Lachapelle-Welman et 3233430 Canada inc. (Portes et fenêtres ADG) |
2016 QCTAT 3557 |
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[1] Le 30 janvier 2015, monsieur Lachapelle-Welman dépose une plainte pour harcèlement psychologique en vertu de l’article 123.6 de la Loi sur les normes du travail[1] à l’encontre de la compagnie 3233430 Canada inc. faisant affaire sous le nom de « Les portes et fenêtres A.D.G. » (l’employeur).
[2] Le 1er janvier 2016, la Loi instituant le Tribunal administratif du travail[2] (la LITAT) est entrée en vigueur. Cette loi crée le Tribunal administratif du travail (le Tribunal) qui assume les compétences de la Commission des relations du travail (la Commission) et de la Commission des lésions professionnelles (la CLP). En vertu de l’article 261 de cette loi, toute affaire pendante devant la Commission ou devant la CLP est continuée devant la division compétente du Tribunal administratif du travail.
[3] En accord avec les parties, le Tribunal convient de se prononcer d’abord sur le bien-fondé de la plainte et de réserver sa compétence pour déterminer les mesures de réparation, le cas échéant.
[4] Francis Lachapelle-Welman occupe un poste de « monteur ou d’assembleur » depuis le 22 janvier 2014 dans une usine de portes et de fenêtres exploitée par l’employeur, et ce, jusqu’au 19 janvier 2015, date où il quitte son emploi.
[5] À l’époque pertinente, monsieur Lachapelle-Welman travaille sur le quart de soir (de 15 h à 1 h 30) du lundi au jeudi, pour un total de 40 heures par semaine.
[6] Son supérieur immédiat est le contremaître du quart de soir, Sylvain Dubuc, lequel relève du directeur de l’usine, Marc Leblanc.
[7] Le poste de travail de monsieur Lachapelle-Welman est situé à proximité de ses collègues, Guillaume, Sébastien et Jason[3] ce qui leur permet de communiquer entre eux pendant l’exécution de leurs tâches. Cela dit, la communication n’est pas forcément aisée en raison du bruit causé par l’utilisation de la machinerie, de l’équipement et d’une musique ambiante.
[8] Jusqu’à l’été 2014, monsieur Lachapelle-Welman ne perçoit aucune manifestation de harcèlement psychologique. Il explique avoir des relations cordiales avec ses collègues de travail, en faisant référence à des blagues ou « à des tours » qu’ils se font entre eux.
[9] Même s’il n’est pas l’auteur de ces blagues ou de ces tours et qu’il en est parfois « la victime », monsieur Lachapelle-Welman affirme qu’il réagit bien. À ce moment, il trouve ça drôle et il n’a aucun reproche à formuler à l’endroit de ses collègues puisqu’il est d’avis qu’à ce moment « cela ne faisait de mal à personne ». Personnellement, il ne joue pas de tours à ses collègues, non par manque d’intérêt ou parce qu’il n’en a pas envie, mais tout simplement parce qu’il se décrit comme une personne gênée, timide ou réservée, et que ces traits de sa personnalité l’incitent à la retenue.
[10] Que s’est-il passé par la suite?
[11] À l’été 2014, monsieur Lachapelle-Welman constate un changement dans son milieu de travail. Ses collègues poursuivent leurs blagues, mais cette fois, il estime que Guillaume et Sébastien se moquent de lui en raison de sa différence, parce qu’il n’est pas comme eux. Par exemple, ils le qualifient de « bon petit gars » sur un ton qui n’exprime en rien une intention de le complimenter, notamment parce qu’ils semblent s’étonner qu’il n’ait jamais rien volé et qu’il ne consomme aucune drogue.
[12] Subissant ce genre de commentaires au travail à une fréquence d’une à deux fois par jour, il commence à mal réagir, dit-il, en reprochant à ses collègues de travail de se moquer de lui parce qu’il n’endosse pas leurs comportements et qu’il ne partage pas les mêmes valeurs.
[13] Pour faire cesser ces commentaires ou leur faire comprendre qu’il les considère comme hostiles, monsieur Lachapelle-Welman tente de les ignorer lorsqu’ils le font et il se réfugie dans son mutisme.
[14] La « stratégie » de monsieur Lachapelle-Welman ne produit pas l’effet recherché puisque, selon lui, Sébastien et Guillaume n’arrêtent pas leurs commentaires. Pire, la situation s’aggrave à l’automne 2014 après l’arrivée de Jason, un nouveau salarié sur le quart du soir. La situation est telle qu’il déclare avoir commencé par la suite à s’isoler au travail pendant ses pauses[4] afin d’éviter d’abord Guillaume et Sébastien, et par la suite Jason, en raison de plusieurs évènements qu’il associe à des manifestations de harcèlement psychologique.
[15] Pour chacun de ces évènements, monsieur Lachapelle-Welman déclare et répète avoir été humilié, vexé, embarrassé et insulté par ses collègues de travail qui se moquent de lui, en ajoutant que ces derniers ont, par la même occasion, porté atteinte à sa vie privée. Dans ces situations, il a tendance explique-t-il à être « bête ». Il ne parle pas. Il ne répond pas et il évite les contacts visuels avec ses collègues. Il feint l’indifférence pour tenter de faire croire à ses collègues que leurs comportements ne l’atteignent pas. Il évite de réagir, lorsqu’il le peut, puisqu’il perçoit que ses collègues ont alors tendance à en rajouter.
[16] Monsieur Lachapelle-Welman décrit la trame de ces évènements comme suit.
[17] Le 18 décembre 2014, il reproche à Guillaume et à Jason de l’avoir qualifié de « puceau » à l’occasion d’une discussion à connotation sexuelle alors qu’ils sont à effectuer leurs tâches à leurs postes de travail. Il s’isole dans son mutisme et il refuse de répondre à cela. Il ne dit à personne que cela l’affecte.
[18]
De même, il reproche aussi à Guillaume de lui avoir demandé,
le 26 novembre 2014, toujours dans le même contexte, s’il était circoncis.
Encore une fois, il réagit en gardant le silence et il feint d’ignorer la
question qu’on lui pose. Cet évènement fait rire Jason et Sébastien, qui ont
tous les deux participé à cette discussion et ces derniers ont alors déclaré en
dérision « tu sais que tu n’as pas besoin d’être un juif pour
être circoncis ». Monsieur Lachapelle-Welman ne les informe pas que ce type
de comportement l’affecte. Il n’en parle pas non plus à son contremaître.
Invité à en expliquer la raison, il fait valoir qu’il ne peut pas se confier à
lui parce qu’il a constaté que son contremaître riait parfois des blagues de
Sébastien, Guillaume ou de Jason.
[19] À partir de cet évènement, monsieur Lachapelle-Welman croit qu’il est victime de harcèlement psychologique au travail. Il consulte le site web de la Commission des normes du travail (la CNT)[5] afin de s’informer puisqu’il envisage de déposer une plainte. Il retient de cette démarche qu’il doit démontrer ce qu’il allègue et que ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Il note que la CNT suggère aux plaignants d’utiliser un journal afin de consigner en détail tous les évènements pouvant être associés à de manifestations de harcèlement psychologique. Inspiré, il décide de passer à un « niveau supérieur » en se procurant un enregistreur portatif. Il considère que cette façon de faire est plus simple que de tenir un journal quotidien et qu’il pourra ainsi se constituer une meilleure preuve.
[20]
Monsieur Lachapelle-Welman se procure donc un enregistreur et à compter
du
11 décembre 2014, il enregistre systématiquement ses collègues à leur insu,
sauf pendant ses pauses.
[21] Lorsqu’il arrive à son domicile, il transfère l’enregistrement dans son ordinateur sous forme de fichier numérique et par la suite, il repère les extraits pertinents sur chacun des fichiers[6].
[22] Peu familier avec son enregistreur, monsieur Lachapelle-Welman reconnait qu’il n’a pas été en mesure d’enregistrer cette journée-là, mais il affirme qu’il a néanmoins été victime d’une manifestation de harcèlement psychologique.
[23] Alors qu’ils sont à effectuer leurs tâches de travail et que Guillaume, Jason et Sébastien discutent de sujets à connotation sexuelle, il affirme que Guillaume l’a interpellé pour lui demander « s’il avait déjà saigné du cul ».
[24] Dans un contexte similaire, alors qu’ils effectuent leurs tâches de travail, Jason, Sébastien et Guillaume discutent de leur consommation de pornographie sur internet. Présumant que monsieur Lachapelle-Welman en consomme, Jason et Sébastien lui demandent d’identifier ses sites préférés, ce qu’il refuse de faire en leur répondant simplement « non merci ».
[25] Insatisfaits de cette réponse, sans doute, Sébastien et Guillaume décident d’associer le « non merci » à un site pornographique français qui comporte des scènes de viol et ils en rient avec Jason devant lui.
[26] Guillaume, Sébastien et Jason ont une autre discussion à connotation sexuelle. Ils s’interrogent sur le nombre d’hymens qu’ils ont « déchirés » jusqu’à ce jour et ils invitent monsieur Lachapelle-Welman à répondre lui aussi à cette question, ce qu’il refuse de faire en déclarant « Ça ne me tente pas de répondre. »
[27] Insatisfait de cette réponse, sans doute, Sébastien de rétorquer « on dit aucun dans ce temps-là », tout en riant avec Guillaume et Jason.
[28] Alors que monsieur Lachapelle-Welman revient à son poste de travail après s’être absenté un moment pour aller à la salle de bain, Jason lui demande à son retour s’il s’est lavé les mains. Il répond par l’affirmative.
[29] Guillaume intervient ensuite en ajoutant « après avoir fait caca, tu laves tes mains ». Monsieur Lachapelle-Welman lui dit « toujours ». Guillaume et Sébastien semblent remettre en cause cette affirmation puisqu’ils déclarent tous les deux à tour de rôle « toujours… toujours... » sur un ton suspicieux.
[30]
Jason en rajoute en lui demandant de le prouver en se léchant un doigt.
Monsieur Lachapelle-Welman ne répond pas et il l’ignore. Guillaume l’interpelle
à nouveau - il veut savoir avec laquelle de ses mains, il s’essuie et il veut
également savoir s’il utilise la même main pour se masturber. Confrontés au
silence de monsieur Lachapelle-Welman, Jason et Guillaume suggèrent qu’il est
ambidextre.
[31] Ayant perçu la réaction hostile ou non désirée des questions qu’ils posent à monsieur Lachapelle-Welman, Guillaume déclare avant de clore le sujet de discussion «Bin non j’te niaise Franky prend pas ça de même […] t’es fort des deux mains toi, c’est ça que ça veut dire. »
[32] Ce n’est pas le seul évènement du jour.
[33] Lors d’une autre discussion à connotation sexuelle, Guillaume invite ses collègues (Sébastien, Jason et monsieur Lachapelle-Welman) à décrire leurs pénis en un mot en l’associant à un titre de film. Tous acceptent le jeu, s’il en est un, à l’exception de monsieur Lachapelle-Welman. Devant le mutisme de ce dernier, Jason propose de répondre à sa place, en associant son pénis au mot « timide », ce qui fait rire, semble-t-il, Guillaume et Sébastien, mais d’aucune façon monsieur Lachapelle-Welman.
[34] La même journée, Guillaume interpelle monsieur Lachapelle-Welman en lui disant « Franky mon frère y veut te regarder se branler ». Ayant constaté que ce dernier l’ignore et qu’il ne lui répond pas, Guillaume ajoute « toi, t’aimerais ça qui te regarde se branler », tout en riant avec Sébastien qui réplique avec un « christ que t’as pas l’esprit ouvert ».
[35] La discussion se poursuit ensuite un court moment entre Guillaume et Sébastien. Le premier déclare « t’aimerais ça qui t’aide d’abord » et le second de répondre « là t’es trop ouvert ». Étrangement, ils rient tous les deux, y compris Jason, alors Guillaume s’exclame en leur disant « t’aimerais ça qui t’ouvre! ».
[36] Le dernier évènement du jour provient d’une autre discussion à caractère sexuel. Guillaume interroge monsieur Lachapelle-Welman. Il veut savoir s’il a un pénis. Alors que ce dernier répond par l’affirmative, Jason lui demande « …t’es sûr? »
[37] Réitérant la même réponse, Jason demande ensuite à monsieur Lachapelle-Welman « à quoi ça sert » pendant que Guillaume éclate de rire. Sans entrer dans les détails, retenons simplement que Guillaume et Jason poursuivent la discussion en s’interrogeant sur le nombre de testicules qu’il possède, tout en l’associant à un puceau, une personne gênée et complexée.
[38] Monsieur Lachapelle-Welman déclare ne plus pouvoir supporter le comportement de ses collègues cette journée-là. À la fin de son quart de travail, il se réfugie dans son camion pour pleurer à l’abri des regards. C’est à ce moment précis, dit-il, qu’il commence à envisager de quitter son emploi.
[39] À l’occasion d’une discussion entre Jason et Sébastien sur les maladies transmissibles sexuellement, ils décident de questionner monsieur Lachappelle-Welman. Ils veulent savoir « s’il en a déjà eu une ». Il répond par la négative, et Sébastien et Jason éclatent de rire, en mentionnant que cela ne peut pas être possible puisqu’il est un puceau.
[40] Bien que Guillaume ne soit pas au travail, le 13 janvier 2015, les comportements que monsieur Lachapelle-Welman associe à des manifestations de harcèlement psychologique se poursuivent.
[41] Lors d’une discussion qui implique Jason et Sébastien, le premier demande à monsieur Lachapelle-Welman « s’il rase sa barbe avec le même rasoir qu’il se rase le cul ». Ils laissent entendre qu’il devrait le faire, car eux le font et ils lui recommandent sur un ton sarcastique de ne pas utiliser le même rasoir.
[42] La réaction initiale de monsieur Lachappelle-Welman est de feindre de rire et de répondre en Jason en lui déclarant « y pense que j’me rase le cul là? » sur un ton visant à lui faire savoir qu’il est plutôt hostile à répondre à ce genre de question.
[43] Pendant le quart de travail, cette discussion revient. C’est ainsi que Sébastien lui demande un peu plus tard s’il a l’intention de se procurer un autre rasoir, en faisant référence à sa suggestion d’en utiliser un pour son visage et un autre pour ses poils pubiens. Monsieur Lachapelle-Welman lui répond « pas trop, non ».
[44] Cette réponse ne met toutefois pas un terme à cette discussion.
[45] Alors que Sébastien s’entretient avec Jason sur l’opportunité d’utiliser un rasoir sur ses parties génitales, ils interpellent monsieur Lachapelle-Welman en lui disant « faut raser po-paul là … faut que tu rases po-paul là »…tu gagnes un demi-pouce en rasant po-paul ».
[46] Monsieur Lachapelle-Welman réagit mal. Il leur demande « de se la fermer », à deux reprises, mais rien n’y fait. Sébastien et Jason continuent durant la journée de revenir sur le sujet relié au rasage de poils pubiens afin de se moquer de lui. Il tente de les ignorer. Il se réfugie dans son mutisme, mais son attitude ne fait qu’alimenter davantage Sébastien et Jason. En voici des exemples; « faque là demain quand tu te lèves c’est quoi tu fais Franky? Tu t’en vas au Jean-Coutu (…) Pis c’est quoi tu demandes au Jean-Coutu? (…) Tu demandes rien tu t’en vas te chercher un rasoir (…) est-ce que tu vas suivre notre conseil Franky? (…) sois pas gêné (…) en plus le rikiki a l’air plus gros (…) met toi à la place de la demoiselle Franky là ».
[47] Pendant la journée, il affirme avoir entendu Sébastien se vanter auprès de son contremaître et de sa collègue de travail, Caroline Dubuc, qu’il s’était moqué de lui en lui demandant s’il utilisait le même rasoir pour sa barbe que pour ses poils pubiens et ses parties génitales. Il reproche à son contremaître son inaction pour réprimer ce type de comportements.
[48] Selon monsieur Lachapelle-Welman, il ne fait aucun doute que Sébastien et Jason ont informé Guillaume de la discussion qu’ils ont eue hier au travail.
[49] En effet, dès le début de son quart de travail, il se rappelle que Guillaume l’a l’interpellé, sans lui dire un mot, en faisant semblant de se raser les poils pubiens en présence de Jason qui lui a déclaré tout de go « fucked up hein? ».
Le 15 janvier 2015
[50] Ayant sans doute compris que monsieur Lachapelle-Welman n’apprécie pas son comportement ou son milieu de travail, Guillaume lui suggère de se trouver un nouvel emploi s’il n’est pas heureux. Monsieur Lachapelle-Welman choisit de l’ignorer et de ne pas lui parler.
Le 19 janvier 2015
[51] Avant le début de son quart de travail, monsieur Lachapelle-Welman rencontre le directeur de l’usine, Marc Leblanc afin de lui remettre sa lettre de démission. Il lui explique qu’il quitte son emploi parce « qu’il ne s’entend pas bien avec les gars de soir ».
[52] Lors de cette discussion, monsieur Leblanc lui propose alors de le transférer sur le quart de jour ou de le faire travailler sur un poste de travail isolé sur le quart de soir, mais il refuse ses propositions.
[53] D’abord, il lui explique qu’il n’était pas intéressé à travailler sur le quart de jour à cause de la circulation et que cela impliquait un horaire de travail de 5 jours au lieu de 4. Ensuite, il ne voulait pas être affecté sur un poste de travail isolé puisqu’il aurait dû alors réaliser des tâches pour lesquelles il n’avait aucun intérêt.
[54] Avant de quitter son emploi, monsieur Lachapelle-Welman reconnaît qu’il ne s’est jamais plaint de la situation qu’il vivait au travail, tant à un collègue de travail, qu’au directeur de l’usine (monsieur Leblanc) ou à son contremaître (monsieur Dubuc).
[55] Comment explique-t-il cela?
[56]
En ce qui concerne monsieur Leblanc, il dit l’avoir informé verbalement
à
l’automne 2014 que certains salariés ne respectaient pas la politique sur
l’usage du tabac et ce dernier lui a répondu qu’il allait prévenir son contremaître
afin qu’il intervienne. Monsieur Lachapelle-Welman reconnaît que monsieur
Leblanc l’a fait puisque son contremaître a déclaré aux salariés affectés au
quart du soir dire « c’est qui, qui avaient une cigarette dans la
gueule avant que Marc soit parti? » (en référence à monsieur Leblanc).
Toutefois, comme rien n’a changé, bien qu’il soutient avoir dénoncé à nouveau
la situation à monsieur Leblanc, il a conclu que s’il ne peut compter sur ce
dernier pour faire respecter la politique sur l’usage du tabac, qu’il ne
pouvait pas espérer qu’il intervienne pour faire cesser les manifestations de
harcèlement psychologique dont il était victime.
[57] Quant à son contremaître, il explique qu’il ne pouvait pas plus compter sur son intervention puisqu’il estime qu’il était au courant de la situation ou qu’il ne pouvait l’ignorer et il n’est jamais intervenu pour que cela cesse. Bien plus, il lui arrivait même de rire de certaines « blagues » de Sébastien, de Guillaume et de Jason, faisant en sorte qu’il faisait un peu partie de leur « gang ». Enfin, l’attitude de son contremaître dans le cadre du suivi qu’il était chargé d’effectuer concernant le respect de la politique sur l’usage du tabac a aussi contribué à renforcer la perception de monsieur Lachapelle-Welman sur l’inutilité de cette démarche.
[58] Madame Dubuc travaille sur le quart de soir. Elle n’occupe pas un poste précis, ce qui l’amène à se déplacer fréquemment dans l’usine. Elle se souvient d’avoir travaillé avec monsieur Lachapelle-Welman, en mentionnant n’avoir jamais eu de problème avec lui, tout en le qualifiant de « bonne personne », bien qu’un peu « spéciale ». En effet, outre sa timidité et le fait qu’il soit un peu renfermé sur lui-même, ses traits de personnalité l’amènent, selon ce qu’il lui a révélé, par exemple, à éviter d’emprunter les autoroutes et à fréquenter les restaurants.
[59] Madame Dubuc se souvient d’avoir déjà entendu des extraits de discussions impliquant Sébastien, Guillaume et Jason ou que ces derniers lui ont rapporté certaines discussions.
[60] Son niveau de connaissance est toutefois limité, précise-t-elle en faisant référence au fait qu’elle ne travaille généralement pas à proximité de leurs postes de travail et aux bruits ou à la musique ambiante à l’intérieur de l’usine.
[61] Sans entrer dans les détails, il s’agissait, selon madame Dubuc, de discussions d’adolescents « en rut » puisque la sexualité était souvent à l’avant-plan. Personnelle-ment, cela ne l’offusquait pas, bien qu’on doit comprendre que ce n’est pas le niveau de discussion qui suscite son intérêt, mais étant la seule femme qui travaille sur le quart de soir avec une « gang de gars », elle dit en avoir entendu « des vertes et des pas mûres ».
[62] Par exemple, elle se rappelle que Sébastien, Guillaume et Jason l’ont fait venir dans leur service simplement pour lui demander si elle se rasait les parties intimes. Madame Dubuc dit leur avoir répondu, ce qui a mis un terme à leurs interrogations. Ce qui avait suscité leur intérêt, selon sa compréhension, c’est qu’ils semblaient trouver curieux ou drôle que monsieur Lachapelle-Welman ne le fasse pas et ils riaient en référence au fait que le plaignant ne le faisait pas.
[63] Enfin, madame Dubuc s’étonne que le comportement de Sébastien, de Guillaume et de Jason ait affecté monsieur Lachapelle-Welman au point de l’inciter à déposer une plainte, parce qu’il ne lui en a pas parlé et que cela ne paraissait pas, eu égard à son comportement habituel, au travail.
[64] Monsieur Dubuc occupe un poste de contremaître chez l’employeur et il est affecté sur le quart de soir.
[65] Dans le cadre de ses activités, il se déplace fréquemment d’un service à un autre pour régler un certain nombre de problèmes, ce qui l’amène à entendre des discussions entre les salariés pendant qu’ils exécutent leurs tâches.
[66] Quant au personnel qui travaille sur le quart du soir, il explique qu’il se compose majoritairement de jeunes salariés, soit essentiellement des hommes de 18 à 24 ans.
[67] À l’époque où monsieur Lachapelle-Welman faisait partie du personnel, il reconnaît que certains salariés, dont Sébastien, Jason et Guillaume, avaient une propension à faire des blagues ou tenir des discussions osées, grivoises ou à caractère sexuel. Il ne s’en est jamais formalisé puisqu’il a appris, par expérience, que cela n’est pas inhabituel dans ce milieu de travail.
[68] Bien qu’il n’a aucun intérêt pour ce genre de discussions, il ne nie pas qu’il lui ait arrivé, à certaines occasions, de rire « des blagues des petits gars » parce que pour ce qu’il en savait, il a toujours considéré cela comme des blagues, en dépit du fait qu’elles étaient parfois osées, grivoises, à caractère sexuel et même de mauvais goût. Dans les faits, il a toujours associé ces comportements à des « enfantillages » et à rien d’autre.
[69] À ce propos, monsieur Dubuc tient à mentionner qu’il n’a jamais eu de plaintes de salariés à ce sujet, incluant monsieur Lachapelle-Welman, ni eu connaissance d’un évènement qui aurait pu l’inciter à intervenir. Et, si d’aventure ce dernier avait un problème avec cela, il ne s’explique pas pourquoi il ne lui en a pas parlé. Cela l’étonne d’autant plus, qu’il se souvient que monsieur Lachappelle-Welman s’est confié à lui, à plus d’une occasion, sur des sujets très personnels, en citant quelques exemples.
[70]
Ceci étant, monsieur Dubuc n’a aucun reproche à formuler à l’endroit de
monsieur Lachapelle-Welman. Il n’hésite d’ailleurs pas à le qualifier de
« bon employé ».
[71] Monsieur Leblanc est le directeur de l’usine. Il quitte généralement son travail au moins une heure ou deux après le début du quart de travail du soir. Il est donc possible pour un salarié qui travaille sur ce quart de lui parler.
[72] C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’il se souvient que monsieur Lachapelle-Welman l’a déjà interpellé pour se plaindre du non-respect de la politique sur l’usage du tabac.
[73] À la suite de cette plainte, il affirme avoir prévenu son contremaître et lui avoir demandé d’intervenir en remettant des avertissements écrits aux contrevenants puisqu’il est connu que personne n’a le droit de fumer dans l’usine. En ce qui le concerne, cette histoire n’a pas eu de suite, dans le sens que monsieur Lachapelle-Welman ne s’est jamais plaint à nouveau pour un problème de cette nature ni pour lui dénoncer d’autres choses par ailleurs, telles que des manifestations de harcèlement psychologique.
[74] L’employeur reconnaît qu’il ne possède aucune politique écrite de prévention et de gestion de harcèlement psychologique au travail. Cependant, il tient à préciser que cela ne veut pas dire que l’employeur le tolère pour autant ou qu’il n’interviendrait pas pour le faire cesser.
[75] Monsieur Leblanc déclare que c’est la première fois qu’il est confronté à ce genre de situation, et encore là, il tient à préciser que lorsque monsieur Lachappelle-Welman s’en plaint, ce n’est pas pour qu’il intervienne. Il réitère avoir été informé seulement la journée après que monsieur Lachapelle-Welman lui ait annoncé qu’il avait pris la décision de quitter son emploi (soit le 20 janvier 2015).
[76] En effet, c’est le 19 janvier 2015, explique-t-il, que monsieur Lachappelle-Welman lui a remis en mains propres une lettre de démission, avant le début de son quart de travail.
[77]
Ayant constaté que sa lettre de démission était silencieuse sur les
raisons de son départ, il a insisté auprès de monsieur Lachapelle-Welman pour
les connaître. Étrangement, il se rappelle qu’il ne voulait pas lui dire, qu’il
a dû insister et que
monsieur Lachappelle-Welman lui a répondu à ce moment, sans plus d’explication,
qu’il ne s’entendait pas avec « les gars du soir ».
[78] Comment a-t-il réagi ?
[79] À ce moment, sa principale préoccupation n’était pas de découvrir les raisons de la mésentente « avec les gars du soir », mais plutôt de trouver une solution pour convaincre monsieur Lachapelle-Welman de demeurer au sein de l’entreprise. Il estime que c’est un bon employé et il souhaite éviter de devoir en recruter un autre et de le former. Sa solution prend la forme de deux propositions, dont l’une consiste à le transférer sur le quart de jour et l’autre à l’affecter à un poste de travail isolé sur le quart de soir. Or, aucune proposition n’a été retenue par monsieur Lachapelle-Welman, ce dernier ayant maintenu sa décision de quitter son emploi.
[80] Bien que le maintien de la décision de monsieur Lachapelle-Welman pourrait laisser présager la fin de l’histoire, ce n’est pas le cas.
[81] Le lendemain, il remet à monsieur Leblanc une lettre[7] lui révélant que la mésentente « avec les gars du soir » est liée à des manifestations de harcèlement psychologique.
[82]
Monsieur Leblanc estime que cette dénonciation qui intervient après que
monsieur Lachapelle-Welman ait choisi de quitter son emploi, le met devant un
fait accompli. Il se retrouve dans une position où il ne peut plus intervenir
pour faire cesser ces comportements si ces allégations sont fondées, ce qu’il
ignore n’ayant pas été en mesure d’entreprendre une enquête en temps opportun.
[83] En dépit de ce qui précède, il affirme avoir pris la dénonciation au sérieux. Sans entrer dans les détails, il explique en avoir parlé avec le président de l’entreprise et convenu avec lui d’exercer une surveillance sur le quart du soir. Il qualifie cette surveillance de « discrète », puisqu’il a choisi de le faire sans en informer les personnes intéressées afin d’éviter qu’ils ne changent leurs comportements
[84]
Au terme de cette opération de surveillance, monsieur Leblanc reconnaît
toutefois qu’il n’a pas été en mesure de confirmer ou d’infirmer les
allégations de
monsieur Lachapelle-Welman, et qu’il n’a conséquemment pas eu à imposer des
sanctions disciplinaires à l’endroit des prétendus harceleurs.
[85] Monsieur Lachapelle-Welman demande au Tribunal d’accueillir sa plainte parce qu’il estime avoir démontré qu’il a été victime de harcèlement psychologique au travail à compter de l’été 2014 jusqu’au 19 janvier 2015, date où il mentionne avoir quitté son emploi.
[86] En résumé, il affirme avoir été persécuté et marginalisé, en raison de sa « différence », qu’il associe à sa gêne ou sa timidité. La conduite vexatoire dont il prétend avoir été victime a pour origine trois de ses collègues de travail (Guillaume, Jason et Sébastien) qui l’ont interrogé, de façon répétée, sur des sujets osés, sexuels, personnels, douteux et de mauvais goût, en insistant sur le fait que cela ne fait aucun sens d’être confronté à ce genre de questions dans un milieu de travail.
[87] Monsieur Lachapelle-Welman prétend qu’il n’a jamais cherché à provoquer ce type de questions ou de discussions, que ce soit par ses paroles ou son comportement. Et, il estime que ses collègues de travail ne pouvaient ignorer qu’il était hostile à ces questions ou ces discussions lesquelles étaient non sollicitées et non désirées.
[88] Malheureusement, c’est justement en raison de cela, que ses collègues de travail prenaient un malin plaisir à en rajouter afin de se moquer de lui et de le ridiculiser.
[89] Les comportements reprochés sont vexatoires, puisque le but recherché était de générer des situations de moquerie ou de raillerie à son endroit. En raison de leur répétition, ils ont engendré un milieu de travail néfaste. C’est d’ailleurs pour cela qu’au mois de janvier 2015, il dit avoir « craqué » en référence à ses réactions (isolement, mutisme, pleurs, etc.) lesquelles l’ont conduit à quitter son emploi, non pas pour un autre ou pour bénéficier de l’assurance-emploi, mais tout simplement parce qu’il n’en pouvait plus. De fait, il tient à préciser qu’il n’a pu trouver de nouvel emploi avant le mois de juin 2015.
[90] Il reproche plus particulièrement l’inaction de son supérieur immédiat (son contremaître) parce qu’il savait ou devait savoir qu’il était l’objet de plusieurs discussions ou questions osées, douteuses et de mauvais goût, pour avoir lui-même ri de plusieurs « blagues » initiées par ses collègues de travail.
[91] Ayant constaté que son supérieur immédiat « participait » d’une certaine façon aux conduites vexatoires dont il était victime, il ne pouvait pas se confier à lui et encore moins espérer qu’il intervienne. Le comportement de son supérieur immédiat ne vient que démontrer qu’il a toléré des conduites vexatoires qui ont entraîné un milieu de travail néfaste, alors qu’il aurait dû, selon lui, intervenir promptement pour les faire cesser.
[92] Enfin, monsieur Lachapelle-Welman invite le Tribunal à retenir que l’employeur n’a pas réussi à démontrer qu’il a respecté les obligations que lui impose l’article 81.19 de la LNT, en ajoutant qu’il n’a pris aucun moyen pour prévenir ou pour faire cesser ces manifestations de harcèlement psychologique en temps utile.
[93] L’employeur fait valoir que monsieur Lachapelle-Welman est timide, voire timoré, et que sa personnalité n’est pas étrangère au fait que le milieu de travail soit devenu pour lui insupportable en raison de la relation qu’il entretient avec ses collègues de travail (Guillaume, Jason et Sébastien). Son problème, s’il en est, provient du fait que ces derniers, qui sont tous dans la jeune vingtaine, tiennent des discussions osées, à caractère grivois et sexuel entre eux et que cela le heurte.
[94] Or, selon l’employeur, cela est bien insuffisant pour faire de monsieur Lachapelle-Welman une victime de harcèlement psychologique au travail, parce qu’il estime que le comportement de ses collègues de travail n’était pas vexatoire.
[95] Au soutien de cette prétention, l’employeur rappelle que les questions qui étaient soulevées à l’occasion de leurs discussions osées, grivoises et sexuelles ne s’adressaient pas spécifiquement à monsieur Lachapelle-Welman. Ce dernier étant simplement invité à répondre aux interrogations de tous et chacun, le tout sur une base volontaire.
[96] Par ailleurs, l’employeur retient de la preuve que monsieur Lachapelle-Welman n’a jamais réellement « mis son pied à terre » pour informer ses collègues de travail qu’il ne voulait pas participer directement ou indirectement à ce genre de discussions ni répondre aux questions. Bien plus, il estime que la réaction de monsieur Lachapelle-Welman prête à tout le moins à équivoque, notamment parce qu’il choisit de se réfugier dans le mutisme, d’ignorer ses collègues de travail et de répondre, lorsqu’il le fait, de façon évasive.
[97] Mais, le plus important, c’est que monsieur Lachapelle-Welman a failli à ses responsabilités en ne dénonçant pas la situation dont il se dit aujourd’hui victime en temps opportun.
[98] S’il est vrai que son supérieur immédiat (son contremaître) sait que ses collègues de travail ont parfois des discussions osées, à caractère grivois et sexuel entre eux, cela est bien insuffisant pour lui permettre d’intervenir. Il faut comprendre que celui-ci ignore totalement que monsieur Lachapelle-Welman associe, à tort ou à raison, ce comportement à des manifestations de harcèlement psychologique.
[99] Quant aux explications de monsieur Lachapelle-Welman pour justifier sa décision de ne pas se plaindre au directeur de l’usine, outre le fait qu’elles ne convainquent pas, l’employeur est d’avis qu’elles ne doivent pas être considérées par le Tribunal.
[100] Comment expliquer que pendant la période où il se dit victime de harcèlement psychologique par des collègues, il ne dénonce pas cette situation au directeur de l’usine alors qu’il lui demande d’intervenir pour faire respecter la politique sur l’usage du tabac?
[101] Monsieur Lachappelle-Welman répond qu’à la suite de sa plainte pour faire respecter la politique sur l’usage du tabac que rien n’a changé et qu’en raison de ce fait, il était fondé de croire que le directeur de l’usine n’allait pas intervenir pour faire cesser les comportements qu’il associe à du harcèlement psychologique.
[102] D’abord, l’employeur insiste sur le fait que cette conclusion est hypothétique et qu’il n’y a aucun lien à faire entre l’une ou l’autre de ses plaintes. Ensuite, il ajoute que même si l’intervention du directeur de l’usine n’a pas, selon monsieur Lachapelle-Welman, permis de régler le problème concernant la politique sur l’usage du tabac, ce dernier a néanmoins reconnu qu’il est intervenu auprès de son contremaître. Par conséquent, comment peut-il raisonnablement conclure qu’il aurait agi différemment à l’occasion d’une plainte visant à faire cesser des comportements qu’il associe à du harcèlement psychologique?
[103] En somme, l’employeur invite le Tribunal à s’interroger sur les motivations réelles de monsieur Lachapelle-Welman dans la présente affaire, en faisant référence au fait qu’il existe une disproportion importante entre les efforts qu’il a déployés pour préparer « sa cause » et les efforts qu’il a omis ou négligé de faire pour lui dénoncer en temps opportun les manifestations de harcèlement psychologique dont il se dit victime.
[104] Il appartient au salarié de prouver d’une façon probante qu’il a été victime de harcèlement psychologique au sens de l’article 81.18 de la LNT.
81.18 Pour l'application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l'intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste.
Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.
[105] Dans son appréciation, le Tribunal retient de façon constante le modèle dit « subjectif-objectif » pour des motifs qui ont été exposés à maintes reprises, notamment dans la décision Solowy c. 4473191 Canada inc., Bota Bota, spa-sur-l’eau[8] :
[51] […] La définition de harcèlement psychologique comporte plusieurs éléments, mais le premier à déterminer est l’existence d’une conduite vexatoire qui se manifeste par les caractères répétitifs et hostiles ou non désirés de différents comportements, paroles, actes ou gestes.
[52] Il s’avère important de rappeler, à cet égard, que la conduite vexatoire doit s’apprécier en prenant en considération la perspective du salarié qui dépose une plainte. Cependant, cette appréciation doit se faire à la lumière du point de vue d’une personne raisonnable placée dans une situation semblable.
[53] Dans l’affaire Bangia c. Nadler Danino S.E.N.C., 2006 QCCRT 0419 (demande de révision interne rejetée dans Bangia c. Nadler, Danino, société en nom collectif, 2007 QCCRT 0063), la Commission explique qu’en matière de harcèlement psychologique, l’appréciation de la conduite vexatoire s’effectue selon un modèle dit « subjectif-objectif ». La Commission reprend alors l’analyse élaborée par la Cour suprême du Canada dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au regard des droits à l’égalité garantis au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.) et de la dignité humaine qu’ils visent à préserver.
[54] Les extraits pertinents de cette décision de la Cour suprême se lisent comme suit :
61 … Il est primordial de souligner que la perspective appropriée n’est pas seulement celle de la «personne raisonnable» — une perspective qui, mal appliquée, pourrait servir à véhiculer les préjugés de la collectivité. La perspective appropriée est subjective-objective. L’analyse relative à l’égalité selon la Charte tient compte de la perspective d’une personne qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur, qui est informée et qui prend en considération de façon rationnelle les divers facteurs contextuels servant à déterminer si la loi contestée porte atteinte à la dignité humaine, au sens où ce concept est interprété aux fins du par. 15(1).
(soulignement ajouté)
[55] Dans le contexte d’une plainte pour harcèlement psychologique, il s’agit dès lors pour la Commission d’évaluer dans quelle mesure une « personne raisonnable, normalement diligente et prudente, qui, placée dans les mêmes circonstances que la victime, estimerait que le présumé harceleur manifeste une conduite vexatoire » (voir Breton c. Compagnie d’échantillons National ltée, 2006 QCCRT 0601, paragr. 151).
[106] Lorsque le salarié réussit à démontrer qu’il a été victime de harcèlement psychologique, le Tribunal doit alors vérifier si l’employeur a respecté ses obligations au sens de l’article 81.19 de la LNT qui prévoit ce qui suit :
81.19 Tout salarié a droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.
Devoir de l’employeur.
L'employeur doit prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu'une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser.
[107] En effet, ce n’est que si l’employeur manque, à l’une ou l’autre de ses deux obligations (prévenir et faire cesser) qu’une plainte pour harcèlement psychologique est accueillie et qu’elle donne ouverture aux mesures de réparation prévues à l’article 123.15 de la LNT[9] :
123.15. Si le Tribunal administratif du travail juge que le salarié a été victime de harcèlement psychologique et que l'employeur a fait défaut de respecter ses obligations prévues à l'article 81.19, il peut rendre toute décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, notamment:
1° ordonner à l'employeur de réintégrer le salarié;
2° ordonner à l'employeur de payer au salarié une indemnité jusqu'à un maximum équivalant au salaire perdu;
3° ordonner à l'employeur de prendre les moyens raisonnables pour faire cesser le harcèlement;
4° ordonner à l'employeur de verser au salarié des dommages et intérêts punitifs et moraux;
5° ordonner à l'employeur de verser au salarié une indemnité pour perte d'emploi;
6° ordonner à l'employeur de financer le soutien psychologique requis par le salarié, pour une période raisonnable qu'il détermine;
7° ordonner la modification du dossier disciplinaire du salarié victime de harcèlement psychologique.
[108] Le témoignage de monsieur Lachapelle-Welman, corroboré par plusieurs extraits d’enregistrements, démontre qu’au moins trois de ses collègues de travail ont eu une conduite vexatoire à son endroit.
[109] De façon répétée, ils ont par leurs comportements, leurs paroles, leurs gestes ou leurs attitudes, humilié et blessé monsieur Lachapelle-Welman dans son amour-propre et lui ont causé bien des tourments.
[110] L’intention de nuire ou la motivation de l’auteur de la conduite vexatoire n’est pas un élément pertinent à considérer[10]. De plus, il faut retenir que dans la mesure où le comportement, les paroles, les gestes ou les attitudes peuvent être perçus objectivement comme non désirables[11] comme dans la présente affaire, monsieur Lachapelle-Welman n’avait pas nécessairement à le verbaliser, bien que le Tribunal estime qu’il l’a fait à plus d’une reprise, implicitement ou expressément.
[111] La conduite vexatoire des collègues de travail n’a pas été sans conséquence pour monsieur Lachapelle-Welman. Outre le fait que le Tribunal croit qu’elle a porté atteinte à sa dignité, il appert qu’elle a aussi généré un milieu de travail néfaste.
[112] Monsieur Lachapelle-Welman n’a pas été « traité avec pudeur, discrétion, retenue, égards, estime, considération, respect, déférence et de façon respectueuse » par ses collègues de travail. En fait, il a été rien de moins que marginalisé et dévalorisé en raison de sa différence.
[113] Sur la notion de dignité, le Tribunal retient ici l’analyse qui a été faite dans la décision Breton c. Compagnie d’échantillons « National » ltée[12] :
155. Selon la jurisprudence et la doctrine, la dignité réfère au respect, l’estime de soi et l’amour-propre d’une personne. La dignité renvoie aussi aux dimensions fondamentales et intrinsèques de l’être humain. Par exemple, cette notion vise le traitement injuste, la marginalisation ou la dévalorisation. La dignité implique aussi, toujours à titre d’exemples, le droit d’être traité avec pudeur, discrétion, retenue, égards, estime, considération, respect, déférence et de façon respectueuse. Pour qu’il y ait atteinte à la dignité, il n’est pas nécessaire qu’il y ait des séquelles définitives.
[114] La notion de milieu de travail néfaste réfère essentiellement à « un milieu nuisible, malsain, dommageable. Un milieu qui ne permet pas la réalisation des objectifs liés au contrat de travail de façon saine est un milieu néfaste »[13].
[115] La conduite vexatoire dont monsieur Lachapelle-Welman a été victime n’est pas étrangère à la décision qu’il a prise de s’isoler au travail pendant ses pauses, ni à celle qui l’a conduite à quitter son emploi.
[116] Contrairement aux prétentions de l’employeur, les réactions de monsieur Lachapelle-Welman devant les comportements de ses collègues de travail ne relèvent pas totalement de ses attributs personnels, ni de son incapacité à travailler dans un milieu de travail où se tiennent des discussions osées, à caractère grivois et sexuel, par exemple.
[117] La perception subjective de monsieur Lachapelle-Welman est effectivement à considérer, mais ce qui est déterminant, c’est davantage la conviction du Tribunal voulant qu’une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances que celles qu’il a vécues, arriverait à la conclusion que la conduite vexatoire répétée, dont il a été la victime, a entraîné un milieu de travail néfaste.
[118] Une fois établi que le salarié a été victime de harcèlement psychologique, il incombe à l’employeur, suivant l’article 81.19 de la LNT, de démontrer qu’il a pris les « moyens raisonnables » d’abord pour le prévenir, et ensuite, pour le faire cesser « lorsqu'une telle conduite est portée à sa connaissance ».
[119] Les exigences minimales de l’employeur en matière de prévention du harcèlement psychologique ont été décrites dans la décision Larivière c. Collectif de psychologie populaire de la Rive-Sud[14], comme suit :
229. La prévention du harcèlement psychologique nécessite minimalement l’existence d’une politique ou directive l’interdisant ainsi qu’un processus traitant de ses possibles manifestations. Nathalie-Anne Béliveau, Les normes du travail, 2e éd., Éditions Yvon Blais, Cowansville, à la p. 736, aborde l’obligation de prévention qui incombe à l’employeur ainsi :
[…] Considérant ce devoir qui lui est imposé, l’employeur ne peut demeurer passif et devra adopter des mesures susceptibles de constituer de tels moyens de prévention raisonnables. La Loi sur les normes du travail est silencieuse quant aux mesures pouvant être ainsi qualifiées.
L’identification de mesures appropriées à cet égard relève à notre avis en définitive davantage de la gestion des ressources humaines ou de la psychologie que du droit, les moyens de prévenir le harcèlement psychologique devant, pour être efficaces, être adaptés à la réalité particulière de chaque entreprise.
Ceci étant dit, la jurisprudence requiert généralement, pour que l’employeur satisfasse aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 81.19 de la Loi, que celui-ci démontre avoir mis en place une politique ou des directives prohibant le harcèlement psychologique ainsi qu’un processus d’enquête susceptible d’être déclenché lorsque survient une telle situation. Tel que l’exprimait l’arbitre François Hamelin, dans la décision Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (Pavillon St-Joseph) et Syndicat professionnel des infirmières et infirmiers de Trois-Rivières :
Cette responsabilité de l’employeur implique l’existence d’une politique ou de directives implicites et explicites prohibant toute forme d’intimidation et surtout, la mise sur pied d’actions diligentes (enquête, décision) dès que des indices sérieux permettent de croire qu’il y a harcèlement au sein de l’entreprise ou qu’une plainte formelle et crédible est déposée en ce sens.
La mise en place de telles mesures serait ainsi nécessaire mais demeurerait toutefois insuffisante aux fins de l’article 81.19 de la Loi. La Commission des relations du travail s’est en effet dites d’avis, dans la décision Carrier et Mittal Canada inc., que l’employeur ne peut se borner à inscrire dans le code de conduite de l’entreprise que le harcèlement est prohibé et de former les seuls membres du service des ressources humaines sur cette question. Il doit, pour satisfaire aux obligations qui lui incombent, s’assurer d’informer les salariés de l’entreprise de l’interdiction de se livrer à du harcèlement psychologique qui leur est imposée, leur expliquer de façon concrète ce que constitue le harcèlement psychologique et leur faire part des conséquences possibles de leur manquement de respecter les politiques de l’entreprise en cette matière. (…)
(renvois omis, soulignement ajouté)
230. L’employeur n’ayant ni politique ni processus d’enquête ni aucun autre des attributs exigés par la doctrine et la jurisprudence afin de prévenir le harcèlement psychologique, il ne remplit pas son obligation de prévention. Mais il y a plus.
230. L’employeur informé de la plainte où était mentionné l’ensemble des manifestations reprochées au directeur général, les témoins et les dates de celles-ci, n’a jamais enquêté.
[120] Dans la présente affaire, l’employeur a reconnu qu’il ne possédait aucune politique de prévention et de gestion de harcèlement psychologique au travail et il n’a pas démontré que ses représentants et ses salariés avaient été sensibilisés ou qu’ils avaient reçu une quelconque formation sur cette question.
[121] S’il est vrai que l’employeur n’a jamais été confronté par le passé à une situation de harcèlement psychologique et que l’absence de politique de prévention et de gestion n’implique pas qu’il aurait toléré une situation de harcèlement psychologique, cela est bien insuffisant pour convaincre le Tribunal qu’il a respecté ses obligations au sens de l’article 81.19 de la LNT.
[122] Il faut comprendre que l’utilisation de moyens raisonnables pour prévenir et gérer les situations de harcèlement psychologique au travail requiert pour un employeur de prendre des actions. L’inaction n’est pas un moyen raisonnable de prévention. L’employeur doit être proactif, notamment dans un milieu de travail qui représente un terreau fertile pour l’émergence de situations de harcèlement psychologique, comme dans le présent cas.
[123] En l’espèce, l’employeur savait ou aurait dû savoir, par l’entremise de son contremaître, que de jeunes salariés qui travaillent sur le quart du soir avaient des comportements, des paroles, des gestes ou des attitudes osés, grivois ou sexuels, et ce, de façon répétée et soutenue.
[124] S’il ne pouvait associer ce comportement à une conduite vexatoire à l’endroit de monsieur Lachapelle-Welman comme il le prétend, ce « terreau fertile pour l’émergence de situations de harcèlement psychologique », aurait dû l’inciter à mettre en œuvre des moyens raisonnables dans une perspective de prévention, ce qu’il a omis ou négligé de faire.
[125] L’obligation de l’employeur qui consiste à prendre les moyens raisonnables pour faire cesser une situation de harcèlement psychologique repose sur une contrepartie - il faut que la conduite reprochée soit portée à sa connaissance en temps opportun.
[126] Qu’en est-il dans le présent dossier?
[127] Pendant son lien d’emploi, à aucun moment monsieur Lachapelle-Welman ne s’est plaint d’une conduite en l’associant à des manifestations de harcèlement psychologique, que ce soit auprès d’un collègue de travail, du directeur de l’usine (monsieur Leblanc) ou de son contremaître (monsieur Dubuc).
[128] S’il est vrai que le contremaître savait ou devrait savoir que certains salariés qui sont affectés sur le quart du soir avaient des comportements, des paroles, des gestes ou des attitudes osés, grivois ou sexuels, cela est bien insuffisant pour lui reprocher de ne pas avoir associé de telles discussions à des manifestations de harcèlement psychologique.
[129] À titre d’illustration, une discussion osée, à caractère grivois et sexuel n’est pas forcément une manifestation de harcèlement psychologique. Il faut obligatoirement que cette discussion soit de la nature d’une conduite vexatoire, en référence notamment à des comportements, des paroles, des actes ou des gestes qui sont hostiles ou non désirés et portant atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique d’un salarié.
[130] Sur cet aspect, force est de reconnaître que le contremaître n’en sait rien, à moins qu’un salarié comme monsieur Lachapelle-Welman lui demande d’intervenir parce qu’il estime, à tort ou à raison, qu’il est victime de harcèlement psychologique au travail.
[131] Cette nuance est importante. Elle vient expliquer pour quelle raison un employeur n’a pas forcément à intervenir, de façon systématique « pour faire cesser » toutes les fois qu’il a connaissance de discussions osées, grivoises ou à caractère sexuel dans son milieu de travail.
[132] En faisant les adaptations nécessaires, cette approche apparaît conforme aux enseignements de la Cour d’appel dans l’arrêt Habachi c. Commission des droits de la personne[15] :
Je ne pense pas par contre que l’on puisse, en droit, qualifier de harcèlement une simple blague, un simple geste, une simple parole, une simple tentative de flirt ou une simple insinuation à connotation sexuelle, à moins évidemment, hypothèse toujours possible, que ceux-ci soient d’une exceptionnelle gravité. La présence d’une protection législative contre les abus qui, sans aucun doute, méritent sanction ne doit pas être banalisée et, pour autant, empêcher les contacts sociaux tolérables et courants. Le rôle de la loi n’est pas de réprimer le mauvais goût, mais seulement les conduites socialement intolérables. Elle ne doit pas non plus empêcher les gens de discuter sur les motifs mêmes de la discrimination potentielle comme les opinions politiques, la couleur, l’orientation sexuelle ou le sexe pour ne reprendre que quelques exemples. Tout est une question de fait et de jugement.
[133] Par ailleurs, il faut aussi mentionner qu’il n’y a rien dans les explications de monsieur Lachapelle-Welman qui permet de justifier, de façon raisonnable, la décision qu’il a prise de ne pas se plaindre auprès du directeur de l’usine alors qu’il s’estimait victime de harcèlement psychologique au travail en raison du comportement de ses collègues de travail.
[134] Aussi, même si le Tribunal retient que la plainte qu’il a logée pour faire respecter la politique sur l’usage du tabac n’a pas donné l’effet escompté, il n’est pas raisonnable d’inférer à partir de ce seul constat et sans la démonstration d’un lien de causalité, que le directeur de l’usine n’aurait pris aucun moyen pour faire cesser les comportements que monsieur Lachapelle-Welman associe à du harcèlement psychologique.
[135] Ayant conclu que monsieur Lachapelle-Welman avait été victime de harcèlement psychologique au travail et que l’employeur avait manqué à l’une ou l’autre des obligations prévues à l’article 81.19 de la LNT (soit prévenir et faire cesser), la plainte doit être accueillie.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE la plainte;
DÉCLARE que Francis Lachapelle-Welman a été victime de harcèlement psychologique;
DÉCLARE que 3233430 Canada inc. (Les portes et fenêtres A.D.G.) a fait défaut de respecter l’article 81.19 de la Loi sur les normes du travail;
RÉSERVE sa compétence pour déterminer les mesures de réparation appropriées.
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François Caron |
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Me Pierrick Provost |
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PAQUET TELLIER |
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Pour la partie demanderesse |
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Me André J. Bélanger |
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Pour la partie défenderesse |
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Date de l’audience : 24 mars 2016 |
/jt
[1] RLRQ, c. N-1.1.
[2] RLRQ, c. T-15.1.
[3] Jason travaille pour l’employeur depuis l’automne 2014.
[4] Il y a trois pauses sur le quart de travail du soir, deux de 20 minutes et une autre de 30 minutes.
[5] Depuis le 1er janvier 2016, il s’agit de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail.
[6] Pendant l’enquête, le représentant de monsieur Lachapelle-Welman a déposé en preuve les extraits d’enregistrements qu’il a jugés pertinents et il y a joint une transcription de ses enregistrements, bien que celle-ci n’ait pas été réalisée par une sténographe officielle, mais par son client. L’admissibilité de l’une ou l’autre de ses preuves n’a pas été contestée.
[7] Les parties ont choisi, pour des raisons qui leur appartiennent, de ne pas déposer cette lettre en preuve.
[8] 2014 QCCRT 0028.
[9] Sous réserve de l’article 123.16 de la LNT.
[10] Robichaud c. Conseil du Trésor du Canada (1987) 2 R.C.S. 84.
[11] Habachi c. Commission des droits de la personne du Québec, (1999) R.J.Q. 2522 (C.A.)
[12] 2006 QCCRT 0601. Révision judiciaire rejetée, 2008 QCCS 1620. Permission d’appeler rejetée, 2008 QCCA 1401.
[13] Bangia c. Nadler Danimo S.E.N.C.,
2006 QCRT 0419. Révision interne rejetée,
2007 QCCRT 0063.
[14] 2012 QCCRT 0111.
[15] (1999) R.J.Q. 2523, p.2528 (C.A.).
AVIS :
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