Droit de la famille — 22431 | 2022 QCCS 970 | |||||
COUR SUPÉRIEURE | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||||
DISTRICT DE | LONGUEUIL | |||||
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No : | 505-12-045066-209 | |||||
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DATE : | 17 mars 2022 | |||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | LOUIS charette, J.C.S. | ||||
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N... S... | ||||||
Demanderesse | ||||||
c. | ||||||
L... D... | ||||||
Défendeur | ||||||
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JUGEMENT | ||||||
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ANALYSE...................................................................2
1. mariage religieux......................................................2
1.1 Faits...............................................................2
1.2 Principes juridiques..................................................3
1.3 Discussion.........................................................6
2. Abus de droit.........................................................7
2.1 Principes juridiques..................................................7
2.2 Discussion........................................................10
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :.........................................11
[1] Madame dépose une Demande introductive d’instance en divorce, mesures accessoires et mesures provisoires à la suite de son mariage à Monsieur le 4 février 2018.
[2] Monsieur demande le rejet de cette Demande au motif qu’en février 2018, il demeure marié à sa première conjointe en vertu d’un mariage religieux et d’un mariage civil célébrés au Sénégal, avec l’option de la monogamie et qu’il ne peut donc contracter un nouveau mariage. À l’origine, il prétend que Madame et lui seraient conjoints de fait. Il ajoute que le certificat de mariage allégué par Madame est un faux.
[3] Cependant, à l’audience, Monsieur modifie sa position et reconnaît son union avec Madame en vertu d’un mariage religieux célébré au Sénégal selon la foi islamique. Il nie que ce mariage porte des effets civils puisqu’il n’aurait pas été suivi d’un mariage civil dûment constaté par un officier de l’état civil.
[4] L’unique question à trancher consiste à déterminer s’il existe un mariage au sens de la Loi sur le divorce[1] et du Code civil du Québec portant des effets civils.
[5] Monsieur s’installe au Québec en 2009 pour ses études à l’Université A. À compter de 2012, il travaille [dans la Région A].
[6] Monsieur et Madame font connaissance le 31 décembre 2015. Puisque Monsieur demeure à Ville A et Madame à Ville B, ils communiquent surtout par appels téléphoniques et messages textes.
[7] En avril 2016, Monsieur retourne au Sénégal où, le 15 avril 2016, il épouse No... B... dans un mariage religieux constaté par l’état civil le 21 avril 2016[2]. Il revient au Québec une semaine après ce mariage. Madame B... ne l’accompagne pas et habite toujours au Sénégal. Monsieur et madame B... demeurent mariés[3].
[8] La relation amoureuse entre les parties commence au début de l’année 2018. En février 2018, Monsieur demande Madame en mariage. Celle-ci comprend que Monsieur a été marié religieusement selon la foi islamique à madame B... mais, puisque leur mariage n’aurait pas été consommé, Monsieur se dit divorcé.
[9] Monsieur obtient la permission pour le mariage du père et du parrain de Madame. L’Imam de la mosquée du village de la famille de Madame célèbre le mariage religieux à la résidence du parrain de Madame le 4 février 2018[4]. Ce mariage est célébré par procuration au Sénégal puisque Monsieur et Madame demeurent au Québec et y participent par téléphone.
[10] Cette célébration se fait en présence du père, du parrain et des frères de Madame qui agissent comme témoins pour celle-ci et des trois frères de Monsieur dont deux sont ses témoins.
[11] Monsieur et Madame témoignent qu’aucun document n’est signé le jour de ce mariage et la preuve confirme que le mariage n’est pas constaté par l’état civil sénégalais.
[12] Madame ne fait la demande pour un certificat de mariage que lorsqu’elle constate qu’il lui sera nécessaire à l’appui de sa demande en divorce. Elle obtient ainsi un certificat signé par l’Imam ayant célébré le mariage[5].
[13] Monsieur questionne la véracité du certificat de mariage produit par Madame et demande une enquête à un huissier de justice au Sénégal. Le procès-verbal de cette enquête fait état de vérifications effectuées à la Mosquée où on retrouve l’original du certificat[6]. Cependant, celui-ci diffère de celui produit par Madame en ce qu’il n’indique pas le montant de la dote. Outre cette différence, tous les autres renseignements inscrits sont identiques, dont l’identité des mariés, de leurs parents et témoins et la date de la célébration.
Droit québécois
[14] Bien que le mariage et le divorce relèvent de l’autorité exclusive du Parlement du Canada, les provinces ont la compétence constitutionnelle pour édicter certaines lois relatives à la célébration du mariage. Ainsi, le Code civil du Québec au titre premier du deuxième livre portant sur la famille, traite du mariage et de sa célébration, de la preuve du mariage et de la nullité du mariage[7].
[15] Pour qu’un mariage existe au Québec, il doit avoir été célébré conformément aux exigences du Code civil du Québec. Les conditions de formation du mariage qui y sont prescrites sont impératives[8].
[16] L’article 378 C.c.Q. stipule que le mariage se prouve par l’acte de mariage sauf les cas où la loi autorise un autre mode de preuve[9]. L’article 379 C.c.Q. permet de suppléer au défaut de forme de l’acte de mariage, mais pas de prouver le mariage par la possession d’état[10].
[17] L’auteur Michel Tétrault souligne l’importance de prouver l’existence du mariage par un acte de mariage:
L’inscription du mariage sans délai suivant sa célébration, dans les registres de l’état civil, est une condition de forme essentielle pour prouver l’existence du mariage (art. 109, 110, 118, 130 et 131 C.c.Q.). La seule preuve admise est la production de l’acte de mariage (art. 378 C.c.Q.) et nul ne peut réclamer le titre d’époux et les effets civils du mariage à moins de produire un tel acte ou, à titre exceptionnel, de prouver le mariage conformément à l’article 143 C.c.Q. (le cas de l’acte perdu ou détruit). Le législateur exclut ainsi la preuve par la possession d’état et empêche toute fabrication de preuve. À titre d’exemples, les personnes vivant en union libre publiquement comme mari et femme en portant le titre d’époux et affichant l’apparence d’un mariage ne peuvent être mariées sans produire un acte de mariage. Le directeur de l’état civil mentionne le mariage dans l’acte de naissance de chacun des époux (art.134 C.c.Q.).
Toutefois, la possession d’état d’époux peut suppléer aux défauts de forme de l’acte de mariage. Elle permet de le corriger, sur requête ou sur demande adressée au directeur de l’état civil lorsqu’il s’agit d’une erreur d’écriture, sans qu’on puisse mettre en doute la validité du mariage (art.142 et 379 C.c.Q.et 864 C.p.c.). Elle peut servir à faire rectifier l'indication d’une date erronée, la signature de l’acte de mariage de l’épouse sous le nom de son mari, les erreurs d’écriture (Sylvin au lieu de Sylvain) ou l’absence de signature de l’un des témoins mentionnés à l’acte.
En résumé, le mariage s’établit par la présentation de l’acte de mariage (art.118 à 121, 375 et 378 C.c.Q.). Le Code civil prévoit d’autres modes de preuve du mariage pour des circonstances particulières (art.139 et 379 C.c.Q.). Si la possession d’état peut suppléer aux défauts de forme de l’acte de mariage, il ne saurait faire la preuve du mariage (art. 379 C.c.Q.)[11].
[Références omises]
[18] Que ce soit pour mariage célébré à l’étranger ou au Québec, la constatation ou l’inscription du mariage dans les registres de l’état civil, est une condition essentielle pour prouver l’existence du mariage et lui donner des effets juridiques[12]. Ainsi, un mariage religieux ou coutumier, non reconnu par les autorités civiles du pays de sa conclusion ne produit aucun effet juridique[13].
[19] Lorsque célébré à l’extérieur du Québec, l’article 3088 C.c.Q. prévoit que le mariage est régi, quant à ses conditions de fond, par la loi de l’état de chacun des futurs époux, et quant à ses conditions de forme, par la loi du lieu de sa célébration[14]. L’article 2822 C.c.Q. prévoit que l’acte émanant apparemment d’un officier public étranger compétent fait preuve, à l’égard de tous, de son contenu sans qu’il ne soit nécessaire de prouver la qualité et la signature de cet officier.
[20] En l’absence de mariage civil, la Loi sur le divorce ne s’applique pas[15].
Droit sénégalais
[21] Madame fait témoigner Sa… Da…, avocat inscrit au Barreau du Sénégal.
[22] Monsieur obtient l’opinion de Mohamed Mahmoune Fall, avocat inscrit au Barreau du Sénégal, qui ne témoigne pas à l’audience[16].
[23] Ces experts juristes réfèrent au Code de la famille sénégalais[17].
[24] Le Tribunal retient de cette preuve les éléments suivants :
24.2. Le mariage religieux, bien que valable, a des effets limités en droit sénégalais, comme le prévoit l’article 146 :
Lorsque les époux ont choisi de ne pas faire célébrer leur mariage par l’officier de l’état civil, si pour une raison quelconque la conclusion de leur union n’a pas été constatée par l’officier de l’état civil ou son représentant, le mariage non constaté est valable, mais ils ne peuvent s’en prévaloir à l’égard de l’État, des collectivités publiques et des établissements publics ou privés pour prétendre notamment au bénéfice des avantages familiaux.
24.4. Advenant que Madame présente une demande de divorce au Sénégal, sa demande serait irrecevable et les tribunaux exigeraient qu'un certificat de mariage soit d'abord émis par l'état civil.
[25] Le Tribunal conclut que Madame et Monsieur sont mariés religieusement selon la foi islamique. Outre le certificat émis par l’Imam célébrant, le parrain et les frères de Madame confirment avoir participé à cette célébration. Les photos où l’on aperçoit ces derniers, le père de Madame et les frères de Monsieur en font foi[18].
[26] Quoique dans leurs déclarations solennelles, les frères de Monsieur nient avoir signé le certificat, ce qui apparaît à la face même du document[19], ils ne nient pas la célébration du mariage religieux en leur présence.
[27] À l’audience, l’Imam Mahdi Tirkawi témoigne quant aux exigences du mariage selon la foi islamique : le consentement des époux, deux hommes de foi islamique agissant comme témoin, une dote et un célébrant de foi islamique ayant connaissance des critères du mariage, par exemple, un imam.
[28] Il précise que le mariage selon la foi islamique n’exige pas de document mais il s’avère utile qu’il y ait une preuve écrite.
[29] Imam Tirkawi confirme que le mariage religieux entre Madame et Monsieur respecte les exigences de la foi islamique.
[30] Le Tribunal constate que Madame ne fait pas la preuve d’un certificat de mariage émis par l’état civil du Sénégal tel que requis par l’article 378 C.c.Q. Le certificat de mariage émis par l’Iman n’est pas émis par un officier de l’état civil tel que prévu à l’article 29 du Code de la famille sénégalais. Ainsi, l’état civil sénégalais ne constate pas le mariage entre Monsieur et Madame.
[31] Malgré le fait que le mariage religieux soit valable au Sénégal, les époux ne peuvent s’en prévaloir à l’égard de l’état, des collectivités publiques et des établissements publics ou privés pour prétendre notamment au bénéfice des avantages familiaux à moins qu’il ne soit constaté par un officier de l’état civil.
[32] L’article 2822 C.c.Q. n’offre aucun secours puisque le certificat de mariage émis par l’Imam n’émane pas d’un officier public étranger compétent.
[33] Les conditions de forme exigées droit sénégalais n’étant pas respectées, il n’y a pas eu mariage au sens de la Loi sur le divorce et du Code civil du Québec.
[34] Le Tribunal conclut que le mariage religieux ne peut être dissous en vertu de la Loi sur le divorce et que la Demande introductive d’instance en divorce, mesures accessoires et mesures provisoires de Madame doit être rejetée.
[35] Se fondant sur les articles 51 et 54 C.p.c., Monsieur demande que le recours de Madame soit déclaré abusif et qu’elle soit condamnée à rembourser les honoraires professionnels de ses avocats :
51. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d’office, déclarer qu’une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif.
L’abus peut résulter, sans égard à l’intention, d’une demande en justice ou d’un autre acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, entre autres si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.
54. Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d’une demande en justice ou d’un autre acte de procédure, incluant celui présenté sous la présente section, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l’instance, condamner une partie à payer, outre les frais de justice, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et les débours que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs.
Si le montant des dommages-intérêts n’est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d’abus, le tribunal peut en décider sommairement dans le délai et aux conditions qu’il détermine ou, s’agissant de la Cour d’appel, celle-ci peut alors renvoyer l’affaire au tribunal de première instance qui en était saisi pour qu’il en décide.
[36] Dans l’arrêt El-Hachem c. Décary,[20] la Cour d’appel résume ainsi les obligations d’une partie aux procédures judiciaires :
[10] Déposer un acte de procédure devant un tribunal judiciaire est un geste grave et empreint de solennité, qui engage l’intégrité de celui qui en prend l’initiative. On ne peut tolérer qu’un tel geste soit fait à la légère, dans le but de chercher à tâtons une quelconque cause d’action dont on ignore pour le moment la raison d’être, mais qu’on s’emploiera à découvrir en alléguant divers torts hypothétiques et en usant de la procédure à des fins purement exploratoires. L’avocat qui verse un acte de procédure au dossier de la cour doit respecter certaines règles de forme et de fond. Parmi ces règles se trouvent les articles 76 et 77 du Code de procédure civile, deux dispositions dont il convient de rappeler à la fois l’importance et la portée dans le déroulement d’une procédure judiciaire.
[11] En outre, lorsque l’auteur d’un acte de procédure est un membre du Barreau, les parties sont en droit de s’attendre à ce que cet acte, rédigé par le détenteur d'une formation universitaire et professionnelle idoine, soit rédigé en des termes qui permettent d'en comprendre la teneur et qu’il expose autre chose que des généralités dépourvues de conséquence juridique apparente.
[12] Aussi y a-t-il lieu de sévir en présence d’un acte rédigé comme si quelques vagues imprécations, à la fois vindicatives et inconsistantes, suivies d’une affirmation d’autosatisfaction sous la forme de conclusions grossièrement outrancières, remplissaient ces exigences de fond et de forme. Ce genre de procédé ne saurait justifier que l’on surcharge le système judiciaire et qu’on lui impose de déployer encore plus de ressources pour tenter de tirer au clair ce que la partie elle-même ou son avocat se montre incapable d’expliquer avec un degré raisonnable d’intelligibilité. Donner le bénéfice du doute à cette même partie, à la manière dont on « donne la chance au coureur », implique en fin de compte que l’on tolère n’importe quoi de n’importe qui n’importe quand. Ce n’est assurément pas ce que la justice exige de la part de l’institution judiciaire.
[37] L’arrêt Royal Lepage Commercial inc. c. 109650 Canada inc.,[21] définit ainsi la témérité pouvant donner lieu à un abus de droit :
[46] Que faut-il entendre par témérité? Selon moi, c’est le fait de mettre de l’avant un recours ou une procédure alors qu’une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d'un fondement pour cette procédure. Il s’agit d’une norme objective, qui requiert non pas des indices de l’intention de nuire mais plutôt une évaluation des circonstances afin de déterminer s’il y a lieu de conclure au caractère infondé de cette procédure. Est infondée une procédure n’offrant aucune véritable chance de succès, et par le fait, devient révélatrice d’une légèreté blâmable de son auteur. Comme le soulignent les auteurs Baudouin et Deslauriers, précités : « L’absence de cette cause raisonnable et probable fait présumer sinon l’intention de nuire ou la mauvaise foi, du moins la négligence ou la témérité ».
[38] Plus récemment, la Cour d’appel dans 2742-8854 Québec inc. c. Restaurant King Ouest inc.,[22] résume ainsi le régime de responsabilité civile pour abus de procédure :
[21] La thèse avancée par les requérantes est séduisante, d’autant plus qu’elle fait écho aux principes généraux du droit privé de la responsabilité civile qui distingue ces notions. En l’absence d’indices de mauvaise foi ou de témérité, une partie qui procède tout simplement à une « appréciation inexacte […] de ses droits » ne commet pas de ce seul fait une faute civile. Il peut toutefois en être autrement si « une [telle] appréciation inexacte […] de ses droits », même sans indices d’intention de nuire, constitue une conduite objectivement fautive, c’est-à-dire qu’« une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure ». De même, l’abus du droit d’ester en justice peut également être source de responsabilité civile, en ce qu’il constitue, quant à lui, « une faute commise à l’occasion d’un recours judiciaire ».
[…]
[26] Pour l’essentiel, le libellé de l’article 51 C.p.c. reprend celui de l’article 54.1 a C.p.c., à l’exception des termes « sans égard à l’intention » ajoutés à la suite d’une certaine controverse jurisprudentielle. Tout comme son prédécesseur, l’article 51 C.p.c. vise une panoplie de situations qui « peu[vent] résulter/may consist » en un abus, au sens de cette disposition. Le spectre est large. On peut concevoir, à l’une extrémité, l’acte de procédure, introduit de bonne foi ou sans malveillance ou témérité, mais qui s’avère néanmoins « manifestement mal fondé », et, à l’autre extrémité, la « poursuite-bâillon » d’un justiciable qui ne vise qu’à limiter la liberté d’expression de l’autre partie ou, encore, une utilisation excessive et déraisonnable par un plaideur de la procédure, caractérisée par la quérulence. Entre ces extrémités du spectre, on peut y voir, par exemple, une action frivole ou encore vexatoire, ou même l’action manifestement mal fondée qui, sans intention malicieuse, constitue néanmoins une faute civile.
[27] Ainsi, dans une perspective de droit privé et de cohérence législative, le qualificatif d’« abus » employé à l’article 51 C.p.c. pour décrire l’acte de procédure « manifestement mal fondé », en l’absence de toute faute justifiant une responsabilité civile, peut étonner, en plus d’être source de confusion. En raison du langage législatif adopté, la notion d’abus est dorénavant élargie, à certains égards, à des concepts qui, autrefois – et même encore aujourd’hui si l’on pense, entre autres, à l’article 365 C.p.c. –, n’étaient pas considérés à ce titre.
[28] On peut par contre réconcilier, à tout le moins en partie, cette approche législative avec les principes de droit privé si l’on reconnaît que les articles 51 et s. C.p.c. ne créent pas un régime de responsabilité sans faute et que seul le type d’abus décrit à l’article 51 C.p.c. qui dénote un comportement fautif peut justifier la responsabilité civile et la condamnation à des dommages-intérêts du justiciable.
[références omises] / [le Tribunal souligne]
[39] Advenant que le Tribunal conclut à l’abus, l’article 54 C.p.c. permet l’octroi d’une indemnité pour les honoraires professionnels et déboursés. L’analyse requise est résumée par la Cour d’appel dans Groupe Van Houtte inc. c. Développements industriels et commerciaux de Montréal inc.[23] :
[124] […] Les facteurs suivants peuvent notamment être considérés pour évaluer le caractère raisonnable de la réclamation : importance et difficulté du litige, temps qu'il était nécessaire d'y consacrer, mais aussi façon dont l'instance a été menée par la partie qui réclame le remboursement de ses honoraires extrajudiciaires (y compris en rapport avec l'utilité ou la pertinence des procédures), ainsi que raisonnabilité intrinsèque du taux horaire de l'avocat de cette partie ou du montant facturé, selon la formule convenue avec le client, pour assurer sa représentation dans l'instance. Il faut aussi, bien sûr, examiner la proportionnalité des honoraires réclamés au regard de la condamnation prononcée et l'ensemble du contexte.
[125] Ce contrôle judiciaire doit être exercé de façon rigoureuse, il va sans dire, pour éviter la surenchère de services juridiques ou de procédures ou l'exagération dans la fixation du taux ou du montant de la facturation, surenchère ou exagération qui pourraient résulter de la perspective que les honoraires d'avocat d'une partie soit payée par l'autre. Il va sans dire également que la partie qui réclame le remboursement de ses honoraires extrajudiciaires doit s'attendre et consent implicitement à lever une partie du secret professionnel qui l'unit à son avocat, dans la mesure nécessaire à la vérification du caractère raisonnable des honoraires en question.
[40] L’analyse du Tribunal doit tenir compte de l’ensemble de ces facteurs sans qu’il ne soit nécessaire de décortiquer en détail chaque entrée[24].
[41] Le Tribunal ne peut conclure à l’abus de Madame.
[42] En effet, celle-ci dépose des procédures sur la base de son mariage religieux qu’elle croit constater par le certificat de l’Imam de la Mosquée. Elle n’a aucune raison de douter de la validité de ce mariage ou du fait que Monsieur demeure marié et que son mariage ne peut être reconnu au Québec.
[43] Puisque Monsieur refuse de lui accorder le divorce selon les principes de la foi islamique, elle dépose sa demande.
[44] Il n’y a aucune mauvaise foi, témérité ou faute de la part de Madame.
[45] Compte tenu du comportement de Monsieur, la prétention qu’il avance surprend. Le refus de Monsieur d’accorder le divorce selon les principes de la loi islamique dénote un comportement déraisonnable et malicieux.
[46] Par ailleurs, dès la signification de la Demande introductive, Monsieur nie catégoriquement qu’il y ait eu un mariage[25]. Il maintient la même position dans sa Demande en rejet. Il prétend qu’ils sont conjoints de fait.
[47] Monsieur dépose au dossier de la Cour les déclarations solennelles de deux de ses frères qui nient avoir signés le certificat de mariage[26] mais qui n’abordent pas le fait qu’il y ait eu célébration d’un mariage religieux. Or, la célébration d’un mariage est au cœur du débat. Monsieur reçoit en octobre 2020 les photos de la cérémonie où il y reconnaît, entre autres, ses trois frères. Pourtant, il maintient qu’il n’y a pas eu de mariage.
[48] Ce n’est que le premier jour d’audience qu’il reconnaît pour la première fois la célébration d’un mariage religieux.
[49] Compte tenu de sa connaissance de ces faits, le Tribunal conclut que la position de Monsieur est abusive lorsqu’il maintient jusqu’au premier jour d’audience qu’il n’a pas eu de mariage. Sa prétention oblige Madame à faire la preuve du mariage religieux et donc d’obtenir des déclarations solennelles et la présence de témoins pour l’audience. N’eut été de la position prise par Monsieur, cette preuve n’aurait pas été nécessaire et la durée de l’audience aurait été tout au plus une journée.
[50] Dans ce contexte, bien que la Demande en irrecevabilité soit accueillie et malgré le principe voulant qu’en matière familiale, les frais de justice soit à la charge de chacune des parties[27], le Tribunal conclut qu’il y a lieu, par exception, de condamner Monsieur aux frais de justice, y compris les frais d’experts de Madame.
[51] ACCUEILLE en partie la Demande en irrecevabilité du défendeur L... D...;
[52] REJETTE la Demande introductive d’instance en divorce, mesures accessoires et mesures provisoires de la demanderesse N... S...;
[53] REJETTE la Demande du défendeur pour déclarer abusive la Demande introductive d’instance en divorce, mesures accessoires et mesures provisoires de la demanderesse;
[54] DÉCLARE la position du défendeur L... D... abusive;
[55] Avec frais de justice, compris les frais d’experts, en faveur de la demanderesse N... S....
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| __________________________________ LOUIS charette, j.c.s. | |
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Me Gilles P. Veilleux Centre communautaire juridique de la Rive Sud Avocat de la demanderesse | ||
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Me Cheikh Sadibou Fall | ||
Cheikh Sadibou Fall Avocat du défendeur | ||
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Date d’audience : | 8 et 9 février 2022 | |
[1] L.R.C. (1985), c. 3 (2e suppl.).
[2] D-2 : Certificat de mariage constaté daté du 11 avril 2019.
[3] D-3 : Certificat de non-divorce entre Monsieur et N. B… émis par l’officier de l’état civil du Sénégal daté du 27 juillet 2020.
[4] P-5 : Déclaration de S… S….
[5] P-3 : Certificat de mariage émis par la Mosquée de Ville C daté du 4 février 2018.
[6] D-12 : Certificat de mariage émis par la Mosquée de Ville C daté du 4 février 2018.
[7] Droit de la famille — 211896, 2021 QCCS 4195, par. 14.
[8] Houle c. Directeur de l'état civil, 2014 QCCS 658, par. 78-79 citant Droit de la famille – 091179, 2009 QCCA 993, par. 36.
[9] Droit de la famille 191637, 2019 QCCA 1366, par. 12-16.
[10] Mireille D. Costelli et Dominique Goubau, Le droit de la famille au Québec, 5e éd., Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 60.
[11] Michel Tétrault, Droit de la famille, vol.1, Éditions Yvon Blais, 2010, p.104-105.
[12] Droit de la famille - 191637, supra note 9, par. 12-16; Droit de la famille — 191850, 2019 QCCA 1484, par. 84.
[13] Droit de la famille - 172499, 2017 QCCS 4854; Droit de la famille - 072364, 2007 QCCS 4751; Droit de la famille – 182413, 2018 QCCS 4995, par. 7, 13-15;
[14] Droit de la famille - 211896, supra note 7, par. 15; Droit de la famille - 182413, ibid, par. 7; voir aussi : Gérald GOLDSTEIN, « Commentaire sur l’article 3088 C.c.Q. », Droit international privé – Commentaires sur le Code civil du Québec (DCQ), vol 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, EYB2011DCQ1172 (La référence).
[15] Droit de la famille - 162255, 2016 QCCS 2242, par.9.
[16] D-11 : Lettre de Me Mohamed Mahmoune Fall datée du 27 janvier 2021.
[17] D-1 : Extraits du Code de la famille sénégalais.
[18] P-4 : Photos de la célébration du mariage religieux du 4 février 2018.
[19] P-3 : Certificat de mariage émis par la Mosquée de Ville C daté du 4 février 2018.
[20] 2012 QCCA 2071.
[21] 2007 QCCA 915.
[22] 2018 QCCA 1807. See also Royal Lepage commercial inc. c. 109650 Canada Ltd., ibid., par. 44-45.
[23] 2010 QCCA 1970.
[24] Beauregard c. Boulanger, 2020 QCCS 4366, par. 18; Greenstone Realties Inc./Immeubles Greenstone Inc. et Immeubles Blue Stone inc., 2020 QCCS 3310, par. 35-37 et 57.
[25] P-7 : Lettre de Monsieur aux avocats de Madame datée du 2 juillet 2020.
[26] D-6 : Déclaration notariée de A… D… datée du 10 août 2020; D-7 : Déclaration notariée de As… D… datée du 10 août 2020.
[27] Art. 340, al. 2 C.p.c. Voir Droit de la famille – 2285, 2022 QCCA 116, par. 26 et s.
AVIS :
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