Décision

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Via Rail Canada inc. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

2025 QCCS 1269

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

 :

500-17-133267-255

 

 

 

DATE :

23 avril 2025

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

SERGE GAUDET, j.c.s.

______________________________________________________________________

 

VIA RAIL CANADA INC.

Demanderesse

c.

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

Défenderesse

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

(injonction interlocutoire)

______________________________________________________________________

 

  1.                 Via Rail Canada inc. (« VIA ») est une société de la Couronne fédérale qui a pour mandat d’exploiter une entreprise de transport ferroviaire pour passagers à travers le Canada. Sous réserve de quelques portions de voies ferrées qui lui appartiennent, VIA ne possède pas de réseau ferroviaire. Ses trains de passagers circulent principalement sur les rails de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (« CN »)[1], notamment dans le corridor Québec-Windsor, où VIA effectue la vaste majorité de ses transports de passagers et qui génère environ 80 % de ses revenus[2].
  2.                 À compter de 2022, VIA a commencé à utiliser des trains Venture fabriqués par Siemens. Ceux-ci remplacent les trains Legacy jusque-là utilisés par VIA et qui sont rendus à la fin de leur vie utile. La transition n’est pas encore complétée, de sorte que VIA utilise présentement à la fois des trains Venture et des trains Legacy dans le cadre de ses opérations.
  3.                 Le 11 octobre 2024, se prévalant d’une clause du contrat qui lie les parties[3] et qui lui permet d’énoncer des règles de sécurité sur son réseau, le CN met en place des restrictions qui ont pour effet pratique d’obliger les conducteurs de trains Venture à ralentir et à vérifier visuellement que les dispositifs de signalisation (feux, cloches ou barrières) de plus de 300 passages à niveau du corridor Québec-Windsor fonctionnent adéquatement pendant un délai minimal avant de s’y engager. Normalement, une telle vérification n’est pas nécessaire car les passages à niveau sont équipés de systèmes qui déclenchent automatiquement ces dispositifs en temps utile.
  4.                 Le CN a imposé ces restrictions à l’égard des trains Venture car il considère que ceux-ci soulèvent une problématique de « shuntage ». Comme on le verra ci-après, le shuntage est le moyen technique par lequel l’arrivée d’un train à proximité d’un passage à niveau déclenche les dispositifs automatisés de signalisation.
  5.                 VIA est d’avis que ces restrictions, qui créent des retards significatifs sur les horaires prévus et qui perturbent ses opérations de manière très importante, sont injustifiées car disproportionnées et déraisonnables. Selon elle, les données pertinentes ne démontrent pas que les trains Venture ont un problème de shuntage, et de nombreux tests établiraient le contraire. Elle considère que le CN agit ici de manière arbitraire et de mauvaise foi[4], et que ces restrictions seraient en réalité motivées par un autre litige entre les parties qui se déroule devant l’Office des transports du Canada relativement à la renégociation des conditions du Transport Service Agreement.
  6.                 De plus, invoquant l’opinion d’une spécialiste en psychologie expérimentale, VIA estime que d’obliger les conducteurs de trains Venture à faire de nombreuses manœuvres supplémentaires à presque tous les passages à niveau se trouvant sur leur route risque de provoquer une surcharge cognitive trop importante et qui est susceptible de provoquer des accidents catastrophiques. VIA est donc d’avis que, en définitive, les restrictions du CN augmentent plutôt qu’elles ne diminuent les risques d’accidents ferroviaires et que la sécurité ferroviaire exige qu’elles soient immédiatement suspendues.
  7.                 En novembre 2024, VIA a entrepris un pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale pour obtenir la cassation de la directive du CN du 11 octobre 2024 ainsi que la suspension de ses effets pendant l’instance (sursis).
  8.                 Cette demande de sursis devait être entendue par la Cour fédérale le 25 février 2025, après que les parties eurent produit au dossier de nombreuses déclarations assermentées, expertises et autres documents, souvent techniques, le tout totalisant plusieurs milliers de pages.
  9.                 Le CN a toutefois présenté une requête demandant le rejet préliminaire du pourvoi au motif que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour l’entendre puisque le CN, en édictant sa directive, n’a pas agi en tant qu’« office fédéral » au sens de la Loi sur les Cours fédérales[5]. La Cour fédérale a donné raison au CN et s’est déclarée sans compétence sur le litige[6].
  10.            VIA a alors déposé des procédures devant la Cour supérieure au début de mars 2025.
  11.            Tout en réservant son droit à des dommages (dont le quantum reste à déterminer), VIA demande essentiellement qu’une injonction permanente interdise au CN d’appliquer les restrictions en cause.
  12.            Elle demande également qu’une injonction interlocutoire au même effet soit prononcée pendant l’instance. C’est cette dernière demande qui fait l’objet du présent débat.
  13.            Le CN conteste vigoureusement cette demande d’injonction interlocutoire de VIA, niant toute mauvaise foi, invoquant que les restrictions qu’il a mises en place en octobre 2024 s’imposent pour la sécurité du public et que de tels impératifs de sécurité doivent prévaloir sur les intérêts commerciaux de VIA. Il est d’avis que l’injonction interlocutoire demandée doit être refusée car les conditions requises pour obtenir une telle ordonnance ne sont pas satisfaites.
  14.            Le CN invoque également que la Cour supérieure ne devrait pas interférer avec le processus administratif débuté en décembre 2024 par la ministre des Transports du Canada en vertu de la Loi sur la sécurité ferroviaire[7], lequel vise précisément à déterminer si les restrictions mises en place par le CN le 11 octobre 2024 sont appropriées dans les circonstances pour assurer la sécurité ferroviaire.
  15.            Je souligne que, devant l’urgence invoquée par VIA, un échéancier extrêmement serré a été mis en place par la Cour supérieure pour que le débat sur l’injonction interlocutoire[8] puisse se faire rapidement, et ce, en dépit des nombreuses déclarations assermentées et expertises déposées en preuve et des contre-interrogatoires en résultant. Ainsi, les parties ont complété leurs contre-interrogatoires du 3 au 7 avril dernier (des interrogatoires ont même été tenus le samedi et le dimanche), alors que l’audience a été tenue quelques jours plus tard, soit les 10 et 11 avril 2025.
  16.            Je souligne également que la demande introductive de VIA fait quelque 115 pages et que le dossier est extrêmement volumineux (approchant sûrement la dizaine de milliers de pages), notamment en raison du fait que VIA a choisi de déposer comme pièces devant la Cour supérieure l’ensemble de la documentation produite devant la Cour fédérale à l’égard des demandes de pourvoi en contrôle judiciaire et de sursis[9].
  17.            Enfin, on aura déjà compris que le débat soulève des questions de nature très technique et que les parties, de part et d’autre, ont déposé des expertises au soutien de leurs prétentions respectives. Cela dit, je précise que la Cour n’a pas pu bénéficier d’explications viva voce sur le contenu de ces rapports –qui ne sont pas nécessairement d’une lecture aisée– aucun de ces experts n’ayant été appelé à témoigner.
  18.            Après avoir expliqué ce qu’est le shuntage et le rôle crucial qu’il joue en matière de sécurité ferroviaire, je brosserai à grands traits le contexte factuel pertinent, décrirai ensuite sommairement le contenu des expertises pour ensuite passer à l’analyse de la demande d’injonction interlocutoire à la lumière des principes de droit applicables.

 

  1. LE SHUNTAGE ET AUTRES CONSIDÉRATIONS TECHNIQUES

 

  1.            Pour la bonne compréhension du débat, il faut commencer par expliquer cette notion de « shuntage », ainsi que d’autres éléments de nature technique qui lui sont associés.
  2.            Afin d’éviter les collisions entre un train et un véhicule (ou autre usager) du réseau routier, lorsqu’un train s’approche d’un passage à niveau, des systèmes automatisés activent de puissants signaux lumineux (feux rouges qui clignotent) et sonores (cloches) pour aviser les usagers de la route de l’arrivée imminente d’un train. En principe, selon la règlementation en vigueur, ces signaux lumineux et sonores doivent être activés environ vingt secondes avant que le train ne traverse le passage à niveau[10]. De tels systèmes automatisés peuvent aussi activer des barrières qui s’abaissent afin d’empêcher les usagers de la route de traverser la voie ferrée lorsqu’un train approche du passage à niveau, lesquelles doivent être à l’horizontale pendant un certain temps avant l’arrivée du train, selon la vitesse maximale autorisée à cet endroit[11].
  3.            Si, pour une raison ou une autre, les signaux lumineux et sonores ou les barrières ne s’activent pas assez rapidement, on parle alors d’un « short warning time », ce qui crée évidemment un risque important d’accident, les usagers de la route n’étant pas avertis suffisamment à l’avance (selon la règlementation) de l’arrivée imminente d’un train.
  4.            Ces systèmes automatisés de signalisation sont activés par l’interception d’un courant électrique circulant dans les rails à proximité du passage à niveau, et c’est cette dérivation de courant électrique qui est appelée un « shunt » en anglais ou un « shuntage » en français. L’expression vient de l’anglais « to shunt » qui réfère notamment au fait d’effectuer la dérivation d’un flux, électrique ou autre[12].
  5.            En matière ferroviaire, le shuntage fonctionne de la manière suivante. Une portion des rails qui se trouvent à proximité du passage à niveau est parcourue par un faible courant électrique. Lorsqu’un train arrive sur cette portion de la voie ferrée, les roues et les essieux du convoi (qui sont faits d’une matière conductrice) interceptent le courant électrique circulant dans les rails, ce qui provoque un « court-circuit » (i.e. la longueur du circuit électrique est diminuée). C’est ce court-circuit (ou « shunt ») qui est détecté par le système et qui active alors les signaux ou barrières se trouvant au passage à niveau afin d’avertir les usagers du réseau routier de l’arrivée imminente d’un train.
  6.            Il existe deux types de système automatisé de ce genre.
  7.            Le premier est fondé sur un détecteur de mouvement. Dans cette configuration, le système détecte la présence du train qui arrive sans pouvoir déterminer sa vitesse. Les délais d’avertissement doivent donc être établis en fonction des trains les plus rapides circulant sur la voie afin d’éviter qu’il y ait des « short warning time ». Cela comporte un inconvénient, car les trains plus lents peuvent mettre plus de temps à arriver au passage à niveau, avec la conséquence que les personnes qui sont averties de la présence du train par les signaux lumineux ou sonores activés mais qui ne voient pas de train arriver peuvent décider d’en faire fi et de traverser la voie ferrée en dépit de ces signaux, ce qui crée un risque de collision.
  8.            Un système plus sophistiqué (mis en place, selon ce que je comprends, par le CN sur la plupart des passages à niveau du corridor Québec-Windsor) est fondé sur une technologie capable de déterminer la vitesse du train qui arrive en amont du passage à niveau. Il est alors possible d’ajuster le délai d’avertissement (« warning time ») en fonction de la vitesse du train qui arrive. Ces systèmes sont appelés « prédicteurs de mouvement », car ils sont faits pour anticiper le moment d’arrivée du train au passage à niveau. Cela tient cependant pour acquis que le train roulera à une vitesse constante après avoir déclenché le court-circuit. Si le conducteur du train accélère après ce moment, il pourrait y avoir un « short warning time » résultant non pas d’un mauvais calcul du système automatisé mais plutôt d’une manœuvre du conducteur déjouant ces calculs, tout comme il pourrait y avoir un « long warning time » si le conducteur réduisait sa vitesse de manière importante après que le système eut détecté la présence du train.
  9.            Que l’un ou l’autre de ces systèmes automatisés soit utilisé, on comprend que la capacité d’un train à effectuer un shuntage adéquat est primordiale pour la sécurité tant des personnes pouvant se trouver dans le train (employés, passagers) qu’à proximité d’un passage à niveau (conducteur, cycliste, piéton). On comprend aussi que cette capacité de shuntage est directement tributaire de la conductivité des roues et des essieux de ce train afin que ceux-ci soient en mesure d’intercepter le faible courant électrique circulant dans les rails. Selon la règlementation en vigueur, la résistance des roues et des essieux d’un train à un courant électrique ne doit pas dépasser 0,06 ohm[13].
  10.            Même si une telle norme de résistance électrique maximale est satisfaite, il arrive toutefois que le shuntage ne se fasse pas comme prévu, ce qui peut mener à une détection inadéquate du train par le système et donc à un délai d’avertissement qui est plus court que requis. Dans le langage du milieu ferroviaire, ces détections inadéquates du court-circuit sont appelées des « loss of shunt » ou « erratic shunting ». Ces événements sont rares, mais leurs conséquences peuvent bien sûr être catastrophiques. Ils font donc l’objet d’une surveillance constante de la part des entreprises ferroviaires et des organismes régulateurs en matière de sécurité ferroviaire.
  11.            Un « loss of shunt » ou un «erratic shunt » survient lorsque le courant électrique ne passe pas aussi bien que prévu à travers les roues et les essieux d’un train ce qui affecte la capacité du système de détecter la présence du train. Les « loss of shunt » sont des événements essentiellement imprévisibles dont les causes sont multiples. Dans certains cas, le courant électrique ne circule pas aussi efficacement que souhaité en raison de rouille sur le rail ou de la présence sur celui-ci d’un contaminant quelconque (résidus de grains, feuilles, graisse, etc.) qui offre une résistance accrue au courant électrique. Dans d’autres cas, c’est en raison du fait que la surface de contact entre la roue du train et le rail est diminuée en raison des caractéristiques du train. Cela survient notamment dans le cas des trains qui sont plus courts, plus rapides et plus légers et aussi lorsque les roues d’un train sont relativement neuves ou ont été récemment entretenues[14]. Ces derniers facteurs se retrouvent plutôt chez les trains de passagers. En effet, les trains transportant de la marchandise sont généralement beaucoup plus longs, plus lourds et plus lents et leurs roues ne sont pas renouvelées aussi souvent, ce qui favorise une meilleure surface de contact entre la roue et le rail et améliore donc la circulation du courant électrique entre eux[15].
  12.            Puisque le shuntage se fait par l’entremise des roues et des essieux, la longueur d’un train et donc le nombre de paires de roues et d’essieux qu’il comporte a une incidence en matière de shuntage.
  13.            Une locomotive ou un wagon possède quatre paires de roues et donc quatre essieux. Un train comportant une locomotive et trois wagons aura donc 16 essieux, alors qu’un train composé de deux locomotives et de six wagons en aura 32. Les trains de marchandises, qui sont parfois très longs, peuvent bien sûr comporter un grand nombre d’essieux, tandis que les trains de passagers sont généralement beaucoup plus courts.
  14.            Les trains Venture de VIA qui nous intéressent ici comportent 24 essieux, car ils sont constitués d’une locomotive, de quatre wagons et d’un « cab car », lequel possède également quatre essieux[16].

 

  1. CONTEXTE FACTUEL

 

  1.            Il serait facile de se perdre (sans y gagner beaucoup) dans les méandres d’un dossier aussi complexe et volumineux. En outre, dans la mesure où il s’agit ici d’une décision de nature interlocutoire, je me contenterai de brosser à grands traits les éléments factuels les plus pertinents.
  1.      Le Transport Service Agreement et le litige devant l’Office des transports du Canada
  1.            Les parties ont conclu un Transport Service Agreement en 2009[17]. Cet accord établit leurs droits et obligations respectifs en ce qui concerne l’utilisation par VIA des voies ferrées du CN. Cet accord a été reconduit à de multiples reprises et est resté en vigueur, tel qu’amendé au fil du temps, jusqu’au 30 juin 2023.
  2.            Le Transport Service Agreement établit le droit du CN d’énoncer des règles raisonnables pour régir le service de transport pour passagers de VIA et l’obligation pour cette dernière de s’y conformer:

3.5 Rules Governing Operations

CN shall make reasonable rules, orders, and regulations to govern the Passenger Service. The operation of the Passenger service shall at all times be carried out in conformity with CN’s rules, orders and regulations and with the Orders and requirements of the Agency.

  1.            En dépit de négociations pour le renouveler, les parties n’ont pas été en mesure de s’entendre sur les termes d’un nouveau Transport Service Agreement.
  2.            Le 2 juin 2023, se prévalant du droit conféré par l’article 152.1 de la Loi sur les transports[18], VIA a demandé à l’Office des transports du Canada de trancher le litige et de fixer les droits et obligations respectifs des parties en ce qui a trait à l’utilisation par VIA des voies ferrées du CN pour l’exploitation de son service de transport public de passagers.
  3.            Le 27 juin 2023, les parties ont signé un Status Quo Agreement en vertu duquel les termes du Transportation Service Agreement (tel qu’amendé) sont maintenus en vigueur pendant l’instance devant l’Office des transports du Canada.
  4.            Les documents déposés auprès de l’Office montrent que le conflit entre les parties est sérieux. VIA prétend que le CN utilise sa position dominante pour favoriser ses propres opérations commerciales aux dépens d’une nécessaire amélioration du service aux passagers, tandis que le CN est d’avis que ses obligations envers VIA le désavantagent par rapport à la concurrence et que la seule véritable manière pour VIA d’atteindre ses objectifs de performance et d’augmentation de fréquences de ses trains serait de constituer son propre réseau ferroviaire[19].

 

  1.      Les tests de shuntage de 2021-2022
  1.            En 2018, VIA signe un contrat avec Siemens pour la fabrication de 32 trains Venture afin de remplacer les trains Legacy qui atteignent la fin de leur vie utile. Tel que déjà mentionné, ces trains comportent une locomotive, quatre voitures et un cab car, pour un total de 24 essieux.
  2.            Siemens a établi la résistance électrique des roues et des essieux de ces trains à 0,001264 ohm, donc bien en-deçà de la norme maximale de 0,06 ohm exigée par la règlementation[20].
  3.            À l’été 2021, VIA contacte le CN afin d’organiser des tests dynamiques de shunting des trains Venture sur son réseau. Le CN indique alors qu’il effectuera plutôt des simulations, notamment à partir des données recueillies sur des trains Venture similaires déjà utilisés aux États-Unis[21].
  4.            Le 15 octobre 2021, à la suite de ces simulations, le CN autorise les trains Venture dans leur configuration de 24 essieux, tout en se réservant le droit de mettre en place toute restriction advenant que leur monitoring révèle des problèmes de shunting[22] :

CN will authorize the use of the new 24 axle train sets on its routes. A ten day notification to CN is required before placing these train in revenue service on any service route. CN will deploy test equipment at strategic locations along its route to monitor these movements. CN reserves the right to place any restriction it deems necessary should shunting problems occur.

  1.            VIA retient par la suite des experts (Hatch Ltd) afin de procéder à des tests quant à la capacité de shuntage des trains Venture. Ces tests montrent que la résistance électrique des roues et essieux est inférieure aux normes de l’American Railway Engineering and Maintenance-of-way Association (AREMA). De plus, des tests dynamiques de shuntage ont été réalisés par cette même firme en 2021 et 2022 sur le réseau ferroviaire de VIA (situé entre Montréal et Ottawa) ainsi que sur le réseau de Metrolinx (dans la région de Toronto) et ceux-ci ont également été concluants[23].

 

  1.      Le déploiement des trains Venture
  1.            À compter du 8 novembre 2022, VIA commence à utiliser les trains Venture dans le cadre de ses opérations, d’abord sur la route Québec-Montréal-Ottawa, puis, à compter d’octobre 2023, sur les routes Ottawa-Toronto et Montréal-Toronto. Les trains Venture sont alors utilisés de manière de plus en plus régulière.
  2.            Le 1er mai 2023, en réponse à une demande de VIA, le CN confirme que son monitoring périodique (aux 60 et 120 jours) révèle que le shunting des trains Venture est acceptable : « Graphs show acceptable shunting with the 24 axle configuration »[24].

 

  1.      La survenance de problèmes de shuntage dans le secteur de Drummondville
  1.             Le 22 mars 2024, le CN avise VIA avoir détecté des cas de « potentially inconsistent shunting » avec les trains de passagers sur certains passages à niveau de la subdivision de Drummondville. Le représentant du CN mentionne alors qu’il est possible que VIA doive augmenter le nombre d’essieux de ses trains, mais que le CN n’a pas encore suffisamment d’information pour en venir à une conclusion à cet égard[25].
  2.            Le même jour, le CN émet une directive selon laquelle les conducteurs de trains de passagers doivent désormais appliquer les exigences de la règle 103.1 f) du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada (REFC)[26] à l’égard de sept passages à niveau du secteur de Drummondville. Quelques jours plus tard, le CN limite la portée de cette restriction aux seuls trains de passagers de moins de 32 essieux. Le 28 mars, le CN soumet par ailleurs six autres passages à niveau de ce secteur à cette même restriction, toujours pour les trains de moins de 32 essieux.
  3.            Ainsi, à compter du 28 mars 2024, pour 13 passages à niveau du secteur de Drummondville les trains de passagers de moins de 32 essieux doivent se conformer aux exigences de la règle 103.1 f) REFC. Cette règle se lit ainsi :

Lorsque des instructions spéciales indiquent que des rails rouillés ou que d’autres conditions peuvent être présentes, l’occupation de passages à niveau équipés de dispositifs de signalisation automatiques doit être protégée manuellement à moins qu’on n’ait [sic] confirmé que les dispositifs de signalisation ont fonctionné pendant le temps minimal requis.

  1.            Cela signifie que si un passage à niveau équipé de dispositifs automatisés de signalisation est visé par une telle exigence, il doit être protégé par une personne physique avertissant les usagers de la route de l’arrivée imminente d’un train (ce qui s’appelle dans le jargon ferroviaire la  « protection manuelle »), à défaut de quoi le conducteur du train doit s’assurer que les dispositifs de signalisation automatiques ont « fonctionné pendant le temps minimal requis »[27] avant que le train ne traverse ledit passage à niveau.
  2.            Le 1er avril 2024, le CN transmet à VIA la documentation justifiant la mise en place de ces restrictions. D’une part, il communique des données relatives à des « short warning time » dans le secteur de Drummondville. D’autre part, il transmet un document PowerPoint montrant des exemples de shunting erratiques sur des trains de VIA dans le secteur de Drummondville[28]. Ce dernier document contient également certains résultats du travail de recherche du National Loss of Shunt Technical Committee sur les causes des « loss of shunt » et sur les moyens d’y remédier[29]. Ce comité a été constitué en 2014 aux États-Unis avec des représentants de plusieurs entreprises ferroviaires, incluant le CN. Le PowerPoint mentionne que le comité est sur le point de faire état de ses résultats dans un « white paper » devant être publié au courant de l’année 2024[30].

 

  1.      Mise en place de la directive au cœur du litige (« Crossing Supplement »)
  1.            Le 11 octobre 2024, sans en aviser VIA au préalable, le CN émet une nouvelle directive. Celle-ci vise spécifiquement les trains Venture de VIA et concerne désormais plus de 300 passages à niveau, soit pratiquement l’ensemble des passages à niveau du corridor Québec-Windsor équipés de prédicteurs. La version française de cette directive –qui chapeaute une longue liste de passages à niveau classés selon les différentes subdivisions du corridor–, se lit ainsi :

À moins d’opérer avec 32 essieux ou un améliorateur de « shunt », les millages de passages à niveau suivants répertoriés sous chaque subdivision doivent être protégés manuellement, à moins que l’on sache que les dispositifs d’avertissement ont fonctionné pendant au moins 20 secondes conformément au REFC 103.1 f)[31].

  1.            Puisque les trains Venture de VIA possèdent 24 essieux et que, par ailleurs, l’installation d’un « shunt enhancer » est actuellement interdite par la règlementation fédérale[32], l’effet pratique de la décision du CN est d’obliger les conducteurs des trains Venture de VIA à respecter la norme 103.1 f) REFC pour chacun des quelque 300 passages à niveau visés.
  2.            Comme il n’est guère envisageable de poster une personne physique à chacun des passages à niveau en question à tous les passages de train de VIA, cela signifie en pratique que les conducteurs de trains Venture doivent pour chacun des passages à niveau visés réduire la vitesse du train suffisamment pour être en mesure de constater visuellement que les dispositifs d’avertissement ont fonctionné pendant la période minimale requise, pour ensuite accélérer de nouveau.
  3.            Le 18 octobre 2024, après que VIA ait demandé sur quelles données était fondée cette nouvelle restriction visant pratiquement l’ensemble du corridor Québec-Windsor sans obtenir de réponse claire, le président de VIA transmet une lettre au CN. Il y mentionne que les opérations de l’entreprise sont sévèrement affectées par cette restriction affectant plus de 300 passages à niveau, que rien n’oblige les trains de VIA à avoir 32 essieux et que les trains Venture de 24 essieux ont été autorisés par le CN sur son réseau en 2021. Il ajoute que l’application de cette restriction augmente de manière importante la charge cognitive des conducteurs de trains Venture diminuant ainsi la sécurité ferroviaire plutôt que de l’améliorer[33].
  4.            Le 5 novembre 2024, le Chief Network Operating Officer du CN (M. Patrick Whitehead) transmet une réponse[34].
  5.            Il y indique que la décision du 11 octobre est essentiellement fondée sur les travaux du CN en tant que membre du National Loss of Shunt Committee, auxquels s’ajoutent les événements de « short warning time » de la subdivision de Drummondville. Il mentionne aussi que, sur la base des données colligées depuis une dizaine d’années par le comité, les « loss of shunt » sont attribuables aux facteurs suivants : « consistently trued wheel profile, minimum axle count, lighter equipment and head hardened rail ». Il poursuit en écrivant que des loss of shunt ont été constatés sur des trains Venture utilisés par Amtrak et qui sont très similaires aux trains Venture de VIA. Il précise que le CN est prêt à colliger les données servant à évaluer les risques d’accidents catastrophiques, mais que « it is not prepared to take a risk of loss of life, however statistically low it may be ». M. Whitehead indique toutefois avoir formé une équipe pour mener des tests supplémentaires sur la capacité de shuntage des trains Venture.

 

  1.      La publication du rapport du National Loss of Shunt Committee White Paper »)
  1.            Le 15 novembre 2024, le National Loss of Shunt Committee publie son rapport intitulé « Summary Report of root cause and remediation for loss of shunt on Passenger Trains »[35]. Je souligne qu’un haut gradé du CN, M. Michael Burgett (« CN’s Signals & Communication Division Manager ») et qui a interagi avec les représentants de VIA en matière de sécurité ferroviaire à l’égard des trains Venture, était le « Project Manager » du National Loss of Shunt Committee au moment de la sortie du « White Paper » et qu’il a été impliqué dans la rédaction de ce dernier.
  2.            Ce rapport est de nature extrêmement technique et sa lecture n’est pas aisée, pour dire le moins. On peut se contenter ici de reprendre les premières lignes de son « executive summary » :

Short passenger trains (those with fewer than 32 axles) have a history of poor shunting, which can lead to the loss of vital wayside train detection and crossing activation failures. These issues present clear risks to both railroads and the public, and have contributed to fatal accidents in the past. The National Loss of Shunt Committee, formed in 2014, has extensively studied the contributing factors to these shunting problems over the past decade, seeking solutions.

Through significant research, the root causes of loss of shunt issues for passenger trains have been identified as: equipment with consistently « trued » wheel profile, fewer axles compared to freight trains, lighter equipment weight, and hard-headened rail.

  1.            Puisque modifier l’un ou l’autre de ces facteurs serait « highly impractical for railroad operations », le comité recommande plutôt l’installation de « shunt enhancer » sur les trains de passagers de moins de 32 essieux.
  2.            Selon ce que j’en comprends, le « shunt enhancer » est un dispositif installé sous la locomotive de l’avant du convoi, tout juste au-dessus des rails, et qui sert à induire un courant électrique supplémentaire d’une force suffisante (« wetting current ») dans les rails ce qui permet d’améliorer le shuntage[36]. Tel que déjà mentionné, un tel dispositif n’est pas permis au Canada, la règlementation exigeant une distance minimale entre les rails et le dessous d’une locomotive.

 

  1.      Demande d’information de Transports Canada
  1.            Comme nous le verrons plus en détail ci-après, la Loi sur la sécurité ferroviaire accorde des pouvoirs importants au ministre des Transports du Canada afin d’assurer la sécurité des opérations ferroviaires au pays. Le ministre peut notamment, dans le but de vérifier que les dispositions de la loi et de la règlementation en matière ferroviaire sont respectées, demander par arrêté à une compagnie ferroviaire de lui fournir des renseignements[37].
  2.            Le 10 décembre 2024, Transports Canada transmet une telle demande de renseignements au CN[38]. La ministre requiert notamment que le CN lui communique pour un grand nombre de passages à niveau spécifiés  « all available records demonstrating warning activation times, including the time gates (if equipped) were in the horizontal position, for each crossing activation for the period starting in May 2024 to the date of this Order », ainsi que, pour la même période, « any other pertinent data that has been compiled and analyzed by the supplier of equipment of each grade crossing warning system ».
  3.            Dans la lettre accompagnant l’arrêté, Transports Canada indique que ces renseignements sont demandés dans la foulée de la directive émise le 11 octobre 2024 par le CN et qu’ils serviront à déterminer s’il existe un enjeu de sécurité avec le shuntage des trains Venture, ce qui pourrait, le cas échéant, mener à des ordonnances visant l’une ou l’autre des parties afin de mitiger les risques pouvant exister[39] :

It is Transport Canada’s understanding that CN’s rationale was that VIA’s trainsets are too light and too short to properly and consistently shunt-or activate- the sensors in the track that set off the grade crossing warning systems with enough advanced time to meet regulatory requirements under the Grade Crossings Regulations (GCR), and that this may increase the risk of a collision between a train and road traffic.

Transport Canada takes this matter seriously and, through this order, is seeking information to ensure compliance with grade crossings requirements such as those found in the GCR, and ascertain whether there is an active safety issue. This information will assist TC in determining next steps, which could include requiring companies to implement corrective measures to mitigate any risks.

  1.            Il va sans dire que la demande de renseignements de Transports Canada implique la communication de quantités massives de données brutes et, bien que le CN ait déjà transmis la plupart des données pertinentes à Transports Canada, l’analyse de celles-ci n’est pas encore complétée, comme on le verra ci-après.

 

 

  1.      Tests de shuntage sur le réseau du CN
  1.            À la mi-décembre 2024, tel qu’annoncé dans la lettre de M. Whitehead du 5 novembre précédent, le CN effectue des tests de shuntage des trains Venture sur certaines portions de son réseau.
  2.            Ces tests n’ont révélé qu’un seul « short warning time » et le CN soupçonne qu’il s’agit en fait d’un cas où le train aurait accéléré après avoir déclenché le système. Cependant, le CN précise que ces tests ont été réalisés par temps humide (wet weather) et donc dans des conditions idéales pour la conductivité électrique. Le rapport du CN mentionne par ailleurs que le profil de shuntage des trains Venture comportant 28 essieux comporte des signes d’un « potential floating shunt situation », et encore davantage pour les trains de 24 essieux, et ce, même si aucun « floating shunt » n’a été détecté durant les tests en question[40] :

During the testing we saw three distinct shunting profiles. The freight train has an ideal shunting profile, where the train is detected by the crossing warning system once it gets on the approach, and it shunts in a linear manner. The 28 axle VIA shunting profile shows that the crossing warning system also detects the train once it hits the approach, but the shunt profile is moving away from being linear with signs of erratic shunting. Lastly, the 24 axle VIA shunting profiles shows that the crossing warning systems has a hard time picking up the train once it hits the approach, the profile is even less linear than the 28 axle, and it is far more erratic as well. Looking at both the 28 and 24 axle profile there are signs of potential floating shunt situation. During our testing there was not a floating shunt detected, due to the weather conditions, but given the data the potential is there.

 

  1.      Nouvelles données communiquées par le CN en février 2025
  1.            Le 13 février 2025, dans le contexte de la cueillette de renseignements requis par Transports Canada, le CN transmet à VIA de nouvelles données. Celles-ci font état de 206 événements de « short warning time » entre août 2024 et janvier 2025 à six passages à niveau dans le secteur de Drummondville. Selon le CN, 90% de ces événements seraient associés à des trains Venture[41].  Comme on le verra ci-après, les experts de VIA contestent ces conclusions, étant d’avis que les données du CN ne sont pas fiables.

 

  1. LES EXPERTISES
  1.            Les parties ont déposé au dossier –et cela ne surprendra personne étant donné la nature du débat–, de nombreuses expertises et suppléments d’expertise afin d’appuyer leurs prétentions respectives[42].
  2.            On peut regrouper ces expertises autour de deux enjeux fondamentaux :

À la lumière des données disponibles, la directive du CN du 11 octobre 2024 est-elle une mesure raisonnable de sécurité, comme le prétend le CN, ou s’agit-il d’une mesure disproportionnée, déraisonnable et injustifiée, comme le prétend VIA?

L’application de la directive crée-t-elle des risques d’accident ferroviaire en augmentant de manière indue la charge cognitive des conducteurs des trains Venture?

  1.            Encore là, sans trop entrer dans les détails, il est utile de résumer sommairement le contenu et les conclusions de ces expertises.
  1.      Le caractère raisonnable ou non de la directive du 11 octobre 2024
  1.      Experts mandatés par VIA (MM. Fararooy, Kirman et Ireland)
  1.            Les experts retenus par VIA sur la question du caractère raisonnable de la directive du 11 octobre 2024 sont MM. Saeed Fararooy, Harold T. Kirman et John Ireland qui travaillent tous pour DB E.C.O. North America inc. (« DB »), une filiale de Deutsche Bahn AG, l’entreprise ferroviaire publique de l’Allemagne. Ces personnes ont une grande expérience ferroviaire, plus précisément quant à la sécurité ferroviaire (M. Fararooy), aux opérations ferroviaires (M. Kirman) et à l’analyse de données (M. Ireland).
  2.            Je souligne qu’un premier rapport de MM. Fararooy et Kirman a été déposé en décembre 2024 dans le dossier de la Cour fédérale et qu’un nouveau rapport, avec la participation cette fois de M. Ireland, a été déposé le 3 mars 2025 dans le cadre du présent dossier. Puisque ce dernier rapport reprend essentiellement le contenu du premier en y ajoutant certaines informations, on se concentrera sur celui-ci.
  3.            Ces experts sont d’avis que le CN n’a pas suivi les usages de l’industrie ferroviaire ni agi raisonnablement lorsqu’il a implanté la directive du 11 octobre 2024. Cette conclusion est notamment fondée sur les éléments suivants:

-          Le CN ne disposait pas à ce moment de données suffisantes pour imposer soudainement « a blanket restriction across 304 crossings in the Corridor », puisqu’il n’y avait que 148 événements de short warning time sans qu’il ne soit clair que ceux-ci soient effectivement liés à des trains de VIA[43];

-          la directive s’applique uniquement aux trains Venture alors que les trains Legacy, qui ont souvent seulement 16 essieux, ne sont pas visés;

-          elle ne s’applique pas s’il y a un « shunt enhancer », mais un tel dispositif est contraire à la règlementation canadienne;

-          le CN a ignoré les tests réalisés par Hatch et Siemens quant à la capacité de shuntage des trains Venture;

-          le CN n’a pas réalisé de « risk assessment » avant d’implanter la directive, contrairement à la règlementation applicable et aux usages de l’industrie.

  1.            Ils sont également d’avis que le CN « did not provide sufficient analysis and evidence to justify the crossing supplement ». Selon ces experts, les données utilisées par le CN sont insuffisantes, incomplètes ou erronées. Les données de février 2025 contiendraient par ailleurs « significant data and methodology errors and gaps » qu’ils détaillent sur plusieurs pages. Bref, ces experts sont d’avis que les données sur lesquelles le CN s’est fondé pour émettre la directive du 11 octobre 2024 sont dépourvues de force probante et ne peuvent donc pas justifier une mesure aussi draconienne.
  2.            Ces experts mentionnent aussi que la conclusion du rapport du National Loss of Shunt Committee que les trains de passagers de 32 essieux ou moins devraient être équipés de « shunt enhancer » est en porte-à-faux avec les propres constatations de ce rapport qui indiquent plutôt que ce sont les trains de moins de 24 essieux qui sont susceptibles de poser des problèmes de shuntage. Ils font également état des recherches et des mesures adoptées par des entreprises ferroviaires aux États-Unis et en Europe qui ne sont pas en harmonie avec les constatations et conclusions du National Loss of Shunt Committee, aucune de ces mesures ne visant des trains de 32 essieux ou moins, bien que certaines visent des trains de moins de 30 ou de 28 essieux.
  3.            Ils sont également d’opinion que les risques de collision à un passage à niveau équipé de dispositifs de signalisation automatiques impliquant un train Venture sont extrêmement faibles et que, même si les conséquences d’une telle collision sont « critiques », le risque reste, selon eux, « tolérable ». Ils indiquent que dans de nombreux cas, les « short warning time » étaient trop courts de seulement quelques secondes, ce qui n’augmente pas les risques de manière significative. Enfin, non seulement ils estiment que la directive du 11 octobre 2024 n’était pas nécessaire du point de vue de la sécurité ferroviaire, mais qu’elle crée en fait plus de risques d’accidents en entraînant une surcharge cognitive pour les conducteurs de trains Venture.
  4.            Un rapport supplémentaire de M. Ireland a été déposé à la dernière minute par VIA en début d’audience le matin du 10 avril 2025[44]. Selon M. Ireland, de nouvelles données ayant été divulguées par le CN le 5 avril 2025 dans le cadre des contre-interrogatoires –et qu’il dit être de loin les plus complètes qu’il a pu voir à ce jour–, montreraient que les « short warning time » détectées sur le réseau du CN ne sont pas associés spécifiquement aux trains de VIA mais aussi aux trains du CN et que, en conséquence, ces données « strongly suggest [that] CN’s infrastructure is the cause [of the short warning times], not VIA Venture trains. ».
  5.            Ce nouveau rapport est accompagné desdites données prenant la forme de fichiers informatiques de nature technique s’étendant sur plusieurs centaines de pages[45].

 

 

  1.      Expert mandaté par le CN (M. Li-Lian Lui)
  1.            Le CN a retenu les services de M. Li-Lian Lui, un ingénieur ontarien détenant une firme (Partum) notamment spécialisée en matière de sécurité ferroviaire. M. Lui a agi comme expert et comme témoin expert sur le sujet de la sécurité ferroviaire à de nombreuses reprises en Ontario et au Québec.
  2.            Encore là, M. Lui a déposé un rapport dans le cadre du dossier devant la Cour fédérale (30 janvier 2025), et deux autres rapports complémentaires (23 mars et 1er avril 2025) dans le contexte de la présente demande d’injonction interlocutoire.
  3.            Dans son rapport du 1er avril, M. Lui indique que les conséquences d’un shuntage inadéquat ne se limitent pas à la possible survenance de « short warning times » à des passages à niveau, mais que cela peut également affecter le fonctionnement de la signalisation automatisée destinée à gérer les opérations et la circulation sur la voie ferrée (« wayside signalling systems »), ce qui peut créer un risque de collisions entre deux trains. Il considère par ailleurs qu’un short warning time de 3 secondes est un risque significatif, contestant l’opinion des experts de VIA à ce sujet qui semblaient en diminuer l’importance dans leur rapport.
  4.            M. Lui a par ailleurs effectué sa propre analyse de risque à partir de la méthodologie de Metrolinx et en a conclu que la probabilité et les possibles conséquences d’un shuntage inadéquat des trains Venture créaient un risque « elevated », un tel risque appelant à des mesures de mitigation. M. Lui est en désaccord avec l’évaluation de DB, pour qui les risques seraient « tolérables », et souligne que cette évaluation a été faite à partir de méthodes comportant moins de facteurs à considérer, ce qui en diminue selon lui la valeur[46].
  5.            M. Lui reprend à son compte les conclusions du National Loss of Shunt Committee sur les causes des « loss of shunt » (trued wheel profile, minimum axle counts (24 axles and under), lighter equipment consists, and head-hardened rail) et note que les trois premiers facteurs sont liés à la configuration des trains plutôt qu’à l’infrastructure de la voie ferrée. Il en conclut que « the research conducted by the LOS Committee supports a conclusion that the poor shunting observed with VIA’s Venture trains is due to the train equipment, and not to deficiencies with CN’ s infrastructure ».
  6.            À cet égard, M. Lui relativise la valeur des tests de shuntage effectué par Hatch en 2021 et 2022. Il explique qu’à la lumière du caractère imprévisible des « loss of shunt » et du fait que les tests de Hatch n’ont été menés que pendant quelques jours, ceux-ci sont moins fiables que les données recueillies par le LOS Committee sur de longues périodes[47] :

Given the complexity and unpredictability of the loss of shunt phenomenon, comprehensive testing is required to produce reliable conclusions. Effective testing for loss of shunt requires monitoring of consistent locations within a certain mileage range over multiple months.

  1.            M. Lui estime que la directive du 11 octobre 2024 constitue une méthode appropriée pour mitiger les risques associés à un possible problème de shuntage avec les trains Venture. Il examine ensuite les diverses alternatives que VIA pourrait mettre en place pour se conformer à la directive autrement qu’en demandant à ses conducteurs de ralentir à chaque passage à niveau et discute de leur faisabilité[48].
  2.            Je souligne que, en ce qui concerne le rapport du 9 avril de M. Ireland, sa méthodologie et ses conclusions n’ont pas été examinées par les experts du CN. Afin d’éviter le report de l’audience, le CN a plutôt choisi d’y répondre par une déclaration assermentée de M. Hoang Tran du 10 avril 2025[49].
  3.            M. Tran explique être chargé de la compilation et de l’analyse des données devant être transmises à Transports Canada à la suite de la demande de renseignements de la ministre. Il indique que les fichiers examinés par M. Ireland dans son rapport du 9 avril 2025 n’étaient pas des documents définitifs, s’agissant plutôt de projets (« draft spreadsheets »). Il estime qu’il aura besoin d’encore trois semaines de travail pour être en mesure de terminer son analyse des données.
  4.            M. Tran explique que Transports Canada a transmis au CN un fichier où auraient été identifiés par les employés du ministère quelques 11 756 événements présumés de short warning time. Le CN doit vérifier si chacun de ces présumés événements est un véritable short warning time, et, le cas échéant, identifier leur cause et le train concerné.
  5.            Il poursuit en indiquant que selon les examens du CN à ce stade, le nombre de short warning time « valides » serait plutôt de l’ordre de 2 000, mais que cet estimé devrait encore diminuer au fur et à mesure que les vérifications de short warning time présumés se feront. M. Tran est donc d’avis que les calculs effectués par M. Ireland pour déterminer la proportion de short warning time attribuable aux trains du CN par opposition à ceux de VIA ne sont donc pas fiables, d’autant plus que l’analyse des données servant à identifier avec précision le train en cause pour chaque short warning time valide n’est pas non plus complétée.
  6.            M. Tran conteste par ailleurs la méthodologie et les calculs de M. Ireland pour établir ses ratios de short warning time des trains de VIA par rapport à ceux du CN.

 

  1.      La charge cognitive des conducteurs de trains Venture
  1.      Experte mandatée par VIA (Mme Christina M. Rudin-Brown de Human Factors North)
  1.            Mme Rudin-Brown détient un doctorat en psychologie expérimentale et possède une grande expérience dans la discipline du « human factors », laquelle étudie les relations entre le comportement des êtres humains avec les autres éléments d’un système donné, notamment dans la prise de décisions.
  2.            Le mandat qui lui a été confié par les procureurs de VIA est de faire part de son évaluation : 1) de la charge cognitive exigée des conducteurs de trains Venture à la lumière des exigences de la directive du 11 octobre 2024; 2) des risques associés à cette charge cognitive; et 3) le cas échéant, du degré d’urgence des mesures devant être prises pour ramener cette charge à un niveau acceptable.
  3.            En utilisant trois méthodes distinctes, Mme Rudin-Brown a comparé la charge cognitive des conducteurs de trains Legacy (qui ne sont pas sujets à la directive du 11 octobre 2024) à celle des conducteurs de trains Venture qui doivent suivre cette directive et donc les exigences de la norme 103.1 f) REFC.
  4.            Elle a tout d’abord dénombré les tâches à accomplir. Il y a cinq tâches exigeantes (high-level task steps) pour les conducteurs de trains Legacy contre dix telles tâches pour les conducteurs de trains Venture, car ces derniers doivent ralentir à l’arrivée du passage à niveau, déterminer si les signalisations fonctionnent depuis le temps requis, s’apprêter à ralentir ou même arrêter le convoi si la signalisation ne fonctionne pas comme prévu et réaccélérer par la suite. Elle a ensuite inséré la séquence de ces différentes tâches à accomplir dans des schémas qui montrent que les tâches des conducteurs de trains Venture sont plus exigeantes mentalement. Enfin, et surtout, elle a interrogé une douzaine de conducteurs de trains expérimentés de VIA et leur a demandé d’évaluer l’accomplissement de leurs tâches à la lumière de certains critères définis par une méthodologie utilisée par la NASA, et ce, selon qu’ils doivent se conformer à la directive ou non.
  5.            Mme Rudin-Brown conclut que la charge cognitive des conducteurs de trains Venture qui doivent se conformer à la directive dépasse les normes acceptables. Elle écrit[50] :

Based on subjective workload rating from, and discussions with, twelve experienced LEs[[51]], it is apparent that the mental workload associated with the approach to crossing restrictions is experienced at significantly greater than for the same task without crossing restrictions. Of particular concern is that subjective ratings on the NASA [Task Load Index] increased by more than double and approached the maximum value in some of the workload sub-scales.

Whether these ratings indicate an acceptable level of workload was assessed using the Bedford Workload Scale, which has been used by other organizations (e.g. NASA) to judge task acceptability. Importantly, the average Bedford Workload rating of 6.4 for the « approach to crossing » task while operating the crossing restrictions exceeds NASA’s maximum rating of 3 for critical or frequent tasks, and the maximum rating of 6 for infrequent, non-critical tasks.

  1.            Cette surcharge cognitive entraîne selon elle des risques accrus de fatigue mentale et de performance déficiente dans la réalisation des tâches requises pour une conduite sécuritaire du train. Elle ajoute que « the elevated workload could also result in inattentional blindness, whereby visual cues or hazards, such as warning signals, are not detected or identified because the [locomotive engineer’s] attention is directed exclusively at the approach to crossing task ».
  2.            En ce qui a trait au délai dans lequel il serait nécessaire d’agir pour ramener la charge cognitive à un niveau acceptable, l’experte mentionne que cela est « urgently needed », étant donné le dépassement important des normes appliquées par la NASA. Elle précise que, selon elle, la question n’est pas de savoir si un accident va se produire en relation avec la charge accrue imposée par la directive du 11 octobre 2024, mais plutôt de savoir à quel moment un tel accident surviendra[52] :

It is my opinion that it is not a matter of if a workload-related incident will happen during or near in time to the approach to crossing task under the crossing restrictions but when.

  1.      Expert mandaté par le CN (M. Jason Kumagai de 30 Forensic Engineering)
  1.            Le mandat donné par le CN à M. Kumagai –qui possède une expertise de plus de 30 ans en matière de « human factors »–, était de réviser le rapport de Mme Rudin-Brown et de donner son opinion quant à la validité des constatations et conclusions de celle-ci.
  2.        Selon M. Kumagai, le rapport de Mme Rudin-Brown est affecté par de nombreuses déficiences méthodologiques qui ont pour conséquence d’en invalider totalement les résultats. Ces limitations peuvent être sommairement résumées ainsi[53] :

-          La liste des tâches des trains Venture inclut des tâches qui ne sont pas considérées pour les trains Legacy mais qui sont néanmoins susceptibles de se produire dans la conduite de ces derniers;

-          la comparaison des tâches de Mme Rudin-Brown fait abstraction des différences technologiques existant entre les locomotives Venture et Legacy, les premières étant plus modernes que les secondes;

-          le questionnaire Bedford ne devrait être utilisé que pour des tâches précises et non pas « as an overall rating of workload »;

-          Mme Rudin-Brown a utilisé une version modifiée de la liste de la NASA Task Load index, ce qui diminue la valeur de l’exercice;

-          le nombre des conducteurs de trains interviewés était restreint; de plus, ceux-ci n’avaient, par la force des choses, que peu d’expérience avec la conduite d’un train en suivant les exigences de la directive et pouvaient être biaisés envers celle-ci;

-          l’évaluation de l’accomplissement des tâches était purement subjective et fondée sur le souvenir des participants, sans appréciation objective de la performance au moment où les tâches étaient réalisées.

  1.        Après avoir fait état en détail de ces limitations et de leur influence sur les résultats, M. Kumagai propose la méthodologie qui aurait dû être suivie pour obtenir des résultats probants[54].

 

  1. ANALYSE

 

  1.        Tel que mentionné en introduction, VIA requiert qu’une injonction interlocutoire soit prononcée par la Cour afin d’ordonner au CN de cesser d’appliquer la directive du 11 octobre 2024 et ses modifications. VIA demande également qu’il soit interdit au CN de mettre en œuvre des instructions spéciales selon la règle 103.1 f) qui ne viseraient que les trains de passagers comportant moins de 32 essieux et n’étant pas équipés de « shunt enhancer »[55].
  2.        L’injonction interlocutoire est une mesure qui vise à « préserver l’objet du litige de sorte qu’une réparation efficace sera possible lorsque l’affaire sera finalement jugée au fond »[56].
  3.        Les critères devant être soupesés par la Cour au moment de décider d’octroyer ou non une telle injonction sont bien établis : 1) la demande fait-elle état d’une question sérieuse à juger?[57]; 2) la personne qui requiert l’injonction subira-t-elle un préjudice irréparable ou sérieux[58] si sa demande n’est pas accordée; et 3) l’examen de la prépondérance des inconvénients favorise-t-il ou non l’octroi de l’injonction?[59] Ces critères doivent être évalués globalement et non pas en vase clos car ils sont interreliés et s’influencent mutuellement[60].
  4.        Par ailleurs, il est bien établi que la décision d’octroyer une injonction interlocutoire en est une qui est discrétionnaire. En effet, l’injonction interlocutoire est une mesure qui provient de la common law, plus précisément de la juridiction en equity des tribunaux anglais, et cela implique que la Cour conserve toujours le pouvoir de ne pas prononcer d’injonction si elle d’avis qu’une telle mesure n’est pas appropriée dans les circonstances particulières de l’affaire.
  5.        À cet égard, il importe de ne pas confondre l’injonction permanente et l’injonction interlocutoire.
  6.        Au Québec, l’évolution des choses a fait en sorte que l’injonction (qu’elle soit négatoire ou mandatoire) est devenue le moyen procédural privilégié pour obtenir l’exécution en nature d’une obligation[61]. Puisqu’en droit civil québécois, le créancier a le choix du recours en cas d’inexécution, et qu’il peut exiger une exécution en nature « dans les cas qui le permettent »[62], la discrétion d’un juge québécois pour refuser une injonction permanente en un tel cas est plus limitée que ne l’est celle des tribunaux de common law.  Ainsi, le juge Frédéric Bachand, écrivant pour la Cour d’appel dans l’affaire Syndicat des copropriétaires du 310, 320, 330 et 340 Boulevard industriel c. 9322-0549 Québec inc[63], a déterminé que les principes d’equity qui sont incompatibles avec les règles québécoises de l’exécution en nature (par exemple, la théorie des « mains propres » ou des laches) n’ont pas d’application en matière d’injonction permanente visant à mettre en œuvre des obligations ressortant au droit privé[64].
  7.        Le juge Bachand prend cependant le soin de préciser que cette analyse ne concerne aucunement le cas de l’injonction interlocutoire[65] :

J’ouvre une parenthèse pour préciser que l’analyse qui précède est limitée à la situation spécifique de l’injonction permanente visant à obtenir l’exécution en nature d’une obligation de droit privé. Des considérations tout autres entrent en jeu lorsqu’une partie cherche à obtenir l’exécution forcée d’une telle obligation par le biais d’une injonction interlocutoire (y compris une injonction interlocutoire provisoire), et il est bien établi que les règles issues du droit anglais qui s’intéressent aux critères d’octroi d’une telle mesure procédurale peuvent alors jouer un certain rôle supplétif.

  1.        Il s’appuie à ce sujet sur l’arrêt Groupe CRH, où la Cour d’appel a précisé que, bien que l’injonction interlocutoire soit codifiée aux articles 510 et 511 C.p.c., il reste que « l’émission d’une injonction interlocutoire demeure un pouvoir discrétionnaire du même genre que celui exercé en equity dans les juridictions de common law »[66] et qu’il y a donc lieu de se référer à titre supplétif aux principes de la common law, comme l’avait d’ailleurs déjà indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Trudel c. Clairol inc. of Canada[67].
  2.        Bref, en ce qui concerne l’injonction interlocutoire, les considérations pouvant amener un tribunal de common law à refuser de la prononcer dans certaines circonstances où cette mesure semblerait inappropriée sont également applicables à titre supplétif en droit québécois.
  3.        Or, l’une de ces considérations qui m’apparaît pertinente en l’espèce est le fait qu’un processus administratif, non seulement adéquat mais mieux placé que la Cour pour trancher le débat, est présentement en cours.
  4.        Il s’agit là d’un élément important qui peut mener un tribunal à exercer sa discrétion pour refuser l’octroi d’une injonction, comme l’a rappelé la Cour d’appel de Labrador et de Terre-Neuve dans l’arrêt Nunatukavut Community Council inc. c. Nalcor Energy[68] :

Chief among the discretionary considerations that must be addressed is whether there is an alternative remedy available. This is because equitable remedies are generally regarded as supplementary to other available remedies. It is only when such supplementation is needed that the appropriateness of an injunction enters the picture. In most cases, this will involve a consideration of whether the claim can be properly remedied by an award of damages. (…) In addition, question as to whether effective protection of the rights that have been or are threatened to be interfered with can be achieved either directly or indirectly by other mechanisms such as by invoking some other sort of statutory remedial process (…).

  1.        Dans son ouvrage de référence sur l’injonction, Robert Sharpe[69] fait état de la réticence des tribunaux à prononcer des injonctions lorsque l’intérêt que le demandeur fait valoir peut être protégé adéquatement par des processus administratifs relevant d’organismes spécialisés[70] :

[…] deference has been shown by the courts to the specialized expertise and procedures of various administrative agencies and where the interest the plaintiff seeks to protect falls squarely within that competence and some non-judicial remedy is available to protect the right, the courts have tended to refuse injunctive relief.

  1.        Dans la même veine, l’auteur mentionne que l’octroi d’une injonction peut s’avérer inapproprié, notamment lorsque l’organisme spécialisé en question possède des pouvoirs lui permettant de rendre des ordonnances similaires à des injonctions[71]:

In many areas, injunctive relief from the courts may be inappropriate because jurisdiction have been specially assigned to an administrative board or tribunal. Often that assignment of jurisdiction will include the power to make restraining orders very similar to injunctions […]

  1.        Un exemple de l’application de ces principes ressort de l’affaire Association des compagnies de téléphone du Québec inc. c. Procureur général du Canada[72], où le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale était saisi d’une demande de sursis[73] à l’égard de certaines décisions du CRTC.
  2.        Le juge Stratas précise que, même si une Cour possède la compétence pour émettre un sursis ou une injonction, « elle peut décider de ne pas l’exercer » car « d’autres recours administratifs efficaces peuvent exister »[74] et que, par ailleurs, « il se peut qu’un autre tribunal ait une plus grande expertise ou soit mieux placé pour trancher la question »[75].
  3.        Le juge Stratas a ainsi rejeté la demande de sursis qui lui était présentée, sans se pencher plus avant sur son mérite, au motif que celle-ci pouvait, selon les dispositions législatives pertinentes, être adressée au gouverneur en conseil qui possédait les pouvoirs requis pour l’accorder, qui était disposé à les exercer et qui était mieux placé que la Cour pour trancher la question de son opportunité.
  4.        Peu après, dans l’arrêt Strickland c. Canada (Procureur Général)[76], la Cour suprême du Canada a confirmé que lorsqu’il s’agit de rendre une décision discrétionnaire[77], le tribunal peut choisir de ne pas accorder la réparation demandée
    –lors même que le demandeur aurait autrement été en mesure d’établir le bien-fondé de sa demande–, notamment lorsqu’il existe une « solution de rechange adéquate » à laquelle il pourrait avoir recours. Elle cerne ce faisant les éléments à prendre en considération dans l’exercice de cette discrétion.
  5.        Parmi les considérations pertinentes, on retrouve la commodité de l’autre recours, la nature de l’autre tribunal qui pourrait statuer sur la question et sa faculté d’apporter une réparation au demandeur, l’existence d’un recours adéquat et efficace devant un tribunal déjà saisi du litige, la célérité, l’expertise relative de l’autre décideur et l’utilisation économique des ressources judiciaires et les coûts[78].
  6.        La Cour précise que « pour qu’une autre réparation ou un autre tribunal soit adéquat, il n’est pas nécessaire que la procédure ou la réparation soit identique » à celle que permet d’obtenir le processus judiciaire, il s’agit plutôt de savoir si l’autre recours permet de trancher adéquatement le grief du demandeur à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’affaire[79].
  7.        À cet égard, les facteurs à prendre en considération ne sont pas limités (la Cour suprême rejette expressément la notion de « cases à cocher») et le tribunal qui se demande s’il est opportun d’exercer son pouvoir discrétionnaire de rejeter le recours devant lui en présence d’une solution de rechange doit non seulement tenir compte de l’existence de ce recours alternatif, mais aussi de la pertinence et du caractère opportun [de la procédure judiciaire] exercée. Cela « requiert une analyse du type de la prépondérance des inconvénients » et la mise en balance des facteurs pertinents « devrait prendre en compte des objectifs et considérations de principe qui sous-tendent le régime législatif en cause »[80].
  8.        En l’espèce, dans son plan d’argumentation, le CN, faisant référence au processus mis en branle par la ministre des Transports en décembre 2024, est d’avis que la Cour supérieure devrait « s’abstenir de prononcer une injonction interlocutoire [qui] aurait pour effet de court-circuiter une procédure parallèle devant un autre forum plus approprié ». Il poursuit en écrivant que « si la loi prévoit une procédure spécifique afin de traiter d’une question précise, et que cette loi accorde un remède efficace aux préoccupations de la partie demanderesse, il convient alors de suivre cette procédure plutôt que d’invoquer le pouvoir inhérent des tribunaux judiciaires d’émettre une injonction »[81].
  9.        En considérant l’ensemble des circonstances pertinentes, je suis d’accord qu’il serait ici inapproprié que la Cour supérieure prononce l’injonction interlocutoire demandée, alors que la ministre des Transports s’est déjà saisie de la question précise qui est ici en litige, qu’elle possède tous les pouvoirs nécessaires pour protéger les intérêts de VIA (et ceux du public en général) et se dit prête à les exercer au besoin et que, par ailleurs, le ministère des Transports du Canada, en raison de son expertise en matière de sécurité ferroviaire,  est nettement mieux placé que la Cour supérieure pour trancher le débat.
  10.        Le Parlement a adopté la Loi sur la sécurité ferroviaire  LSF »). Comme son titre l’indique, cette loi vise à assurer la sécurité dans le cadre des opérations ferroviaires.  Elle a pour premier objectif de « pourvoir à la sécurité et à la sûreté du public et du personnel dans le cadre de l’exploitation ferroviaire et à la protection des biens et de l’environnement, et en faire la promotion »[82].
  11.        Cette loi accorde de vastes pouvoirs au ministre des Transports pour intervenir en matière de sécurité ferroviaire.
  12.        Selon l’article 32.01 de cette loi, le ministre peut, s’il l’estime nécessaire pour la sécurité ferroviaire, transmettre un arrêté à une compagnie ferroviaire « lui ordonnant de mettre fin à toute activité qui pourrait compromettre la sécurité ferroviaire ou de suivre toute procédure ou d’apporter les mesures nécessaires précisées dans l’arrêté ». Une telle ordonnance n’est pas limitée dans le temps.
  13.        De plus, selon l’article 33(1) LSF, le ministre peut, en cas d’urgence, émettre des injonctions ministérielles (négatoires ou mandatoires) en transmettant à une compagnie ferroviaire un avis en ce sens :

Le ministre peut, en lui communiquant un avis en ce sens, enjoindre à la compagnie concernée de mettre fin, totalement ou dans la mesure prévue par l’avis, à l’utilisation d’installations ou de matériel ferroviaires d’un type déterminé, ou à toute pratique concernant leur entretien ou exploitation qui, selon lui, risquent de compromettre de façon imminente la sécurité ferroviaire. Il peut, de la même manière lui enjoindre de mettre en œuvre une certaine pratique concernant cet entretien ou cette exploitation lorsqu’une omission à cet égard comporte un tel risque.

  1.        Une telle injonction ministérielle peut être en vigueur pour une période d’une année (durée maximale de six mois, pouvant être prorogé d’un autre six mois par le ministre)[83].
  2.        La LSF précise que les ordres et injonctions ministériels « peuvent être assimilés à des ordonnances de la Cour fédérale ou d’une cour supérieure » et que « leur exécution s’effectue selon les mêmes modalités ». Ainsi, l’ordre sous l’article 32.01 LSF est assimilable à une injonction permanente d’une Cour supérieure, alors que l’ « injonction ministérielle », d’une durée temporaire et en cas d’urgence, est plutôt assimilable à une injonction interlocutoire ou encore à une ordonnance de sauvegarde d’une Cour supérieure.
  3.        Par ailleurs, tel que déjà mentionné, la LSF confère au ministre le pouvoir d’émettre un arrêté demandant à une compagnie ferroviaire « de lui fournir, en la forme et dans le délai qui est y prévu, tout renseignement ou document s’il l’estime nécessaire pour vérifier le respect de la présente loi et de ses textes d’application ».
  4.        C’est précisément ce qu’a fait la ministre des Transports en décembre 2024 lorsqu’elle a émis l’arrêté MO 24-01 par lequel elle a demandé au CN de lui fournir les données pertinentes afin d’évaluer s’il y a bel et bien un enjeu de sécurité (« an active safety issue ») avec le shuntage des trains Venture et cela, dans le but de déterminer si des mesures doivent être mises en place à l’égard de l’une ou l’autre des parties « to mitigate any risks »[84].
  5.        On voit donc que le régime législatif mis en place par le législateur en matière de sécurité ferroviaire offre à la demanderesse un processus qui est en tout à fait mesure de répondre adéquatement à la protection des intérêts qu’elle cherche à protéger par sa demande d’injonction interlocutoire.
  6.        VIA prétend en effet que la directive émise par le CN à l’égard des trains Venture est disproportionnée et déraisonnable et que son application accroît plutôt qu’elle ne diminue les risques d’accidents ferroviaires et qu’il faut donc en suspendre immédiatement l’application. Si la ministre conclut que tel est le cas, elle possède tous les pouvoirs nécessaires pour ordonner au CN de cesser d’appliquer la directive aux trains Venture. Si elle l’estime nécessaire, la ministre peut même agir de manière urgente, en transmettant simplement un avis enjoignant au CN de cesser cette pratique, lequel ordre aura la même force exécutoire qu’une ordonnance d’injonction de la Cour supérieure. Bref, les remèdes prévus à la LSF sont tout à fait adéquats pour protéger les intérêts que VIA cherche à protéger par sa demande d’injonction interlocutoire.
  7.        Je souligne d’ailleurs que VIA a elle-même indiqué à Transports Canada que des ordonnances ou injonctions « under Section 33 and 32.01 of the Railway Safety Act would represent a much more expedient way to resolve the issue (…)»[85].
  8.        Non seulement le régime administratif mis en place par le législateur en matière de sécurité ferroviaire prévoit un remède adéquat, semblable à l’injonction du Code de procédure civile, mais, comme on l’a vu, la ministre s’est saisie des questions qui font l’objet du présent débat et Transports Canada est présentement en communication avec le CN afin d’obtenir et d’analyser les données pour déterminer s’il y a effectivement un problème de sécurité avec les trains Ventures, si donc les mesures du CN sont justifiées d’un point de vue de la sécurité ferroviaire et si d’autres mesures (ordres ou injonctions ministérielles) devraient être mises en place à cet égard. Or, tel que mentionné ci-dessus, ce processus d’analyse est toujours en cours et Transports Canada n’en est pas encore venu à des conclusions définitives et n’a rien ordonné pour le moment.
  9.        Lorsqu’un processus administratif susceptible d’accorder un remède adéquat au demandeur est en cours, les tribunaux doivent se montrer encore plus prudents avant de prononcer une injonction interlocutoire susceptible d’interférer avec celui-ci. Il faut en effet éviter qu’une décision judiciaire vienne nuire au processus administratif, surtout lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’un organisme possédant une expertise spécialisée sur l’objet du litige et qui se dit prêt à agir pour exercer ses pouvoirs[86].
  10.        Il serait plutôt embarrassant, par exemple, que la Cour supérieure prononce l’injonction ici demandée par VIA (et donc interdise au CN d’appliquer la directive pendant l’instance) et que la ministre des Transports conclue par après, à la suite de son enquête, que cette directive s’impose pour assurer la sécurité ferroviaire. Le risque d’une telle incohérence décisionnelle devrait être évité en laissant le processus administratif prévu à la LSF suivre son cours, sans interférence judiciaire tant qu’une décision ne sera pas rendue par le ministère[87].
  11.        Par ailleurs, il me semble clair qu’en l’espèce le ministère fédéral des Transports est nettement mieux placé que la Cour supérieure pour trancher le présent litige.
  12.        Essentiellement, VIA prétend que la directive est injustifiée puisque les données invoquées par le CN ne montreraient pas qu’il y aurait une problématique de shuntage avec les trains Venture, ce que confirmeraient les divers tests effectués depuis 2021. De son côté, le CN est d’avis que les données établissent qu’il y aurait un problème de shuntage avec les trains Venture de 24 essieux, et s’appuie notamment à cet égard sur les conclusions du « white paper » du National Loss of Shunt Committee. Tel que décrit ci-dessus, les experts ne s’entendent pas sur la valeur à donner à tel ou tel test ou à telles ou telles données et même sur la validité des conclusions du Loss of Shunt Committee.
  13.        Par ailleurs, VIA prétend que l’application de la directive accroît plutôt qu’elle ne diminue les risques d’incidents ferroviaires et se fonde sur l’expertise de Mme Rudin-Brown à ce sujet, expertise dont la validité et la valeur est contestée par M. Kumagai, l’expert du CN. Je précise que tous deux ont une expertise considérable en matière de « human factors »,
  14.        Ce sont là clairement des questions de sécurité ferroviaire et de telles questions, dans le cadre du régime administratif mis en place par la LSF, doivent être tranchées par des spécialistes, soit le ministère des Transports ou encore les membres du Tribunal d’appel des transports du Canada[88].
  15.        Bien sûr, il arrive fréquemment que les tribunaux de droit commun soient tenus de se prononcer sur la valeur probante d’expertises contradictoires portant sur des domaines divers, mais il y a dans le présent débat une complexité qui me semble sortir de l’ordinaire.
  16.        En effet, d’une part, la quantité de données brutes qui doit être analysée en l’espèce pour tirer des conclusions paraît astronomique et, d’autre part, les méthodes suivies ou encore les calculs établis par les uns ou les autres pour en tirer des conclusions restent passablement obscures, à tout le moins pour un tribunal de droit commun. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner le rapport du 9 avril 2025 de M. Ireland et les fichiers informatisés qui l’accompagnent ou encore de constater que les experts du CN et de Transports Canada ont eux-mêmes de la difficulté à faire une lecture adéquate des données brutes pertinentes, ce qui nécessite des échanges élaborés entre eux depuis plusieurs mois, notamment afin de clarifier la question de savoir quels sont les véritables « short warning time » dont il faudrait tenir compte dans l’évaluation de la situation. Bref, la question des conclusions à tirer des données brutes pertinentes semble ici passablement complexe même pour les experts.
  17.        Par ailleurs, tel que je l’ai déjà mentionné, les parties n’ont pas cru bon de faire témoigner les experts devant moi. Je suis bien conscient que cela n’est pas habituel dans le cadre d’une injonction interlocutoire, mais cela reste possible[89] et aurait pu être envisagé ici à la lumière de la complexité des enjeux et des expertises soumises à la Cour.
  18.        Dans ces circonstances, il m’apparaît que les intérêts respectifs des parties (et la sécurité de la population en général) sont nettement mieux servis par une décision provenant des experts du ministère des Transports que par une analyse de la situation de la part du soussigné qui ne pourrait être qu’approximative, alors que je devrais  trancher sur dossier, sans avoir eu d’explications quant à de nombreux concepts qui ne coulent pas de source utilisés par les experts dans leurs rapports, ni avoir eu  le bénéfice des interrogatoires et contre-interrogatoires de ces derniers, lesquels sont tous à la fine pointe de leur discipline ultraspécialisée.
  19.        Or, et cela m’apparaît fondamental, il s’agit ici de sécurité publique relativement à des opérations susceptibles de provoquer des accidents catastrophiques, que ce soient des collisions entre un train et un véhicule ou encore de collisions entre deux trains, avec tout ce que cela suppose de pertes de vie, de blessures très sérieuses et de dommages matériels.
  20.        Tout en étant conscient du préjudice important que le maintien de la directive cause aux activités de VIA, et de la possibilité que la directive du CN accroisse les risques d’incidents plutôt que de les diminuer, il me semblerait inapproprié de jouer ici à l’apprenti sorcier relativement à une question mettant directement en cause la sécurité du public, alors que je n’ai entendu les parties que pendant deux jours, sans entendre aucun expert, avec un dossier technique de plusieurs milliers de pages, et ce, alors qu’un régime administratif adéquat pour traiter la demande de VIA existe et qu’il suit présentement son cours avec des spécialistes en matière de sécurité ferroviaire qui se penchent sur la situation. La mise en balance des avantages respectifs du processus administratif sur le processus judiciaire me semble ici nettement pencher en faveur du premier plutôt que du second.
  21.        J’ajoute que la Cour supérieure ne peut qu’accueillir ou rejeter l’injonction demandée sans pouvoir envisager d’autres mesures, contrairement à la ministre des Transports qui peut adapter le contenu d’un arrêté ou d’une injonction ministérielle à des solutions alternatives qui peuvent être mises en lumière en cours de route et qui peuvent se révéler mieux adaptées à la situation.
  22.        Dans l’affaire First City Financial, précitée, la High Court de l’Ontario, plutôt que de prononcer une injonction interlocutoire, a préféré laisser la Securities Commission traiter de la question de divulgation de renseignements qui opposait deux rivaux dans le cadre de la prise de contrôle d’une compagnie, précisément en raison de la plus grande souplesse offerte par le régime administratif par rapport au processus judiciaire. Le juge Reid écrit :

It seems to me that the Commission is better fitted by its jurisdiction, its nature and its expertise to maintain a watchdog type of supervision over the required level of disclosure in this kind of contest than is the Court. It is more flexible both in its ability to receive and deal with complaints. If disclosure is insufficient in the opinion of the Commission, it is not caught in the « yes » or « no » situation that the Court is by reason of its nature and its jurisdiction.

  1.        Le législateur fédéral a établi un régime administratif à la fois sophistiqué, efficace et souple pour assurer la sécurité ferroviaire au pays. Ce processus mise sur l’expertise du ministère des Transports en la matière. Le ministre peut rendre les ordonnances nécessaires à la sécurité ferroviaire et même des injonctions ministérielles en cas d’urgence et les adapter à la situation devant lui. Des appels sont prévus devant le Tribunal d’appel des Transports du Canada[90], dont les membres doivent posséder des compétences reliées au secteur des transports en cause lorsqu’ils entendent une affaire, tel que déjà mentionné. Il y a là, me semble-t-il, une volonté législative claire de laisser les questions de sécurité ferroviaire entre les mains de spécialistes qui disposent par ailleurs de toute la flexibilité voulue pour assurer une telle sécurité sans pour autant imposer des normes qui seraient indûment restrictives pour les opérations ferroviaires. Cette volonté législative en une telle matière semble tout à fait appropriée et permet d’adopter rapidement et de manière efficace les solutions qui peuvent s’imposer en matière de sécurité ferroviaire, un domaine hyper-règlementé, ultraspécialisé et, par la force des choses, complexe.
  2.        Je souligne également que le présent litige, dans son essence, n’est pas véritablement juridique. Certes, si la directive du 11 octobre 2024 est déraisonnable, le CN n’a pas le droit contractuel de l’adopter car il ne peut qu’adopter des règles raisonnables selon le contrat qui lie les parties. Cependant, cette détermination juridique est entièrement tributaire de la véritable question qui se pose, et qui est une pure question de sécurité ferroviaire : la directive du 11 octobre est-elle nécessaire du point de vue de la sécurité ferroviaire, comme le prétend le CN, ou est-elle non justifiée et plus dangereuse qu’autre chose en créant une surcharge cognitive pour les conducteurs de trains qui doivent l’appliquer, comme le prétend VIA? S’agissant d’abord et avant tout de questions techniques relatives à la sécurité ferroviaire, il vaut mieux laisser les experts du ministère, qui sont par ailleurs déjà saisis de la question, établir ce qui est ici requis ou non pour assurer la sécurité ferroviaire, sans avoir à subir d’interférences qui pourraient se révéler « embarrassantes » de la part des tribunaux de droit commun.
  3.        J’ajoute à cet égard que la ministre des Transports, bien qu’avisée par VIA de ses inquiétudes quant à l’urgence de lever l’application de la directive en raison des risques que celle-ci pourrait créer par une surcharge cognitive des conducteurs de trains Venture n’a pas jugé bon à ce stade de prononcer une injonction ministérielle d’urgence.
  4.        Je vais donc rejeter la demande en injonction interlocutoire, car j’estime que la demanderesse dispose d’un remède adéquat dans le cadre du processus administratif prévu à la LSF, processus qui est d’ailleurs déjà engagé et qui suit présentement son cours.
  5.        Il n’est donc ni nécessaire ni approprié de se pencher plus avant sur les autres critères relatifs à l’octroi d’une injonction interlocutoire puisque, même en tenant pour acquis que ces critères puissent ici être satisfaits (ce sur quoi je ne me prononce pas), je suis d’avis qu’il serait inopportun d’accorder l’injonction interlocutoire demandée, préférant laisser ici le ministère des Transports se pencher sur cette question complexe de sécurité ferroviaire afin de déterminer, le cas échéant, et sans interférence judiciaire à ce stade, les mesures à prendre à cet égard.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.        REJETTE la demande d’injonction interlocutoire de la demanderesse VIA Rail Canada inc. contenue dans la demande intitulée « Originating Application for a Permanent Injunction, Interlocutory Injunction and safeguard Order » portant la date du 4 mars 2025.
  2.        Avec les frais de justice en faveur de la défenderesse.

 

 

 

__________________________________

Serge Gaudet, j.c.s.

 

Me Bogdan Catanu,

Me Jean-Christophe Martel,

Me Laurent Crépeau,

Me Mathias Heilke,

Me Omar El Baba,

Woods sencrl,

Avocats de la demanderesse Via Rail Canada inc.

 

Me Vincent Rochette,

Me Jean-Simon Shoenholz,

Me Maya Angenot,

Me Dominic Dupoy,

Me Heather Clark,

Me Florence Méthot,

Norton Rose Fulbright Canada sencrl

Avocats de la défenderesse Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

 

Dates d’audience :

10 et 11 avril 2025

 


[1]  Le CN, qui a déjà été lui-même une société de la Couronne fédérale, a été privatisé en 1995 : Loi sur la commercialisation du CN, L.C. 1995, ch. 24.

[2]  Déclaration de Nicholas MacKenzie, par. 5 (RDDII, Vol.1, ong. 15).

[3]  Le « Transport Service Agreement » de 2009, tel qu’amendé.

[4]  VIA invoque notamment que les restrictions du CN ont été imposées sans avertissement à la veille du congé de l’Action de Grâces, son week-end le plus achalandé de l’année.

[5]  LRC 1985, c. F-7.

[6]  Jugement du 19 février de la juge Catharine Moore (RDDII, Vol.1, ong.3)

[7]  LRC 1985, ch. 32 (4ème supp.).

[8]  Je comprends que VIA, mise devant cette alternative par la direction de la Cour, a préféré procéder sur l’injonction interlocutoire en mode accéléré plutôt que d’abord présenter une ordonnance de sauvegarde et ensuite présenter sa demande d’injonction interlocutoire.

[9]  Malheureusement, la façon de classifier les pièces (par exemple, l’ensemble des pièces en demande devant la Cour fédérale sont devenues les pièces P-1 et P-2, tandis que l’ensemble des pièces du CN devant la Cour fédérale est devenu la Pièce P-3, chacune des pièces P-2 et P-3 totalisant plusieurs milliers de pages) a fait en sorte que la liste de pièces accompagnant la demande introductive d’instance était particulièrement difficile à utiliser, même avec un ordinateur. J’ai donc demandé aux parties de me produire des outils supplémentaires afin de faciliter ma tâche. Les procureurs de VIA m’ont donc transmis le 14 avril dernier quatre gros cahiers boudinés intitulés Recueil des documents cités dans la demande introductive d’instance (ci-après « RDDII ») et reprenant chaque document ou extrait de document ou d’interrogatoire mentionné dans ladite demande introductive d’instance, et ce, par ordre d’apparition. De leur côté, les avocats du CN ont communiqué une nouvelle version de leur plan d’argumentation détaillé dont les références à la preuve étaient plus précises que celles de la version originale. Je remercie les procureurs pour avoir agi avec célérité afin des produire ces documents supplémentaires sans lesquels il aurait été pratiquement impossible de rédiger les présents motifs dans un délai raisonnable.

[10]  Art. 103.1 a) du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada (REFC).

[11]  Idem.

[12]  Par exemple, en matières médicales, il peut y avoir un « shunt » de la circulation sanguine.

[13]  Art. 12.5 b) des Normes sur les passages à niveau de Transports Canada (Recueil de la législation de VIA, ong. 6).

[14]  Ce que les gens du milieu appellent des roues « trued ».

[15]  Référence.

[16]  Ce « cab car » est utile pour diriger le train lorsque la locomotive pousse plutôt que tire le convoi, les trains Venture étant bidirectionnels contrairement aux trains Legacy.

[17]  Compendium du CN, Vol.1, ong. 11.

[18]  L.C. 1996, ch. 10.

[19]  Voir les références aux par. 45 et suivants de la Demande introductive d’instance de VIA et les argumentations produites devant l’OTC aux onglets 21 et 14 du Volume 1, RDDII.

[20]  RDDII, Vol. 2, Onglet 44.

[21]  Déclaration de M. Quintal, par.4 (RDDII, Vol.2, ong. 36).

[22]  RDDII, Vol.2, ong. 41.

[23]  RDDII, Vol. 2, ong. 46 et 47.

[24]  RDDII, Vol.2, ong. 55 (p.5).

[25]  RDDII, Vol. 3, ong. 57.

[26]  Mieux connu dans le milieu ferroviaire sous son acronyme anglais « CROR » pour « Canada Rail Operating Rules ».

[27]  Tel que déjà indiqué, ce « temps minimal requis » est en principe de 20 secondes pour les passages à niveau non munis de barrières. Lorsqu’il y a des barrières, si la vitesse maximale autorisée est supérieure à 15 milles à l’heure, les barrières doivent être observées par le conducteur du train comme étant en position horizontale pendant au moins 5 secondes avant l’arrivée du train et si la vitesse maximale autorisée est inférieure à 15 milles à l’heure, les barrières doivent être observées en position horizontale lorsque le train arrive au passage à niveau. Voir l’alinéa a) de l’article 103.1 REFC.

[28]  Je comprends que, dans ces graphiques, un bon shuntage devrait montrer une ligne descendante linéaire plutôt lisse, alors qu’un shuntage problématique montrera des variations verticales plus ou moins importantes dans cette ligne descendante qui n’est donc pas aussi lisse.

[29]  RDDII, Vol. 3, Ong. 62.

[30]  Idem, p. 65.

[31]  Je précise que, le 27 novembre 2024, une seconde version de la directive a été émise afin d’ajuster le texte à des changements règlementaires relativement au « temps minimal requis » selon que le passage à niveau dispose de signaux lumineux et sonores ou de barrières. Voir la déclaration assermentée de M. Panetta du 12 décembre 2024, par. 65 et suiv. (RDDII, Vol. 1, ong. 8). Une troisième version de la directive a été émise le 20 février 2025, afin de modifier légèrement le nombre de passages à niveau visés (RDDII, Vol.4, ong. 96). Ces deux versions supplémentaires de la directive du 11 octobre 2024 n’en modifient toutefois pas de manière significative la nature ou la portée aux fins du présent débat.

[32]  Ce qui n’est pas contesté par le CN. Voir l’expertise de M. Lui du 30 janvier 2025, p. 32.

[33]  RDDII, Vol. 3, ong. 73.

[34]  RDDII, Vol. 3, ong. 9.

[35]  Ce que les témoins des parties appellent le « White Paper » (RDDII, Vol.3, ong. 79).

[36]  Les détails techniques de ces appareils sont fournis dans l’annexe B du rapport : idem.

[37]  Art. 36(1) LSF.

[38]  Ong. 9 du Vol. 1 du Compendium du CN.

[39]  Idem (je souligne).

[40]  RDDII, Vol.3, ong. 87.

[41]  Déclaration assermentée de M. Hoang Tran du 13 février 2025, RDDII, Vol. 4, ong. 94.

[42]  Voir le Cahier des expertises de VIA (auquel il fait ajouter l’expertise supplémentaire de John Ireland en date du 9 avril 2025) et le Cahier des expertises du CN.

[43]  Rapport du 3 mars 2025, pp. 21-22.

[44]  Pièce P-87.

[45]  Idem. Ces données ne m’ont pas été expliquées et ne le sont pas davantage dans le bref rapport de M. Ireland.

[46]  Rapport du 30 janvier 2025, p. 1033 à 1036 et p. 1041 à 1044.

[47]  Idem, p. 1040.

[48]  Idem, p. 1045 à 1048.

[49]  Onglet 9a du Cahier des déclarations assermentées du CN.

[50]  Rapport du 3 mars 2025, p. 12.

[51]  i.e. des conducteurs de trains (« locomotive engineers » en anglais).

[52]  Rapport du 3 mars 2025, p. 13 (les italiques sont dans le texte original).

[53]  Rapport du 30 janvier 2025, p. 1662 à 1676. La lecture du rapport permet de constater que le résumé se trouvant au début du rapport de M. Kumagai est fidèle au contenu détaillé de celui-ci.

[54]  Idem, p. 1677-78.

[55]  Je rappelle que, en ce qui a trait au fond du dossier, VIA demande l’octroi des mêmes conclusions par l’intermédiaire d’une injonction permanente, l’octroi de dommages-intérêts compensatoires (dont le montant n’est pas déterminé) et punitifs, et réserve ses droits de requérir toute ordonnance alternative pour ordonner au CN de prendre des mesures correctives advenant qu’il soit démontré que ses trains ne réalisent pas un shuntage adéquat. Voir les conclusions de la Originating Application for a Permanent Injunction, Interlocutory Injunction and Safeguard Order du 4 mars 2025.

[56]  Google Inc. c. Equustek Solutions inc., [2017] 1 RCS 824, par. 24.

[57]  Dans certains cas, le critère de l’apparence de droit peut être plus exigeant. Ainsi, en cas d’injonction interlocutoire de nature mandatoire, la Cour suprême exige plutôt une forte apparence de droit : R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5. Par ailleurs, si l’octroi de l’injonction équivaut pratiquement à une disposition définitive du litige, le juge devra se livrer à un examen plus attentif du droit invoqué par le demandeur : voir Groupe CRH inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, par. 28.

[58]  Ce critère est celui indiqué à l’article 511 du Code de procédure civile.

[59]  Google inc., précitée, par. 25; RJR-MacDonald inc. c. Canada (PG), [1994] 1 RCS 311;

[60]  Société canadienne de prévention de la cruauté envers les animaux c. Longueuil, 2022 QCCA 1690, par. 25.

[61]  Sur l’introduction de l’injonction en droit québécois au XIXème siècle comme mesure provisionnelle et ses relations complexes avec l’exécution en nature du droit civil, voir G. Massé, « L’exécution des obligations via l’astreinte française et l’injonction québécoise », (1984) 44 R. du B. 659.

[62]  Art. 1601 C.c.Q.

[63]  2023 QCCA 892.

[64]  Idem, par. 44.

[65]  Idem, par. 46 (les italiques sont dans le texte original).

[66]  Groupe CRH, précité, par. 25.

[67]  1975 2 RCS 236, p. 246.

[68]  2014 NLCA 46, par. 65.

[69]  Je précise que M. Sharpe, qui a enseigné et a été doyen à la Faculté de droit de l’Université de Toronto, a été nommé juge à la Cour supérieure de l’Ontario en 1995, puis à la Cour d’appel de l’Ontario en 1999.

[70]  Sharpe, Injunctions and Specific Performance 2024, éd. à feuilles mobiles, par. 3.22.

[71]  Idem.

[72]  2012 CAF 203.

[73]  Le sursis et l’injonction interlocutoire sont des recours de même nature : Manitoba (PG) c. Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110.

[74]  Il s’appuie à cet égard sur les arrêts Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, (1995) 1 RCS 3 et C.B. Powell Ltd c. Agence des services frontaliers du Canada, 2010 CAF 61.

[75]  Voir Reza c. Canada, 1994 2 RCS 394.

[76]  2015 CSC 37.

[77]  Il s’agissait dans ce cas d’un pourvoi en contrôle judiciaire. La Cour fédérale avait été saisie d’une demande visant à faire déclarer que les lignes directrices fédérales en matière de pension alimentaire pour enfants étaient invalides car non prévues à la Loi sur le divorce. La Cour fédérale avait rejeté la demande au motif que les cours supérieures des provinces, qui avaient le pouvoir de se prononcer sur cette question, étaient mieux placées pour trancher le débat, la Cour fédérale ne possédant pratiquement aucune expertise en matière de droit familial. La Cour d’appel fédérale puis la Cour suprême ont confirmé cette décision.

[78]  Idem, par. 42.

[79]  « As Brown and Evans put it, “in each context the reviewing court applies the same basic test: is the alternative remedy adequate in all the circumstances to address the applicant’s grievance?”: topic 3:2100 (emphasis added) ». Je souligne que la version française de l’arrêt mentionne « en toutes circonstances » mais qu’il s’agit d’une traduction maladroite de l’expression « in all the circumstances » qui signifie plutôt dans le contexte où elle est utilisée « à la lumière de l’ensemble des circonstances ». Le paragraphe qui suit le confirme puisque la Cour y indique que la « liste des facteurs n’est pas limitée, car il appartient aux cours de justice de les cerner et de les soupeser dans le contexte d’une affaire donnée » (je souligne).

[80]  Idem, par. 43 et 44.

[81]  Plan d’argumentation du CN, par. 39.

[82]  Art. 3a) LSF.

[83]  Art. 33(2) et 33(6) LSF.

[84]  Compendium du CN, Vol.1, ong.9.

[85]  Courriel du 4 février 2025 de Mario Péloquin, président de VIA à Transports Canada (ong. 10 du Compendium du CN, p. 1).

[86]  Voir Burnaby (City) c. Trans Mountain Pipeline ULC, 20-14 BCSC 1820; First City Financial Corp. Ltd c. Genstar Corp., 125 DLR (3d) 303 (1981, Ontario High Court of Justice). Dès 1923, la Cour suprême du Canada avait établi que les tribunaux devaient veiller à ne pas « embarrasser » des organismes administratifs valablement saisis de litiges en prononçant des injonctions interlocutoires ou des jugements déclaratoires pouvant interférer avec leur processus décisionnel : City of Lethbridge c. Canadian Western natural Gas, light, Heat and Pover Co., 1923 RCS 652, (voir à cet égard les motifs des juges Davies, Mignault, Duff et Anglin).

[87]  Advenant que la ministre ne rende pas de décision dans un délai raisonnable, la demanderesse pourrait toujours saisir la Cour fédérale d’une demande en mandamus pour obtenir une décision. Advenant que la décision rendue soit déraisonnable ou autrement illégale, la Cour fédérale peut la contrôler par un pourvoi en contrôle judiciaire.

[88]  Membres qui doivent eux-mêmes être spécialisés dans le domaine de transport en question, sauf pour le président et le vice-président de ce tribunal (art. 12(4) de la Loi sur le Tribunal d’appel des transports du Canada, L.C. 2001, ch. 29. Voir les art. 32.1 et 32.2 LSF pour les appels à ce tribunal spécialisé.

[89]  Art. 106 C.p.c.

[90]  Art. 32.1 et 32.2 LSF

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