[1] Les appelants se pourvoient contre un jugement du 20 mai 2014 de la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Michèle Monast), qui, faisant droit à l’action en diffamation de l’intimé, les condamne à verser à celui-ci 100 000 $ de dommages moraux et, au total, 200 000 $ de dommages punitifs[1].
I. CONTEXTE
[2] Le 11 mars 2010, Radio-Canada, dans le cadre de l'émission Enquête, diffuse un reportage révélant l’existence de pratiques d’intimidation et de menaces associées au placement syndical sur les chantiers de la Côte-Nord. L'émission comporte diverses entrevues, dont celle de l'intimé Lepage. Celui-ci déclare qu'au cours de la période 2003 à 2005, il a été l’objet de telles menaces et manœuvres d'intimidation de la part des appelants FTQ-Construction[2] et Union des opérateurs de machinerie lourde, local 791[3] ainsi que du représentant de cette dernière, l'appelant Gauthier, et ce, pour avoir refusé de leur céder le contrôle de l’embauche des travailleurs sur le chantier d'un barrage sur la rivière Toulnustouc, non loin de Baie-Comeau. Hydro-Québec, maître d’œuvre de cet ouvrage, avait octroyé au Groupe Aecon Québec ltée (« Aecon ») le contrat de construction de certaines parties de ce barrage. Aecon avait à son tour confié à l’intimé, ingénieur de formation, le soin d’assurer la direction de ce chantier d’envergure. C'est à ce titre qu'il aurait subi les foudres des trois appelants.
[3] Le 15 mars 2010, la FTQ-Construction réagit. Elle tient une conférence de presse, à l’occasion de laquelle son directeur général, l'appelant Goyette, commente les propos de l’intimé. M. Goyette invoque un rapport de la CSST faisant suite à un accident de travail survenu sur le chantier de la rivière Toulnustouc et insinue, à mots à peine couverts, que le travailleur en cause a perdu la vie en raison de la négligence de l’intimé. Voici un extrait de cette conférence de presse :
[…] Monsieur Lesage était gérant de projet sur un chantier extérieur où il semblerait qu'il a pas été tellement aimé.
Je vous résume à peine le dossier, je vous résume le dossier brièvement parce que je veux pas vous faire perdre votre temps, il y a un audit de la CSST parce que le 15 mai 2004, il y a un travailleur qui est mort sur son chantier, une chute d'un échafaud volant.
Et l'audit de la CSST a démontré que le travailleur ne connaissait pas la politique de CSST, donc comme gérant de projet, il s'est pas assuré de ça; seuls les cadres connaissaient les politiques de santé-sécurité, c'est fort utile, ça.
[4] Un peu plus loin, après avoir parlé des lacunes d'Aecon au chapitre de la santé et de la sécurité du travail, il ajoute :
Surtout quand on sait qu'on est cinq pour cent (5 %) de la main-d'œuvre, qu'on a vingt-cinq pour cent (25 %) des décès chaque année, il y a de quoi se poser la question, c'est pas nous autres qui tuent le monde, hein. À. Va falloir que le monde se pose des questions.
Peut-être qu'on est méchant, mais je vous jure qu'on n'a pas tué, nous autres. Il serait peut-être temps qu'il y ait des gens qui posent les vraies et véritables questions.
[5] Le lendemain, M. Gauthier tient à son tour une conférence de presse, sans l’intervention de la FTQ-Construction, pour réagir lui aussi au reportage d'Enquête. Faisant référence à l’accident mortel survenu sur le chantier de Toulnustouc, il traite l’intimé d’assassin. Il mentionne également avoir gagné une poursuite contre ce dernier, sa bru et son comptable, pour fausses déclarations. Voici un extrait de cette conférence de presse :
Monsieur Jean-Yves Lepage, tant qu'à moi, là, c'est un assassin. Parce que ce qui s'est passé à Toulnustouc, là, deux (2) jours avant les événements, deux (2) jours avant qu'il y ait un mort, on l'avait prédit, moi pis Michel Bezeau, on l'avait dit à Luc Lachapelle d'Hydro-Québec pis on l'avait dit à Gilles Simard d'Hydro-Québec, messieurs, il va avoir des morts sur vos chantiers.
Trois (3) jours après, il y avait un décès. Puis la CSST les a trouvés coupables, a blâmé AECON pour ça. Jean-Yves M. Lepage travaillait pour eux autres.
C'est pas de la faute de l'entreprise, c'est la faute du monsieur.
Des “blasts” avec même pas d'autorisation, même pas de signal d'alarme, les “boulders”, ça pèse une tonne (1 t), deux tonnes (2 t), ça passait au-dessus de la tête des gars.
Mettre un manœuvre sur une “power crane”, sur une grue à tour au-dessus de quatre-vingt-quatre-vingt-dix (80-90) travailleurs qui faisaient du béton. De nuit, il avait mis le gars de nuit parce que le gars, c'est le garçon d'un de ses contremaîtres pis il voulait pas le “day offer”, c'est un chauffeur de truck.
Un gars pas de carte sur une tour à grue, c'est quoi que vous pensez que ça risque de faire. C'est jouer avec la vie du monde, ça.
Il faisait pitié quand on le voyait à la TV l'autre jour, il faisait moins pitié quand on allait y dire, regarde aïe, t'es en train de jouer avec la vie de mon travailleur, là.
Puis ce monsieur-là, en passant, je l'ai poursuivi, j'ai gagné ma cause. Parce qu'il avait fait faire des fausses déclarations par sa bru pis son comptable.
[Soulignements ajoutés]
[6] Différents médias, tels que Radio-Canada, Le Soleil, Le Devoir, Le Journal de Montréal, Le Journal de Québec et La Presse, ont repris dans les jours suivants les propos tenus par MM. Goyette et Gauthier en conférence de presse.
[7] Puis, quelques mois plus tard, le 5 novembre 2010, M. Gauthier réitère ses propos à l’endroit de l’intimé à l’émission Denis Lévesque, diffusée au réseau TVA :
Comme j’ai expliqué, ça en est un que j’ai poursuivi, ça, pour fausses déclarations pis tu sais, c’est tout des gars...
PAR M. DENIS LÉVESQUE :
Pourquoi ils vous aiment pas, ces gars-là, c’est sûrement pas...
PAR M. BERNARD GAUTHIER :
Ben, c’est parce qu’on les empêche de tourner en rond.
Écoute, si le chantier Toulnustouc, c’était dangereux, tu sais il y a des agissements qui se font pis comment est-ce que tu veux aller lui dire, tu peux pas lui écrire une petite lettre pis là s’il te plaît, tu peux tu modifier ta façon de faire.
Il joue avec la vie de nos travailleurs. Pis quand tu y dis, il te rit dans la face.
La CSST, les rapports de CSST, il y a des poursuites qui ont été faites, ça, ça a pas été dit, ça là, là.
PAR M. DENIS LÉVESQUE :
Mais les gars de la CSN, vous les prenez pas. Vous arrivez sur un chantier avec trois-quatre (3-4) gros bras, pis aïe, m’a te casser la gueule.
PAR M. BERNARD GAUTHIER :
Je suis tout seul sur les chantiers. Ben là astheure, je me promène toujours avec une personne pour pas avoir de “frame up”, dans le jargon, ce qui veut dire quelque chose de monté, là. C’est comme il est arrivé avec monsieur M. Lepage, là.
Il avait fait témoigner du monde, là, pis c’était des faux témoignages pis on a réussi à les pincer avec ça.
Moi, c’est sûr et certain que ma tête, ils la veulent. Je les empêche de tourner en rond pis je leur fais faire un petit peu moins d’argent. C’est un peu nos travailleurs qui sont récompensés pour ça.
Moi là, faire de l’argent, j’ai rien contre ça, mais fais-le pas sur le dos de notre travail.
[...]
[8] Pour bien comprendre la teneur et la portée de ces propos, il est utile de rappeler les événements qui forment la toile de fond sur laquelle ils s'inscrivent.
[9] Ce dont parlent l'intimé dans l'entrevue diffusée à Enquête et les appelants dans les conférences de presse et dans l'entrevue diffusée à Denis Lévesque se rapporte à divers événements survenus sur le chantier Toulnustouc, entre 2003 et 2005. Des tensions importantes existaient alors entre l’intimé et certains dirigeants syndicaux. L’intimé soutient qu’elles étaient liées à une tentative de contrôle de l’embauche de la main-d’œuvre de la part de la FTQ-Construction et du Local 791. À l’inverse, les appelants font valoir que ces tensions découlaient plutôt des lacunes relatives à la sécurité sur le chantier dont l’intimé était responsable, lacunes qui ont mené au décès d'un travailleur. C'est ce décès qu'ils imputent à l'intimé.
[10] Voyons ce que révèle la preuve.
[11] Entre 2003 et 2005, l'intimé, en vertu du contrat l'unissant à Aecon, doit recruter le personnel-cadre, embaucher la main-d’œuvre, s'assurer que soient fournis les équipements et matériaux requis, superviser la réalisation des travaux et faire en sorte que les échéances fixées par Hydro-Québec sont respectées.
[12] Au début du chantier, l’intimé informe les chargés d’affaires des divers syndicats qu’il va recruter des travailleurs dans toutes les associations, et ce, dans une proportion reflétant la représentation syndicale (à l'époque, la FTQ-Construction, conjointement avec le Conseil provincial des métiers de la Construction, représente environ 75 % de la main-d'œuvre de l'industrie). Il embauche environ 450 travailleurs, dont une minorité de l’extérieur de la région.
[13] Au printemps 2003, le représentant du Local 791, M. Gauthier, exige qu’un des opérateurs-grutiers embauchés par Aecon soit mis à pied parce qu’il n’est pas de la région. M. Gauthier ne reconnaît pas la validité des règles liées à la mobilité provinciale et s’oppose à l’embauche de travailleurs provenant de l’extérieur de la région. M. Gauthier et deux agents d'affaires de la FTQ-Construction avertissent d'ailleurs l’intimé qu’il doit passer par leur intermédiaire pour l’embauche de la main-d’œuvre sur le chantier. L'intimé refuse. En guise de représailles, les opérateurs-grutiers ne se présentent pas au travail, ce qui ralentit l’exécution des travaux. Aecon recourt alors à diverses méthodes de travail pour pallier l'absence des opérateurs-grutiers, notamment l’utilisation d’échafaudages volants. Le climat de travail sur le chantier se détériore.
[14] En juillet 2003, l’intimé signe une déclaration solennelle dans laquelle il affirme avoir été victime, le soir du 2 juillet 2003, de menaces et d’intimidation de la part de M. Gauthier et d’un représentant de la FTQ-Construction.
[15] Le 7 juillet 2003, une réunion est tenue par Hydro-Québec, à laquelle sont conviés les représentants des entrepreneurs et des associations syndicales, afin de discuter de certaines problématiques, dont la provenance de la main-d’œuvre sur le chantier, les règles de mobilité provinciale, ainsi que le climat d’intimidation et de menaces qui règne sur le chantier. Les représentants de la FTQ-Construction et du Local 791 s’opposent à une discussion sur les règles de la mobilité provinciale et nient, par ailleurs, l’existence de menaces et d’intimidation sur le chantier, concédant qu’il peut y avoir eu certains accrochages dans le cadre des moyens de pression exercés pour favoriser l’embauche prioritaire des travailleurs de la région. Par la suite, une rencontre a lieu entre les représentants d’Aecon et du Local 791, sans qu’une entente intervienne.
[16] Les moyens de pression se poursuivent. Pour remplacer les opérateurs-grutiers qui ont quitté le chantier, l’intimé embauche des travailleurs représentés par l’Union internationale des opérateurs-ingénieurs, local 905 (« Local 905 »). Cette embauche est jugée inacceptable par la FTQ-Construction et les représentants du Local 791. Le climat de travail continue donc de se détériorer. Des rencontres ont lieu entre Hydro-Québec, Aecon et la FTQ-Construction pour trouver une solution au conflit. Aecon signifie des demandes d’injonction à certains délégués de chantier.
[17] Le 17 septembre 2003, le procureur du Local 905 dénonce auprès d’Hydro-Québec la discrimination syndicale qui est pratiquée sur le chantier par la FTQ-Construction et le Local 791. Le même jour, une entente est conclue entre Hydro-Québec, Aecon, FTQ-Construction et le Local 791 visant à apporter une solution au conflit. Cette entente clarifie les procédures à suivre pour l’embauche des opérateurs ou des grutiers provenant du Local 791 ou du Local 791G.
[18] Dans la nuit du 15 mai 2004, un accident mortel survient sur le chantier. Un échafaudage volant bascule, entraînant la chute et le décès d’un travailleur. La Commission de la santé et de la sécurité du travail (« CSST ») entreprend une enquête. Parallèlement, Hydro-Québec publie, le 10 juin 2004, un rapport concluant que l’accident est survenu en raison de l’erreur du travailleur « qui a accroché le câble du treuil de l’échafaudage volant à un autre endroit que celui prévu à cette fin et qu’il venait lui-même d’installer »[4], ce qui n'est pas tout à fait exact, comme le révélera le rapport subséquent de la CSST (infra, paragr. [24]).
[19] Le 10 juin 2004, un rassemblement de travailleurs s’organise sur le chantier, au cours duquel M. Gauthier reproche à l’intimé d'être la source du mauvais climat sur le chantier et lui impute en outre la responsabilité de l’accident de travail survenu le mois précédent. Au cours de ce rassemblement, des délégués de chantier usent de la force pour faire sortir un opérateur du Local 905 de la cafétéria (des accusations de voies de fait, de menaces de mort et de séquestration seront portées contre M. Gauthier - et d'autres - en rapport avec cette expulsion, accusations dont il sera ultérieurement acquitté en novembre 2005). M. Gauthier invite alors les travailleurs à le suivre aux bureaux d’Hydro-Québec pour exiger le départ de l’intimé. Sur place, M. Gauthier, accompagné d’une dizaine de personnes, demande que des camionnettes soient fournies aux délégués de chantier pour qu’ils puissent contrôler l’application des règles de sécurité sur le chantier. L’intimé refuse. M. Gauthier quitte les lieux, mais revient quelques minutes plus tard avec une centaine de travailleurs qui menacent d'expulser l’intimé du chantier.
[20] Hydro-Québec prend alors la décision de fermer le chantier pour éviter un affrontement. Après plusieurs rencontres, les travaux reprennent. L’intimé continue d’agir comme directeur de projet, mais l’embauche de la main-d’œuvre est dorénavant supervisée par une autre personne.
[21] Le 21 juin 2004, l’intimé écrit aux ministres de la Justice et du Travail pour dénoncer les agissements de la FTQ-Construction sur le chantier et pour demander la tenue d’une enquête.
[22] Le 20 septembre 2004, le ministre du Travail ordonne la tenue d’une enquête, afin de déterminer si les travailleurs du chantier Toulnustouc ont fait l’objet d’intimidation et de menaces, ou s’ils ont été forcés à refuser de travailler. Parallèlement, les choses reviennent à la normale sur les lieux de travail.
5 CONCLUSION
5.1 Causes de l’accident
L’enquête nous a permis de retenir les causes suivantes pour expliquer cet accident :
Ø la procédure de l'échafaudage volant est transgressée et fait en sorte que l'un des câbles est fixé sur un mauvais ancrage;
Ø l'équipement de protection individuel contre le danger de chute est défectueux et est utilisé de façon inadéquate;
Ø la gestion de la santé et de la sécurité du travail concernant l'utilisation d'un échafaudage volant est déficiente.
[25] Il appert que le compagnon de travail du salarié décédé a mal ancré l'échafaudage, alors que l'équipement de sécurité (un coulisseau) du défunt était installé de manière déficiente. Le rapport souligne notamment que l'« assistant-gérant de projet », adjoint de M. Lepage et ingénieur, n’a pas approuvé l’installation de l’échafaudage volant avant son utilisation le soir de l’accident, car il n’avait pas été avisé par le surintendant de nuit de la poursuite des travaux[5]. L’intimé n’était pas présent ce soir-là sur le chantier.
[26] Dans l'ensemble, le rapport est sévère à l'endroit de l'employeur, Aecon, et identifie des lacunes importantes chez lui en matière de santé et de sécurité sur le chantier, dont le fait qu'il n’informe pas les nouveaux travailleurs, à leur arrivée, des règles spécifiques se rapportant à leur travail et n'assure guère de suivi. Il souligne également que l’analyse et le contrôle des risques ne s’effectuent pas de façon satisfaisante et note un manque d'uniformité dans l'application des avis de correction donnés par les conseillers en sécurité. Selon le rapport, les travailleurs étaient souvent laissés à eux-mêmes pour l’application des règles de sécurité, l'employeur ne s'étant pas « assuré de fournir les équipements de protection conformes aux instructions du fabricant, d'autant plus qu'il savait qu'un travailleur [il s'agit du travailleur décédé] avait de la difficulté à les utiliser »[6]. Signalons par ailleurs que le rapport note également les manquements des associations syndicales présentes sur le chantier, qui ne prendraient pas d'actions concrètes pour assurer leurs responsabilités en la matière et ne s'impliqueraient pas « dans les analyses d'accidents faites sur le chantier ».
[27] Le 8 juin 2007, M. Gauthier intente une action en dommages-intérêts contre Aecon, l’intimé et trois autres employés ayant signé des dénonciations contre lui en marge des incidents survenus à la cafétéria en juin 2004. La responsabilité d'Aecon est recherchée à titre d'employeur de ses codéfendeurs. M. Gauthier allègue avoir été victime d’une arrestation injustifiée et avoir fait l’objet de fausses déclarations, ce qui aurait porté atteinte à sa réputation. Un règlement amiable mettra fin à l'affaire.
[28] Voilà pour la description du climat tendu sur le chantier Toulnustouc entre 2003 et 2005, et certaines de ses suites. Il importe toutefois de faire observer que l’action en diffamation intentée en 2011, objet du jugement entrepris, n’est pas fondée sur le comportement des appelants pendant l’exécution des travaux sur ce chantier ou leurs différends judiciaires par la suite. Cette action n’a d’assise que sur les propos prononcés quelques années plus tard par MM. Goyette et Gauthier, en réaction à l’entrevue donnée par l’intimé, en mars 2010, à l’émission Enquête.
II. Jugement de première instance et moyens d'appel
[29] La juge est d’avis que les appelants ont prononcé des propos diffamatoires, qui ont causé préjudice à la réputation de l'intimé. À son avis, les appelants, pour répondre aux propos tenus par l'intimé à Enquête, ont fait le choix de tenter de le discréditer en l'accusant de ne pas s'être soucié de la sécurité des travailleurs et d'être responsable de la mort de l'un de ceux-ci. M. Gauthier le qualifie même d'« assassin ». Elle souligne de plus que les propos tenus par M. Gauthier à l’émission Denis Lévesque, au sujet de l’intégrité et de l’honnêteté de l’intimé, sont non fondés et formulés dans le seul but de semer le doute sur la probité de ce dernier. Elle fait aussi remarquer que les propos diffamatoires de MM. Goyette et Gauthier ont fait l’objet d’une large diffusion par les médias, d’autant qu’ils ont été répétés par M. Gauthier à l’automne 2010.
[30] La faute est, selon la juge, intentionnelle. Les appelants, constate-t-elle, n’ont d'ailleurs exprimé aucun regret et ont persisté à nier leur conduite fautive au procès. Elle estime que M. Goyette, qui n'a pas été impliqué dans les événements s'étant produits sur le chantier de Toulnustouc, a sciemment dénaturé les conclusions du rapport de la CSST au détriment de la réputation de l’intimé. Quant à M. Gauthier, dont les propos lui semblent inexcusables, la juge n’accorde aucune crédibilité à son témoignage, qu’elle considère truffé de demi-vérités. Elle retient du reste qu’il n’hésite pas à faire usage de menaces et d’intimidation pour parvenir à ses fins.
[31] Elle conclut de la preuve que l’intimé a subi un préjudice, ayant été exposé au mépris, en plus d’avoir vu son honnêteté et son intégrité mises en doute et d’avoir subi une atteinte à sa dignité. Sa réputation tant personnelle que professionnelle a été affectée. La juge note qu’il a ainsi été habité par des sentiments d’injustice, de colère, d’impuissance et de découragement, et qu’il s’est isolé. De plus, toujours selon la juge, les propos diffamatoires ont eu pour effet de publiciser son affrontement avec la FTQ-Construction et de détruire ses occasions d’emploi avec les grands donneurs d’ouvrage du domaine de la construction, ce qui a précipité sa fin de carrière comme gérant de chantier.
[32] Plus précisément, la juge tient MM. Goyette et Gauthier directement responsables du préjudice causé à l'intimé. La responsabilité de la FTQ-Construction et du Local 791 est aussi engagée, à titre de commettants, vu la faute de leurs représentants agissant dans l’exercice de leurs fonctions, ainsi qu'à titre personnel puisqu'ils ont approuvé la stratégie de communication de leurs représentants.
[33] En ce qui a trait au montant des dommages compensatoires, la juge estime qu’une indemnité de 100 000 $ est appropriée, compte tenu de la gravité des propos diffamatoires et de la jurisprudence[7]. Les appelants seront donc condamnés solidairement au paiement de cette somme.
[34] Enfin, la juge considère que des dommages-intérêts punitifs doivent être accordés en l’espèce pour punir les appelants d'avoir intentionnellement porté atteinte à des droits garantis par la Charte des droits et libertés de la personne[8] et pour les dissuader de recommencer. C'est pourquoi elle condamne les appelantes à payer les sommes suivantes à ce titre :
- FTQ-Construction : |
75 000 $ |
- Union des opérateurs de machinerie lourde, local 791 : |
50 000 $ |
- Richard Goyette : |
25 000 $ |
- Bernard Gauthier : |
50 000 $ |
[35] Les appelants contestent non seulement l'existence de la faute que leur reproche ce jugement, mais également celle du préjudice qu'aurait subi l'intimé, de même que le montant des dommages compensatoires octroyés à ce dernier. Ils s'en prennent aussi à l'opportunité des dommages punitifs et à leur quantum, se plaignant au passage de n'avoir pu faire valoir, à cet égard, une défense pleine et entière. Mais, de façon préliminaire à ces divers moyens, les appelants soutiennent que le jugement doit être cassé, car la juge aurait dû se récuser en raison d'un événement qui sera décrit plus loin et qui, affirment-ils, entachait l'apparence d'impartialité essentielle à l'exercice de sa fonction.
III. ANALYSE
[36] Abordons en premier lieu la question de la récusation.
A. Récusation
[37] Alors que le dossier est déjà en délibéré (l'instruction est terminée, incluant les plaidoiries), les appelants demandent à la juge de se récuser. Le motif invoqué tient au fait que le mari de la juge, alors leader de l’opposition à l’Assemblée nationale, a dénoncé, lors de la période de questions du 16 mai 2013, une rencontre entre la ministre des Ressources naturelles et quelques représentants du Local 791, dont M. Gauthier, en mentionnant que des membres du gouvernement « […] font des rencontres avec des bandits »[9]. Le président de l’Assemblée lui demande immédiatement de retirer ses propos et mentionne quelques instants plus tard que « […] [l]e leader de l’opposition a retiré ses propos »[10].
[38] Par jugement daté du 23 décembre 2013, la juge, qui refuse de se récuser, expose en détail les raisons qui l'amènent à cette conclusion[11]. Les appelants, qui n'en ont pas fait appel à ce moment, remettent toutefois ce jugement en cause dans l'inscription en appel déposée à l'encontre du jugement sur le fond de l'affaire, soutenant que la juge aurait dû se récuser.
[39] Ce moyen d'appel doit être rejeté. D'une part, en effet, les appelants auraient dû interjeter appel de ce jugement à l'époque où il a été rendu, conformément à l'article 238 du Code de procédure civile[12]. Ils ne l'ont pas fait et ne peuvent le contester après le prononcé du jugement final, le délai d'appel étant échu, de même que le délai spécial prévu par l'article 523 a.C.p.c.[13]. D'autre part, à supposer que ce jugement ait pu faire l'objet d'un appel en même temps que le jugement final, leur prétention ne peut être retenue. Voyons ce qu'il en est.
[40] Inexistence du droit d'appel du jugement du 23 décembre 2013. Si les appelants n'étaient pas satisfaits de ce jugement, ils devaient demander immédiatement la permission d'en appeler, conformément aux articles 238, 29 et 511 a.C.p.c., tels qu'à l'époque[14].
[41] L'article 238 a.C.p.c. énonce que :
238. La requête en récusation est décidée par le juge saisi de la cause. Sa décision est sujette à appel conformément aux règles applicables à l'appel d'un jugement interlocutoire. |
238. A recusation motion is disposed of by the judge seized of the case. The judge's decision is subject to appeal in accordance with the rules applicable to appeals from an interlocutory judgment. |
[42] De leur côté, les articles 29 et 511 a.C.p.c. disposent que :
29. Est également sujet à appel, conformément à l’article 511, le jugement interlocutoire de la Cour supérieure ou celui de la Cour du Québec mais, s’il s’agit de sa compétence dans les matières relatives à la jeunesse, uniquement en matière d’adoption : |
29. An appeal also lies, in accordance with article 511, from an interlocutory judgment of the Superior Court or the Court of Québec but, as regards youth matters, only in a matter of adoption: |
[…] |
(…) |
Toutefois, l’interlocutoire rendu au cours de l’instruction n’est pas sujet à appel immédiat et ne peut être mis en question que sur appel du jugement final, à moins qu’il ne rejette une objection à la preuve fondée sur l’article 308 de ce code ou sur l’article 9 de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C‐12) ou à moins qu’il ne maintienne une objection à la preuve. |
However, an interlocutory judgment rendered during the trial cannot be appealed immediately and it cannot be put in question except on appeal from the final judgment, unless it disallows an objection to evidence based upon article 308 of this Code or on section 9 of the Charter of human rights and freedoms (chapter C-12), or unless it allows an objection to evidence. |
Est interlocutoire le jugement rendu en cours d’instance avant le jugement final. |
Any judgment is interlocutory which is rendered during the suit before the final judgment. |
511. L’appel d’un jugement interlocutoire n’a lieu que sur permission accordée par un juge de la Cour d’appel, lorsqu’il estime qu’il s’agit d’un cas visé à l’article 29 et que les fins de la justice requièrent d’accorder la permission; il doit alors ordonner la continuation ou la suspension des procédures de première instance. |
511. An appeal lies from an interlocutory judgment only on leave granted by a judge of the Court of Appeal if he is of opinion that the case is one that is contemplated in article 29 and that the pursuit of justice requires that leave be granted; the judge must then order the continuation or suspension of the proceedings in first instance. |
Toutefois, l’appel du jugement interlocutoire rejetant une objection à la preuve fondée sur l’article 308 de ce code ou sur l’article 9 de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12) n’est pas assujetti à une permission. De plus, cet appel ne suspend pas l’instance, mais le juge de première instance ne peut rendre son jugement final ni entendre la preuve visée par l’objection tant que l’appel du jugement interlocutoire n’est pas décidé. |
However, an appeal from an interlocutory judgment dismissing an objection to evidence based on article 308 of this Code or on section 9 of the Charter of human rights and freedoms (chapter C-12) is not subject to a leave. Furthermore, the appeal does not suspend the proceedings but the judge of first instance cannot render final judgment or hear the evidence contemplated by the objection until appeal from the interlocutory judgment is decided. |
[…] |
(…) |
[43] Tout d'abord, l'article 238 a.C.p.c. assimile le jugement statuant, en cours d'instance (comme en l'espèce), sur une requête en récusation au jugement interlocutoire visé par l'article 29 a.C.p.c. (il répond d'ailleurs à la définition que donne le troisième alinéa de celui-ci) et l'assujettit aux règles d'appel prévues par cette disposition, que complète l'article 511 a.C.p.c. Or, en principe, le jugement interlocutoire, en vertu de ces deux articles, est appelable immédiatement, dans le délai de trente jours prévu par l'article 494 a.C.p.c.
[44] Il est vrai cependant que le deuxième alinéa de l'article 29 a.C.p.c. prévoit que le jugement rendu en cours d'instruction est appelable en même temps que le jugement final, sauf deux exceptions inapplicables ici[15]. Le jugement de l'espèce a-t-il été rendu en cours d'instruction? S'il ne l'a pas été, alors l'affaire est simple et, le deuxième alinéa de l'article 29 ne s'appliquant pas, la permission d'appeler doit être demandée immédiatement, et non pas à même le jugement final. S'il l'est (et on pourrait considérer que c'est le cas, puisqu'il a donné lieu à l'interruption du délibéré et à l'administration d'une preuve suivie de plaidoiries, ce qui rouvre le débat), il échappe néanmoins à la règle du deuxième alinéa de l'article 29.
[45] En effet, après réflexion et avec égards pour l'opinion contraire[16], le fait que l'article 238 a.C.p.c. prévoit spécialement le droit d'appeler du jugement statuant sur la demande de récusation, plutôt que de s'en remettre simplement à l'article 29, montre bien que le législateur entend créer un droit d'appel immédiat. Si le législateur avait voulu que l'appel d'un tel jugement interlocutoire, rendu en cours d'instruction, se fasse en même temps que l'appel du jugement final, comme c'est le cas des autres jugements interlocutoires prononcés pendant l'instruction, il n'avait qu'à rester muet : les articles 29, deuxième alinéa, et 511 a.C.p.c. se seraient alors appliqués de manière intégrale. Mais ce n'est pas ce que le législateur a fait. Il a plutôt précisé à l’article 238 a.C.p.c. que le jugement statuant sur la récusation était appelable, encore que conformément aux articles 29 et 511 a.C.p.c. Cette précision fait nécessairement renvoi à l'obtention d'une permission au sens de ces dispositions, mais doit tout aussi nécessairement faire exception au deuxième alinéa de l’article 29 a.C.p.c. Autrement dit, en indiquant à l’article 238 a.C.p.c. qu'il peut être fait appel du jugement statuant sur la récusation comme on le ferait d'un interlocutoire ordinaire, le législateur signale implicitement, mais clairement, son intention que ce jugement soit appelable immédiatement.
[46] En effet, l'allégation de partialité d'un juge attente directement à l'intégrité de l'individu, mais aussi à celle de la magistrature et du système de justice en général. Il est donc normal que le législateur ait prévu que le débat puisse être vidé immédiatement et non après le jugement sur le fond, et ce, quelle que soit l'issue de celui-ci, d'ailleurs.
[47] Par conséquent, peu importe que l'on considère le jugement de l'espèce comme un interlocutoire rendu en cours d'instruction ou non, il était appelable immédiatement, sur permission, et l'on ne devait pas attendre le jugement final.
[48] Cela étant, on doit constater que les appelants n'ont pas fait appel en temps utile du jugement par lequel la juge refuse leur demande de récusation. Comme il s’est écoulé plus de six mois depuis ce jugement, l’article 523 a.C.p.c. ne peut être, dans les circonstances, d’aucun secours.
[49] Quoi qu'il en soit, et peu importe la question de savoir si les appelants devaient immédiatement demander - et obtenir -, à l'époque de ce jugement, la permission d'en appeler, leur moyen, sur le fond, ne résiste pas à l'analyse.
[50] La demande de récusation est mal fondée. Tel qu’indiqué plus haut, à supposer que le jugement du 23 décembre 2013 ait été appelable en même temps que le jugement final ou à supposer que les appelants eussent demandé et obtenu la permission d’appeler du jugement sur la récusation, leur pourvoi à cet égard aurait, de toute manière, été rejeté.
[51] Selon les appelants, le fait que, alors que l'affaire était en délibéré, le conjoint de la juge, M. Pierre Moreau, alors leader de l’opposition, les a globalement traités de « bandits » à l’Assemblée nationale du Québec, et ce, dans le cadre d'un débat parlementaire à propos de la polémique entourant l’embauche des travailleurs sur les chantiers de la Côte-Nord, entraîne chez une personne raisonnable la crainte de la partialité. Il y a donc ici apparence de partialité, en raison de faits objectifs. La question de savoir si la juge partageait l’opinion négative de son mari sur les appelants ou si elle entretenait elle-même un préjugé à leur égard n’est pas pertinente : ce qui importe ici, et qui est reproché à la juge, n'est pas la partialité, mais bien l'apparence de partialité.
[52] L’argument ne résiste pas à l’analyse.
[53] Une partie peut demander la récusation d’un juge pour l’une ou l'autre des causes énumérées à l’article 234 a.C.p.c., dont celle de la crainte raisonnable de partialité (paragr. 10), qui est en jeu ici. Les principes applicables à ce motif de récusation ont été maintes fois réitérés et appliqués par les tribunaux.
[54] Ainsi, dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada[17], la Cour suprême réaffirme l’importance du principe de l’impartialité des cours de justice, sur lequel se fonde la confiance du public dans le système judiciaire. La Cour y définit la partialité et l'impartialité, soulignant que la seconde doit être présumée, ce qui place sur les épaules de celui qui l'allègue de démontrer la partialité ou l'apparence de partialité. Ainsi :
58 L’essence de l’impartialité est l’obligation qu’a le juge d’aborder avec un esprit ouvert l’affaire qu’il doit trancher. À l’inverse, voici comment on a défini la notion de partialité ou préjugé :
[TRADUCTION] ... une tendance, une inclination ou une prédisposition conduisant à privilégier une partie plutôt qu’une autre ou un résultat particulier. Dans le domaine des procédures judiciaires, c’est la prédisposition à trancher une question ou une affaire d’une certaine façon qui ne permet pas au juge d’être parfaitement ouvert à la persuasion. La partialité est un état d’esprit qui infléchit le jugement et rend l’officier judiciaire inapte à exercer ses fonctions impartialement dans une affaire donnée.
[Références omises.]
59 Considérée sous cet éclairage, « [l]’impartialité est la qualité fondamentale des juges et l’attribut central de la fonction judiciaire » (Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire (1998), p. 30). Elle est la clé de notre processus judiciaire et son existence doit être présumée. Comme l’ont signalé les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt S. (R.D.), précité, par. 32, cette présomption d’impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge, dont l’autorité dépend de cette présomption. Par conséquent, bien que l’impartialité judiciaire soit une exigence stricte, c’est à la partie qui plaide l’inhabilité qu’incombe le fardeau d’établir que les circonstances permettent de conclure que le juge doit être récusé.
[55] Par ailleurs, la norme en matière de récusation est la crainte raisonnable de partialité, que la Cour suprême décrit en ces termes dans l’arrêt de principe Committee for Justice and Liberty[18] :
[…] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »
[56] Dans Droit de la famille - 1559[19], la Cour d’appel, s’inspirant de ces principes bien établis, a défini de la manière suivante la crainte de partialité :
Pour être cause de récusation, la crainte de partialité doit donc :
a) être raisonnable, en ce sens qu'il doit s'agir d'une crainte, à la fois, logique, c'est-à-dire qui s'infère de motifs sérieux, et objective, c'est-à-dire que partagerait la personne décrite à b) ci-dessous, placée dans les mêmes circonstances; il ne peut être question d'une crainte légère, frivole ou isolée;
b) provenir d'une personne :
1o sensée, non tatillonne, qui n'est ni scrupuleuse, ni angoissée, ni naturellement inquiète, non plus que facilement portée au blâme;
2o bien informée, parce qu'ayant étudié la question, à la fois, à fond et d'une façon réaliste, c'est-à-dire dégagée de toute émotivité; la demande de récusation ne peut être impulsive ou encore, un moyen de choisir la personne devant présider les débats; et
c) reposer sur des motifs sérieux; dans l'analyse de ce critère, il faut être plus exigeant selon qu'il y aura ou non enregistrement des débats et existence d'un droit d'appel.
[57] Il ne faut jamais perdre de vue que l’examen du caractère raisonnable de la crainte appréhendée est contextuel et doit reposer sur des faits précis[20]. Qu'en est-il ici?
[58] La Cour s’est déjà prononcée sur des situations de conflits d’intérêts que pourraient engendrer des liens familiaux, auxquels on peut assimiler les liens matrimoniaux. Par exemple, dans l’arrêt Wightman c. Widdrington (Succession de)[21], les appelants réclament la récusation de la juge à qui l’affaire Castor Holdings a été confiée, au motif que ses deux enfants travaillent comme salariés dans le cabinet d’avocats représentant l'une des parties dans l'un des dossiers liés à cette affaire, mais suspendus dans l’attente d’un premier jugement. La juge visée rejette la demande de récusation. La Cour lui donne raison étant donné que le lien entre elle et l'une des parties était trop ténu et que son importance réelle était en conséquence trop négligeable pour conclure à une crainte raisonnable de partialité. Bien que la situation diffère de celle en l’espèce, les propos de la Cour présentent une analyse intéressante du conflit d’intérêts que des liens familiaux peuvent engendrer :
La parenté comme cause de récusation
[53] La juge de première instance a raison lorsqu’elle note au paragraphe [66] de ses motifs qu’aucun motif de récusation « automatique » ne s’applique ici. L’article 235 C.p.c. prévoit que « [l]e juge est inhabile si lui ou son conjoint sont intéressés dans le procès », ce qui n’est pas le cas en l’occurrence. Le paragraphe 9 de l’article 234 C.p.c. énonce qu’un juge peut être récusé : « s’il est parent ou allié de l’avocat ou de l’avocat-conseil ou de l’associé de l’un ou de l’autre… ». Tel qu’il est rédigé, ce texte fait clairement ressortir que, pour le législateur, les cas où un juge a un lien de parenté avec un avocat ne lui imposent pas à tout coup de se récuser. Pour que la récusation soit justifiée, encore faut-il que ce lien présente un caractère de proximité qui le rend préoccupant dans l’esprit d’une personne raisonnable et bien informée.
[54] L’utilisation du terme « associé » dans le paragraphe (9) de l’article 234 C.p.c., de même que de la formule « en ligne collatérale jusqu’au deuxième degré », n’est pas dépourvue d’intention. En apportant de telles précisions, le législateur fournit des indices de l’analyse qui est appropriée pour résoudre ce genre de question. Il est certain que des situations nombreuses et fort variées peuvent survenir où le juge aura un lien personnel quelconque avec l’affaire qu’on lui présente. Entre deux extrêmes, le lien étroit qui commande récusation et le lien ténu qui ne saurait fonder une crainte raisonnable de partialité, il faut faire preuve de discernement et départager ce qui est fondamental de ce qui ne l’est pas.
[....]
[56] Dans cet ordre d’idées, il ne serait pas raisonnable d’interpréter la notion de conflit d’intérêts de manière que la restriction posée par l’article 234, paragr. 9 C.p.c., s’applique à tout le personnel d’un cabinet d’avocats. Outre le cas évident de l’avocat qui occupe pour une partie et qui a un lien de parenté suffisamment étroit avec le juge, cet article vise les parents associés aux avocats mandatés par une partie, parce que seuls ces associés ont véritablement un intérêt dans l’issue des litiges, leurs revenus étant directement reliés aux profits et à la réputation du cabinet au sein duquel ils exercent leur profession.
[Références omises; soulignement ajouté]
[59] Ces propos sont transposables à la situation du lien matrimonial.
[60] Autre exemple, dans l’arrêt Deschênes c. Société Alzheimer de l'Outaouais québécois[22], notre collègue le juge Kasirer rejette une demande pour permission d’appeler soulevant, entre autres, l’existence d’une crainte raisonnable de partialité d’un juge, vu le lien matrimonial existant entre l'une de ses collègues récemment nommée et l'intimée. Le juge Kasirer conclut que ce lien n’est pas suffisant pour faire naître une crainte raisonnable de partialité :
[14] Il faut donc déterminer si une personne raisonnable et bien renseignée pourrait craindre, pour des motifs sérieux, qu'il y ait risque de partialité de la part du juge Bachand en raison du lien familial qui existe entre une autre juge de sa Cour et l’intimée. Il faut tenir compte du fait que le juge Bachand siège généralement dans un autre district mais, aussi, que le lien entre l’intimée et une juge de la Cour n’a pas été communiqué à la requérante avant l’audience.
[15] Je suis d’avis que la requérante n’a soulevé aucun motif sérieux appuyant le risque de partialité ici. Comme la Cour suprême le rappelle, la présomption d’impartialité n’a rien de fragile : il faut se garder de baser l’appréciation d’une crainte raisonnable de partialité sur des suppositions ou insinuations qui n’ont aucun fondement dans la réalité. Dans Bande indienne Wewaykum, la Cour suprême précise que la personne raisonnable étudierait la question « en profondeur, de façon réaliste et pratique » (paragr. 74). Avec respect, ce n’est pas l’exercice auquel la requérante nous convie en évoquant les rencontres possibles dans les couloirs du Palais de justice et de pures apparences. Tant de la perspective de la « justice qui doit être rendue » que de celle de la « justice qui doit paraître être rendue », il n’y a aucun motif sérieux appuyant l’argument de la requérante qu'il existe une crainte raisonnable de partialité.[23]
[61] Appliquant ces principes au présent dossier, la Cour estime que la crainte exprimée par les appelants n’est pas de celles que ressentirait une personne bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique.
[62] En l’espèce, le contexte des paroles reprochées est en effet aussi important, sinon davantage, que leur teneur. D’abord, elles ne sont pas celles de la juge, mais celles de son conjoint - et il faut se garder ici d'un réflexe dépassé qui consisterait à attribuer à une personne les opinions de son conjoint ou de sa conjointe. De plus, ces paroles, en l'espèce, sont exprimées à l'improviste, à l’occasion d’un débat parlementaire animé, pendant la période des questions, et ne sont manifestement pas préméditées. Elles ne portent pas non plus sur la cause dont la juge est saisie. Aussitôt prononcées, elles sont retirées, et ce, dans les secondes qui suivent, comme le président de l’Assemblée en fait état.
[63] Par ailleurs, rien dans la conduite de la juge ou de la situation dans laquelle elle se trouve ne prête à reproche. On ne sait même pas si elle a été informée des propos ou de l'« opinion » (livrée sur le vif) de son conjoint, ni quand elle l'aurait été (sinon au moment où l'on demande pour ce motif sa récusation). Absolument rien dans son comportement antérieur ne démontre qu'elle a un préjugé quelconque à l'endroit des appelants (et la sévérité de son jugement à leur endroit n'en constitue pas un indice, il va sans dire).
[64] Toutes ces circonstances étant pesées, il appert que les propos reprochés au conjoint de la juge ne peuvent être considérés comme de nature à générer une crainte de partialité chez une personne raisonnable et bien informée. Au contraire, donner prise à l’argumentaire des appelants, dans le contexte d’une allégation aussi ténue, porterait déraisonnablement atteinte à l’indépendance d’esprit de la juge, professionnelle qui est présumée se garder de tout préjugé.
[65] Le pourvoi, sur ce point, doit donc être rejeté.
B. Diffamation
[66] Avant d'aborder la question de la responsabilité des appelants, il faut discuter brièvement de l'argument suivant des appelants, qui soutiennent que la juge n'aurait pas dû admettre en preuve les témoignages relatifs au comportement de M. Gauthier sur le chantier de Toulnustouc, ce qui n’était pas pertinent à l’action en diffamation, d’autant qu’une partie de cette preuve n’était pas annoncée dans la requête introductive d’instance.
[67] Il suffira de dire que la preuve des agissements de M. Gauthier sur le chantier était pertinente, d’autant que les appelants remettaient justement en question la gestion du chantier par l’intimé. La toile de fond devait, en ce sens, être complète afin que l'on puisse comprendre la nature des propos litigieux. D’ailleurs, les appelants adoptent ici une position quelque peu paradoxale dans la mesure où les affirmations qui leur sont reprochées sont prononcées lors de conférences de presse et d'une émission de télévision où eux-mêmes évoquent à maintes reprises les problèmes du chantier en question (également invoqués dans leur défense). Il paraît pour le moins difficile, dans ce contexte, de prétendre que rien de cela n'était pertinent à l'affaire.
[68] Cela dit, on peut considérer que l'on a passé beaucoup de temps sur ce sujet, et peut-être même trop, mais il n'y a pas là motif à casser le jugement de première instance.
[69] Passons donc à la question de la responsabilité.
1. Responsabilité des appelants
[70] Dans Prud’homme c. Prud'homme[24], la Cour suprême, sous la plume des juges L'Heureux-Dubé et LeBel, décrit ainsi les règles de la responsabilité civile en matière de diffamation :
33 Pour démontrer le premier élément de la responsabilité civile, soit l’existence d’un préjudice, le demandeur doit convaincre le juge que les propos litigieux sont diffamatoires. Le concept de diffamation a fait l’objet de plusieurs définitions au fil des années. De façon générale, on reconnaît que la diffamation « consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables » (Radio Sept-Îles, précité, p. 1818).
34 La nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective (Hervieux-Payette c. Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, [1998] R.J.Q. 131 (C.S.), p. 143, infirmé, mais non sur ce point, par Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette, [2002] R.J.Q. 1669 (C.A.)). Il faut, en d’autres termes, se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers. À cet égard, il convient de préciser que des paroles peuvent être diffamatoires par l’idée qu’elles expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s’en dégagent. Dans l’affaire Beaudoin c. La Presse Ltée, [1998] R.J.Q. 204 (C.S.), p. 211, le juge Senécal résume bien la démarche à suivre pour déterminer si certains propos revêtent un caractère diffamatoire : […]
35 Cependant, des propos jugés diffamatoires n’engageront pas nécessairement la responsabilité civile de leur auteur. Il faudra, en outre, que le demandeur démontre que l’auteur des propos a commis une faute. Dans leur traité, La responsabilité civile (5e éd. 1998), J.-L. Baudouin et P. Deslauriers précisent, aux p. 301-302, que la faute en matière de diffamation peut résulter de deux types de conduites, l’une malveillante, l’autre simplement négligente : […]
36 À partir de la description de ces deux types de conduite, il est possible d’identifier trois situations susceptibles d’engager la responsabilité de l’auteur de paroles diffamantes. La première survient lorsqu’une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux. De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l’intention de nuire à autrui. La seconde situation se produit lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses. La personne raisonnable s’abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité. Enfin, le troisième cas, souvent oublié, est celui de la personne médisante qui tient, sans justes motifs, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers. (Voir J. Pineau et M. Ouellette, Théorie de la responsabilité civile (2e éd. 1980), p. 63-64.)
[…]
[38] Dans tous les cas, l’appréciation de la faute demeure une question contextuelle de faits et de circonstances. À cet égard, il importe de rappeler que le recours en diffamation met en jeux deux valeurs fondamentales, soit la liberté d’expression et le droit à la réputation. […]
[Soulignements ajoutés]
[71] Dans Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc.[25], la juge Deschamps, écrivant au nom des juges majoritaires, cerne pour sa part comme suit les notions de faute et de préjudice en matière de diffamation :
[24] De manière générale, la faute correspond à une conduite qui s’écarte de la norme de comportement qu’adopterait une personne raisonnable (Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, par. 21). Il importe de signaler que le concept de personne raisonnable a un caractère normatif plutôt que descriptif. Il s’agit du comportement qu’une personne informée adopterait dans les circonstances. Malgré toute l’importance accordée par la Charte québécoise à la protection des droits individuels, un comportement attentatoire à un droit qu’elle garantit ne constitue pas nécessairement une faute civile (Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, par. 116; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789 (« Larocque »)). En effet, encore faut-il que l’atteinte constitue une violation de la norme objective prévue par l’art. 1457 C.c.Q. qui est celle du comportement de la personne raisonnable et qu’aucun autre motif ne limite la conclusion concernant la faute, par exemple, l’existence d’une immunité (Larocque et Prud’homme) ou la prise en considération de droits concurrents, comme celui de la liberté d’expression.
[25] Dans un recours en diffamation, la définition ou les contours de la faute reflètent l’importance croissante accordée à la liberté d’expression (Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles inc., [1994] R.J.Q. 1811 (C.A.), p. 1818). Cependant, un comportement de nature diffamatoire peut procéder d’une simple négligence. La véracité du message ne sera qu’un des facteurs à considérer pour évaluer le caractère fautif du comportement. Bien que vrais, des propos peuvent néanmoins avoir été tenus fautivement. La médisance, tout autant que la calomnie, est sanctionnée (Prud’homme, par. 38; Néron, par. 59).
[…]
[26] Le préjudice qui définit la diffamation est l’atteinte à la réputation. Dans notre droit, l’atteinte à la réputation est appréciée objectivement, c’est-à-dire en se référant au point de vue du citoyen ordinaire (Néron, par. 57; Prud’homme, par. 34; Métromédia C.M.R. Montréal inc. c. Johnson, 2006 QCCA 132, [2006] R.J.Q. 395, par. 49).
[27] Ce niveau d’analyse se justifie par le fait qu’une atteinte à la réputation se traduit par une diminution de l’estime et de la considération que les autres portent à la personne qui est l’objet des propos. Il n’y a donc pas que l’auteur et la personne qui fait l’objet des propos qui entrent en scène. Une personne est diffamée lorsqu’un individu donné ou plusieurs lui renvoient une image inférieure à celle que non seulement elle a d’elle-même, mais surtout qu’elle projetait aux « autres » dans le cours normal de ses interactions sociales. Dans notre société, toute personne peut légitimement s’attendre à un traitement égal sur le plan juridique. L’atteinte à la réputation se situe à un autre niveau. Diffamer quelqu’un, c’est attenter à une réputation légitimement gagnée. Par conséquent, l’effet de la diffamation n’est pas tant l’incidence sur la dignité et le traitement égal reconnus à chacun par les chartes, mais la diminution de l’estime qui revient à une personne à la suite de ses interactions sociales.
[28] C’est l’importance de ces « autres » dans le concept de réputation qui justifie le recours à la norme objective du citoyen ordinaire qui les symbolise. Un sentiment d’humiliation, de tristesse ou de frustration chez la personne même qui prétend avoir été diffamée est donc insuffisant pour fonder un recours en diffamation. Dans un tel recours, l’examen du préjudice se situe à un second niveau, axé non sur la victime elle-même, mais sur la perception des autres. Le préjudice existe lorsque le « citoyen ordinaire estim[e] que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation » de la victime (Prud’homme, par. 34). Il faut cependant se garder de laisser glisser l’analyse du préjudice vers un troisième niveau et de se demander, comme semble l’avoir fait la majorité de la Cour d’appel (par. 73), si le citoyen ordinaire, se portant lui-même juge des faits, aurait estimé que la réputation de la victime a été déconsidérée aux yeux d’un public susceptible d’ajouter foi aux propos de M. Arthur. C’est plutôt ce citoyen ordinaire qui est observé par le juge et qui incarne les « autres ».
[…]
[31] Le juge chargé de l’évaluation de la faute impose à l’auteur des propos le comportement qu’une personne raisonnable aurait eu dans les circonstances. En matière de diffamation, le juge tient compte du droit à la liberté d’expression de l’auteur des propos. Il tolérera même, dans certains cas, que celui-ci ait émis des opinions exagérées. Lorsqu’il évalue le préjudice, le juge tient également compte du fait que le citoyen ordinaire a bien accepté la protection de la liberté d’expression et que, dans certaines circonstances, des propos exagérés peuvent être tenus, mais il doit aussi se demander si le citoyen ordinaire voit diminuer l’estime qu’il porte à la victime. En conséquence, bien qu’il s’agisse d’une norme objective dans les deux cas, il est préférable de conserver deux vocables distincts — personne raisonnable et citoyen ordinaire — parce qu’ils correspondent à des concepts visant deux situations distinctes : l’évaluation du comportement et l’évaluation de l’effet de ce comportement du point de vue de la société. Les questions posées aux deux étapes sont différentes.
[32] Le recours à une norme comme celle du citoyen ordinaire en tant que critère de détermination d’une atteinte à la réputation présente un avantage pratique indéniable. Une telle norme constitue un repère rationnel et objectif. Elle permet de faciliter la preuve du préjudice, étant donné que cette preuve peut s’avérer difficile. Très souvent en effet, le préjudice ne peut être établi qu’indirectement. Un exemple d’une telle situation est l’affaire Néron, où les propos ont entraîné une perte d’occasions d’affaire qui ne pouvait qu’être reliée aux propos litigieux. Dans d’autres cas, les faits qui auront permis de conclure qu’une personne raisonnable n’aurait pas prononcé les propos reprochés permettront d’inférer que, à la suite de ceux-ci, le citoyen ordinaire a moins d’estime envers la victime. Il ne s’agit toutefois pas d’une présomption légale découlant de la conclusion qu’une faute a été commise, mais seulement d’une inférence que le juge peut tirer des faits mis en preuve. [...]
[Soulignements ajoutés]
[72] Dans un jugement fort détaillé, la juge de première instance, appliquant ces règles, conclut au caractère fautif d'une partie des déclarations publiques de MM. Goyette et Gauthier à l'endroit de l'intimé, faussement accusé d'être personnellement responsable de la mort d'un travailleur, de ne se soucier aucunement de la santé et de la sécurité des travailleurs et d'avoir fait des déclarations mensongères. Ces propos, conclut-elle aussi, sont prononcés en toute connaissance de cause, sciemment, dans le but de nuire à l'intimé : les appelants ont peu apprécié les remarques faites par celui-ci dans le cours de l'émission Enquête sur le contrôle de l'embauche sur la Côte-Nord, et ils cherchent à miner sa crédibilité en l'attaquant sur un tout autre sujet (celui de la santé et de la sécurité des travailleurs). La juge conclut également à l'existence, conséquemment, d'un préjudice, c'est-à-dire d'une atteinte à la réputation de l'intimé, selon la norme objective. Elle conclut enfin à la responsabilité de MM. Goyette et Gauthier de même qu'à celle de leurs commettants respectifs.
[73] Ses déterminations factuelles à cet égard sont à l’abri d’une intervention de la Cour, et de même sa conclusion sur la responsabilité des appelants.
[74] Notons d'abord que les propos de MM. Goyette et Gauthier sont prononcés quelques jours après la diffusion du reportage télévisé de l’émission Enquête, dans le cas des conférences de presse, et plusieurs mois plus tard dans celui de l'émission Denis Lévesque. Ils ne sont donc pas le fruit d’une réaction immédiate et spontanée, mais bel et bien de déclarations mûries, délibérées.
[75] Les appelants trouvent justification pour leurs propos dans le fait qu’ils ont tout simplement fait écho au rapport de la CSST portant sur les carences en matière de sécurité sur le chantier dont était responsable l’intimé, à titre de gérant de projet employé par Aecon. C’est faire court. D'une part, s'en prendre à l'intimé à cet égard ne répond pas aux affirmations que celui-ci a faites relativement aux visées de contrôle qu'entretiendraient la FTQ-Construction et le Local 791 en matière d'embauche sur la Côte-Nord et au climat d'intimidation et de violence qui en résulterait. D'autre part, c’est faire abstraction des graves accusations et insinuations qu’ont proférées, tour à tour, MM. Goyette et Gauthier.
[76] M. Goyette a insinué, tout en donnant son interprétation du rapport d’enquête de la CSST, que la mort d’un travailleur sur le chantier que dirigeait l’intimé lui était attribuable. Les mots qu'il a choisis sont moins cinglants, peut-être, que celui d'« assassin » qu'emploiera M. Gauthier, mais n'en sont pas moins perfides. Ils sont prononcés par ailleurs avec une virulence qui ne laisse pas de doute sur l'intention de celui qui les prononce. Cette virulence s’expliquerait, selon ce que nous apprend l’audience d'appel, par le fait que M. Goyette n’était pas dans son assiette ce jour-là. Si tel est le cas, il aurait fait preuve d'un meilleur jugement en remettant à un autre moment sa conférence de presse.
[77] Quant à M. Gauthier, il a carrément traité l’intimé « d’assassin » en lien avec l’accident mortel survenu en juin 2004, alors que, pourtant, il n’était pas sur le chantier au moment de l’accident et n’avait pas autorisé les travaux qui y ont mené. Compte tenu de la teneur du rapport 2006 de la CSST, il paraît hautement exagéré - et trompeur - de tenir l'intimé seul responsable des carences de son employeur de l'époque en matière de santé et de sécurité, ce qui, de toute façon, n'a, encore là, aucun rapport avec ce dont parlait l'émission Enquête. Tant lors de la conférence de presse qu’à l’émission Denis Lévesque, M. Gauthier a par ailleurs accusé l'intimé, sans fondement, d’avoir arrangé de faux témoignages contre lui dans la poursuite criminelle dont il a été l’objet et dont il a été acquitté.
[78] Comme l'explique la juge, une personne raisonnable ne se serait pas comportée comme MM. Goyette et Gauthier :
Le caractère diffamatoire des déclarations des défendeurs
[217] Les déclarations et les insinuations faites par Goyette et par Gauthier au sujet de Lepage, lors des conférences de presse organisées par la FTQ-Construction et le Local 791, étaient clairement mensongères et diffamatoires.
[218] Les propos tenus par Goyette et Gauthier étaient plus que simplement désobligeants à l’égard de Lepage. Ils étaient méprisants et diffamatoires parce qu’ils avaient pour but de mettre en doute son intégrité personnelle et sa compétence professionnelle, de l’exposer au ridicule et au mépris, et de porter atteinte à sa dignité et à sa réputation.
[219] Remettre en question l’honnêteté, le discernement, le jugement et, de manière générale, l’intégrité personnelle et la compétence professionnelle d’une personne sans raison légitime ou sans excuse valable constitue certainement une faute.
[220] Lorsque cette faute est commise dans l’intention de nuire à autrui, il s’agit de diffamation. C’est précisément ce que les défendeurs ont fait dans la présente affaire.
[221] La preuve est claire sur l’intention de nuire des défendeurs et sur leur volonté de porter atteinte de manière illicite et intentionnelle aux droits de Lepage.
[222] Ils ont fait le choix de cibler et de discréditer Lepage en guise de représailles pour ses propos. Ils ont délibérément porté atteinte à sa réputation en affirmant qu’il n’était pas de bonne foi, qu’il ne disait pas la vérité, et qu’il n’était pas une personne honnête et respectable parce qu’il ne souciait pas de la sécurité des travailleurs.
[223] Ils ont même affirmé qu’il était personnellement responsable de la mort d’un travailleur sur un chantier qu’il a dirigé et que c’était un « assassin ».
[…]
[229] Les défendeurs ont accusé Lepage d’être responsable de la mort d’un travailleur sur le chantier. Goyette a insinué qu’il avait tué quelqu’un et qu’il avait délibérément ignoré les règles de sécurité commettant par le fait même un acte criminel. Gauthier a dit de lui que c’était un assassin. Ces accusations n’étaient pas fondées. Elles étaient malveillantes et répréhensibles.
[…]
[233] Gauthier a également mis en doute l’intégrité et l’honnêteté de Lepage lorsqu’il a donné une entrevue à Denis Lévesque sur les ondes de TVA.
[234] Il a laissé entendre que ce n’était pas une personne de bonne réputation et qu’il n’était pas digne de confiance. Il l’a accusé d’avoir fait de fausses déclarations et d’avoir incité d’autres personnes au parjure dans le but de lui nuire. Il a même déclaré qu’il avait gagné une poursuite judiciaire intentée contre Lepage à la suite de fausses déclarations.
[235] La preuve administrée devant le Tribunal ne supporte aucune de ces allégations. Il n’a pas été démontré que Lepage avait fait de fausses déclarations au sujet de Gauthier, ni qu’il avait incité d’autres personnes à se parjurer dans le but de lui nuire.
[236] De plus, contrairement à ce qu’il a affirmé, Gauthier n’a pas eu gain de cause contre Lepage dans une action intentée contre lui à la suite de son arrestation et de sa mise en accusation. […]
[237] Finalement, Gauthier a affirmé que les journalistes de l’émission Enquête auraient eu avantage à faire enquête sur Lepage avant de diffuser ses propos, laissant par là sous-entendre que ce dernier aurait commis des gestes répréhensibles. Clairement, il s’agit d’une affirmation faite uniquement dans le but de semer le doute sur la probité de Lepage.
[79] Dans Confédération des syndicats nationaux c. Jetté[26], la Cour souligne que la liberté d’expression « […] exige que l’on tolère même l’expression de propos incivils dans la mesure où ceux-ci, toutefois, ne franchissent pas le seuil de la diffamation, le droit à la réputation étant lui aussi un droit fondamental protégé par la Charte des droits et libertés de la personne ». En l’espèce, les appelants ont délibérément franchi le seuil en question dans le but de nuire à l’intimé.
[80] Qu’en est-il maintenant du préjudice et de l'évaluation de l'effet du comportement fautif des appelants aux yeux du citoyen ordinaire?
[242] La preuve démontre que le demandeur a souffert un grave préjudice moral et professionnel par la faute des défendeurs.
[243] Il a été exposé au mépris et au ridicule. On a mis en doute son honnêteté et son intégrité. On a porté atteinte à sa dignité. On a tenté de détruire sa crédibilité au plan personnel et professionnel. Il a été présenté comme un gestionnaire incompétent et imprudent. On a représenté qu’il avait fait preuve de négligence et qu’il était personnellement responsable de la mort d’un travailleur sur le chantier.
[244] Lepage a témoigné qu’il avait eu de la difficulté à accepter qu’on puisse l’attaquer impunément et porter atteinte à sa dignité et à sa réputation en guise de représailles pour ses commentaires honnêtes.
[245] Pendant plusieurs mois, il a été habité par des sentiments d’injustice et de colère, d’impuissance et de découragement. Il a choisi de s’isoler pour éviter d’avoir à répondre à des questions ou d’avoir à donner des explications aux gens qui le questionnaient sur ce qui s’était réellement passé sur le chantier de Toulnustouc.
[246] Après plusieurs années de travail dans l’industrie de la construction, il a acquis une réputation enviable comme gérant de chantier. Jusqu’en 2010, il se voyait régulièrement offrir des contrats par des donneurs d’ouvrage ou des entrepreneurs en construction avec qui il avait déjà travaillé ou à qui il avait été recommandé.
[247] Son affrontement avec la FTQ-Construction l’a marginalisé et a réduit à néant ses opportunités d’emplois sur les grands chantiers au Québec.
[…]
[249] Les propos diffamatoires prononcés à son sujet en 2010 ont confirmé qu’il n’était plus un interlocuteur acceptable aux yeux de la FTQ-Construction.
[250] La conduite fautive des défendeurs a contribué à précipiter la fin de sa carrière comme gérant de chantier et ont porté atteinte à la possibilité pour lui de se valoriser en exerçant un métier pour lequel il a acquis des connaissances et développé de l’expérience.
[251] Le fait de prendre sa retraite à 63 ans, quelques années plus tôt que ce qu’il avait anticipé, a eu pour effet de le placer devant un fait accompli et de le priver de revenus anticipés. Cela a eu des répercussions sur son niveau de vie et sur ses projets futurs.
[82] Le langage ne suit peut-être pas à la lettre les mots de la juge Deschamps dans Bou Malhab, mais l'essence s'y trouve et la juge pouvait certes inférer que le citoyen ordinaire, confronté aux accusations et insinuations proférées publiquement par les appelants, estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré l’intimé. Comme on le verra plus loin, elle surévalue sans doute la gravité et l'importance du préjudice, préjudice qui existe cependant sur le plan objectif et qui a eu des répercussions réelles sur l'intimé.
[83] Satisfaite, donc, que la faute de MM. Goyette et Gauthier et le préjudice en résultant ont été prouvés de façon prépondérante, la juge conclut en ces termes à la responsabilité de la FTQ-Construction et du Local 791, à titre de commettants et pour la faute personnelle qu'ils auraient commise et que décrit le dernier paragraphe du passage ci-dessous :
[255] La responsabilité de la FTQ-Construction est engagée dès lors que son directeur général commet une faute dans l’exercice de ses fonctions. Cela est aussi vrai pour le Local 791 et son représentant.
[256] La FTQ-Construction plaide que les syndicats locaux qui lui sont affiliés sont des entités juridiques distinctes qui ont leur propre incorporation, leurs propres statuts et leurs propres officiers, et qu’elle n’est pas responsable de leurs gestes ou des gestes de leurs représentants. Or, Gauthier était à la fois représentant du Local 791 et chargé d’affaires de la FTQ-Construction.
[257] Rien ne démontre, selon elle, qu’elle aurait mandaté Gauthier pour qu’il tienne une conférence de presse avec les membres de l’exécutif du Local 791, et aucune preuve ne permettrait de conclure qu’il y aurait eu complicité entre elle et le Local 791 et Gauthier.
[258] La présence de représentants de la FTQ-Construction et du Local 791, lors des conférences de presse, confirme au contraire que la stratégie de communication et les propos tenus, dans un cas, par Goyette, et dans l’autre cas, par Gauthier, ont été préalablement discutés et approuvés par les personnes en autorité auprès de chacune de ces organisations.
[84] Il n’y aurait pas eu la concertation dont parle le paragraphe 258 ci-dessus, comme le soutiennent les appelants, que ce fait n’atténuerait aucunement la responsabilité des deux syndicats, déjà responsables à titre de commettants, MM. Goyette et Gauthier ayant agi dans l'exercice de leurs fonctions et à titre de représentants l'un de la FTQ-Construction, l'autre du Local 791. La responsabilité solidaire des appelants se trouve donc engagée, comme en a décidé la juge.
[85] Sur aucun de ces points, qu'il s'agisse de leur faute, du préjudice ou de leur responsabilité, les appelants ne font-ils la démonstration d'une erreur de droit qui aurait influencé l'issue du litige ou d'une erreur de fait manifeste et déterminante, de sorte que rien ne peut justifier une quelconque intervention de la Cour.
[86] Reste cependant à discuter des dommages compensatoires et punitifs qu'octroie le jugement.
2. Dommages compensatoires et punitifs
[87] Avant d'aborder cette double question, il nous faut nous pencher sur un moyen d'appel préliminaire.
a. Moyen préliminaire
[88] Au chapitre de l'évaluation des dommages, les appelants allèguent violation des règles de justice fondamentale au cours de l’instruction. Ils dénoncent deux manquements, à savoir :
- l’admission en preuve des déclarations fiscales de l’intimé, alors que celui-ci ne les avait pas annoncées et qu’il avait renoncé à les produire;
- la réouverture du dossier, au moment des plaidoiries, afin de permettre à l’intimé de faire la preuve de la situation patrimoniale des appelants, en dépit de leur opposition, de l’absence d’allégations dans les procédures et du fait que la juge avait rappelé préalablement à l’intimé qu’une telle preuve devait être administrée s’il comptait réclamer des dommages punitifs.
[89] Ces reproches sont sans fondement.
[90] Sur le premier point, il est vrai que les appelants ont été surpris par la production des déclarations fiscales de l’intimé, assorties d'un document qui fait état des revenus qu'il a tirés de ses activités en matière de construction de la fin du chantier Toulnustouc à 2012. L'avocat de l'intimé, lors de l'interrogatoire préalable de son client, avait convenu de ne pas les produire puisqu'il ne faisait pas de réclamation pour les conséquences pécuniaires de la diffamation. Les appelants, qui ne croyaient pas devoir faire face à une telle demande, se sont donc opposés à ce qu'on les introduise en preuve au procès. La juge a pris leur objection sous réserve, tout en leur permettant de demander une remise, s’ils estimaient avoir été privés de leur droit de se faire entendre là-dessus. Or, l'avocat des appelants, dans un échange avec la juge, échange marqué d'une certaine confusion, a tout de même renoncé expressément à demander une remise et un complément d’enquête, tout en continuant de contester la pertinence de la production des documents. Apparemment, la juge n'a pas été de leur avis, mais, de toute façon, son jugement sur le fond, qui adopte une perspective globale de la quantification du préjudice, ne traite pas vraiment des documents en question. Nous sommes loin ici de la violation du droit à une défense pleine et entière ou autre règle de justice naturelle.
[91] Sur le second point, la réouverture de l'instruction pour parfaire la preuve patrimoniale aux fins de la réclamation de dommages punitifs trouve sa justification, en l’espèce, dans l'article 292 a.C.p.c. Une fois la preuve close, la juge de première instance, s’autorisant de cette disposition, a signalé à l'intimé une lacune dans sa preuve à cet égard[27]. Il lui a alors présenté une demande de réouverture d’enquête, contestée par les appelants. La juge a ordonné la réouverture d’enquête afin que l'intimé puisse présenter une preuve sur la situation patrimoniale des appelants, l’identité des personnes qui seraient responsables du paiement des dommages-intérêts compensatoires et punitifs, advenant qu'il en soit octroyé, et sur leur capacité de les assumer. Plus tard, les appelants ont souscrit des admissions non équivoques par lesquelles ils reconnaissaient la capacité de payer du Local 791 et de la FTQ-Construction, et la prise en charge par ces entités du paiement des dommages auxquels les appelants Goyette et Gauthier pourraient être condamnés. Ces admissions ont clos l’enquête.
[92] La juge n'a commis aucune erreur de droit en signalant à l'intimé une lacune dans sa preuve. Elle ne l'aurait pas fait qu'on aurait pu lui reprocher une erreur[28]. Elle n'a pas davantage erré en rouvrant l'instruction de façon à permettre à l'intimé de combler la lacune qu'on lui avait signalée.
b. Dommages compensatoires moraux
[93] Les motifs sont succincts au sujet des dommages compensatoires, moraux en l'occurrence, qu'accorde la juge. Comme on l'a vu plus haut, elle estime que l'intimé a subi un préjudice qu'elle qualifie de grave, dont les effets concrets sont à son avis importants sur le plan personnel et, ajoute-t-elle, professionnel (bien qu'elle n'identifie pas de perte ou conséquence pécuniaire quantifiable sur ce dernier point)[29]. Voici ce qu'elle écrit en ce qui concerne le montant des dommages lui paraissant approprié[30] :
Les dommages-intérêts compensatoires
[259] Le préjudice souffert par Lepage au plan personnel et professionnel à la suite des agissements des défendeurs est indubitable. La somme qu’il réclame pour compenser ses dommages moraux paraît cependant élevée si l’on tient compte de la jurisprudence en semblable matière [référence omise]. Une indemnité de 100 000 $ paraît plus appropriée.
[260] Les propos tenus par les défendeurs avaient un niveau de gravité élevé. Leur diffusion a été très importante. Lepage a vu son intégrité personnelle et sa crédibilité professionnelle remises en question. La diffamation a eu un impact important sur sa vie personnelle, familiale, professionnelle et sociale.
[94] Dans Calego International inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse[31], arrêt traitant lui aussi d'une action en diffamation, le juge Vézina rappelle que « [m]esurer le dommage moral et l’indemnité conséquente constitue une tâche délicate forcément discrétionnaire »[32], ce qui explique bien sûr la grande réserve dont fait preuve la Cour dans l'examen d'un appel portant sur le montant de tels dommages.
[95] Néanmoins, il y a lieu d'intervenir en l'espèce, le montant de 100 000 $ octroyé en réparation du préjudice causé par les appelants étant excessif et s'éloignant sensiblement de ce que révèle la preuve.
[96] Traitons d'abord de l'impact négatif qu'auraient eu les propos diffamatoires des appelants sur la réputation professionnelle de l'intimé. Là-dessus, en effet, la preuve est si mince qu'elle ne franchit pas le seuil de la prépondérance requise par l'article 2804 C.c.Q. Il en ressort en effet que, sur le plan professionnel, le limogeage de l’intimé par Hydro-Québec, en 2005, aura eu des répercussions négatives sur lui, événement que la juge n'ignore pas, mais dont elle ne tient pas compte. La réputation professionnelle de l'intimé a été entachée par son expulsion du chantier à cette époque (il a d'ailleurs poursuivi Hydro-Québec en justice, pour atteinte à la réputation, action encore tenante en janvier 2010[33]). L’intimé reconnaît d'ailleurs qu'à la suite de cet événement « […] qu’au Québec j’étais brûlé ». M. Claude Lachapelle, qui travaillait à l'époque pour Hydro-Québec, a témoigné pour dire que la société d’État a voulu poser un « geste remarquable », c’est-à-dire qui ne passerait pas inaperçu. Et c'est bien ce qui s'est produit : « on a décidé de faire rouler la tête du chargé de projet de Aecon », c'est-à-dire l'intimé, qui n'a plus travaillé sur un chantier de construction au Québec. Il a par la suite été sans emploi jusqu’à son embauche en 2007 pour la réalisation de travaux en Ontario, puis, en 2009, en Algérie. En 2008, il n'a pas travaillé dans la construction.
[97] Pour le reste, on retient de la preuve qu'après son retour d'Algérie, l'intimé a plutôt choisi de se réorienter, sans délaisser encore complètement sa profession antérieure. En mars 2010, au moment où se produisent les premiers événements donnant prise à l'action, il est toujours sans emploi. Son témoignage pour le reste est vague et flou et on en retire l'impression que, propos diffamatoires ou pas, il se serait consacré à d'autres activités. On peut même penser qu'il a pris sa retraite et l'émission Enquête le présente d'ailleurs comme un retraité[34]. Il n'est pas possible, à tout le moins, de voir quelles répercussions les propos des appelants auraient eues sur sa réputation professionnelle et on peut seulement constater (ce qui ressort dès son interrogatoire préalable du 2 juin 2011) qu'il ne réclame rien pour une perte pécuniaire rattachée à ses fonctions professionnelles. Quant à une perte professionnelle non pécuniaire, elle n'est pas claire.
[98] Que l'on puisse attribuer aux propos de MM. Goyette et Gauthier le fait que l'intimé n'a plus retravaillé dans le domaine dans lequel il œuvrait autrefois est d'autant moins certain que, s'il est exact que les médias ont fait écho à leurs conférences de presse respectives (Radio-Canada, par exemple, rapportant celle de M. Gauthier, indique que celui-ci a qualifié l'intimé d'« assassin »), la preuve montre aussi que ces échos ne leur étaient pas particulièrement sympathiques. Cela n'était peut-être pas étranger au fait que la FTQ-Construction avait, pour reprendre les mots d'un article du journal Le Devoir rapportant la conférence de presse de M. Goyette, « brandi la menace de poursuites » et envoyé déjà trois mises en demeure à TVA, au Journal de Montréal et à la station 98,5 FM en rapport avec des reportages relatifs à ce dont traitait l'émission Enquête à laquelle avait participé l'intimé (pratiques syndicales illégales et intimidation sur les chantiers de construction de la Côte-Nord). Le ton n'est pas beaucoup plus amène dans le Journal de Montréal qui, au lendemain de la conférence de presse de M. Goyette, rapporte celle-ci dans un article intitulé « Le syndicat passe à l'attaque », avec le sous-titre « Afin de faire taire ses détracteurs, l'association syndicale n'hésitera pas à engager des poursuites », le ton du texte étant à l'avenant. L'article est par ailleurs accompagné d'un entrefilet faisant état de la fermeture du chantier de construction du barrage de La Romaine, à la suite d'une manifestation contestant apparemment les manœuvres de la FTQ-Construction ou de M. Gauthier. Un éditorial du journal La Presse, le 16 mars 2010, sous le titre « Les gros bras », commente pour sa part de la manière suivante les paroles de M. Goyette :
La semaine dernière, un reportage de l'émission Enquête de Radio-Canada rapportait certains cas d'intimidation de la part de travailleurs membres de la FTQ-Construction sur des chantiers de la Côte-Nord.
Hier, le syndicat visé dans le reportage a voulu remettre les pendules à l'heure et défendre la réputation de ses membres.
Mais plutôt que de s'expliquer calmement et de répondre aux questions des journalistes, la FTQ-Construction nous a plutôt fait la démonstration que l'intimidation, même en conférence de presse, est un comportement qui semble faire partie de la culture du syndicat.
Le ton employé par son directeur général, Richard Goyette, était arrogant, agressif et ses propos, empreints de sarcasmes. Une attitude indigne pour quiconque représente un organisme ou une institution publique québécoise.
M. Goyette s'en est d'abord pris aux personnes qui ont « osé » émettre des critiques à l'endroit du syndicat au cours des dernières semaines : l'ex-ministre Jean Cournoyer, l'économiste Pierre Fortin, ainsi que la CSN et sa présidente, Claudette Charbonneau, ont tous été interpellés de façon fort cavalière.
En plus du ton méprisant utilisé à leur endroit, M. Goyette et ses collègues ont menacé les médias qui se dresseraient sur leur chemin de plaintes devant le CRTC, de mises en demeure et de poursuites. L'avocat du syndicat a ajouté que dorénavant, la FTQ-Construction choisirait les médias auxquels elle veut s'adresser. Duplessis, es-tu là?...
Tout au long de cette conférence de presse-fleuve où la confusion était à l'honneur, pas un seul mot n'a été dit sur les allégations contenues dans le reportage de l'émission Enquête, « On attend les conclusions de l'enquête policière », s'est-on contenté de dire.
Pour le reste, il semble que la FTQ-Construction est un syndicat exemplaire qui n'a rien à se reprocher.
[…]
D'ici là, il faut dénoncer le ton employé hier par les dirigeants de la FTQ-Construction. Nous sommes dans une société libre et démocratique dans laquelle il est permis de critiquer et de défendre ses idées, mais où la brutalité verbale n'a pas sa place. Tout comme les travailleurs n'ont pas à subir l'intimidation dans leur milieu de travail, il est absolument hors de question que la société civile - syndicats, médias et politiciens - ait à tolérer l'intimidation de la FTQ-Construction sur la place publique.
[99] Il n'est pas utile de reproduire ici intégralement les reportages des médias qui ont rapporté ou commenté la conférence de presse de M. Goyette ou celle de M. Gauthier, mais, de façon générale, on n'y lit rien qui aurait été de nature à aggraver la situation professionnelle de l'intimé, au contraire. Il est même intéressant de noter qu'au lendemain de la conférence de presse de M. Gauthier, La Presse, qui en rapporte synthétiquement les propos dans un court article (sans toutefois rapporter le qualificatif d'« assassin » infligé à l'intimé), accole celui-ci à la colonne suivante :
CSST : LA FTQ-CONSTRUCTION N'A PAS TOUT DIT
Lundi, le directeur général de la FTQ-Construction, Richard Goyette, s'est longuement attardé aux relations de son syndicat avec Jean-Yves Lepage, ingénieur d'Aecon qui a eu des démêlés avec le syndicat. Il a souligné les nombreux blâmes dont M. Lepage et Aecon ont fait l'objet. Des 92 avis de dérogation concernant les dangers de chute en hauteur rendus par la CSST entre mai 2002 et février 2005, 26 visaient la firme Aecon. Tous ces détails sont exacts. Mais M. Goyette a omis de lire un autre passage qui n'est pas à l'avantage du syndicat. Ce passage dit ceci : « Il y a aussi un manque d'implication des délégués syndicaux dans les analyses d'accidents faites sur le chantier. Plusieurs d'entre eux ne sont pas au courant que cela fait partie de leurs rôles et de leurs responsabilités inclus dans le programme de prévention cadre ». Questionné à ce sujet, le responsable des communications de la FTQ-Construction, Éric Demers, a dit que le syndicat cautionnait le rapport.
[100] Dans un autre ordre d'idées, il faut rappeler également, chose que ne considère pas le jugement de première instance, que le rapport de la CSST, en 2006, blâmait en effet sévèrement Aecon pour sa gestion de la sécurité sur le chantier de Toulnustouc. Il est vrai que le rapport ne conclut pas que l'accident découle de la responsabilité personnelle de l'intimé, mais la gestion systémique de la sécurité y est sévèrement critiquée et le blâme se répercute forcément sur lui, qui était gérant du projet (et qui est identifié nommément, à ce titre, dans le rapport). Voilà un autre élément qui ne promouvait en rien sa réputation professionnelle.
[101] Mais s'il n'a pas souffert sur le plan professionnel, il demeure que, sur le plan personnel, l'intimé, comme le relève la juge, a néanmoins été atteint dans sa réputation, ce qui a entraîné certaines conséquences : il fait état de ce qu'il a dû répondre aux questions de son entourage ou des gens de sa connaissance et qu'on ne lui parlait que de cela, du moins dans les premiers temps après les conférences de presse, qu'il a été habité par un sentiment d'injustice et de colère, de découragement, qu'il s'est isolé et a mal dormi pour un temps (sans alléguer cependant - ni établir - de problèmes médicaux ou psychologiques découlant des propos diffamatoires dont il a été victime). Mais la preuve de ces conséquences non pécuniaires de la diffamation est peu étoffée. Elle repose pour l’essentiel sur le témoignage de l’intimé, qui décrit sommairement et sans grande précision les effets ci-dessus.
[102] Certes, les appelants, cherchant à se défendre des reproches qu'on leur adresse quant à leurs agissements en matière de contrôle de l'embauche sur les chantiers de la Côte-Nord, choisissent, dans une tentative de faire dévier le débat, d’accabler publiquement l’intimé en l’accusant abusivement d’être personnellement responsable de la mort accidentelle d’un travailleur, d'avoir fait de fausses déclarations ou d'avoir encouragé d'autres à faire de fausses déclarations, etc. Ces propos, qui sont objectivement de nature à causer un préjudice, ont eu des effets concrets chez l'intimé, engendrant des souffrances qu'il convient d'indemniser. Mais un montant de 100 000 $, dans les circonstances, n'est certainement pas de mise et comporte - la lecture du jugement ne laisse aucun doute sur ce point - une dimension fortement punitive qui n'est pas appropriée au domaine des dommages compensatoires, domaine auquel appartiennent les dommages moraux.
[103] Ces 100 000 $ vont en outre bien au delà des paramètres jurisprudentiels ordinaires en pareille matière, qui commandent notamment un principe de proportionnalité : l'indemnité devant être à la hauteur du préjudice effectivement subi, c'est-à-dire des effets réels et concrets de la diffamation sur la personne qui en a été l'objet[35].
[104] L’évaluation des dommages moraux, compensatoires par nature, comporte, il va sans dire, des considérations subjectives et l'on soulignait plus haut le pouvoir d'appréciation discrétionnaire du juge d'instance à cet égard. Cela est assurément vrai en matière de compensation du préjudice résultant de propos diffamatoires, où l'on doit considérer à la fois la gravité de l'atteinte objective, qui dépend en partie de celle de la faute, mais aussi les conséquences concrètes qui en découlent et dépendent de leur côté d'une variété de facteurs propres à la victime[36]. Concédons en outre qu'il n'est pas facile de quantifier l'atteinte à la réputation, l'humiliation, l'isolement, la perte ou diminution de l'estime de soi, le regard négatif d'autrui, etc. Pour autant, l'indemnité octroyée à ce titre doit pouvoir se comparer aux indemnités déjà accordées par les tribunaux en matière de diffamation, tout en faisant les distinctions qui s'imposent, et elle doit surtout demeurer proportionnelle à la gravité de l'impact réel (souvent temporaire, d'ailleurs), des conséquences véritables de la diffamation sur la victime[37]. Sans cela, ce n'est plus d'appréciation discrétionnaire qu'il serait question, mais d'arbitraire. C'est ce que soulignait le juge Dalphond dans l'arrêt Genex[38] :
[69] La quantification du montant approprié pour la compensation du préjudice découlant de la diffamation ou de l’injure demeure une étape difficile, qui fait appel à des paramètres imprécis laissant une bonne marge de manœuvre au juge du procès. Comme le mentionnent souvent la doctrine et la jurisprudence, le préjudice moral n’est pas aisément monnayable. Contrairement à ma collègue la juge Duval Hesler, je suis d'avis que cela ne signifie pas que la jurisprudence en matière de quantum en semblable matière n'est aucunement pertinente; l'octroi de dommages moraux à différentes victimes pour une atteinte similaire dans ses effets à l'honneur, la dignité ou la réputation, causée par une même personne et son groupe, ne saurait devenir une sorte de loterie où une victime peut gagner beaucoup un jour et une autre, peu le lendemain.
[Soulignements ajoutés]
[105] Consciente de cet enseignement, la juge de première instance, du reste, cite en l'espèce un certain nombre de jugements à l'appui de sa conclusion. Examinons-les.
[106] L'arrêt Fillion c. Chiasson[39] met en cause une présentatrice de bulletins météorologiques qui intente une action contre un animateur-vedette d’une émission radiophonique pour des propos sexistes et grossiers tenus à son endroit. Elle poursuit aussi les coanimateurs de l’émission radiophonique, la société propriétaire de la station de radio, ainsi que son président. Le juge de première instance accueille l’action et condamne les appelants à verser 100 000 $ à titre de dommages moraux, 200 000 $ à titre de dommages punitifs et 40 000 $ pour abus de droit d’ester en justice. La Cour, sous la plume du juge Morissette, confirme pour l'essentiel le jugement, sauf en ce qui concerne ce dernier montant; elle répartit également le paiement des dommages punitifs en fonction de la capacité de payer des appelants. Dans cette affaire, la victime avait fait l’objet d’une véritable campagne de dénigrement de la part d'un animateur-radio, campagne qui s’étalait sur plusieurs années, et qui ne s’était pas arrêtée malgré ses interventions et celles du CRTC auprès des appelants. Le juge Morissette, confirmant le montant des dommages moraux, rappelle les circonstances particulièrement graves qui justifient un tel montant :
[100] Le juge appuie la condamnation sur un ensemble de faits relatés dans la preuve. Les propos diffamatoires, injurieux, sexistes et attentatoires au droit à la vie privée de l’intimée ont duré quelques années. Il s’agissait en somme d’une campagne de dénigrement à base de moqueries sur le physique et les fréquentations de l’intimée et d’insinuations sur son inconduite sexuelle. Rien ne justifiait le dévoilement en ondes de faits de nature privée et de comportements qui, s’ils avaient existé, ne seraient pas du domaine public. Elle a subi une perte de confiance en elle-même, a commencé à douter de ses capacités, a changé ses habitudes vestimentaires et a même craint pour sa sécurité lorsqu’elle rendait visite à sa famille. L’écart entre l’image de l’intimée présentée par les appelants et la personnalité réelle de celle-ci est important. L’intimée a dû constater son impuissance à faire taire les appelants, malgré qu’elle ait tenté de bonne foi de se présenter à eux sous son vrai jour, qu’elle ait ultérieurement protesté auprès d’eux du traitement qu’ils lui infligeaient et que le CRTC les ait explicitement mis en garde sur leurs agissements. Ces faits ont eu un impact durable et profondément perturbateur sur sa famille immédiate, et particulièrement sur son père et sa mère, ce qui a suscité chez elle un sentiment de détresse. Elle a dû s’expliquer auprès de certaines de ses connaissances. Elle a connu des périodes d’anxiété dans son travail, se sachant observée et critiquée par les appelants lorsqu’elle paraissait à la télévision dans son rôle de présentatrice des bulletins météorologiques. La pose de sa voix s’en est trouvée affectée. Il lui a fallu avoir recours à des somnifères et des anxiolytiques. Elle se sent constamment observée lorsqu’elle revient à Québec. La campagne de soutien en faveur de CHOI-FM avant le procès mais lors des audiences devant le CRTC a elle aussi contribué à la déstabiliser. Il est plausible que cette situation ait nui à ses perspectives d’avancement professionnel car la controverse qui entoure désormais sa personne peut la desservir, notamment dans le milieu de la publicité.
[101] Ce sont ces éléments, ici résumés, que le juge a pris en considération. Les appelants n’ont fait la démonstration d’aucune erreur justifiant réformation du jugement sur le quantum des dommages moraux.
[Référence omise; soulignements ajoutés]
[107] On ne peut nullement comparer la situation de l'intimée Chiasson, dans cette affaire, avec celle de l'intimé en l'espèce : certes, les deux ont moralement pâti des propos prononcés à leur endroit, mais l'impact sur l'une et l'autre n'est pas comparable.
[108] Dans Roy c. Desrosiers[40], la Cour supérieure accorde au demandeur, visé par des propos diffamatoires, des dommages de 100 000 $ (il en demandait 400 000 $) et des dommages exemplaires de 25 000 $. Dans cette affaire, la victime est un professeur d’université, membre de conseils d’administration de sociétés liées au Mouvement Desjardins. Le défendeur est le porte-parole d’un regroupement de personnes se désignant comme étant victimes des caisses populaires. Durant près d’un an, le défendeur entreprend une campagne « pernicieuse, soutenue et intentionnelle » contre le demandeur, l’accusant sur différentes tribunes (communiqués de presse, entrevues à la télévision, à la radio, lettres transmises aux élus provinciaux, etc.) de conflit d’intérêts, de malversation, de camouflage et de mensonges. L'affaire connaît un certain retentissement, le juge parlant d'un « tapage médiatique » qui, faut-il le noter, a duré. Citant l'affaire Hill c. Église de scientologie de Toronto[41], le juge accorde 100 000 $ de dommages compensatoires (moraux) au demandeur. Même si l'on pouvait trouver à redire à certains aspects de ce jugement, qui n'a cependant pas été porté en appel, il faut constater que l'impact sur le demandeur de la campagne de salissage menée par le défendeur ne se compare pas, ici non plus, à celui des propos dont il est question dans la présente affaire.
[109] Dans Samuelli c. Jouhannet[42], une décision de 1993, la Cour supérieure accorde 125 000 $ de dommages moraux au demandeur (qui en réclamait 400 000 $ à ce titre), pour assurer la réparation des effets nocifs des propos diffamatoires des défendeurs, et 50 000 $ de dommages punitifs (sans compter 17 146 $ liés à une perte économique subie par le demandeur en raison de la diffamation). Dans cette affaire, des membres du Syndicat des professeurs de l’État du Québec avaient, sur une période de plus d'un an, distribué des communiqués et envoyé des lettres au ministre du Tourisme pour attaquer l’intégrité et la compétence du directeur de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, et généralement mené contre lui une campagne de plus en plus virulente, agissements qui lui ont fait perdre la possibilité d'accéder au poste de directeur général qui lui était assuré. Leurs accusations ont été jugées fausses ou trompeuses, et le langage utilisé abusif, inapproprié et parfois teinté de xénophobie. Le demandeur, attaqué ainsi par des membres de l'établissement qu'il dirige et cloué au pilori sur la place publique, avait fini par démissionner, perdu le prestige associé à son poste et souffert d’insomnie, de palpitations et de stress; sa santé avait été affectée et il était devenu dépressif. La Cour, dans Jouhannet c. Samuelli[43], tout en relevant certaines inexactitudes dans le jugement de première instance, conclut qu'aucune d'elles n'a d'influence déterminante sur l'issue de l'affaire et confirme la condamnation (sauf sur un point rattaché au point de départ de l'intérêt et de l'indemnité additionnelle sur les dommages punitifs). Par contraste, la situation de l'intimé dans la présente affaire se distingue par la modestie des effets dont il témoigne.
[110] Enfin, dans Croix brisée du Québec c. Réseau de télévision TVA[44], la Cour supérieure accorde 150 000 $ de dommages moraux (ce qui correspond à la réclamation) et 75 000 $ de dommages punitifs à l'un des demandeurs, M. Cédillot. Ce dernier et son employeur, Croix brisée, poursuivaient le réseau TVA pour la diffusion de trois reportages de l'émission J.E. dépeignant leurs activités de manière entièrement négative (insinuations de fraude et de malversation). Le reportage contenait de nombreuses faussetés et inexactitudes, et contrevenait par ailleurs au code de déontologie adopté par TVA. Les conséquences des reportages avaient été désastreuses pour les demandeurs : la société avait dû cesser ses activités, le demandeur était devenu obsédé par l’affaire, qui lui avait fait perdre son gagne-pain, avait entretenu des idées suicidaires et meurtrières, avait développé une personnalité antisociale avec laquelle il avait dû réapprendre à vivre et subsistait désormais grâce aux prestations de l’État, parfois même de mendicité. Inutile de dire que l'on est très loin de l'impact qu'ont eu sur l'intimé les propos de MM. Goyette et Gauthier.
[111] Au contraire de ces arrêts, les faits de l’arrêt Genex[45] se rapprochent davantage de ceux de l’espèce (même s'il demeure des différences substantielles). Dans cette affaire, l’animateur radiophonique Jeff Fillion avait, à quelques reprises, dénigré en ondes l’ADISQ, son président, sa directrice générale et une responsable des ressources humaines. Il faut dire qu'à l'époque, l'ADISQ et la station CHOI-FM entretenaient un différend à propos du renouvellement de la licence de cette dernière par le CRTC. Il imputait à l'ADISQ des liens suspects avec certains intérêts financiers, laissant entendre l’existence de pots-de-vin. Il traitait l’ADISQ de « mafia légale » (et autres quolibets), formulant aussi des attaques personnelles à l’endroit de la directrice générale, l’affublant à répétition de qualificatifs insultants. En ce qui concerne cette dernière, la Cour retient qu'elle « a été victime de propos nettement injurieux le 26 octobre 2001, d’injures de bien moindre gravité le 21 novembre 2001 et d’insinuations diffamatoires le 21 février 2002 »[46]. Alors que la Cour supérieure lui a accordé 150 000 $ afin de compenser ses dommages moraux, le juge Dalphond, au nom des juges majoritaires, réduit la condamnation à 80 000 $, concluant à l'existence d'une erreur sérieuse dans l’évaluation de la compensation appropriée, erreur qui justifie l’intervention en appel.
[112] Le juge Dalphond note que la victime, bien qu'elle n'ait pas reçu d’excuses de la part de M. Fillion, n’avait pas fait l’objet d’une campagne de dénigrement aussi poussée que la victime dans l'affaire Chiasson c. Fillion, et que les propos avaient été diffusés à un auditoire limité, dans la région de la Ville de Québec. Elle avait néanmoins fait état, dans son témoignage, de ce qu'elle avait été profondément blessée par la litanie d'injures ordurières et misogynes déversées sur elle par M. Fillion, s'était sentie traquée et avait même craint pour sa sécurité lors des audiences du CRTC, en raison de la haine dirigée contre elle par les partisans de l'animateur. Le juge Dalphond signale ainsi qu'« elle n'osait pas aller seule aux toilettes ».
[113] Toujours dans ce même arrêt, les juges majoritaires réduisent par ailleurs proportionnellement les indemnités accordées au directeur de l'ADISQ (de 50 000 $ à 20 000 $) et à la responsable des ressources humaines (de 50 000 $ à 8 000 $), visés par des propos de moindre gravité et ayant eu moins de conséquences.
[114] Il peut être utile de considérer d'autres jugements.
[115] Par exemple, dans M.P. c. Québec (Procureur général)[47], la Cour (sans parler des dommages économiques propres à l'espèce) établit à 50 000 $ le montant des dommages moraux accordés à une personne accusée faussement d'agression sexuelle sur une enfant, ce qui a mené à sa suspension de son poste d'enseignant pendant trois ans de même qu'à des poursuites criminelles dont elle sera finalement acquittée. On notera que la Cour, non sans faire une revue jurisprudentielle en semblable matière, accorde cette somme tout en soulignant le caractère dévastateur des accusations sur la qualité de vie de l'individu.
[116] Dans Bérubé c. Simard[48], les appelants, diffamés par l'intimé, maire de la Municipalité de Mistassini, se plaignent de l'indemnité que leur a accordée le juge de première instance. La Cour écrit que :
[2] Ce litige, qui a donné lieu à un jugement de 776 paragraphes, a pour toile de fond un différend portant sur le développement économique de la municipalité intimée. D'une part, il y a les appelants qui ont des intérêts commerciaux au centre-ville et qui cherchent à les protéger en intentant des recours devant la Commission municipale du Québec et la Cour supérieure pour s'assurer de la conformité du règlement de zonage au plan d'urbanisme, de l'autre, la municipalité qui cherche à attirer les magasins à grande surface, mais à l'extérieur du centre-ville.
[3] Selon le juge de première instance, le tout dégénère à compter du 16 juin 2007 lorsque paraît un article dans le journal Le Quotidien où l'intimé, Georges Simard, accuse les appelants de freiner le développement de la ville en s'opposant à la relocalisation du Canadian Tire situé alors au centre-ville. Le maire réitère ensuite ses propos deux jours plus tard sur les ondes de la radio locale. Finalement, le tout culmine lors d'une manifestation organisée par un résident (Pascal Dey) et tenue le 9 septembre 2007 sur le terrain de la ville, manifestation lors de laquelle le maire prend la parole et invite les citoyens à signer une pétition pour que les appelants se désistent de leur procédure judiciaire en Cour supérieure.
[4] De l'avis du juge, les propos de l'intimé Georges Simard sont fautifs et ont porté atteinte à l'honneur et à la réputation des appelants. Les intimés n'ont pas interjeté d'appel incident à l'encontre de cette conclusion du jugement de première instance.
[5] Le juge examine ensuite les dommages des appelants qui réclament chacun la somme de 100 000 $ à titre de dommages moraux. Il condamne solidairement le maire et la ville à payer à ces derniers les sommes suivantes :
Gilles Bérubé 2 000 $
Christian Paradis 3 500 $
Camil Vézina 5 000 $
Jacquelin Juneau 10 000 $
André Gendron 6 000 $
[6] Ce faisant, le juge s'appuie sur l'arrêt Chenail c. Lavigne dans lequel notre cour a réduit de 50 000 $ à 7 000 $ et de 30 000 $ à 3 000 $ les montants accordés en première instance à la mairesse Lavigne et à son conjoint à la suite des propos diffamatoires tenus par le député provincial, tout en soulignant l'importance de préserver la liberté d'expression dans le discours politique.
[7] Il est vrai que les appelants ne sont pas des politiciens et que, contrairement à ces derniers, ils n'ont pas à s'attendre à être l'objet d'attaques personnelles en public. Le juge de première instance a fait cette nuance :
[647] En l'espèce, le Tribunal prend en compte que les demandeurs ne sont pas impliqués dans la vie municipale à titre d'élus au même titre que le maire pour procéder à l'évaluation des dommages subis.
[8] Le juge examine ensuite la situation de chacun des appelants à la lumière de la preuve de manière à en arriver à un montant correspondant au préjudice moral réellement subi. Certes, les montants octroyés sont de loin inférieurs à ceux réclamés, mais le juge a une explication raisonnable à l'égard de chacun des appelants pour justifier l'indemnité qu'il leur accorde. En bref, l'analyse du juge sur la question des dommages moraux ne révèle pas d'erreur manifeste et dominante justifiant l'intervention de notre cour.
[Références omises; soulignement ajouté]
[117] Finalement, mentionnons aussi l'arrêt Landry c. Audet[49], où une diffamation entretenue pendant plusieurs années a eu d'importantes conséquences non pécuniaires sur l'intimé, qui, particulièrement en raison de la médiatisation dont l'affaire s'est accompagnée, s'est isolé, a souffert d'une dépression majeure, dont la vie familiale a été ruinée et la vie sociale anéantie. La Cour supérieure avait accordé 320 000 $, montant que la Cour réduit à 160 000 $.
[118] Évidemment, il n’y a pas deux cas identiques, mais prenant en considération un faisceau plus large de la jurisprudence pertinente en matière de dommages moraux et, en particulier, les cas où il s'agit d'indemniser les conséquences non pécuniaires, non économiques de la diffamation, la Cour est ici d'avis que l’octroi de dommages de 40 000 $ compense amplement les effets concrets qu'ont eu sur l'intimé les propos des appelants et leur médiatisation, propos certes diffamatoires, mais qu'on ne peut ranger dans la catégorie des plus graves, que ce soit par leur nature ou leurs conséquences.
c. Dommages punitifs
[119] L’octroi de dommages punitifs est permis, conformément à l’article 1621 C.c.Q., si une disposition législative le prévoit. C'est ici le cas. En effet, l'atteinte à la réputation constituant une violation de l'article 4 de la Charte québécoise, l’article 49 de cette loi s’applique et prévoit l'octroi de dommages punitifs en cas d'atteinte illicite et intentionnelle à un droit protégé.
[120] La Cour suprême a rappelé dans l’affaire Richard c. Time inc.[50] les objectifs poursuivis par l’octroi de dommages-intérêts punitifs :
[155] L’article 1621 C.c.Q. impose lui-même la prise en compte des objectifs généraux des dommages-intérêts punitifs. En effet, la rédaction de cette disposition confère aux dommages-intérêts punitifs une fonction essentiellement préventive. Suivant cet article, l’octroi de dommages-intérêts punitifs doit toujours conserver pour objectif ultime la prévention de la récidive de comportements non souhaitables. Notre Cour a reconnu que cette fonction préventive est remplie par l’octroi de dommages-intérêts punitifs dans des situations où un individu a adopté un comportement dont il faut prévenir la répétition ou qu’il faut dénoncer, dans les circonstances précises d’une affaire donnée [référence omise]. Lorsque le tribunal choisit de punir, sa décision indique à l’auteur de la faute que son comportement et la répétition de celui-ci auront des conséquences pour lui. Une condamnation à des dommages-intérêts punitifs est fondée d’abord sur le principe de la dissuasion et vise à décourager la répétition d’un comportement semblable, autant par l’individu fautif que dans la société. La condamnation joue ainsi un rôle de dissuasion particulière et générale. Par ailleurs, le principe de la dénonciation peut aussi justifier une condamnation lorsque le juge des faits désire souligner le caractère particulièrement répréhensible de l’acte dans l’opinion de la justice. Cette fonction de dénonciation contribue elle-même à l’efficacité du rôle préventif des dommages-intérêts punitifs.
[Soulignements ajoutés]
[121] Pour obtenir des dommages punitifs en vertu de la Charte québécoise, l’intimé devait prouver, de façon prépondérante, que l’atteinte à sa réputation était illicite et intentionnelle. De même, il lui fallait établir que leur octroi était nécessaire pour assurer leur fonction préventive.
[122] Dans l’affaire Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand[51], la Cour suprême définit ainsi ce qui constitue une atteinte illicite et intentionnelle :
121. En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l’article 49 de la Charte lorsque l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l’intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère.
[123] Par ailleurs, la gravité de la faute est le facteur le plus important dans la détermination du montant des dommages punitifs, gravité qui s'établit au regard de la conduite fautive du contrevenant et de l’importance de l’atteinte aux droits de la victime[52]. La situation patrimoniale du débiteur doit aussi être prise en compte : des dommages-intérêts plus élevés pourraient être appropriés dans le cas d’un débiteur au patrimoine bien nanti, et ce, afin de décourager la récidive[53]. La somme octroyée doit néanmoins toujours conserver « un lien rationnel avec les buts recherchés par l’imposition de dommages-intérêts punitifs »[54]. L’étendue de la réparation accordée sous d’autres chefs doit aussi être considérée, bien qu’une indemnisation même généreuse n’exclue pas nécessairement une condamnation à des dommages-intérêts punitifs[55]. Finalement, lorsqu’un tiers assume le montant de la condamnation au bénéfice du débiteur et que ce dernier n’aura pas à débourser personnellement le paiement réparateur, le montant octroyé à ce titre doit être suffisant pour punir ce tiers payeur de façon à l’inciter à encourager le contrevenant à modifier son comportement[56].
[124] Étant donné l’exigence de faire la preuve du caractère intentionnel de la violation d’un droit protégé par la Charte québécoise, la personne responsable du fait d’autrui ne peut être condamnée à des dommages-intérêts punitifs pour la faute intentionnelle de celle dont elle assume la responsabilité[57]. Elle doit avoir elle-même commis pareille atteinte[58], ce qui pourrait par exemple résulter du fait qu’elle a donné des ordres au commettant, qu’elle avait connaissance des gestes illicites et n'en a pas intimé la cessation[59].
[125] Enfin, une cour d’appel ne peut intervenir et modifier le montant des dommages-intérêts punitifs « que (1) en présence d’une erreur de droit; ou que (2) lorsque ce montant n’a pas de lien rationnel avec les objectifs de l’attribution de dommages-intérêts punitifs, soit la prévention, la dissuasion (particulière et générale) et la dénonciation »[60].
[126] Qu'en est-il en l'espèce?
[127] Il ressort tout d'abord que, lors de sa conférence de presse du 15 mars 2010, le premier, comme on l'a déjà dit, a délibérément choisi de s'en prendre à l'intimé, tentant de démolir par une attaque en quelque sorte collatérale les propos que celui-ci avait tenus dans l'émission Enquête. L'intimé prétend que la FTQ-Construction et le Local 791 cherchent à contrôler l'embauche sur les chantiers de construction de la Côte-Nord et pratiquent une forme d'intimidation dont il a lui-même été victime? M. Goyette défend son employeur en distribuant à gauche et à droite des critiques aussi acerbes que virulentes et, en ce qui nous concerne, en accusant l'intimé d'être responsable de la mort d'un travailleur, en 2004, et d'avoir déjà montré, sur le chantier de la Toulnustouc, son désintérêt général pour la santé et la sécurité des travailleurs. Il cherche à faire taire l'intimé et, pour cela, à entacher sa réputation de manière à miner sa crédibilité personnelle. Il a bel et bien voulu les conséquences de son comportement et ce n'est pas simplement d'insouciance qu'il s'agit ici. On peut donc conclure à une atteinte intentionnelle.
[128] De son côté, poursuivant le même objectif, M. Gauthier renchérit le lendemain, allant même jusqu'à employer, ce qui n'est pas un lapsus, le terme « assassin » et à accuser l'intimé d'avoir encouragé de fausses déclarations et témoignages, etc. Huit mois plus tard, il revient à la charge lors de son passage à l'émission Denis Lévesque et accuse de nouveau l'intimé d'avoir joué avec la vie des travailleurs et d'avoir incité certaines personnes à faire de faux témoignages se rapportant à l'incident qui lui a valu une poursuite criminelle. Là encore, l'atteinte est intentionnelle.
[129] Ensuite, côté quantum, les montants octroyés à l’intimé à titre de dommages punitifs sont certes élevés, mais ils ne sont pas pour autant déraisonnables en ce qui concerne MM. Goyette et Gauthier. Leur faute, préméditée, n'était pas banale (même si ses effets, heureusement, ont été limités). Elle mérite d'être vigoureusement dénoncée. La récidive doit être fortement découragée. Il est par ailleurs acquis au débat que les dommages punitifs auxquels seraient condamnés MM. Goyette et Gauthier seront assumés par les deux organisations syndicales (qui en ont la capacité financière). Une admission en ce sens, consignée en première instance, le confirme. Il pourrait donc advenir que, dans les faits, MM. Goyette et Gauthier s’en tirent sans avoir à débourser quelque montant que ce soit. Cela est évidemment à considérer, si l'on veut que les payeurs soient incités à inviter leurs deux représentants à se réformer.
[130] Tout cela étant, il appert donc que la juge n'a pas erré en condamnant M. Goyette à verser 25 000 $ de dommages punitifs à l'intimé, somme qui manifeste adéquatement la réprobation à l'endroit de son comportement diffamatoire et assure correctement la fonction préventive et dissuasive inhérente à l'article 1621 C.c.Q. Cette somme répond également à l'ensemble des critères applicables : gravité de la faute, situation patrimoniale, étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers l'intimé et prise en charge du paiement des dommages par autrui (la FTQ-Construction en l'occurrence).
[131] La même conclusion, pour les mêmes raisons, s'impose à l'égard de M. Gauthier, condamné pour sa part à 50 000 $ de dommages punitifs. La fonction dissuasive et préventive des dommages punitifs devait cependant être assurée ici par un montant plus élevé que dans le cas de M. Goyette, puisque M. Gauthier ne s'est pas contenté d'attaquer l'intimé lors de sa conférence de presse en mars 2010, mais qu'il a récidivé en novembre de la même année, choisissant d'en remettre encore.
[132] Il n'y a donc pas lieu pour la Cour d'intervenir afin de supprimer ou réduire les dommages punitifs auxquels ont été condamnés MM. Goyette et Gauthier.
[133] Il en va toutefois autrement de la condamnation des organisations syndicales.
[134] Il faut rappeler d'abord que les dommages punitifs octroyés en l'espèce n'ont pas pour but de punir les appelants, et en particulier les deux organisations syndicales, pour les gestes condamnables qui auraient été posés sur le chantier de la rivière Toulnustouc entre 2003 et 2005, ni pour ce que leur reproche l'émission Enquête : ce n'était pas là l'objet du litige et si ces événements permettent de comprendre la nature et la raison du différend qui oppose les parties, ce n'est pas autrement pertinent à l'affaire, et certainement pas à l'attribution de dommages punitifs consécutivement à la diffamation survenue en 2010.
[135] Cela dit, s’il a été clairement établi que MM. Goyette et Gauthier ont voulu intentionnellement nuire par leurs propos à l’intimé, la preuve ne permet pas de conclure à la commission par les organisations syndicales d’une faute intentionnelle distincte de celle de leurs préposés ou mandataires ou de conclure qu'elles ont orchestré les propos de ceux-ci ou savaient que des accusations de ce genre seraient portées contre l'intimé. Elles entendaient certes rétorquer par leur intermédiaire au reportage de l'émission Enquête, mais on ne peut pas leur imputer d'avoir su ou prévu que ces faussetés seraient prononcées et répétées. Ce n'est pas impossible, bien sûr, mais cela n'est pas établi de manière prépondérante par la preuve. Leur condamnation personnelle à des dommages punitifs n'est donc pas justifiée dans les circonstances.
IV. CONCLUSION ET DISPOSITIF
[136] L'intervention de la Cour est donc requise afin de réduire à 40 000 $ la condamnation des appelantes au paiement de dommages compensatoires à l'intimé et de rayer la condamnation de la FTQ-Construction et du Local 791 au versement de dommages punitifs.
* *
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[137] ACCUEILLE l’appel, avec les frais de justice;
[138] INFIRME en partie le jugement de première instance afin d'en biffer les paragraphes [293] et [294] et de remplacer le paragraphe [292] de son dispositif par le suivant :
[292] CONDAMNE solidairement les défendeurs à payer 40 000 $ au demandeur à titre de dommages-intérêts compensatoires avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle depuis l’assignation;
[1] Lepage c. FTQ-Construction, 2014 QCCS 2114.
[2] La FTQ-Construction est une association représentative au sens de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, RLRQ, c. R-20.
[3] L'Union des opérateurs de machinerie lourde, local 791 (« Local 791 »), est un syndicat affilié à la FTQ-Construction.
[4] Rapport d'enquête d'Hydro-Québec, inclus au rapport d'enquête de la CSST, pièce D-1, p. 43.
[5] Pièce D-1, Rapport de la CSST, p. 13. Le représentant de la CSST qui témoigne au sujet de ce rapport dira même que M. Lepage avait avisé le surintendant de ne pas installer d'échafaudage volant avant le 17 mai.
[6] Id., p. 32.
[7] La juge réfère ainsi aux affaires suivantes : Roy c. Desrosiers, B.E. 2000BE-325 (C.S.); Jouhannet c. Samuelli, [1996] R.R.A. 571 (C.A.); Chiasson c. Fillion, [2005] R.J.Q. 1066 (C.S.), appel accueilli en partie, 2007 QCCA 570; Croix brisée du Québec c. Réseau de télévision TVA, [2004] R.J.Q. 970 (C.S.), désistement d'appel, 23 juin 2004, 500-09-014356-042.
[8] RLRQ, c. C-12 (« Charte québécoise »).
[9] Assemblée nationale, Journal des débats, 40e lég., 1re sess., vol. 43, n° 53, 16 mai 2013, p. 3329 (Pierre Moreau).
[10] Ibid.
[11] Lepage c. FTQ-Construction, 2013 QCCS 6390. Dans le jugement final, dont appel, la juge rappellera que :
[153] La cause est mise en délibéré en mars 2013. En juin 2013, les défendeurs présentent une requête afin d’obtenir la récusation de la soussignée. Le délibéré est rayé. L’audition de la requête a lieu en septembre 2013 et un jugement est rendu en décembre 2013. La requête est rejetée et la cause est remise en délibéré.
[12] Il s'agit ici de l'ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25 (« a.C.p.c.»).
[13] Cette question du droit d'appel n'ayant pas été abordée par les parties dans leurs mémoires, la Cour a soulevé la question proprio motu, lors de l'audience d'appel.
[14] Les motifs qui suivent sont vraisemblablement transposables à la situation régie par l’article 205 du nouveau Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01.
[15] Le jugement refusant la récusation ne rejette pas une objection à la preuve fondée sur le secret d'État ou la Charte québécoise et ne maintient pas non plus une objection à la preuve.
[16] Voir : Pogan c. Laboratoires Charles River, services précliniques Montréal inc., 2009 QCCA 1639, paragr. 7 (on peut toutefois considérer qu'il s'agit d'un obiter); André Rochon, avec la collab. de Frédérique Le Colletter, Guide des requêtes devant le juge unique de la Cour d'appel : procédure et pratique, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, p. 78.
[17] 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259, paragr. 57.
[18] Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, p. 394, cité dans Bande indienne Wewaykum, supra, note 17, paragr. 60.
[19] Droit de la famille — 1559, [1993] R.J.Q. 625 (C.A.), p. 633-634.
[20] Wightman c. Widdrington (Succession de), 2007 QCCA 1687, paragr. 50.
[21] Id.
[22] Deschênes c. Société Alzheimer de l'Outaouais québécois, 2014 QCCA 1928.
[23] Le juge Kasirer parle de « lien familial », mais la consultation d'un jugement antérieur montre que l'apparence de partialité reprochée au juge découlait du fait que sa collègue nouvellement nommée était la conjointe de l'intimée : Deschênes c. Société Alzheimer de l'Outaouais québécois (SAOQ), 2014 QCCA 1686.
[24] 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663.
[25] 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214.
[26] 2005 QCCA 1238, paragr. 50.
[27] Technologie Labtronix c. Technologie Micro Contrôle inc., [1998] R.J.Q. 2312 (C.A.).
[28] Protection de la jeunesse - 115308, 2011 QCCA 2147, paragr. 51 (in fine).
[29] Paragr. 242 à 251 du jugement de première instance, reproduits en partie au paragr. [81] ci-dessus.
[30] L'intimé réclamait 300 000 $ de dommages moraux (sa requête introductive d'instance réamendée ne contient pas de réclamation pour perte économique).
[31] 2013 QCCA 924.
[32] Id., paragr. 59.
[33] Voir supra, paragr. [23]. Cette action a été réglée à l'amiable et l'avis de règlement déposé le 19 mars 2010, selon le plumitif de l'affaire. La requête introductive d'instance réamendée, en date du 6 janvier 2010, allègue notamment qu'en raison des agissements d'Hydro-Québec en 2005, « [l]e demandeur n'a pas été réengagé par aucun des entrepreneurs qui font des travaux d'aménagement hydroélectrique pour la défenderesse pour agir à titre de gérant de projet depuis les événements du 8 juin 2005 » (paragr. 37). On note aussi le paragraphe 46 : « Au mois d'octobre 2006, le demandeur apprend qu'avant même son expulsion décrite ci-haut, un représentant d'Hydro-Québec, M. Gilles Simard, en charge des relations de travail du chantier Toulnustouc, a mentionné devant témoins que le demandeur est un “dangereux criminel” et un “troublemaker” ». Enfin, compte tenu de la perte de réputation qu'il impute à Hydro-Québec, l'intimé réclame en ces termes la compensation des conséquences pécuniaires de cette diffamation : « Le demandeur évalue également qu'il perdra pour l'avenir, compte tenu de son expertise et de sa spécialisation reliées à l'aménagement hydroélectrique et son impossibilité de participer à ce type de travaux pour des entrepreneurs qui agissent pour la défenderesse, une somme de trois millions six cent soixante et un mille cinq cent cinquante-deux dollars (3 661 552 $), soit l'équivalent de deux (2) projets sur une période de 7 ou 8 ans, tel qu'il appert de la pièce P-3 » (paragr. 56).
[34] Les explications qu'il donne à ce sujet, au procès, pour expliquer qu'il se considérait à la retraite entre deux contrats ne sont pas particulièrement convaincantes.
[35] Voir : Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, paragr. 7 (motifs majoritaires du juge Dalphond), requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée, 10 mars 2011, nº 33535).
[36] Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, Volume I - Principes généraux, 8e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, nos 1-611 et s., p. 600 et s.
[37] Id., nº 1-608, p. 596-598.
[38] Supra, note 35.
[39] 2007 QCCA 570.
[40] Supra, note 7.
[41] [1995] 2 R.C.S. 1130.
[42] [1994] R.J.Q. 152 (C.S.).
[43] Supra, note 7.
[44] Supra, note 7.
[45] Supra, note 35.
[46] Id., paragr. 67.
[47] 2013 QCCA 1137.
[48] 2012 QCCA 2203.
[49] 2011 QCCA 535 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée, 13 octobre 2011, 34261).
[50] 2012 CSC 8, [2012] 1 R.C.S. 265, paragr. 155.
[51] [1996] 3 R.C.S. 211 (j. L’Heureux-Dubé).
[52] Richard c. Time inc., supra, note 50, paragr. 200; Genex, supra, note 35; Fondation québécoise du cancer c. Patenaude, 2006 QCCA 1554; Voltec ltée c. CJMF FM ltée, [2002] R.R.A. 1078 (C.A.).
[53] Richard c. Time inc., supra, note 50, paragr. 201.
[54] Ibid.
[55] Id., paragr. 202.
[56] Id., paragr. 203. Sur le tout, voir également : Cinar Corporation c. Robinson, [2013] 3 R.C.S. 1168, notamment au paragr. 136.
[57] J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, supra, note 36, nº 1-389, p. 440-441.
[58] Genex, supra, note 35, paragr. 112-116; Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, paragr. 108-111.
[59] Gauthier c. Beaumont, supra, note 58, paragr. 111.
[60] Cinar Corporation c. Robinson, supra, note 56, paragr. 134; Richard c. Time inc., supra, note 50, paragr. 190.