] :

[660] Lors de l’enquête, le juge Dugré a fait témoigner de nombreux avocats qui ont agi devant lui dans d’autres audiences que celles visées par les allégations d’inconduites. De façon générale, ces témoins, qui ont presque tous eu gain de cause ou une résolution favorable de leur litige devant le juge Dugré, ont dit avoir apprécié sa personnalité et son style unique. Comme il n’y a aucune allégation d’inconduite concernant ces autres audiences, le Comité doit d’ailleurs présumer que le juge Dugré s’y est comporté de façon conforme à ses obligations déontologiques.

[661] Il demeure que la preuve a établi que le juge Dugré a commis de graves manquements dans le cadre de quatre des audiences qui faisaient l’objet de l’enquête.

[Soulignements ajoutés]

  1.            Il en est de même dans la présente affaire; il ne s’agit pas de porter un regard sur la carrière du juge administratif. Il ne saurait non plus être question d’évaluer ses aptitudes professionnelles et sociales. Le mandat du comité est circonscrit. Il consiste à juger de la conduite de ce dernier lors de l’audience du 26 avril 2022 à laquelle la plaignante a participé et qui a donné lieu au manquement déontologique.
  2.            Le comité rappelle que ces personnes ne sont pas témoins de faits, pas plus qu’elles ne sont des témoins experts pouvant donner une opinion, que ce soit sur la nature du manquement déontologique ou sur la sanction appropriée dans les circonstances.
  3.            En conséquence, l’ensemble des témoignages sur l’appréciation d’administrés qui ont comparu devant le juge administratif ou de ses collègues sont peu pertinents pour la détermination de la sanction à lui être imposée pour son inconduite déontologique du 26 avril 2022.

Représentations du juge administratif

  1.            En fonction des faits à la base de ce dossier et des témoignages entendus, le juge administratif suggère au comité l’imposition d’une réprimande, et à titre subsidiaire, une courte suspension. Il a aussi plaidé le caractère déraisonnable et inapproprié qu’aurait une recommandation de destitution étant d’avis que les critères applicables ne sont pas satisfaits, soit ceux voulant que la destitution ne puisse avoir lieu que pour des motifs liés à la capacité de remplir sa charge et d’exercer ses fonctions.
  2.            Le juge administratif revient sur les éléments de la plainte portée par la plaignante et qui n’ont pas été retenus par le comité et souligne les témoignages des témoins entendus à sa demande.
  3.            Il soutient que le présent dossier ne remet pas en cause sa droiture, son intégrité, sa morale ou l’honnêteté de ses décisions. Son inconduite est un écart isolé et bien circonscrit au cours d’une seule audience.
  4.            Le juge administratif invoque le contexte précipitant suivant : la fermeture d’une RPA, une urgence de procéder en vertu de la Loi, l’absence de dossier administratif dont l’omission repose sur la plaignante, la préparation insuffisante et inadéquate de cette dernière alors qu’il est guidé par une obligation d’efficacité, ses interrogations face à la pertinence de la preuve qui lui est présentée et, finalement, le fait que la plaignante l’a induit en erreur puisqu’elle avait reçu l’entièreté de la preuve[26]. Au surplus, il était convaincu que l’événement, soit la présence de l’observatrice lors de l’audience, avait un impact potentiel sur la valeur probante de la preuve. Toutefois, il précise que ce qui précède ne l’excuse pas.
  5.            Il souligne qu’il admet sa faute, qu’il a pris des mesures et continue à en adopter pour éviter qu’une telle situation ne se reproduise. Il s’agit d’un évènement isolé.
  6.            Le juge administratif avance que tous les témoins entendus attestent qu’il possède les qualités d’un bon décideur, qu’il est un élément fort important pour le Tribunal, qu’il est doté d’une mémoire phénoménale et qu’il est un juriste brillant et un travailleur hors pair qui place le justiciable au centre de ses préoccupations.
  7.            Il demande au comité de prendre en compte que depuis avril 2022, il exerce avec brio.
  8.        Le juge administratif a offert plusieurs représentations au sujet de son antécédent dans l’affaire Poitras[27]. Il estime que la situation examinée dans cette affaire comporte des distinctions majeures et qu’elle est d’une gravité plus importante[28] que le cas à l’étude et, de ce fait, il considère que la sanction dans la présente plainte ne devrait pas être supérieure.
  9.        Il mentionne avoir appris de cette expérience et ajoute que deux témoins entendus devant le comité ont rapporté avoir constaté des changements dans son attitude et ses interventions postérieurement à ce dossier.
  10.        Au surplus, les manquements retenus dans le dossier Poitras sont non seulement objectivement plus graves, mais se produisent tout au long de l’audience et non seulement lors d’une période restreinte en fin de l’audience, comme dans la présente affaire. Ainsi, la sanction à lui être imposée ne peut être plus sévère que celle imposée dans l’affaire Poitras. Il offre au comité un profil fort différent à titre personnel et professionnel de celui qu’il offrait dans cette affaire Poitras.
  11.        À titre de facteurs atténuants, il invoque les éléments précipitants du dossier en l’instance, son contexte personnel et familial qui prévalait depuis plus de six mois. Il est un juge administratif impliqué et engagé au sein du Tribunal et même socialement. Sa connaissance des règles de droit et de procédure est reconnue et appréciée et l’appelle à offrir des conseils et une assistance à ses collègues. En somme, il est une véritable encyclopédie.
  12.        Il soulève que l’effet dissuasif du présent dossier est déjà atteint puisqu’il a notamment exprimé sa reconnaissance de sa faute et accepter la décision du comité portant sur son manquement. À cela s’ajoute sa participation à des formations et à des suivis en plus de son témoignage par lequel il a exprimé des remords sincères et des excuses à la plaignante.
  13.        Il commente et réfère le comité à des précédents[29].

analyse

Les principes de droit

  1.        Il ne faut pas voir la déontologie judiciaire uniquement comme une action strictement coercitive ou punitive, mais plutôt comme un mécanisme nécessaire d’exemplarité par lequel est remis en cause non seulement l’acte dérogatoire d’un membre, mais aussi celui de l’institution dans son ensemble.
  2.        Toutefois, l’objet principal de la sanction disciplinaire n’est pas totalement dépersonnalisé; il consiste aussi à aviser formellement le juge que sa conduite est considérée comme dérogatoire et à le prévenir qu’elle affecte la détention de sa charge, dont il pourrait être dépossédé.
  3.        Ce message est prioritairement adressé au juge sanctionné afin qu’il corrige sa conduite, bien qu’il instruise également ses collègues et la population en général; la sanction imposée repose avant tout sur les actes dérogatoires commis. Sur ce point, nous citons l’auteur Huppé[30] :

À la base de l’enquête disciplinaire se trouve une allégation qu’un juge a commis un manquement à ses devoirs ou à ses obligations. S’il est établi par l’enquête, il est certain que ce manquement rejaillit sur la magistrature dans son ensemble et que la sanction imposée au juge contribue à maintenir la confiance des justiciables à l’endroit du système judiciaire. Elle démontre notamment la volonté et la capacité des institutions de préserver leur intégrité et d’en faire la démonstration. Cependant, cette conséquence, qui touche la collectivité des juges, ne constitue pas l’objet principal de la sanction; elle représente plutôt un effet indirect de l’enquête disciplinaire, un bénéfice secondaire qui en découle. L’objet principal de la sanction disciplinaire consiste à aviser formellement le juge que sa conduite est considérée comme dérogatoire et à le prévenir qu’elle affecte la détention de sa charge, dont il pourra éventuellement être dépossédé. Le message qu’elle comporte est prioritairement adressé au juge sanctionné, bien qu’il instruise également ses collègues et la population en général.

[Soulignements ajoutés]

  1.        Essentiellement, la sanction vise à rétablir la confiance du public et du système de justice. La sanction doit être proportionnelle au geste posé et tenir compte des circonstances particulières de la situation sous enquête[31].
  2.        Pour déterminer la sanction, on tient compte de la gravité de la faute et des circonstances aggravantes et atténuantes, lesquelles sont rattachées à la situation particulière du juge et au contexte sous analyse[32].
  3.        D’entrée de jeu, le comité conclut que le manquement déontologique en l’espèce ne répond pas aux critères jurisprudentiels de la destitution; l’inaptitude du juge administratif n’est pas démontrée. En effet, la conduite du juge administratif dans les circonstances exposées au présent rapport ne porte pas si manifestement et si totalement atteinte aux notions d’impartialité, d’intégrité et d’indépendance de la justice qu’elle en ébranle suffisamment la confiance de la population pour conclure à sa destitution.

Les facteurs atténuants

  1.        Le comité souligne que le dossier du juge administratif comporte plusieurs facteurs atténuants ainsi exposés.

Parcours personnel du juge administratif

  1.        Le comité reconnaît que le parcours personnel du juge administratif de son enfance à l’âge adulte et les situations qu’il a vécues, plus particulièrement celles survenues au cours de l’année précédant les audiences du 25 et du 26 avril 2022, peuvent avoir eu un impact et une influence sur sa conduite en salle d’audience le 26 avril 2022. Il s’agit d’un facteur atténuant auquel le comité accorde un poids significatif.

Les suivis et formations

  1.        Sous cet élément, le juge administratif a également offert une preuve convaincante. Son assiduité à des suivis personnels et sa participation à des formations, dont l’une, au cours des mois précédant les audiences, attestent de sa volonté de s’améliorer et de mettre derrière lui des réflexes qui lui nuisent dans la conduite des audiences. Il s’agit d’un facteur atténuant que le comité reconnaît et lui accorde un poids significatif.

Les excuses à la plaignante

  1.        Il est exact que le juge administratif a offert ses excuses à la plaignante. Or celles-ci sont survenues postérieurement aux occasions suivantes.
  2.        Lors des audiences portant sur la détermination de la faute, la plaignante a témoigné et a été contre-interrogée pendant une durée d’environ deux demi-journées[33]. Lors de ces journées, le juge administratif était présent et aucune excuse n’a été formulée.
  3.        Lors des audiences portant sur la détermination de la sanction, la plaignante a témoigné. Alors qu’elle a quitté la plateforme depuis peu, l’avocate du juge administratif manifeste que celui-ci souhaite lui présenter ses excuses. Il est proposé qu’il lui soit demandé de revenir sur la plateforme et le juge administratif décline cette offre[34]. Il s’agit d’une deuxième occasion manquée.
  4.        Par ailleurs, dans le cadre de son témoignage sur sanction, le juge administratif lui a offert ses excuses en son absence.
  5.        Le comité souligne qu’il aurait été fortement préférable que le juge administratif offre ses excuses de façon directe à la plaignante à la première opportunité.
  6.        Cette trame factuelle oblige le comité à accorder un poids mitigé à ce facteur.

Le risque de récidive

  1.        Sur ce point, le témoignage du juge administratif est crucial.
  2.        À certains égards, le juge administratif a démontré que son risque de récidive est faible grâce à sa participation à des formations et à des suivis, en plus de ses excuses présentées à plusieurs personnes et son affirmation indiquant qu’il soit à son dernier dossier devant un comité d’enquête.
  3.        Or, à d’autres égards, certains propos qu’il tient à l’égard de la plaignante, dont le fait qu’elle avait une préparation inadéquate et que ses propos démontrent « qu’elle a le mors aux dents et qu’elle veut sa tête », soulèvent certaines inquiétudes.
  4.        Ayant bien soupesé l’ensemble de son témoignage, le comité décide d’accorder au témoignage du juge administratif la valeur probante nécessaire afin de conclure que son risque de récidive est présent, mais faible. Ainsi, le comité accorde sa confiance au juge administratif et tient pour avérer qu’il en est à son dernier dossier devant un comité d’enquête. En conséquence, son risque de récidive est qualifié de faible et constitue un facteur atténuant.

Les facteurs aggravants

  1.        Les facteurs aggravants examinés sont les suivants.

La gravité du manquement

  1.        Les propos suivants[35] sont rapportés dans la décision du comité portant sur la détermination du manquement du juge administratif[36] :

Le juge administratif :

Devant l’incident qui vient de se produire, j’ai informé mon vice-président de la section des affaires sociales, de même que la responsable à l’éthique du Tribunal administratif du Québec de la situation qui m’apparait hautement problématique.

Je donne aux avocats l’occasion de s’exprimer par écrit sur cette question là d’ici les dix prochains jours. Des mesures seront vraisemblablement prises à l’encontre du comportement de Me Thibault en lien avec cette affaire. Il m’apparait clair à ce stade-ci que j’ai été induit en erreur de manière évidente. Vous aurez l’occasion de faire valoir votre point de vue Me Thibault, mais je vous informe que la situation est suffisamment grave pour que la haute direction du Tribunal administratif du Québec prenne en charge la situation. Je ne vous permets pas à ce stade-ci de faire quelques représentations que se soient.

[...] 

Le juge administratif :

Mais ce n’est pas ça la question, la question n’est pas là, hier il a même été question de l’exclusion des témoins.

La plaignante :

Personne ne l’a demandé.

Le juge administratif :

Ben oui voyons donc, vous n’avez pas assisté au même procès que moi et Me Lemyre de toute évidence.

[...] 

Mon rôle comme Tribunal c’est de maintenir l’ordre. C’est pour ça que j’ai fait sortir tout le monde de la salle. Je ne vous chicane pas, ce n’est pas mon rôle, le syndic du Barreau va peut-être le faire, mais ça ne m’appartient pas, ce bout-là ne m’appartient pas. La plainte ne viendra pas de moi, la plainte va venir du vice-président des affaires sociales avec l’autorisation du président du Tribunal administratif du Québec. C’est cela le processus qui va s’en suivre, moi à ce stade-ci je ne peux que constater des faits et les déplorer. Je trouve ça déplorable, l’affaire est ajournée jusqu’au […] Et d’ici là vous aurez peut-être à répondre de vos gestes. J’entends bien votre désarroi, je le conçois, mais malheureusement, je ne peux rien y faire.

[Soulignement dans l’original]

  1.        Dans sa décision sur le manquement dans le présent dossier[37], le comité mentionne que le juge administratif surprend la plaignante par son intervention, laquelle ne semble pas saisir la gravité de la situation telle qu’exprimée par le juge administratif. Il lui refuse la possibilité de s’exprimer et son ton ne laisse place à aucun échange possible.
  2.        Le comité écrit qu’il est particulièrement marqué par le style du juge administratif, lequel adopte une attitude agressive, indélicate et des propos culpabilisants et menaçants à l’endroit de la plaignante. Il ne s’agit pas d’un comportement digne de sa fonction. Son comportement est disproportionné, dépasse les normes attendues. Aucune justification valable n’explique de manière satisfaisante cette perte de sérénité et de dignité du juge administratif. Le comité s’explique mal cet emportement.
  3.        Le juge administratif énonce clairement à plus d’une reprise que la haute direction du Tribunal administratif du Québec assurera une suite auprès du syndic du Barreau du Québec. Selon le témoignage rendu par le juge administratif, il est plutôt celui qui a assuré cette suite.
  4.        Par son insistance, son ton et ses propos, et son annonce qu’il entendait s’adresser à la haute direction du Tribunal pour une intervention possible auprès du syndic du Barreau, le juge administratif a eu une conduite vexatoire, blessante et humiliante envers la plaignante, amplifiée par le fait qu’il lui a interdit de s’expliquer oralement en cours d’audience en présence d’un confrère, sachant que la plaignante devait ensuite revenir auprès de sa cliente.
  5.        Ce faisant, le comité a conclu que le juge administratif a contrevenu aux dispositions suivantes du Code de déontologie applicable aux membres du Tribunal administratif du Québec[38] :

3.   Le membre exerce sa charge avec honneur, dignité et intégrité; il évite toute conduite susceptible de la discréditer.

6.   Le membre fait preuve de respect et de courtoisie à l’égard des personnes qui se présentent devant lui, tout en exerçant l’autorité requise pour la bonne conduite de l’audience.

  1.        Les faits démontrent que le juge administratif s’interroge et remet en cause les qualités professionnelles de la plaignante d’exercer la profession d’avocate puisqu’il mentionne à plusieurs reprises qu’il entend s’adresser à la direction du Tribunal lorsqu’il évoque la possibilité de déposer une plainte au syndic du Barreau.
  2.        L’écoute de l’audience démontre que le juge administratif semble incapable de se ressaisir et d’apporter une solution constructive dans le calme et la sérénité. Il perd le contrôle de sa personne et de sa salle d’audience, par sa propre réaction fautive, croyant erronément qu’il avait émis une ordonnance d’exclusion des témoins.
  3.        Dans les faits, le juge administratif a rallongé inutilement les débats par son esclandre, par sa récusation ultérieure et par la désignation d’un autre juge pour reprendre le dossier, alors qu’il s’agissait d’une affaire devant être entendue d’urgence.
  4.        Au moment des faits, le juge administratif compte plusieurs années d’expérience et maitrise toutes les facettes de sa fonction.
  5.        Le comité n’a aucune hésitation à conclure que la gravité du manquement déontologique est importante.

L’antécédent déontologique

  1.        La détermination de la sanction nécessite la prise en compte du parcours déontologique de la personne visée par une plainte.
  2.        La Cour d’appel dans l’affaire Ruffo[39] mentionne :

[244] […] Cette évaluation a nécessairement une portée générale : elle a pour objet l’ensemble de la conduite d’un juge. Dès lors, cet objectif ne serait pas atteint si, dans le cas où il y a eu récidive ou réprimandes antérieures, la Cour restreignait son examen à chaque plainte individuellement en occultant tout le passé. Au surplus, une telle démarche de la Cour compromettrait sérieusement la confiance du public dans l’administration de la justice. Par ailleurs, dans le cadre de son appréciation de l’ensemble de la conduite d’un juge, la Cour doit donner une valeur à l’ensemble; ainsi, dans ce contexte, elle ne saurait attacher le même degré de gravité à une faute unique et vénielle commise au cours d’une carrière par ailleurs sans tache qu’à la même faute, mais qui s’inscrit dans une série de manquements successifs. En résumé, la mesure de la sanction, si sanction il doit y avoir, doit s’apprécier dans un contexte global pour atteindre l’objectif défini par la Cour suprême.

[Soulignements ajoutés]

  1.        Or, le juge administratif a précédemment fait l’objet d’une enquête déontologique dans l’affaire Poitras[40]. Le comité d’enquête s’exprime ainsi quant au comportement du juge administratif :

[105] De par son comportement en salle d’audience, le juge administratif Leclerc n’a certainement pas projeté une image positive de la justice administrative. En ce sens, il a manqué à son devoir d’intégrité, ainsi qu’à celui qui lui impose de faire preuve d’une attitude empreinte d’honneur et de dignité. En effet, le Comité retient ses reproches et ses commentaires personnels relativement au témoignage de Mme Paitras. Le juge administratif a manqué de sérénité ce qui jette un doute certain sur la dignité dont il doit faire preuve, même s’il prétend que le ton fort de sa voix s’explique car son frère souffre de surdité. L’intonation et son ton cassant projettent un manquement à la patience dont le juge administratif Leclerc devait faire preuve.

[…]

[109] Le Comité considère que la « démonstration de force » à laquelle ont assisté les personnes présentes à l’audience présidée par le juge administratif Leclerc était non seulement disproportionnée mais surtout complètement inappropriée. Ce comportement n’avait tout simplement pas sa place.

  1.        Le comité d’enquête conclut à un manquement déontologique et lui impose à titre de sanction, une suspension de soixante jours, sans rémunération.
  2.        La Cour supérieure saisie d’un pourvoi en contrôle judiciaire de cette décision du comité d’enquête, qui visait à la fois la conclusion du comité d’enquête quant aux manquements déontologiques du juge administratif et sa recommandation de lui imposer 60 jours de suspension sans solde, écrit[41] :

[42] Les juges ne peuvent plus se rabattre sur leur statut pour couvrir leur comportement :

[...] Et si le caractère public de la justice est une caractéristique intrinsèque de l’activité judiciaire, il n’a jamais été si nettement garanti qu’aujourd’hui. Il s’ensuit que le juge ne peut plus présider l’audience avec la même certitude autoritaire qu’à l’époque lointaine où la légitimité du statut suffisait à justifier ou à couvrir son comportement. Alors que l’idée d’une autorité reconnue et instituée cède graduellement le pas à une conception plus dynamique de l’activité judiciaire, la légitimité ne tient plus seulement à l’exercice d’une autorité de fait, mais à un comportement qui suscite l’adhésion de ceux sur lesquels elle s’exerce. [...] Dans le cadre de cette superposition des sphères privée et publique, certains devoirs prennent ainsi plus d’importance que par le passé : la courtoisie ou la sérénité par exemple. [...]

[Référence omise]

  1.        Maintenant, à l’égard de la sanction de 60 jours lui ayant été imposée par le comité d’enquête, la Cour supérieure cite des extraits de la décision du comité, fait une revue des précédents applicables et conclut que la sanction imposée n’est pas hors de proportion avec les autres sanctions imposées par le Conseil de la justice administrative ou par le Conseil de la magistrature du Québec[42].  
  2.        Ainsi, non seulement il s’agit d’un précédent, mais de surcroît, il s’agit d’une situation qui présente le même type de réaction de la part du juge. Comme en la présente instance, le comportement du juge administratif en audience est en cause, alors qu’il siège comme juriste seul et non en formation double; un manque de respect et de courtoisie est relevé, des propos humiliants sont prononcés.
  3.        Le comité remarque que le juge administratif affirme que l’affaire Poitras débute par un mensonge de la plaignante quant à la convocation d’une autre partie, ce qui a causé en partie sa réaction. Concernant la présente affaire, il soutient qu’il était convaincu que la plaignante transgressait une ordonnance rendue et qu’elle semblait en ignorer les conséquences.
  4.        Dans ces deux situations, il semble que la croyance du juge quant à un mensonge potentiel soit en quelque sorte un élément déclencheur.
  5.        Cet antécédent déontologique représente un facteur aggravant auquel le comité doit accorder un poids significatif. Il est aussi le précédent le plus pertinent pour la détermination de la sanction à recommander, nous y reviendrons.
  6.        Ainsi, il est manifeste que la réprimande n’est pas la sanction appropriée et efficace pour sanctionner la conduite du juge administratif. Le dossier Poitras n’a pas eu l’effet escompté.

Les conséquences causées par l’inconduite

  1.        Lors de son témoignage, la plaignante est toujours ébranlée par la situation. L’audience du 26 avril 2022 lui a causé des conséquences concrètes sur le plan professionnel et personnel. Son intégrité a été mise en doute et elle s’est sentie rabaissée et humiliée devant ses clients.
  2.        Cette expérience lui a créé beaucoup de stress et d’incertitude face à son futur.
  3.        Une bonne réputation est un acquis fort précieux pour chaque professionnel. Par sa conduite à l’égard de la plaignante, le juge administratif a attaqué son intégrité, sa probité et son honnêteté.
  4.        On peut s’interroger sur l’impact de la plainte portée par la plaignante à compter de sa transmission au juge administratif, qui a impliqué plusieurs juges du Tribunal dans la rédaction de ses observations destinées au comité de la recevabilité des plaintes[43], et des témoignages rendus en la présente instance dans le cadre de l’administration de la preuve du juge administratif.
  5.        Les avocats sont soumis à un code de déontologie dont le respect relève de la compétence des instances du Barreau du Québec. Un juge peut déposer une demande d’enquête au Bureau du syndic du Barreau du Québec à l’égard d’un membre du Barreau. Or, l’appel informel effectué par le juge administratif à un syndic adjoint du Barreau au sujet de la plaignante et de la situation survenue à l’audience du 26 avril 2022 laisse perplexe, considérant que finalement, l’enjeu en litige en était un d’administration de la preuve.
  6.        Nul ne peut douter de la véracité et de la sincérité du témoignage rendu par la plaignante. Les conséquences qu’elle a vécues sont encore bien présentes lors de l’audition sur la détermination de la sanction. Il s’agit d’un facteur aggravant dont le comité doit prendre en compte.

Les répercussions de l’inconduite sur le respect et l’image du système de justice

  1.        Dans un premier temps, rappelons que l’objectif ultime de la déontologie judiciaire est de prévenir toute atteinte et de préserver la confiance du public dans le système de justice. Afin de maintenir cette confiance, la déontologie vise essentiellement à identifier et sanctionner les comportements jugés dérogatoires, soient ceux qui ne répondent pas aux attentes du public.
  2.        En effet, il appert que lorsqu’un manquement est reconnu, il rejaillit sur le système de justice dans son ensemble et la sanction imposée contribue à maintenir la confiance des justiciables à l’endroit du système judiciaire.
  3.        La sanction démontre notamment la volonté et la capacité des institutions de préserver leur intégrité. Cette conséquence au manquement, qui touche la collectivité des juges, ne constitue toutefois pas l’objet principal de la sanction; elle représente plutôt un effet indirect de l’enquête disciplinaire.
  4.        L’analyse des comportements dénoncés et les conclusions s’y rattachant s’inscrivent donc dans un cadre empreint de cette philosophie et de l’intérêt du public à ce que la justice soit bien administrée.
  5.        L’emportement constaté et les menaces d’informer la haute direction du Tribunal et de porter plainte au syndic du Barreau du Québec à l’égard de la plaignante, en présence de collègues, du CISSS et de la RPA, ainsi que le ton utilisé, sont de nature à miner la confiance du public à l’égard du système de justice, et de ce fait, en ternir l’image.

Les précédents

  1.        Le juge administratif soumet des précédents pour soutenir ses prétentions voulant que la réprimande soit la sanction appropriée[44]. Une seule de ces autorités est un rapport d’enquête du Conseil, toutes les autres étant des décisions qui émanent du Conseil de la magistrature du Québec.
  2.        On rappelle que le système de déontologie du Conseil de la magistrature du Québec présente des similarités avec celui du Conseil. Il y a toutefois une distinction à faire en ce qui a trait à l’éventail des sanctions applicables. Cette distinction est cruciale dans les circonstances, puisque comme précédemment énoncé, si on conclut que la sanction appropriée ne peut être la destitution, l’alternative pour le Conseil de la magistrature est de recommander une réprimande.
  3.        Ce sont donc des précédents avec lesquels il faut faire preuve de réserve.
  4.        Quant à l’affaire relevant du Conseil[45], selon le comité, elle présente effectivement des faits semblables. Malgré cela, le comité s’en distancie, car elle est si peu explicite quant aux facteurs atténuants et aggravants qu’il est difficile de s’y référer.
  5.        Il est d’abord nécessaire de préciser que la récidive de la part d’un juge ayant déjà fait l’objet d’une suspension sans solde ne justifie pas nécessairement une recommandation de destitution, mais que celle-ci doit être prise en compte aux fins de la détermination de la sanction.
  6.        Le véritable précédent applicable en l’instance est l’affaire Poitras qui concerne le juge administratif.
  7.        Dans l’affaire Poitras[46], les rappels suivants sont faits au juge administratif eu égard aux attentes du public à l’égard de la magistrature :

[106] Le public est en droit de s’attendre à ce que les juges administratifs soient des exemples de retenue, de contenance et de magnanimité lorsqu’ils président une audience. Cela est d’autant plus vrai lorsque des parties se présentent seules devant un tribunal.

[…]

[111] Un juge administratif n’a pas à agir en sphinx impassible, comme cela a déjà été dit. Dans le cadre d’une audience, un juge administratif peut devoir faire preuve de fermeté. Il peut aussi avoir à signaler son mécontentement ou son impatience, mais il doit cependant s’assurer de demeurer respectueux et courtois en toutes circonstances. Il doit également faire preuve de mesure.

[Référence omise]

  1.        Le comité d’enquête lui impose une suspension d’une durée de 60 jours, sans rémunération. Cette sanction est confirmée par la Cour supérieure.
  2.        Comme le propose le juge administratif, il est exact que cette affaire Poitras présente en termes de durée et de nombre de propos dérogatoires une gravité supérieure au cas à l’étude.
  3.        Le comité considère que ce dossier représente aussi un avertissement à ne pas reproduire l’inconduite, la destitution ayant été écartée considérant qu’il s’agissait d’un premier dossier[47]. Or, cet avertissement s’est avéré insuffisant pour le juge administratif.
  4.        Ainsi, le comité estime que cette affaire Poitras représente plutôt un seuil en l’instance et que la sanction doit nécessairement être plus sévère qu’une suspension de 60 jours, sans solde.

Principe de la gradation des sanctions

  1.        Le comité ne peut occulter le fait qu’il s’agit d’un deuxième manquement déontologique constaté au sujet du juge administratif. De plus, cette deuxième situation présente certaines similitudes avec la précédente qui se déclinent comme suit : la croyance d’une forme de mensonge à la suite de l’irrespect d’une ordonnance est à la base de la réaction du juge administratif qui siège seul, l’emportement à l’endroit d’un participant à l’audience qui garde son calme, l’utilisation de propos vexatoires et d’un ton irrespectueux.
  2.        De toute évidence, la première sanction, qui était déjà importante, n’a pas eu l’effet escompté sur son comportement.
  3.        Le principe de la gradation des sanctions doit recevoir une application en l’espèce.

Conclusion

  1.        Bien que le comité soit sensible à la situation personnelle du juge administratif, qu’il soit rassuré sur sa reconnaissance du manquement et de son souci d’améliorer son comportement et son attitude, les facteurs aggravants pèsent lourd en la présente affaire.
  2.        Tout bien considéré en fonction du témoignage rendu par la plaignante, de celui du juge administratif, des facteurs atténuants et aggravants, de son antécédent déontologique et des précédents, le comité ajoute un mois à la période de suspension imposée au juge administratif dans l’affaire Poitras, et lui impose dans le présent dossier une période de suspension de trois mois sans rémunération.

Par ces motifs, le comité d’enquête :

Recommande au ministre de la Justice, la suspension du juge administratif, Me Carl Leclerc, pour une période de trois mois sans rémunération pour son manquement déontologique.

 

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Me Julie Charbonneau

Présidente du comité d’enquête

 

 

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Mme Adriane Porcin

 

 

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Me Diane Bouchard

 

 

Avocate du juge administratif :    Me Caroline Gravel

       Dubé Gravel, Avocats

 

Dates des audiences : 24, 25 et 26 mars 2025


[1]  Dossier SAS-M-306362-2103.

[2]  Extrait du procès-verbal de la séance du comité d’examen de la recevabilité des plaintes du 18 janvier 2023.

[4]  Extrait du procès-verbal de la séance du Conseil de la justice administrative du 27 janvier 2023.

[7]  Audience du 24 mars 2022, piste 1, minutage 00:05:42 et ss.

[8]  Pièces C-20 et C-21.

[9]  Pièces C-20 et C-21, Poitras et Leclerc, 2016 CanLII 43218 (QC CJA).

[10]  Malgré sa perception erronée, il n’a donc jamais rendu d’ordonnance d’exclusion des témoins dans ce dossier.

[11]  Audience du 24 mars 2025, piste 1, minutage 02:30:14 et ss.

[12]  Pièce C-17.

[13]  Pièce D-20.

[14]  Pièce C-02.

[15]  Audience du 24 mars 2025, piste 1, minutage 02:47:48 et ss.

[16]  Pièce C-02.

[17]  Audience du 24 mars 2025, piste 1, minutage 00:52:15 et ss.

[18]  Pièce M-14.

[19]  Pièce C-01.

[20]  Audience du 24 mars 2025, piste 2, minutage 00:09:58 et ss.

[21]  Audience du 24 mars 2025, piste 2, minutage 00:10:22 et ss.

[22]  Pièce M-15.1.

[23]  Audience du 25 mars 2025, minutage 00:47:05 et ss.

[24]  Le comité se doit de souligner qu’il ne s’agit pas du cas d’un juge qui brasse un autre juge (un collègue versus un autre collègue), mais bien d’un juge qui a tenu des propos déontologiquement blâmables envers une avocate plaideuse devant le Tribunal.

[26]  Thibault et Leclerc, supra, note 5, paragr. 72 du rapport d’enquête sur le manquement.

[27]  Pièces C-20 et C-21.

[28]  Il réfère notamment le comité aux paragraphes 35, 42, 57, 53, 98, 99, 105, 109 et 133 de Poitras et Leclerc, 2016 CanLII 43218 (QC CJA).

[29]  Bradley (Re), 2018 QCCA 1145; Bielous c. De Michele, 2016 CanLII 84850 (QC CM); Rheault et Cloutier, 2011 CanLII 36932 (QC CJA); Michaud c. De Michele, 2009 CanLII 22871 (QC CM); Couvrette et Provost, 2009 CanLII 5419 (QC CM); Corriveau et Dionne, 2008 CanLII 30793 (QC CM); Beaudry c. L’Écuyer, 1998 CanLII 7068 (QC CM); Poupart et Chaloux, 1985 CanLII 84 (QC CM); Therrien (Re), 2001 CSC 35; Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11; Ruffo (Re), 2005 QCCA 1197; Charest c. Cloutier, 2005 CanLII 7260 (QC CM); Proulx et Gagnon, 2020 CanLII 35821 (QC CJA).

[30]  Luc HUPPÉ, La déontologie de la magistrature : droit canadien - perspective internationale, Montréal, Wilson & Lafleur, 2018, p. 327-328.

[32]  Luc HUPPÉ, La déontologie de la magistrature : droit canadien - perspective internationale, Montréal, Wilson & Lafleur, 2018, paragr. 136.

[33]  Procès-verbaux des audiences des 12 et 19 juillet 2024.

[34]  Audience du 24 mars 2022, piste 1, minutage 00:27:01 et ss.

[35]  Pièce C-15.

[36]  Thibault et Leclerc, supra, note 5.

[37]  Thibault et Leclerc, supra, note 5.

[40]  Pièce C-20, Poitras et Leclerc, 2016 CanLII 43218 (QC CJA).

[41]  Pièce C-21, dossier 200-17-0245331-168.

[42]  Id., paragr. 68.

[43]  Voir témoignage du juge administratif au paragraphe 50 de la présente décision.

[44]  Précédents mentionnés à la note 29.

[45]  Rheault et Cloutier, 2011 CanLII 36932 (QC CJA).

[46]  Pièces C-20 et C-21.

[47]  Pièce C-20, paragr. 140.

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