Décision

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Fillion c. Chiasson

2007 QCCA 570

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-005210-056

(200-17-003269-032)

 

DATE :

 Le 26 avril 2007

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

J.J. MICHEL ROBERT J.C.Q.

YVES-MARIE MORISSETTE J.C.A.

LISE CÔTÉ J.C.A.

 

 

JEAN-FRANÇOIS FILLION

GENEX COMMUNICATIONS INC. (CHOI-FM)

PATRICE DEMERS

DENIS GRAVEL

YVES LANDRY

MARIE SAINT-LAURENT

APPELANTS — Défendeurs

c.

 

SOPHIE CHIASSON

INTIMÉE — Demanderesse

et

CÔTÉ, TASCHEREAU, SAMSON, DEMERS, S.E.N.C.

MISE EN CAUSE - Mise en cause

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                LA COUR; — Statuant sur l’appel d’un jugement rendu le 11 avril 2005 par la Cour supérieure, district de Québec (l'honorable Yves Alain), qui a accueilli la requête introductive d’instance de l’intimée et fait droit en partie à sa réclamation en dommages-intérêts;

[2]                Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;

[3]                Pour les motifs du juge Yves-Marie Morissette, auxquels souscrivent le juge en chef J.J. Michel Robert et la juge Lise Côté;

[4]                ACCUEILLE l’appel en partie à seule fin de substituer aux paragraphes deuxième, troisième et quatrième du dispositif du jugement entrepris, qui énoncent :

CONDAMNE solidairement les défendeurs Jean-François Fillion, Genex Communications inc. (CHOI-FM), Patrice Demers, Denis Gravel, Yves Landry et Marie Saint-Laurent à payer à Sophie Chiasson à titre de dommages punitifs la somme de 200 000 $ avec intérêt à compter de la date du présent jugement en plus de l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q.;

CONDAMNE solidairement les défendeurs Jean-François Fillion, Genex Communications inc. (CHOI-FM), Patrice Demers, Denis Gravel, Yves Landry et Marie Saint-Laurent à payer à Sophie Chiasson la somme de 40 000 $ à titre d'honoraires extrajudiciaires avec intérêt à compter de la date du présent jugement en plus de l'indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q.;

DÉTERMINE pour valoir entre les défendeurs solidaires seulement la part de chacun dans la condamnation comme suit : Yves Landry : 3,33 %, Denis Gravel : 3,33 %, Marie Saint-Laurent : 3,33 %, Jean-François Fillion : 45 % et Genex Communications inc. ainsi que Patrice Demers : 45 %;

les six paragraphes suivants :

CONDAMNE solidairement les défendeurs Jean-François Fillion, Genex Communications inc. (CHOI-FM) et Patrice Demers à payer à Sophie Chiasson à titre de dommages punitifs la somme de 182 000 $ avec intérêt à compter de la date du présent jugement en plus de l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q.;

CONDAMNE le défendeur Yves Landry à payer à Sophie Chiasson à titre de dommages punitifs la somme de 6 000 $ avec intérêt à compter de la date du présent jugement en plus de l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q.;

CONDAMNE le défendeur Denis Gravel à payer à Sophie Chiasson à titre de dommages punitifs la somme de 6 000 $ avec intérêt à compter de la date du présent jugement en plus de l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q.;

CONDAMNE la défenderesse Marie Saint-Laurent à payer à Sophie Chiasson à titre de dommages punitifs la somme de 6 000 $ avec intérêt à compter de la date du présent jugement en plus de l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q.;

DÉTERMINE pour valoir entre les défendeurs solidaires seulement la part de chacun dans la condamnation à des dommages moraux de 100 000 $ comme suit : Yves Landry : 3,33 %, Denis Gravel : 3,33 %, Marie Saint-Laurent : 3,33 %, Jean-François Fillion : 45 % et Genex Communications inc. ainsi que Patrice Demers : 45 %;

DÉTERMINE pour valoir entre les défendeurs solidaires seulement la part de chacun dans la condamnation à des dommages punitifs de 182 000 $ comme suit : Jean-François Fillion : 50 % et Genex Communications inc. ainsi que Patrice Demers : 50 %;

[5]                AVEC DÉPENS contre les appelants.

 

 

 

 

 

J.J. MICHEL ROBERT J.C.Q.

 

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE J.C.A.

 

 

 

 

 

LISE CÔTÉ J.C.A.

 

Me René Dion

CONTENTIEUX GENEX COMMUNICATIONS INC.

Pour les appelants sauf pour Jean-François Fillion

 

Me Guy Bertrand

BERTRAND & BERTRAND

Pour les appelants (procureur-conseil), sauf pour Jean-François Fillion

 

Me Vincent Gingras

JOLICOEUR, LACASSE

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

Le 24 janvier 2007


 

 

MOTIFS DU JUGE MORISSETTE

 

 

[6]                Les appelants se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure[1] qui a fait droit en partie, le 11 avril 2005, à la requête introductive d’instance de l’intimée. Celle-ci réclamait des dommages-intérêts moraux et punitifs pour diverses atteintes portées à sa réputation et à sa vie privée au cours d’une émission radiophonique (« Le monde parallèle ») diffusée quotidiennement en semaine à partir de Québec. À l’époque pertinente, l’appelant Fillion était l’animateur principal de cette émission dont les appelants Gravel, Landry et Saint-Laurent étaient les coanimateurs. L’appelant Demers présidait l’appelante Genex Communications inc. et il en était le principal actionnaire. L’appelante Genex, quant à elle, détenait la licence d’exploitation de CHOI-FM, diffuseur de l’émission.

[7]                Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de faire droit en partie à l’appel, selon les modalités exposées ci-dessous.

I. Chronologie et principaux faits

[8]                Cinq des six appelants ont admis en première instance encourir une responsabilité en dommages-intérêts envers l’intimée parce qu’ils avaient proféré à son endroit « des injures susceptibles de porter atteinte à sa dignité, à son honneur et à son intégrité »[2]. Le sixième appelant ne nie pas que des injures de cette nature aient été prononcées en ondes mais plaide qu’il n’en est pas responsable. L’appel porte donc pour l’essentiel sur la qualification juridique de faits connus et non contestés ainsi que sur l’évaluation des dommages-intérêts auxquels a droit l’intimée. Le juge de première instance a par ailleurs minutieusement décrit les faits pertinents en quarante et un paragraphes de ses motifs, il est revenu sur ces faits en plusieurs autres endroits dans ses motifs et il y a joint en annexe une transcription des propos diffamatoires à l’origine de la réclamation. Aussi n’y aura-t-il pas lieu de relater ici par le menu détail les circonstances qui ont mené à la condamnation des appelants. Il suffira de situer la réclamation dans son contexte d’ensemble en rappelant les principales circonstances qui l’ont provoquée.

[9]                Depuis 1999, l’intimée fait carrière à la télévision où elle a d’abord été présentatrice des informations météorologiques pour une chaîne privée. À l’époque pertinente, l’émission en question occupait plusieurs plages horaires tôt le matin et en début de matinée. Par la suite, l’intimée a également participé en qualité d’animatrice ou de recherchiste à quelques émissions d’intérêt général sur des sujets divers. Parallèlement à ces activités, elle a pris part à des productions publicitaires pour la télévision.

[10]           L’appelant Fillion était à la même époque l’animateur-vedette d’une émission de radio matinale de grande écoute, « Le monde parallèle », à laquelle collaboraient les appelants Gravel, Landry et Saint-Laurent. L’horaire de cette émission coïncidait avec celui de l’émission où intervenait l’intimée en qualité de présentatrice.

[11]           À compter de 1999, il fut question à quelques reprises au cours de l’émission « Le monde parallèle » de la personne de l’intimée et de ses prestations à la télévision. Ces commentaires, d’abord généralement flatteurs, prirent progressivement un ton de dénigrement. Informés de cet état de choses, certains auditeurs de l’émission parmi les connaissances de l’intimée contactèrent CHOI-FM par téléphone pour rectifier l’impression, fausse selon eux, que laissaient planer ces propos. Rien n’y fit, à telle enseigne que quelque temps plus tard les parents de l’intimée exprimèrent leur indignation à leur fille et l’exhortèrent à plusieurs reprises à réagir.

[12]           Sur ces entrefaites, vers la fin de l’année 2000, une employée de CHOI-FM communiqua avec l’intimée pour l’inviter à donner une entrevue téléphonique à Fillion, dans le but d’en diffuser le contenu. L’intimée, méfiante, déclina cette offre mais elle offrit de participer à l’émission pour y faire une entrevue en direct, ce qui eut effectivement lieu le 23 janvier 2001. L’expérience fut positive sans être cordiale. Avant de quitter les locaux de CHOI-FM, l’intimée remit à Fillion un exemplaire de son curriculum vitae dans le but, selon son témoignage, de lui souligner le sérieux de son parcours professionnel.

[13]           Après cette entrevue, et jusqu’en 2002, Fillion et ses coanimateurs persistèrent à commenter en termes parfois avantageux mais souvent blessants la réputation et la vie privée de l’intimée. Afin de protester de vive voix contre les attaques personnelles dont elle se considérait toujours la cible, l’intimée se rendit aux locaux de CHOI-FM en avril ou en mai 2001 et tenta d’y surprendre Fillion. Malgré que Fillion ait été sur place, c’est Gravel qui rencontra l’intimée à la demande de son collègue et qui lui affirma que ce dernier était absent. Pendant ce temps, Fillion quittait subrepticement les lieux, sans être vu par l’intimée.

[14]           Le 16 juillet 2002, dans une décision longuement motivée, le Conseil de la radiotélédiffusion et des télécommunications canadiennes (le CRTC) renouvelait la licence de CHOI-FM pour une période de 24 mois, du 1er septembre 2002 au 31 août 2004. Le CRTC assujettissait ce renouvellement « à court terme » aux conditions énoncées à l’annexe I de sa décision 2002-189. Celles-ci prévoyaient entre autres choses que le diffuseur devrait se conformer à un code de déontologie reproduit comme annexe II à la décision.

[15]           Quelques semaines plus tard, les 10 septembre et 8 octobre 2002, Fillion et ses coanimateurs échangèrent au cours de l’émission « Le monde parallèle » les propos en raison desquels l’intimée résolut de mandater un avocat. Celui-ci transmettait le 10 octobre 2002 une mise en demeure enjoignant aux appelants de cesser de tenir en ondes des propos grossiers, sexistes et diffamatoires au sujet de l’intimée, ainsi que de cesser de se moquer de ses attributs physiques. Le 15 avril 2003, l’intimée faisait signifier sa requête introductive d’instance. Dans une version réamendée de cette procédure, datée du 10 mars 2005, elle réclamera 811 292,32 $ en dommages-intérêts (soit 200 000 $ à titre de dommages moraux, 450 000 $ à titre de dommages « exemplaires » et 161 292,32 $ à titre de frais extrajudiciaires).

II. Jugement entrepris

[16]           Au terme d’un procès de neuf jours, plus médiatisé que beaucoup d’autres, la Cour supérieure accueillait en partie la requête de l’intimée. Le jugement entrepris condamne tous les appelants, solidairement, à une somme totale de 340 000 $ qui sera détaillée plus loin et il fixe en outre la part de responsabilité de chacun des appelants.

[17]           Le juge de première instance s’arrête surtout sur trois questions dans ses motifs : la responsabilité personnelle de l’appelant Demers, l’évaluation des dommages subis par l’intimée et le partage de responsabilité entre les appelants.

[18]           Sur la responsabilité personnelle de Demers, le juge rappelle tout d’abord qu’aux termes de l’article 1526 C.c.Q., l’administrateur d’une personne morale peut être tenu solidairement responsable pour la faute extracontractuelle de cette dernière dès lors qu’il a lui-même participé à cette faute. Le « voile corporatif » ne fait pas obstacle à ce raisonnement. En l’occurrence, Demers avait connaissance des propos diffamatoires des animateurs, propos au sujet desquels la décision du CRTC l’avait explicitement mis en garde. Son « inertie inexpliquée et inexplicable » constitue une faute et elle entraîne sa responsabilité.

[19]           Le juge s’emploie ensuite à quantifier les dommages subis par l’intimée. Bien qu’il fixe son attention sur les faits survenus les 10 septembre et 8 octobre 2002, il tient compte du contexte créé par les propos des appelants depuis 1999. Leur fausseté, leur fréquence, leur caractère dégradant et leur grave impact psychologique sur l’intimée justifient selon lui des dommages moraux de 100 000 $.

[20]           La faute était ici intentionnelle, conclut le juge, de même que l’atteinte à l’honneur, à la dignité, à la réputation et à la vie privée de l’intimée, toutes des valeurs protégées par la Charte des droits et libertés de la personne[3]. Il y a donc ouverture à des dommages punitifs, conformément aux articles 49 de cette Charte et 1621 du Code civil du Québec, ainsi qu’aux critères jurisprudentiels qui leur font écho. Le juge en fixe le quantum à 200 000 $.

[21]           Se basant ensuite sur l’arrêt Viel c. Les entreprises immobilières du terroir ltée[4] qu’il cite longuement, le juge estime être en présence d’un abus du droit d’ester en justice. En l’espèce, les défendeurs auraient prolongé la contestation après le début du procès, alors qu’ils avaient reconnu leur faute. Ils auraient de ce fait poursuivi inutilement le débat judiciaire. Évaluant discrétionnairement le préjudice ainsi infligé à l’intimée, le juge fixe le montant de la réparation à 40 000 $.

[22]           Enfin, le juge se prononce sur le partage de la responsabilité. Le statut de faire-valoir des défendeurs Gravel, Landry et Sainte-Marie justifie que l’on réduise leur part de responsabilité collective à 10 % (soit 3,33 % chacun). Fillion, instigateur des propos diffamatoires, et Demers, qui n’a rien fait pour redresser la situation alors qu’il se devait d’intervenir, assumeront une part égale des 90 % restants (soit 45 % chacun).

III. Incidents en appel

[23]           Après la formation du pourvoi, plusieurs incidents ont jalonné la procédure en appel dans ce dossier mouvementé. Pour une meilleure compréhension de son évolution, il y a lieu de donner une brève description de ces incidents avant d’aborder l’argumentation des parties.

[24]           L’inscription en appel date de mai 2005. Au mois d’août suivant comparaissait au dossier pour chacun des six appelants un même avocat-conseil, Me Bertrand. Ces comparutions étaient accompagnées d’une requête en extension du délai de production du mémoire des appelants. Un juge de la Cour y fit droit le 1er septembre.

[25]           En octobre, une formation rejetait une requête de l’intimée en rejet d’appel. Pour sa part, Me Bertrand, avec l’accord de Me Dion, l’avocat initialement mandaté par les appelants, introduisait une requête pour permission de présenter une preuve nouvelle et pour amender l’inscription en appel. Cette requête visait notamment à soulever une question nouvelle relative à la prétendue inconstitutionnalité, selon la Charte canadienne des droits et libertés, des textes législatifs sur lesquels le juge de première instance fondait la condamnation à des dommages punitifs. Après délibéré, le 24 novembre suivant, une formation de la Cour rejetait cette requête avec dépens[5].

[26]           En février 2006, chacun des six appelants déposait au greffe un avis de substitution de procureur, l’avocat-conseil intervenu cinq mois plus tôt au dossier (Me Bertrand) ayant maintenant reçu mandat de les représenter au fond sans que leur premier avocat (Me Dion) se retire du dossier.

[27]           Le mois suivant était entendue et accordée une requête pour permission de déposer des pièces additionnelles au soutien du mémoire des appelants. Deux volumes supplémentaires venaient ainsi s’ajouter à leur mémoire pour en compléter les annexes. Me Bertrand présentait simultanément une requête pour cesser d’occuper dans le pourvoi formé par l’appelant Fillion et cette requête était également accueillie. À compter de cette date, Fillion n’était donc plus représenté que par Me Dion.

[28]           Le 18 mai, une formation de la Cour entendait le pourvoi au fond et le prenait en délibéré. À cette occasion, bien qu’accompagné de Me Dion, Me Bertrand prit seul la parole au nom des appelants.

[29]           Au mois d’octobre, en cours de délibéré, cinq des six appelants déposaient par l’entremise de Me Bertrand une seconde requête pour permission de présenter une preuve nouvelle. Une quinzaine de jours plus tard, Me Dion déposait à son tour une requête pour cesser d’occuper dans le pourvoi de Fillion.

[30]           Le 1er novembre, le juge en chef Robert accueillait une requête pour cesser d’occuper de Me Dion et il accordait à Fillion un délai de vingt jours pour comparaître en personne ou par ministère d’un avocat. À la même occasion, le juge en chef déférait la requête pour permission de présenter une preuve nouvelle à une formation de la Cour et, en conférence de gestion d’instance, il fixait au 24 janvier 2007 l’audition de la requête pour permission de présenter une preuve nouvelle.

[31]           Le même jour, la Cour rayait le délibéré en ces termes :

 

Considérant que le 3 octobre 2006, par l’entremise de leur avocat, les appelants Genex, Demers, Gravel, Landry et Saint-Laurent ont communiqué par lettre avec le juge en chef de la Cour pour lui faire part de leur intention de présenter une requête pour preuve nouvelle et indispensable;

Considérant que cette requête, produite le 10 octobre 2006, a été déférée lors d’une conférence de gestion d’instance à la formation saisie du dossier, pour être entendue le 24 janvier 2007;

Considérant qu’entre-temps l’avocat de l’appelant Fillion a produit le 25 octobre 2006 une requête pour cesser d’occuper, qu’il a été fait droit à cette requête le 1er novembre 2006 et que l’appelant Fillion s’est vu accorder un délai de vingt jours pour se constituer un nouveau procureur ou pour comparaître en personne;

Considérant par ailleurs que l’une des membres de la formation saisie de l’appel a résigné ses fonctions le 31 août 2006 et que jugement ne pourra être rendu par cette formation telle qu’elle était originellement constituée au-delà du 30 novembre 2006;

Pour ces motifs, la Cour :

Raye le délibéré,

Reporte au 24 janvier 2007 devant une formation reconstituée l’audition de la requête pour production d’une preuve nouvelle et indispensable et la ré-audition de l’appel.

Au moment de l’audition de l’appel devant la formation reconstituée, le 24 janvier 2007, Fillion était absent et non représenté. Comme lors de l’audience du 18 mai 2006, Me Bertrand prit seul la parole pour plaider au nom des appelants Genex, Demers, Gravel, Landry et Saint-Laurent.

IV. Griefs des appelants

[32]           Les appelants ont eu amplement l’occasion de faire valoir leurs moyens dans plusieurs écritures distinctes. À la lecture de cette foisonnante documentation, comprenant mémoire, argumentaire, plan d’argumentation, une requête pour preuve nouvelle (elle-même appuyée d’un plan d’argumentation) et de volumineuses sources jurisprudentielles, il est difficile de ne pas conclure qu’ils cherchent avant tout à refaire devant la Cour d’appel le procès qu’ils ont perdu en Cour supérieure. Reprenant un par un, en les amplifiant, les arguments ou sous-arguments présentés sans succès devant le juge de première instance, ils affirment qu’à l’égard de chacun d’entre eux le juge a manifestement erré en fait et en droit. Après une inscription en appel de quarante pages et de cent vingt-neuf paragraphes, dont beaucoup sont subdivisés en multiples sous-paragraphes ou alinéas (soixante-dix-huit dans le cas du paragraphe 8, par exemple), les appelants ont déposé un mémoire qui soulevait cinq motifs d’appel énoncés sous forme interrogative, eux-mêmes subdivisés en vingt et une propositions plus ou moins hétéroclites, mais qui se recoupent. Ce mémoire fut accompagné lors de la première audition au fond d’un argumentaire de présentation par ailleurs soignée (argumentaire auquel s’ajoutent deux cahiers d’annexes), où il est fait état de onze « erreurs de faits » (sic) ou « erreurs mixtes de droit et de faits » (sic), toutes, il va sans dire, « manifestes et dominantes », cinq « erreurs de droit », une erreur dans l’évaluation des dommages moraux, erreur par ailleurs composite parce qu’elle résulterait, selon les appelants, de l’application erronée de treize critères répartis en trois catégories, puis une « erreur de principe » dans l’évaluation des dommages punitifs, composite elle aussi car elle découlerait de l’application erronée de sept critères distincts formant cependant une seule catégorie, et une dernière erreur attribuable au fait que les « dommages moraux et exemplaires sont hors norme ». Cette surenchère dans l’argumentation n’aide pas la cause des appelants, d’autant que la structure de leur mémoire diffère sensiblement de celle de l’argumentaire, laquelle diffère elle-même sensiblement de celle du plan d’argumentation, sans parler de l’inscription en appel ou de la requête pour permission de présenter une preuve nouvelle. Les appelants n’ont pas jugé utile de mieux cibler leur attaque contre le jugement entrepris mais ont plutôt choisi de faire flèche de tout bois à chaque étape de la contestation. Aussi nous revient-t-il, à leur place, de recentrer le débat, afin d’identifier parmi les très nombreux griefs qu’ils soulèvent les véritables faiblesses, s’il en est, dans le jugement entrepris.

[33]           Le juge de première instance avait circonscrit au paragraphe 57 de ses motifs les sept questions soulevées par le litige qu’il instruisait. Compte tenu de la preuve présentée au procès, cette manière de structurer les questions paraît irréprochable. Deux de ces questions sont maintenant sans objet : l’exécution provisoire nonobstant appel et l’ordonnance de confidentialité. En revanche, chacune des réponses apportées aux cinq autres questions en litige est remise en cause par les appelants, et sous plusieurs angles différents. Ils contestent la responsabilité personnelle de l’appelant Demers, ce qui peut évidemment affecter le partage de responsabilité entre les parties en défense, et ils contestent aussi l’évaluation des dommages moraux, l’évaluation des dommages punitifs et le dédommagement accordé à l’intimée pour les honoraires extrajudiciaires qu’elle a encourus. En outre, ils attaquent la procédure suivie au procès parce que le juge aurait manqué d’objectivité et qu’il les aurait privés de l’occasion de présenter une preuve complète en défense.  Bref, tout serait à refaire.

[34]           Malgré quelques circonstances assez inhabituelles, l’affaire en est une, essentiellement, de diffamation, et moins complexe que ne le laisse croire l’argumentation des appelants. Le litige devant notre Cour porte principalement sur l’évaluation de la gravité d’une faute admise par tous les appelants, sauf l’un d’entre eux qui prétend devoir bénéficier d’une exonération complète, et sur les dommages-intérêts accordés à l’intimée sous trois chefs distincts. Cette condamnation sera considérée, si besoin est, à la lumière de la preuve nouvelle que souhaitent maintenant produire les appelants et dont il faudra déterminer la recevabilité avant de considérer le quantum des dommages-intérêts. Les questions seront examinées sous ces rubriques, une fois vidées celles relatives au déroulement du procès.

V. Déroulement du procès

(A) L’attitude du juge de première instance

[35]           Dans leur mémoire, les appelants invoquent comme premier motif de réformation du jugement les « règles de justice naturelle », règles que le juge aurait enfreintes en se montrant partial et hostile à leur endroit. Ils appuient cette affirmation sur une grêle de faits anodins qu’il serait à la fois fastidieux et inutile de traiter un par un car la lecture de la transcription sténographique démontre sans aucun doute possible que les quelques arguments basés sur ces faits sont tous également spécieux. Voici, à titre d’illustration, la toute première prétention, tirée de leur mémoire, citée au texte, et qui sera réfutée plus loin :

À noter, plusieurs interventions agressives ou étonnantes du juge lors du procès, à l’égard des appelants et de leur procureur, interventions qui constituent des manquements graves aux principes de justice naturelle, notamment :

·                     Son intervention dès le début de l’interrogatoire de l’appelant Fillion : « un instant là, quand je vous ai dit de répondre là, vous me regardez. »

Suit une énumération de douze autres « manquements graves aux principes de justice naturelle », tous de la même teneur.

[36]           M’en tenant pour le moment dans ces motifs à l’« intervention agressive ou étonnante » du juge qui constitue le « manquement grave aux principes de justice naturelle » visé dans cette citation, de quoi s’agit-il exactement? En réalité, le juge, sur ce point précis, a traité l’appelant Fillion rigoureusement de la même façon que les autres témoins. Tout au long du procès, il leur a rappelé qu’ils devaient s’adresser à lui et le regarder au cours de leur déposition. Fillion est le premier témoin cité en demande. Au témoin entendu immédiatement après lui, le juge adresse la remarque suivante :

Madame Hudon - - un instant.

Madame Hudon, je vais vous dire ce que j’ai dit aux (sic[6]) témoins précédents, vous écoutez les questions de maître Gingras et vous me répondez à moi.

Il en va de même avec les témoins Hayes, Demers, St-Laurent, Gravel, Rousseau, Roy et Hamilton, ainsi qu’avec l’intimée elle-même lorsqu’elle est appelée à la barre, ce qui paraît avoir échappé aux appelants. Dans le cas d’une minorité de témoins, le juge s’abstient de faire cette mise en garde, peut-être parce que ces témoins, d’eux-mêmes, regardent le juge. On ne le sait pas et il n’y a aucun moyen de le savoir. On sait cependant que le juge, avec raison puisque c’est son rôle, tient compte de ce qu’il observe lorsqu’il apprécie la sincérité des témoins. Aussi écrit-il dans ses motifs, au sujet de l’appelant Fillion :

[101]       Plus outrageant, M. Fillion indique au Tribunal au cours de son témoignage « qu'il faut avoir du respect pour le traitement de la météo ». En réponse à une question du Tribunal qui lui demandait s'il n'est pas plus important d'avoir du respect pour l'être humain plutôt que pour la météo, M. Fillion fait un signe affirmatif de la tête et baisse le regard pour montrer qu'il se sent mal à l'aise. 

L’argument que les appelants tentent d’appuyer sur cette banale intervention du juge au début du témoignage de l’appelant Fillion n’a, on le voit, aucun mérite. Je ferais la même observation pour ce qui est des arguments fondés sur la prétendue « intervention d’un professeur de droit » (allusion à un incident qui n’a pas eu lieu, à partir duquel on soutient, d’ailleurs en deux endroits distincts dans le mémoire, un même non-sens juridique), sur le « refus [injustifié] d’entendre une preuve » (preuve qui, telle qu’elle était apportée, se présentait sous la forme de ouï-dire et faisait l’objet d’une objection par la partie adverse), sur l’« inimitié capitale » du juge (une affirmation tout à fait gratuite, qui a pour seule assise dans le mémoire « la facture [du] jugement »[7]) et sur les « notions de motivation et de partialité » (notions au sujet desquelles les appelants offrent quelques généralités puis évoquent, tout à fait hors de propos, l’arrêt R.D.S. c. La Reine[8]). De telles prétentions, qui par leur surprenant manque de consistance oscillent entre le ragot et la baliverne, ne devraient pas avoir leur place dans un mémoire en appel. Les appelants plaident, en somme, que le juge était partial puisqu’il leur a donné tort sur plusieurs points. Ils se trompent.

[37]           Nul doute que le procès entre l’intimée et les appelants aura été éprouvant pour les parties (ou du moins pour certaines d’entre elles) de même que pour leurs avocats. Le juge leur a parfois exprimé sa pensée avec une certaine fermeté, mais on ne saurait qualifier ces interventions de sautes d’humeur dénotant de sa part une quelconque animosité envers les appelants. Il se devait de veiller à l’intégrité de la procédure, dans un procès difficile et très médiatisé d’une durée de neuf jours, ce qui à l’occasion peut nécessiter des rappels à l’ordre aux participants. Il les a d’ailleurs adressés fort équitablement de part et d’autre. Quant aux termes dans lesquels le juge a choisi de livrer ses motifs, ils sont critiques mais mesurés, compte tenu de la preuve faite devant lui. Dans Métromédia CMR Montréal inc. c. Johnson, une affaire de diffamation comme celle-ci, le juge Rochette de notre Cour rappelait la distinction suivante[9] :

[35]      La première juge a par ailleurs exprimé sa réprobation au regard des propos tenus par André Arthur et porté un jugement sévère sur l’attitude des appelants.  Il ne faut toutefois pas confondre critique et partialité.  L’impartialité assure au justiciable un traitement juste et équitable mais elle n’a pas pour effet de bâillonner les juges.  Enfin, n’oublions pas que la première juge conclut que des fautes graves de la nature de fautes intentionnelles ont été commises ici.  Le langage utilisé, par ailleurs irréprochable, ne fait que traduire son indignation.

Cette remarque pourrait s’appliquer ici, où rien ne donne assise, de quelque façon que ce soit, à un reproche de partialité à l’endroit du juge.

(B) Le contre-interrogatoire de l’intimée et la preuve de réputation

[38]           Les appelants soutiennent aussi que le juge de première instance lors de la déposition de l’intimée a indûment limité leur droit au contre-interrogatoire, qualifié de « sacré » par leur avocat lors de l’audience en appel. Ce contre-interrogatoire a duré beaucoup plus longtemps que l’interrogatoire principal de l’intimée par ses propres avocats[10]. Il fut ponctué d’un bon nombre d’interventions et d’objections par ces derniers, interventions auxquelles le juge n’a que rarement donné suite et objections qu’il a presque toutes écartées pour laisser libre cours au contre-interrogatoire. A priori, donc, aucune irrégularité ne semble avoir vicié cette phase du procès.

[39]           Même à la lumière des griefs spécifiques que soulèvent les appelants dans leur mémoire et leur argumentaire, une relecture exhaustive de la transcription démontre qu’ils ont bénéficié en réalité de la plus grande latitude en contre-interrogatoire, tout comme lors de la présentation de leur preuve. Je me limiterai à donner une illustration de ce fait, mais elles sont nombreuses.

[40]           Pour comprendre le contexte, et pour apprécier le sens des questions et des réponses entendues à l’audience en première instance, il est d’abord nécessaire de préciser ce sur quoi avait notamment porté le témoignage de l’intimée. En interrogatoire principal, elle fait part de son étonnement lorsqu’elle apprend, quelque temps après être entrée au service de Météo Média, que les animateurs d’une émission diffusée de Québec, ainsi que leurs auditeurs par téléphone, divulguent en ondes des informations sur sa personne, ou commentent librement pendant cette émission ses prestations à la télévision. Mis au courant par des tiers, les membres de sa famille suivent déjà l’émission en question. Bientôt, le ton de cette émission change. L’intimée le décrit ainsi[11]:

Par la suite, les souvenirs que j’ai des propos, parce que je suis toujours dans les propos de monsieur Fillion et du déroulement, je suis toujours à Météo Média, printemps… on est au printemps deux mille (2000) et là, je reçois un téléphone… en fait, je crois même en avoir reçu deux (2), entre autres, ma mère, qui a enregistré les propos de monsieur Fillion, et on me les fait entendre. Je suis à Montréal à ce moment-là. Les propos… les propos, à ce moment-là, sont les suivants, c’est qu’on parle comment se passe… pourquoi… en fait, pourquoi, moi, je fais de la télévision, comment je suis arrivée à avoir des contrats. Et si ma mémoire est bonne, on me compare même… non, on ne me compare pas, on me met dans le même bain que quelques animatrices, dont [une personne A], [une personne B], et on dit à ce moment-là que pour avoir les auditions… c’est-à-dire, pardon, pour avoir les contrats, il faut passer des auditions à TVA, et que je dois faire ce qu’ils appellent le vacuum. Et avec une précision chirurgicale, on décrit notre façon et la mienne de passer des auditions, c’est-à-dire qu’on se penche à quatre (4) pattes derrière les bureaux de nos patrons… et là, je m’excuse, Monsieur le juge, c’est ce qui a été dit, que l’on suce et que moi, entre autres, je devais faire une excellente job.

Je note qu’en témoignant ainsi, l’intimée relatait ce qu’on lui avait rapporté. Son témoignage sur les propos litigieux, si elle les avait entendus elle-même, ne serait pas du ouï-dire. Tels qu’elle les expose dans cet extrait de sa déposition, il s’agit de ouï-dire, pour partie sinon en totalité[12]. Mais les appelants n’ont pas soulevé cet argument. Ils n’ont pas tenté de réfuter la preuve offerte ici par l’intimée ni d’offrir la preuve de ce qu’ils avaient effectivement dit en ondes à l’époque. Toutefois, lors de l’émission du 23 janvier 2001, deux d’entre eux se sont comportés d’une manière qui corrobore ce que relate l’intimée dans son témoignage. Enfin, comme on le verra plus loin, leur avocat en contre-interrogatoire paraît s’être fixé pour objectif, non point d’attaquer la véracité de cette partie de la déposition de l’intimée, mais de dépeindre les propos relatés par elle comme pratiquement inoffensifs parce que près de la vérité ou, à tout le moins, conformes à la réputation de l’intimée dans une partie de l’opinion.

[41]           Excédée, déclarera-t-elle au procès, par ce qui se dit à son sujet, l’intimée accepte néanmoins une invitation à l’émission « Le monde parallèle » pour le 23 janvier 2001. Son but est de mettre un terme aux potins malveillants et aux insinuations dont elle s’estime l’objet. Elle passe la majeure partie de l’émission en ondes avec certains des appelants. À deux reprises, on évoque ce qu’elle mentionne dans l’extrait précité de son témoignage. Les propos échangés en ondes, selon la transcription de l’émission, comprennent les passages suivants (il est d’abord question d’une tierce personne à l’emploi d’un réseau de télévision concurrent) :

YVES LANDRY : Elle avait une émission commanditée de lait, elle invitait du monde à faire des recettes aussi là […].

            SOPHIE CHIASSON : C’était ben le fun ça.

            YVES LANDRY : OK.

            JEFF FILLION : Ah ouais? Donc, c’est ça. Il y a eu un remaniement puis…

            SOPHIE CHIASSON : C’est ça.

            JEFF FILLION : … il y a eu des passe-passe.

            SOPHIE CHIASSON : Mais c’est correct.

            JEFF FILLION : Il y a tu des passe-passe là-dedans aussi? Il y a tu des… Non?

            SOPHIE CHIASSON : Des passe-passe?

            YVES LANDRY : Des privilèges?

            JEFF FILLION  : Des privilèges, est-ce que…

            SOPHIE CHIASSON : Privilèges…

            JEFF FILLION : Ben…

            YVES LANDRY : Il y en a qui ont des choses que d’autres n’ont pas sans que ça s’explique.

            RAYNALD CLOUTIER : (Rires)

            JEFF FILLION : Tu sais, c’est ça. Tu ne comprends pas pourquoi, mais ça arrive.

            SOPHIE CHIASSON : Mais dans quel? À Météo Média ou dans…

            JEFF FILLION : Bien, une pipe hostie, quelque chose de même.

            YVES LANDRY : Ouais.

            SOPHIE CHIASSON : Ah!

            JEFF FILLION : Non, ça ne marche pas de même?

            SOPHIE CHIASSON : Un « blow job ».

            JEFF FILLION : Ouais.

            SOPHIE CHIASSON : T’aimes ça, toi.

            JEFF FILLION : Yes.

            SOPHIE CHIASSON : T’en parles souvent.

            JEFF FILLION : Ben oui, il y en a tu, de ça?

            SOPHIE CHIASSON : Moi, je te dirais que non. Ben pour moi, non. Peut-être que ça arrive à d’autres. Moi non, je travaille d’arrache-pied.

Plus tard au cours de la même émission, le sujet refait surface[13], alors que l’appelant Fillion s’adresse à l’intimée :

            JEFF FILLION : Oui, mais tu es protégée. Tu es protégée. Ton chum est bien impliqué dans le domaine. Ton chum est connu dans le domaine puis c’est un petit monde.

            SOPHIE CHIASSON : Oui, oui. Oui. Oui, mais… je ne sortais pas avec à mes débuts.

            JEFF FILLION : Tu ne sortais pas avec, OK.

            SOPHIE CHIASSON : Je veux dire que… bon, t’sais.

            JEFF FILLION : Mais…

            SOPHIE CHIASSON : Jamais, jamais, jamais… à aucune occasion, puis je le dirais.

            YVES LANDRY : Parce que quand tu lis les biographies… moi, je suis un fou de biographies, je lis plein d’affaires. Et à Hollywood entre autres, c’est quasiment une condition; dans les années 1950.

            SOPHIE CHIASSON : Mais on n’est pas là…

            YVES LANDRY : 1960…

            SOPHIE CHIASSON : On n’est pas à Hollywood.

            JEFF FILLION : Ah, mais des fois, on s’y prend…

            SOPHIE CHIASSON : Si on était à Hollywood, ça serait peut-être plus facile.

            JEFF FILLION : Ouais.

            YVES LANDRY : Mais c’était… dans l’époque, c’est vraiment, c’était une condition, ça te surprenait.

            SOPHIE CHIASSON : Ouais.

            YVES LANDRY : Juste Rock Hudson.

            (Sifflement)

            YVES LANDRY : On l’a su que…

            SOPHIE CHIASSON : Il ne faut pas… il ne faut pas tomber là-dedans, hein.

            JEFF FILLION : Non, non, ça doit être…

            SOPHIE CHIASSON : Parce que t’sais, c’est correct, ça peut… te propulser pendant un temps…

            JEFF FILLION : Bien [une personne C].

            SOPHIE CHIASSON : Ça peut te… Oh, méchant.

            YVES LANDRY : Bien non.

            JEFF FILLION : Bien non, ce n’est pas méchant, c’est connu. Tout le monde sait que [la personne C] a…

            SOPHIE CHIASSON : Étais-tu là? L’as-tu vue?

            JEFF FILLION : Ah, regarde…

            SOPHIE CHIASSON : Étais-tu là? L’as-tu vue?

            JEFF FILLION : Bien ça, là, si on se fie à toutes ces choses-là…

            YVES LANDRY : C’est écrit dans les journaux et dans les revues à potin.

            JEFF FILLION : Non, non, non, ce n’est pas écrit nulle part, ça.

[42]           Une remarque de l’intimée qui survient pendant ce dialogue en ondes reviendra à plusieurs reprises au cours de son contre-interrogatoire. Il s’agit de l’observation «[s]i on était à Hollywood, ça serait peut-être plus facile. » Le premier avocat des appelants, qui occupait au procès, la questionne en ces termes :

 

Q.

 

Quand il dit : « C’est quasiment une condition », là, on parle de quoi?

 

R.

Des « blowjobs ».

 

Q.

Pourquoi vous répondez, là, deux (2) lignes plus loin :

 

« Si on était à Hollywood, ce serait peut-être plus facile »?

 

R.

Aucune idée qu’est-ce que j’avais en tête à ce moment-là, c’est une supposition, je… je ne sais pas. C’est parce que justement, dans le milieu du… au Québec, ça ne fonctionne pas comme ça et c’est peut-être pour ça que c’est plus difficile d’avancer, en tout cas, dans mon cas, c’est comme ça, à…

 

Q.

Mais vous voulez dire quoi, là?

 

R.

Bien, c’est-à-dire que je fais une comparaison avec Hollywood et ce qui se passe ici, alors que là, l’insinuation, c’est que de faire des trucs sexuels pour avancer sa carrière, c’est ce dont il est question, c’est peut-être le cas à Hollywood, mais que…

 

Q.

Mais pourquoi vous dites que pour vous, ce serait plus facile à Hollywood?

 

R.

Non non, je n’ai jamais dit que pour moi, je parle du marché : « Ce serait plus facile », justement, je dis le contraire…

 

Q.

Vous dites :

 

« Si on était à Hollywood, ce serait peut-être plus facile. »

 

R.

Oui, mais ça veut dire le contraire, Monsieur le Juge, dans ma tête à moi, ce serait peut-être plus facile, justement, je bûche tellement et j’avance tellement lentement…

 

Q.

Vous vouliez…

 

R.

… que peut-être, peut-être, si on se fie au modèle hollywoodien, je n’ai jamais habité à Hollywood, moi.

 

Q.

Vous vouliez dire le contraire de ce que vous avez dit?

 

R.

Non, mais vous comprenez… oui, par une affirmative, on peut vouloir dire le contraire, parfois, il s’agit de l’intonation et de… Parce que plus…

 

Q.

Oui, allez-y, parce que quoi?

 

R.

Non. Non, bien, c’est parce que plus loin, je dis… parce que moi, je suis bien prête à parler lors d’une entrevue, de faire des comparaisons de marché, de faire… , de parler de… de… de « pipes », de « blowjobs », de tout ce que vous voulez, mais à un moment donné, je rappelle à Monsieur Fillion qu’il ne faut pas tomber là-dedans et je lui dis qu’il est méchant, lui va plus loin : « Bien, [la personne C]… » Il fait des références, je lui dis qu’il est méchant, Je crois que je le mets à rude épreuve, monsieur Fillion, pendant cette entrevue du vingt-trois (23) janvier deux mille un (2001).

 

Je lui dis clairement ce que je suis. Je crois que… on est rendu à la page 115, ça doit faire deux (2) heures que je suis en entrevue avec lui et je ne tombe pas du tout dans le dégradant, mais je ne… je réponds, je suis là pour être amicale.

 

Q.

Et dans le bureau, quand l’entrevue est terminée en ondes et que vous êtes allée avec lui dans le bureau, jamais vous lui demandez de ne plus parler de ça? De ne plus vous impliquer là-dedans?

 

R.

Parler de quoi?

 

Q.

À Jean-François Fillion?

 

R.

Oui, parler de quoi?

 

Q.

On parle, là, des… fellations?

 

R.

Bien, pas du tout, c’est très clair, pour moi, ça s’arrête là, c’est terminé, on passe à autre chose, je pense que j’ai assez répondu pendant cent quinze (115) pages à des « pipes », puis des allusions au marché d’Hollywood, puis… pas du tout.

 

Q.

Puis en affirmant des choses, puis en prétendant le contraire?

 

R.

Pardon?

 

Q.

Vous dites que vous avez fait une affirmative…

 

R.

Oui.

 

Q.

… qui voulait dire le contraire…

 

R.

Hum.

 

Q.

… c’était ça, le message clair que vous étiez en train de lui envoyer?

 

R.

Oui, mais là, vous prenez une phrase, ça fait cent quinze (115) pages que je réponds.

 

Q.

Non, je n’ai pas pris une phrase, j’ai pris les trois (3) pages pour vous situer dans le contexte…

Et, un bon moment plus tard au cours du même contre-interrogatoire, l’avocat des appelants revient à la charge :

 

Q.

 

Vous avez parlé de plusieurs sujets, ce matin-là?

 

R.

Oui. Dans (sic) le vingt-trois (23) janvier deux mille un (2001)?

 

Q.

Oui?

 

R.

Oui, oui.

 

Q.

Et il aurait été possible que l’on parle de la taille de vos seins?

 

R.

S’il est possible?

 

Q.

Oui?

 

R.

Ça… ce n’est pas du tout mon genre de parler de la taille de mes seins, de la texture, de la gravité, de la couleur, de la grosseur…

 

Q.

Vous avez parlé de « pipe », de « blowjob », de votre chuintement…

 

R.

Oui.

 

Q.

… de votre chum plus âgé…

 

R.

Oui oui.

 

Q.

Vous avez parlé de « pipe »…

 

R.

Oui oui.

 

Q.

… de « blowjob »…

 

R.

Non non, mais…

 

Q.

… vous avez parlé que ce serait plus facile pour vous si vous étiez à Hollywood…

 

R.

Non non non non, non non non non non…

 

Q.

… en disant le contraire de ce que vous pensiez?

 

R.

… non non non non, je n’ai pas dit que ce serait plus facile pour moi, pas du tout, là, on…

 

Q.

Dans le contexte, quand vous dites : « Si on était à Hollywood »… page 115 de P-87 : « Si on était à Hollywood, ce serait peut-être plus facile? »

 

R.

Je vous ai répondu tout à l’heure.

 

Q.

Ça, c’est dire le contraire… vous pensez le contraire de ce que vous dites?

 

R.

Attendez, on va relire ensemble.

 

Alors, lorsque je dis : « Si on était à Hollywood, ce serait peut-être plus facile », c’est parce que dans le contexte de l’émission, on semble dire qu’à Hollywood, les gens avancent plus rapidement lorsque… qu’ils font des choses sexuelles et moi, je réponds :

 

« Peut-être, ce serait plus facile. »

 

Alors, cette affirmation-là, il me semble clair que c’est tout à fait le contraire, de un, au Québec, et de deux, pour ma part.

 

Q.

Donc, vous pensez le contraire de ce que vous dites?

 

R.

Ah, vous comprenez, Monsieur le Juge, je crois. Je pense… ça fait deux (2) fois… est-ce qu’il faut que je… je peux répéter ce que je pense, si la question m’est posée une autre fois.

 

 

LA COUR :

 

 

Dites la même chose…

 

R.

Bien, je sais…

 

Q.

… dites ce que vous avez à dire.

 

[43]           Le but d’un contre-interrogatoire est de mieux faire ressortir la vérité. Ce n’est pas d’éreinter le témoin ou de le confondre coûte que coûte en tentant de le convaincre qu’il se trompe sur le sens de ses propres paroles. Il est vrai que l’article 4.1 du Code de procédure civile était d’adoption relativement récente à l’époque du procès. Peut-être les membres du Barreau n’avaient-ils pas encore eu l’occasion de tous se pénétrer des idées qu’il énonce. Il est vrai aussi que de grands auteurs ont déjà vanté avec éloquence, et parfois aussi avec de nettes exagérations, les ineffables vertus du contre-interrogatoire. Wigmore n’a-t-il pas écrit du contre-interrogatoire qu’il est « beyond any doubt the greatest legal engine ever invented for the discovery of truth »[14] ? Néanmoins, même à l’aune moins exigeante de ces idées traditionnelles, ce contre-interrogatoire persistant, tel qu’il ressort de la transcription sténographique, est un modèle à ne pas suivre.

[44]           On s’y est appliqué à déformer ici et là les propos antérieurs du témoin, à leur imputer avec opiniâtreté une signification qu’ils n’ont manifestement pas, et à déstabiliser déloyalement leur auteur, quand ce n’est pas à l’humilier. Le procédé est non seulement inefficace, mais il véhicule une conception belliqueuse et périmée du droit judiciaire. Il ne sert à rien car l’information ici recherchée n’a pratiquement aucune pertinence au débat de fond[15]. Aussi n’a-t-il pas sa place dans le cadre d’un litige comme celui-ci et il s’en faudrait de peu pour qu’il soit qualifié d’abusif. Il équivalait en l’occurrence, et selon l’expression courante, à une interminable et pénible « partie de pêche », dont l’instigateur est rentré bredouille. Prétendre dans ces conditions que le juge en a indûment limité la portée n’a pas de sens. Bien au contraire, le juge s’est montré d’une patience à toute épreuve, peut-être parce que les avocats de l’intimée se sont souvent abstenus d’intervenir, comme ce fut le cas lors des échanges qui viennent d’être cités.

[45]           Après avoir entendu ce contre-interrogatoire de même que l’ensemble de la preuve, le juge a conclu :

[79]      Rien ne peut justifier les commentaires de M. Fillion et de ses acolytes. Les allusions relativement à la façon dont elle peut se comporter lors d'entrevues avec des producteurs ou des télédiffuseurs ne sont pas fondées. Il n'existe mê­me pas un soupçon de preuve à cet égard

(Je souligne)

Le grief général des appelants sur ce point n’a aucun mérite.

[46]           Il est évidemment hors de question de reproduire ici l’intégralité de la transcription pour justifier par le menu détail la perception globale du juge quant à la crédibilité de l’intimée. L’extrait déjà reproduit donne une idée du ton général de l’œuvre accomplie en contre-interrogatoire ainsi que de sa stérilité. Je note toutefois que le mémoire des appelants énonce encore ceci à ce sujet :

Le contre-interrogatoire a miné la crédibilité de l’intimée et le juge aurait dû en tenir compte au lieu de reprocher aux appelants l’exercice de ce droit fondamental dans un système de justice contradictoire et de conclure qu’il s’agissait d’une preuve malicieuse de mauvaise réputation.

Dans leur argumentaire, les appelants persistent et élaborent longuement sur leur thèse. Le jugement serait entaché d’erreurs de fait, ou d’erreurs mixtes de droit et de fait, « manifestes et dominantes ». Le juge « aurait omis de tenir compte » que l’intimée a présenté une preuve de bonne réputation inutile puisque sa bonne réputation n’était pas contestée. En présentant cette preuve, poursuivent-ils, l’intimée « ne pouvait […] priver les appelants de leur droit de la contre-interroger sur sa conduite ». Cette prémisse conduit à l’énoncé suivant :

Les appelants ne devaient surtout pas être blâmés puisqu’ils ont offert à la demanderesse de retirer les paragraphes 4 et 44 de sa requête, démontrant par là qu’ils ne remettaient pas en question sa réputation. Ce qui signifie que la preuve de sa bonne conduite et de son bon caractère n’était pas pertinente.

Plus loin, et sous un autre chef reprochant au juge d’avoir « [o]mis… de tenir compte que la crédibilité [de l’intimée] avait été ébranlée lors de son contre-interrogatoire », les appelants énumèrent une série d’éléments, à mon avis tous également sans conséquence, mais parmi lesquels se trouve cependant une circonstance dont ils paraissent faire grand cas :

(Soirée au Pub de l’Université Laval, l’intimé (sic) ni (sic) être monté (sic) sur une chaise et avoir montré ses seins, contrairement à l’interrogatoire de Dominic Doré).

(Soulignements dans l’original)

[47]           Ces griefs, que j’aborderai dans le même ordre qu’au paragraphe précédent, sont contradictoires. Le premier postule que le contre-interrogatoire - dont on soutient par ailleurs que le juge en aurait indûment limité la portée - a « miné » la crédibilité de l’appelante. « Miner » n’est pas une litote. Il ressort plutôt du dossier qu’après un contre-interrogatoire dont j’ai déjà expliqué plus haut la tendance générale, il n’y a pas eu de preuve de mauvaise réputation, mais tout au plus une tentative laborieuse et infructueuse, pour ne pas dire désastreuse, d’en administrer une. Ce sont les moyens par lesquels cette tentative a été effectuée que le juge qualifie dans ses motifs. Loin de faire obstacle au contre-interrogatoire, il a permis la grande majorité des questions posées à l’intimée, malgré quelques protestations de ses avocats, en leur rappelant que les appelants pouvaient la contre-interroger sur sa réputation puisque les avocats de l’intimée avaient eux-mêmes déjà traité ce sujet en preuve principale. Dans ses motifs, le juge fait simplement état du résultat obtenu par les appelants.

[48]           Les appelants plaident ensuite que le juge leur a reproché sans raison l’offre faite en cours de procès à l’intimée de renoncer aux paragraphes 4 et 44 de sa requête introductive d’instance. Par ces deux paragraphes, qui sont redondants, l’intimée affirme qu’elle s’est toujours efforcée d’acquérir et de préserver une bonne réputation dans sa vie personnelle et professionnelle. Dans leur défense, les appelants ont d’abord nié, tels que rédigés, ces deux paragraphes. Trébuchant (je le présume) sur la syntaxe, ils ajoutent dans leur argumentaire : « [l]es appelants n’ont jamais contesté que l’intimée n’avait pas une bonne réputation ». À vrai dire, on se demande parfois ce que les appelants ont admis ou contesté, et cela explique peut-être qu’ils trébuchent sur la syntaxe. Bien qu’ayant admis leur faute, ils ont mené une défense sur deux plans : minimiser systématiquement la gravité de cette faute (au point d’en presque nier l’existence) et contester que cette faute ait pu porter gravement atteinte à la réputation, selon eux déjà compromise, de l’intimée. Au procès, cette dernière a présenté une preuve prépondérante de sa réputation, pertinente à la fois quant au caractère de la faute commise et à la gravité du dommage subi. Si les appelants avaient ensuite démontré en défense la fausseté ou l’invraisemblance de cette preuve, ils auraient pu aider leur cause; ils ne l’ont pas fait.

[49]           Mais, ajoutent les appelants, la preuve offerte par l’intimée était inutile puisque la bonne réputation, en droit, se présume. Au soutien de cette prétention, ils renvoient à une source doctrinale[16], sans la citer au texte. Une édition plus récente de l’ouvrage auquel ils réfèrent reprend l’observation suivante[17]:

§10.7 In an action for libel or slander, although the good character of the plaintiff is presumed at the outset, the plaintiff may adduce evidence as to his or her reputation.

(Je souligne.)

Outre qu’elle est tirée d’un ouvrage de common law, participant d’une tradition où la dynamique des recours en diffamation est notoirement différente de celle qui existe en droit civil[18], cette proposition, telle quelle, n’apporte rien à la thèse des appelants. Il appartenait à l’intimée de juger de l’utilité d’une preuve de réputation et il n’y avait aucun empêchement juridique à ce qu’elle en présente une. Longtemps après les questions reproduites ci-haut au paragraphe [42], les appelants offrent en effet à l’intimée de mettre immédiatement fin au contre-interrogatoire si elle renonce à ses prétentions relatives à sa réputation ainsi qu’à la preuve présentée par elle au soutien de ces prétentions. Après consultation avec ses avocats, l’intimée refuse cette offre. On le comprend facilement. Si elle l’avait acceptée, trois conséquences auraient suivi. Le dossier se serait trouvé purgé de toute preuve sur ce sujet, ce qui risque d’être malencontreux dans un procès en diffamation. Les appelants auraient été dispensés d’apporter une preuve de mauvaise réputation pour suppléer aux évidentes lacunes d’un contre-interrogatoire qui jusque-là ne produisait pas le résultat souhaité. Surtout, ils auraient évité de démontrer par une preuve en défense totalement défaillante la vacuité de leurs prétentions quant à la réputation de l’intimée. Peut-être pressentaient-ils qu’il en serait ainsi. Cela n’a pas échappé au juge, qui s’est contenté de qualifier après coup et dans ses motifs l’offre des appelants. Malgré cela, l’intimée demeurait libre de l’accepter. Le juge n’a rien fait pour l’en dissuader pendant le procès, non plus qu’il n’avait à le faire.

[50]           J’en viens maintenant à l’incident du Pub de l’Université, élément de preuve mentionné plus haut et offert en défense pour attaquer la crédibilité de l’intimée. Au cours du contre-interrogatoire, celle-ci a répondu en ces termes à certaines questions de l’avocat des appelants :

 

Q.

 

Est-ce que ce n’est pas exact qu’un soir, au pub de l’Université, quand vous étiez en état d’ébriété, vous êtes montée sur une chaise et vous avez exhibé votre poitrine?

 

R.

Non.

 

Q.

Vous ne vous rappelez pas de ça?

 

R.

Non.

 

Q.

Vous êtes catégorique?

 

R.

Oui.

 

Q.

Ce n’est jamais arrivé?

 

R.

Bien, voyons donc! Non. Et si c’était arrivé… d’ailleurs, je… si c’était arrivé, je n’allais jamais seule au pub de l’Université, je pense que mes amis m’auraient… m’auraient assise assez rapidement. Je ne suis jamais allée seule au pub de l’Université Laval, je peux l’affirmer.

 

Q.

Vous dites sous serment que vous n’êtes jamais montée sur une chaise et levé (sic) votre gilet, exhiber (sic) votre poitrine aux gens qui étaient présents?

 

R.

Aïe!, on essaie de jouer…

 

Q.

Madame Chiasson, je vous demande si c’est arrivé, oui ou non?

 

R.

Je n’aurais pas…

 

 

Me VINCENT GINGRAS

procureur de la demande :

 

 

Elle a répondu, Monsieur le juge.

 

R.

J’ai…

 

Q.

Il ne faudrait pas insister, hum.

 

 

LA COUR :

 

 

Elle dit qu’elle ne l’a jamais fait.

 

[51]           Dans le but, semble-t-il, de réfuter cette partie du témoignage, les appelants ont cité en défense le témoin Doré. Cet interrogatoire, selon le procès-verbal d’audience, dure quatre minutes en tout et pour tout. On y apprend que Doré, confrère de l’intimée lorsqu’elle complétait un baccalauréat en communications, « la côtoyait réguliè­rement », selon ses propres termes. Il a été témoin d’un « événement » qu’il situe en 1997 au pub de l’Université. L’intimée a alors 22 ans. Le témoin décrit la chose en ces termes :

 

Q.

 

Étiez-vous étudiants en communications?

 

R.

Oui.

 

Q.

Qu’est-ce qui s’est passé?

 

R.

Bien, moi, j’étais en train de jaser avec la partie de ma table où est-ce que j’étais, puis à un moment donné, j’ai vu madame Chiasson se mettre debout sur une chaise et puis lever son gilet.

 

Q.

Elle a levé son gilet?

 

R.

Oui.

 

Q.

Et qu’est-ce qu’il y avait en dessous de son gilet?

 

R.

Elle était… elle était en brassière, tout simplement.

 

Q.

O.K. Elle n’était pas… elle n’avait pas les seins nus?

 

R.

Non.

 

Q.

Est-ce que d’autres personnes étaient là, qui ont vu ça?

 

R.

Oui, on était tout le temps pas mal la même gang.

 

Et plus loin, après que le juge ait invité l’avocat des appelants à reformuler sa question de manière moins suggestive en raison d’une objection par l’avocate de l’intimée :

 

Q.

 

Dans quel état elle était ce soir-là?

 

R.

Honnêtement, je ne pourrais pas vous dire l’état, si elle était en boisson ou pas. Le mercredi, quand on se réunissait pour ça, c’était souvent pour faire le party, ça fait que je n’irai pas présumer que… Mais habituellement, on l’était tous sur le party lors de ces soirées-là.

 

Selon les appelants, la crédibilité de l’intimée s’en trouverait « ébranlée », voire « minée ».

[52]           On peut penser de la description donnée par le témoin Doré qu’elle porte sur une « petite incartade », comme l’a écrit le juge au paragraphe 160 de ses motifs, ou sur un fait inoffensif - une pitrerie entre étudiants lors d’une soirée où s’est consommé de l’alcool, quelque chose qui de nos jours, dans le pire des cas, pouvait constituer un geste quelque peu indécent. Il semble d’ailleurs que cet incident ait fait plus forte impression sur le témoin que sur l’intimée, qui pouvait fort bien être de bonne foi lorsqu’elle a répondu comme elle l’a fait aux questions qui lui étaient posées en contre-interrogatoire. Ce qui est certain, cependant, c’est que la mesure de la crédibilité d’un témoin relève de manière prééminente du juge du procès. Dans ce cas-ci, le juge a entendu l’intimée témoigner pendant près de huit heures et il l’a crue. Le fait central en litige était la réputation de l’intimée puisque la faute, aux dires mêmes des appelants, était admise; accessoirement, sa crédibilité en tant que témoin était-elle aussi en jeu. Ce qui s’est passé un soir de 1997 dans un pub universitaire est très loin de ce qui est en litige. Je ne vois pas comment on peut prétendre que, devant la déposition du témoin Doré, le juge se devait de conclure que l’intimée n’était pas crédible et que, par voie de conséquence, la preuve de bonne réputation offerte par elle ne méritait pas d’être crue. Soutenir qu’il y a là une erreur manifeste et dominante constitue à mon avis un abus de langage. Les autres prétendues « erreurs manifestes et dominantes » sont toutes de la même eau et il serait oiseux de les cataloguer.

VI. Questions de fond

[53]           J’ai déjà résumé plus haut, au paragraphe [34], les principales prétentions de fond que développent les appelants dans leur pourvoi. Il convient d’aborder en premier lieu ce qui concerne la faute, sa portée et sa gravité.

(A) La portée de la faute dans le temps et sa gravité

[54]           Les appelants soulèvent deux points au sujet de la portée et de la gravité de la faute admise par eux. Premièrement, dans l’appréciation de cette faute, le juge aurait tenu compte de propos diffamatoires antérieurs à ceux allégués par l’intimée, propos à l’égard desquels ses recours étaient déjà prescrits. Dans cette mesure, le juge se serait prononcé ultra petita et cette erreur de droit se répercuterait sur l’évaluation des dommages. Deuxièmement, le juge aurait mal caractérisé la faute en considérant que les propos en cause portaient atteinte à la réputation de l’intimée; il s’agissait plutôt d’atteintes à l’honneur de l’intimée, de propos injurieux mais non susceptibles de ternir gravement sa réputation. En vérité, ces deux questions sont ici indissociables.

[55]           En matière d’atteinte à la réputation, l’article 2929 C.c.Q. prévoit ceci :

2929. L’action fondée sur une atteinte à la réputation se prescrit par un an, à compter du jour où la connaissance en fut acquise par la personne diffamée.

La question de la connaissance acquise, outre qu’elle n’a pas été plaidée ici, ne pourrait jouer pour reporter à une date plus récente le point de départ de la prescription extinctive car l’intimée savait, au moins depuis 2000, ce qui se disait sur elle au cours de l’émission « Le monde parallèle ». Il est donc concevable que les faits constitutifs de responsabilité se limitent uniquement à ce qui est survenu après le 15 avril 2002, c’est-à-dire dans l’année précédant l’institution du recours de l’intimée et après.  Les fautes alléguées par elle dans sa procédure introductive d’instance datent d’ailleurs des 10 septembre et 8 octobre 2002. Cela dit, bien que la question de la prescription ne soit nulle part discutée en tant que telle dans le jugement entrepris, le juge mentionne à plusieurs reprises les circonstances antérieures au 15 avril 2002.

[56]           Selon l’article 2878 C.c.Q., la prescription extinctive doit être soulevée par la partie à qui elle profite. Les appelants n’ont pas reproduit dans leurs annexes les plaidoiries entendues en première instance mais il ressort des transcriptions qu’ils ont invoqué la prescription, quoique plutôt mollement et tardivement, en cours de procès. Ainsi, dans une déposition entendue avant celle de l’intimée, le père de celle-ci revient en détail sur les commentaires dont elle était la cible bien avant le 15 avril 2002; cette déposition ne suscite ni objection ni contre-interrogatoire de la part des appelants. Il en va de même des témoignages de la mère et du frère de l’intimée. Plus succincts que celui de son père, ces témoignages sont recueillis comme le précédent sans objection ni contre-interrogatoire des appelants. Lorsque l’intimée à son tour décrit en interrogatoire principal les propos reproduits plus haut au paragraphe [40], elle le fait sans opposition de la part des appelants. Néanmoins, plus tard, arguant à la fois de la pertinence - puisque le recours porte sur des faits datant de l’automne 2002 - et de la prescription, l’avocat des appelants demande formellement au juge de se prononcer sur la question[19]. Le juge permet les questions et reporte le débat sur l’objection aux plaidoiries au fond.

[57]           L’article 2929 C.c.Q. vise spécifiquement l’atteinte à la réputation mais sa version anglaise parle de defamation, ce qui pourrait s’entendre dans un sens plus large que l’expression française. Je crois cependant que les tribunaux ont eu raison dans le passé de choisir une interprétation du texte étroitement en accord avec la version française[20] et de restreindre l’effet de la prescription annale à ce qui est explicitement visé par l’expression « atteinte à la réputation ».  En effet, les articles 3 et 35 C.c.Q. énumèrent certains droits de la personnalité (réputation, respect du nom et de la vie privée[21]) qu’il y a lieu de considérer comme distincts. Dans l’affaire Ventola[22], le juge Béliveau de la Cour supérieure remarquait à ce sujet :

14. La vie privée et la réputation sont deux concepts distincts. On peut porter atteinte à l'un sans porter atteinte à l'autre, quoiqu'il puisse évidemment arriver qu'un même comportement puisse avoir ces deux effets. Ainsi, le comptable qui révélerait que son client entrepreneur a des revenus importants ne portera pas normalement atteinte à la réputation de ce dernier. On pourrait même au contraire soutenir que les personnes qui apprendront l'information pourront avoir davantage confiance dans une firme avec laquelle de nombreuses personnes font affaires. Mais il s'agirait indiscutablement de la divulgation d'une information destinée à demeurer confidentielle et dans cette mesure, cela constituerait une atteinte à la vie privée.

15. À l'inverse, on peut facilement concevoir qu'une diffamation ne constitue pas une atteinte à la vie privée. Ainsi, la personne qui déclarerait publiquement que son concurrent en affaire n'a aucun client, alors qu'elle sait pertinemment le contraire, ne viole pas la vie privée de ce dernier. En effet, elle ne divulgue pas une information qui lui a été divulguée privément mais en tentant de le discréditer, elle porte atteinte à sa réputation.

Deux prescriptions extinctives pouvaient donc recevoir application ici : celle fixée par l’article 2929 C.c.Q. et celle fixée par l’article 2925 C.c.Q.

[58]           En l’occurrence, une contingence rendait la tâche du juge plus difficile. Il est avéré qu’entre la fin de 1999 et le 8 octobre 2002, la personne de l’intimée a souvent fait l’objet de commentaires par les appelants qui la mentionnaient nommément ou allusivement au cours de leur émission. Mais les termes exacts qui furent employés en ondes ne peuvent être connus que par les retranscriptions de ce qui a été dit. Or, les seules retranscriptions mises en preuve concernent les émissions du 23 janvier 2001 et des 10 septembre et 8 octobre 2002 (je laisse de côté pour le moment ce qui s’est produit après cette dernière date). Pour le reste, la preuve a revêtu la forme de comptes rendus fournis par les témoins de la demande. Sous réserve de ce que je disais plus haut, cette preuve était recevable et, à moins d’être neutralisée en contre-interrogatoire, elle était probante jusqu’à preuve du contraire. On ne peut d’ailleurs faire grief à l’intimée de ne pas avoir fourni l’enregistrement sonore des autres propos litigieux car il semble qu’il n’existait plus[23]. Il demeure que les comptes rendus mis en preuve sont approximatifs.

[59]           Une chose me paraît claire en ce qui concerne la prescription : si l’intimée avait intenté action en avril 2003 en se fondant uniquement sur les propos déjà cités au paragraphe [40], propos qu’elle situe en avril 2000, son recours aurait été prescrit. Il s’agissait là, indéniablement, d’une atteinte à la réputation, et l’intimée aurait dû poursuivre dans les douze mois suivants pour se conformer à l’article 2929 C.c.Q. Il faudrait aussi donner raison aux appelants pour toute autre cause d’action distincte mais de semblable nature, survenue à la connaissance de l’intimée avant le 15 avril 2002.

[60]           Mais là n’est pas la base de son recours. Sa requête introductive d’instance vise spécifiquement les propos tenus en ondes les 10 septembre et 8 octobre 2002.  Elle les reproduit in extenso dans cette requête et elle les qualifie d’attentatoires à sa dignité, à son honneur, à sa réputation et à sa vie privée. Il fallait donc considérer quelle était la nature véritable de la faute qu’admettaient les appelants : portait-elle préjudice uniquement à la réputation de l’intimée, ou atteignait-elle aussi d’autres droits personnels? Cela nécessitait un retour aux faits et il était sage, dans les circonstances, de ne pas statuer sur la prescription avant que tous les faits potentiellement pertinents aient été débattus devant le tribunal.

[61]           Peut-être parce que la faute était admise, c’est surtout au titre des dommages que le juge en a fait l’analyse. En traitant des dommages moraux, il résume ainsi sa pensée quant à la nature de la faute :

[109]    Depuis 1999-2000, [la demanderesse] vit dans un climat de panique qui s'accentue à chaque fois que M. Fillion et les co-animateurs de l'émission « Le monde parallèle » font des commentaires à son sujet.  Les deux (2) émissions de l'automne 2002 en sont le point culminant et elle doit prendre les moyens pour qu'on cesse de s'attaquer à son intégrité physique, à sa dignité, à sa vie professionnelle, à sa vie privée et à sa réputation.

On voit de cette description que ce n’est pas seulement la réputation de l’intimée qui était mise à mal, mais aussi, et entre autres, son droit au respect de la vie privée. Sous ce dernier aspect, l’article 2929 C.c.Q. est inapplicable et l’on pouvait remonter jusqu’au mois d’avril 2000 pour instruire la demande. Du reste, si quelques mois plus tard l’intimée accepte l’invitation de CHOI-FM, c’est parce qu’elle est déjà très préoccupée par le contenu des émissions antérieurement diffusées, contenu auquel les appelants Fillion et Landry ne manqueront pas de faire écho en sa présence lors de la diffusion de l’émission du 23 janvier 2001.

[62]           La preuve de la demande démontre en outre, et de manière univoque, que les propos des appelants visaient non seulement à dénigrer l’intimée, en particulier sur son physique en ridiculisant ses mensurations, mais aussi à dévoiler gratuitement certains aspects de sa vie personnelle[24]. Inviter les auditeurs à partager les renseignements qu’ils possèdent sur sa personne en est un exemple, commenter en le tournant en dérision un curriculum vitae qui n’avait sûrement pas été transmis dans ce but en est un autre, livrer en ondes certains détails privés de sa vie sentimentale en est un troisième.

[63]           Pour ce qui concerne spécifiquement l’atteinte à la réputation, je note que le juge qualifie les émissions en litige de « point culminant » dans une série d’affronts récurrents aux droits de l’intimée. Cet aspect du dossier me paraît déterminant. Si l’on s’arrête aux paroles que le juge a reproduites en annexe à son jugement, on y trouve de tout sous la forme de commentaires déprécatoires à l’endroit de l’intimée, mais un thème paraît en constituer le fil conducteur. Il consiste en ceci.  L’intimée serait une arriviste au talent très quelconque qui use sans vergogne et sans aucune pudeur de son physique afin de séduire quiconque peut lui procurer de l’avancement ou lui apporter de la notoriété : elle n’a de cesse de fréquenter des hommes influents, plus âgés, plus fortunés ou plus connus qu’elle, elle change souvent de compagnon et ne recule devant aucune indécence (j’use ici d’un euphémisme) pour se mettre en valeur. On transmet ce message sur un ton débridé, tantôt en termes particulièrement crus, tantôt par des sous-entendus grossiers, mais le message n’en est pas moins clair. Il porte atteinte à la réputation de l’intimée de la même façon que les propos de 1999 ou 2000 relatés par elle au début de son témoignage. Il n’est pas identique mais il exploite, si l’on peut dire, le même filon. La fausseté de ce message a été établie par la preuve. Le fait qu’il soit repris par intermittence en aggrave l’effet car l’énormité même de ce qui est affirmé, puis répété et répété encore, rend le message plus vraisemblable dès lors que tout cela se fait impunément. Comme l’a déjà affirmé au siècle dernier une figure abhorrée de l’histoire, plus le mensonge est grossier et plus on le répète, plus il a de chances d’être cru. Malheureusement, cette affirmation comporte une part de vérité. À une échelle évidemment réduite, le même phénomène s’observe ici : si ce que l’on rapporte sur l’intimée n’est pas vrai, comment se fait-il qu’elle tolère la chose? C’est donc qu’il doit y avoir du vrai dans ces propos. Voilà en quoi consiste ici l’atteinte à la réputation de l’intimée survenue à l’automne 2002. Ce qui se dit à son sujet a pu, par le passé, sembler peu plausible à certains, mais la persistance des appelants dissipe le doute. Le fait que la diffamation ait perduré pendant une très longue période, sporadiquement mais sans changer de teneur, est un élément à considérer dans l’évaluation du sens des propos litigieux ainsi que de leur effet préjudiciable lorsqu’ils sont réitérés par insinuation en 2002. Dans cette mesure, et en tenant compte de ce que j’exprimais au paragraphe [59], le jugement entrepris ne contrevient pas à la règle qu’énonce l’article 2929 C.c.Q.

[64]           Je reviendrai sur la gravité de la faute lorsque j’aborderai la question des dommages.

(B) La responsabilité de l’appelant Demers

[65]           Le juge de première instance consacre d’abord à cette question les paragraphes 61 à 65 de ses motifs. Après avoir rappelé qu’en vertu de l’article 1526 C.c.Q. un administrateur peut être tenu à réparation solidairement avec sa compagnie s’il est partie à la faute génératrice de responsabilités, le juge résume la preuve. Celle-ci démontre selon lui que Demers connaissait les excès commis en ondes par Fillion puisqu’ils avaient fait l’objet d’une sévère mise en garde du CRTC en juillet 2002. Demers n’a rien fait de concret pour remédier à cette situation et « le salissage de la réputation de Mme Chiasson a continué par la suite ». Sur cette base, le juge conclut à la responsabilité solidaire de Demers avec les autres appelants. Par la suite, en traitant des dommages punitifs, à partir des paragraphes 125 et suivants de ses motifs, il précise à plusieurs reprises en quoi le comportement de Demers justifie la condamnation qu’il s’apprête à prononcer.

[66]           En appel, on prétend attaquer ces conclusions tant sur le plan des faits que sur celui du droit.

[67]           En ce qui concerne l’appréciation de la preuve, le juge aurait commis une erreur manifeste et dominante en concluant que « l’appelant Demers encourageait ou participait à la diffamation dans le seul but d’en tirer des profits et qu’en conséquence, il était personnellement, à titre d’administrateur, responsable du préjudice causé à l’intimée ». Ce grief, ainsi formulé, équivaut pratiquement à soutenir que c’est le jugement entrepris qui est une erreur manifeste et dominante à l’égard de l’appelant Demers. Je ne vois pas comment une assertion générique comme celle-ci peut être suffisante pour avoir gain de cause en appel. De nouveau, au lieu d’identifier avec précision une ou plusieurs erreurs présentant ces deux caractéristiques, on revient sur diverses informations communiquées au procès et l’on critique l’appréciation globale de la preuve, en soulevant non moins de treize éléments, détaillés dans les conclusions relatives à ce seul moyen, et qui étaient tous matière à appréciation par le juge.

[68]           L’un de ces éléments est le suivant : le juge se serait mépris en écrivant que Demers n’avait « posé aucun geste concret afin d’empêcher la poursuite [du] comportement fautif » des animateurs de l’émission. L’appelant répond à cela que 16 mesures distinctes, qu’il énumère, ont été adoptées par lui dans ce but précis. Outre que certaines de ces mesures sont largement postérieures à l’automne 2002, je crois que l’appelant se méprend sur le sens de l’observation faite par le juge : un geste concret pour mettre fin au comportement fautif évoque autre chose que l’embauche d’un conseiller juridique, la création d’un droit de réplique, la formation d’un « comité-aviseur » ou la conservation des enregistrements avec un système plus fiable. Il est d’ailleurs évident que les mesures intervenues entre la décision du CRTC et les émissions de l’automne 2002 sont toutes demeurées inefficaces : les animateurs de l’émission « Le monde parallèle » n’ont rien changé à leur façon de faire, si l’on en juge par les enregistrements produits en première instance. Un geste concret aurait pu consister, par exemple, en une mise en garde formelle adressée par écrit au principal intéressé, l’appelant Fillion, et appuyée d’une menace de sanction, en un pré-enregistrement de l’émission ou en un délai de mise en ondes. De telles mesures auraient eu un effet contraignant, ce qui était le but recherché. Rien de tel ne s’est produit, avec le résultat que l’on sait, et ce, quelques semaines seulement après le menaçant coup de semonce du CRTC.

[69]           La preuve présentée en demande comportait par ailleurs de nombreux éléments à partir desquels le juge pouvait inférer quelle était la véritable attitude de Demers face aux frasques des animateurs à l’emploi de Genex. Le juge cite dans ses motifs un extrait d’une entrevue accordée par Demers au quotidien La Presse de Montréal et parue dans l’édition du 9 octobre 2002. Demers s’exprime ainsi (à cette époque, la licence d’exploitation de CHOI-FM fait déjà l’objet d’un renouvellement à court terme) :

On a un succès remarquable avec notre formule, pourquoi prendre une autre direction? répond Patrice Demers. On sait bien que nos chances ne sont pas grandes devant le CRTC qui aime plutôt la radio que fait Radio-Canada. Qui choisit la radio que les Québécois écoutent? Le CRTC ou les auditeurs?

Devant une preuve partagée, qui comprend certains éléments favorables aux appelants et d’autres qui leur sont très défavorables, le juge a exercé sa faculté de juger, comme il lui revenait de le faire, et il a tranché. Ne pas partager sa perception des faits ne saurait être constitutif en soi d’une erreur manifeste et dominante.

[70]           S’appuyant sur deux décisions rendues au Québec, les appelants reprochent aussi au juge d’avoir commis une erreur de droit parce que « les décisions du CRTC ne peuvent être considérées comme choses jugées et ne peuvent d’aucune façon lier la Cour supérieure ».

[71]           Le juge a en effet considéré deux décisions du Conseil, celle du 16 juillet 2002 (CRTC 2002-189) et celle du 13 juillet 2004 (CRTC 2004 -271). Il les cite d’ailleurs longuement. Mais il s’agissait ici d’évaluer l’attitude générale des appelants, et principalement celle de Fillion et de Demers, dans la production et la mise en ondes d’une émission de grande écoute, et non pas de s’en remettre au CRTC pour apprécier les faits spécifiques en litige.

[72]           Il est faux de dire que ces renvois aux décisions citées prêtent à ces dernières l’effet de la chose jugée dans le litige en cours. Rien dans les motifs du juge ne permet d’avancer une telle prétention. L’arrêt de notre Cour rendu dans l’affaire Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc.[25] n’est ici d’aucun secours pour les appelants car il traite d’un tout autre problème. La Cour y déclare « ne pas être liée » par une décision du CRTC, relative aux critiques formulées par un animateur de radio contre les membres de certaines communautés culturelles. Elle s’étonne d’une conclusion de fait exprimée par le CRTC et constate, à partir de la preuve versée au dossier dont elle est saisie, qu’on a bel et bien utilisé en ondes l’expression « ti-nègre » pour décrire la langue dans laquelle s’expriment les personnes que visait l’animateur de l’émission litigieuse. En l’espèce, les propos cités par le CRTC aux paragraphes 61 et 62 de sa décision du 13 juillet 2004, et que reprend le juge dans ses motifs, coïncident très exactement avec ce qui a été mis en preuve en Cour supérieure, à partir, probablement, des mêmes retranscriptions radiophoniques. C’est une chose que de « ne pas être lié » par une conclusion de fait apparemment erronée, c’en est une autre que de constater une exacte concordance entre les faits relevés par le CRTC et ceux mis en preuve au procès.

[73]           Le jugement de la Cour supérieure dans l’affaire Bolduc c. Arthur[26], qui portait sur une demande de radiation d’allégations, contient le passage suivant :

Quant aux dommages réclamés, les faits qui ont dû être prouvés devant le C.R.T.C. ont une pertinence, en particulier sous l'aspect punitif et exemplaire de ces dommages, mais ces faits ne sont pas allégués comme tels. On voudrait, en l'instance, que le Tribunal, siégeant au mérite, accepte a priori ou présume que le C.R.T.C. avait raison de reprocher au premier défendeur, à titre d'exemple, «ses excès dans le vocabulaire utilisé... ses insinuations... malveillantes et dommageables».

En somme, on voudrait que la Cour supérieure, sans entendre les faits reprochés, fasse siennes les conclusions du C.R.C.T.

Dans la mesure où elle serait applicable ici (et où elle signifierait qu’il ne peut être tenu compte, dans la détermination du caractère intentionnel de la faute des appelants, de l’appréciation générale que porte le CRTC sur les conditions d’exploitation de CHOI-FM et de diffusion de ses émissions les plus populaires), la conclusion exprimée dans ce passage me paraît erronée. Déjà dans Johnson c. Arcand[27], la Cour supérieure avait tenu compte des constatations du CRTC pour évaluer la négligence de certains des défendeurs. Par ailleurs, au stade de la radiation d’allégations, la Cour supérieure s’est prononcée plusieurs fois sur un argument très voisin de celui des appelants. Dans chaque cas, soit dans les affaires Proulx c. Entreprises de radiodiffusion de la Capitale inc. (ERC)[28]Giauque c. Rivest[29]et Dubé c. Cogéco Radio-télévision[30], cet argument a été rejeté motifs à l’appui et on a permis les allégations relatives aux décisions du CRTC. Curieusement, les appelants omettent de citer ces trois décisions.

[74]           L’intimée, ici, a allégué ceci aux paragraphes 57 et 58 de sa requête introductive d’instance réamendée :

57. De plus, le défendeur Fillion était parfaitement au courant qu’il est sous surveillance par le CRTC qui n’a renouvelé conditionnellement la licence de CHOI que pour une période de vingt-quatre (24) mois compte tenu des nombreuses plaintes à l’égard de son émission, de son contenu et des propos qui y sont tenus, le tout tel qu’il appert de la décision du CRTC déjà produite au soutien des présentes sous la cote P-3;

58. Tel qu’il appert de la décision P-3 ci-avant mentionnée, les plaintes transmises au CRTC concernent directement le défendeur Fillion pour des injures, sarcasmes, propos vulgaires et irrespectueux, langage très violent utilisé, commentaires scandaleux, campagne de dénigrement en termes grossiers, orduriers, véhiculant des stéréotypes sexistes et sexuels;

59. De plus, tel qu’il appert de la décision P-3, la défenderesse Genex a reconnu, par la voix du défendeur Demers, le bien-fondé d’un certain nombre de plaintes formulées auprès du CRTC;

La décision P-3 est celle rendue le 16 juillet 2002 (CRTC 2002-189). Elle n’a pas été contestée par l’appelante Genex devant les instances fédérales. Ce qu’on y constate quant aux conditions d’exploitation de la station CHOI-FM est pertinent à l’évaluation du caractère délibéré ou intentionnel des propos tenus en ondes au sujet de l’intimée. La décision du 13 juillet 2004 (CRTC 2004 -271) que cite le juge de première instance réfère, bien entendu, à celle déjà rendue en 2002. Les faits spécifiques qu’elle relève relativement à la personne de l’intimée coïncident en tout point avec ceux mis en preuve au procès. Tous ces faits sont pertinents pour fixer le montant des dommages punitifs que Demers et les autres appelants peuvent être condamnés à payer.

[75]           L’appelante Genex a choisi de contester devant les tribunaux le non-renouvellement de sa licence en juillet 2004 par le CRTC, et elle a mené dans ce but, comme elle en a le droit, une « croisade pour la liberté d’expression » (selon l’expression de la Cour d’appel fédérale[31]), litige qui se poursuivrait encore. Mais cela est sans conséquence dans le cadre du litige mû entre l’intimée et les appelants. Ce n’est pas le CRTC qui a conclu que l’intimée avait été victime d’une atteinte intentionnelle à sa réputation, sa dignité et son intimité; c’est la Cour supérieure du Québec, à la lumière de tous les faits mis en preuve devant elle.

[76]           Il n’y a pas lieu d’intervenir sur la responsabilité de l’appelant Demers telle que l’a établie le juge de première instance.

(C) La preuve nouvelle

[77]           Alors que le dossier était en attente d’un jugement après une première audition de l’appel, les appelants, comme je l’ai dit plus haut, ont signifié à l’intimée une requête pour permission de présenter une preuve nouvelle.  Cette requête de 188 paragraphes fait état (i) de la publication par l’intimée, pendant le délibéré, d’un livre sur sa vie et sur son procès, et (ii) de « la "médiatisation spectaculaire" pour lancer son livre et rétablir les faits ».  Le livre, les enregistrements et les transcriptions de certaines émissions de radio et de télévision, et divers articles de journaux, constituent la preuve nouvelle que l’on veut verser au dossier. Elle serait pertinente en ce qui touche les dommages-intérêts accordés à l’intimée.

[78]           Le deuxième alinéa de l’article 509 C.p.c. régit la présentation d’une preuve nouvelle en appel. Il dispose comme suit :

La Cour peut, si l’intérêt de la justice le requiert, permettre à une partie, en des circonstances exceptionnelles, de présenter, selon le mode qu’elle indique, une preuve nouvelle indispensable.

Certains des principaux ouvrages de doctrine qui commentent cette disposition en paraphrasent les termes (l’importance de la preuve sur l’issue du litige doit être considérée, en ce sens qu’il doit s’agir d’une preuve susceptible d’entraîner un jugement différent[32]) et ils renvoient à la jurisprudence assez abondante qui est publiée sur le sujet.

[79]           Pour sa part, le Pr Léo Ducharme présente la synthèse qui suit de la jurisprudence la plus pertinente dans son ouvrage sur l’administration de la preuve :

419. Il y a également circonstance exceptionnelle lorsque la preuve nouvelle porte sur un fait survenu après le jugement de première instance. Il y a lieu de souligner, toutefois, que la Cour d’appel se montre particulièrement exigeante avant de permettre la preuve d’un tel fait. L’autorisation ne sera accordée que lorsque les circonstances survenues depuis le jugement « sont susceptibles de jeter sur les faits mis en preuve un éclairage très différent de celui envisagé par le juge du procès »[33]. Dans l’affaire Dimanche-matin ltée c. Fabien[34], il est fait mention d’une cause[35], dans laquelle la Cour d’appel a autorisé l’appelant à mettre en preuve le fait que, postérieurement au jugement de première instance, un enfant était né des œuvres de l’intimé, alors qu’au cours du procès, on avait tenu que, des suites d’un accident, l’intimé était devenu impuissant. Dans l’affaire Houde c. Côté[36], c’est le décès de l’intimé, survenu moins d’un an après le jugement de première instance, que les appelants ont été autorisés à prouver. Il s’agissait, dans cette affaire, d’un pourvoi contre un jugement accueillant une action en responsabilité médicale et accordant à l’intimé une indemnité pour perte de gains futurs et perte de jouissance de la vie, calculée sur la base d’une perspective de 12,2 ans. La Cour d’appel devait par la suite tenir compte de ce fait nouveau pour modifier le montant de cette indemnité, car, selon elle, il y avait lieu, exceptionnellement dans cette affaire, de remplacer les probabilités qui avaient servi à fonder les prévisions actuarielles par la réalité.

420. La Cour d’appel n’autorisera pas, toutefois, la preuve d’un fait nouveau survenu postérieurement au jugement de première instance si ce fait n’est pas susceptible d’influer sur le jugement. C’est pour ce motif que dans l’affaire Dimanche-matin ltée c. Fabien, l’appelante, qui avait été condamnée à payer à l’intimée la somme de 75 000 $ pour les dommages moraux que lui avait causé la publication d’un libelle alors qu’il était juge en chef de la Cour des Sessions de la paix, n’a pas été admise à faire la preuve que, postérieurement au jugement de première instance, l’intimé avait été reconnu coupable et condamné pour fraude fiscale.

Ces précisions sont utiles en l’espèce et rien ne vient les démentir dans la jurisprudence la plus récente de notre Cour[37]. Il est en effet exceptionnel que la permission de produire une preuve nouvelle soit accordée.

[80]           Le livre déposé par les appelants au soutien de leur requête s’intitule Sophie Chiasson  - Droit devant. Il s’agit d’un récit biographique de 223 pages rédigé par l’auteur Jean-Guy Noël avec la collaboration de l’intimée. Les appelants ouvrent non moins de treize angles d’attaque contre cette publication.

[81]           La « médiatisation » dont les appelants prétendent faire grief à l’intimée résulte de cinq entrevues données à la radio ou à la télévision, et de dix articles parus dans la grande presse ou dans certaines publications de tirage plus restreint, à Montréal ou à Québec, entre le 17 et le 29 septembre 2006. Les appelants invoquent à leur sujet six causes de reproche contre l’intimée.

[82]           Néanmoins, je ne vois pas comment cette preuve volumineuse pourrait satisfaire ici les critères que je viens de rappeler.

[83]           L’intimée, plaide-t-on, dévoile sa vie privée dans « son » livre. Sans doute est-ce le cas pour une partie de ce qu’elle choisit de dévoiler. Cela dit, l’intimée, contrairement aux appelants, a le droit, elle, de placer sur la place publique une ou plusieurs parties de sa vie privée, telles que son enfance, ses liens de famille ou son parcours scolaire et universitaire. Elle peut aussi, dans l’exercice de sa liberté d’expression, participer à la publication d’un livre.

[84]           Les appelants ajoutent : « Malgré que la présente affaire soit sub judice, l’intimée se permet, au mépris du devoir de cette Cour, à savoir la protection de l’administration de la justice, de livrer son appréciation sur divers éléments de preuve, sur la crédibilité des témoignages et sur les stratégies de la défense ».  Il est vrai que l’intimée, par personne interposée puisqu’elle n’est pas l’auteur du livre en question, exerce ici sa liberté d’expression sur des sujets dont certains ont été débattus devant le juge de première instance. Il est vrai aussi que l’on doit parfois concilier ce droit fondamental avec la règle de droit public tirée de l’hémistiche latin Adhuc sub judicie lis est[38]. Cependant, il faut bien mal connaître la jurisprudence sur la règle du sub judice pour prétendre que l’intimée y contrevient ici. C’est principalement en droit pénal qu’elle peut avoir une incidence sur les procès en cours, mais comme le démontre l’arrêt R. c. Vermette[39], il ne s’agit pas d’une règle inflexible. Il suffit de relire les décisions, d’ailleurs rares, où cette règle est invoquée[40], pour noter qu’il n’y a aucune commune mesure entre la situation de l’intimée et celle d’une partie qui, par son comportement ou autrement, risquerait de compromettre l’administration de la justice.

[85]           On plaide ensuite que l’intimée diffame ses adversaires ainsi que l’un de leurs avocats. Elle formule, certes, plusieurs remarques critiques à leur endroit mais je trouve étonnant que les appelants s’offusquent de telles observations : il ne faut pas confondre critique et diffamation. Si les appelants s’estiment atteints dans leur réputation, ils peuvent suivre l’exemple de l’intimée et avoir recours aux tribunaux, mais cela est sans pertinence dans le litige en cours.

[86]           L’intimée, aussi, reproduit les propos « qui l’auraient blessée profondément », ce en quoi elle aggraverait sciemment son préjudice; elle l’aggraverait aussi en participant à la rediffusion des mêmes propos. Cet argument est également plaidé au fond dans le pourvoi des appelants. J’expliquerai plus loin, au paragraphe [98], pourquoi une telle interprétation des faits ne résiste pas à l’analyse.

[87]           En fin de compte, les prétentions des appelants relatives à la preuve nouvelle gravitent toutes autour de la même idée, à vrai dire protéiforme : l’intimée aurait par la publication d’un livre et par ses interventions dans les médias (i) aggravé elle-même le préjudice dont elle se prétend victime et (ii) démontré que ce préjudice est nettement moins grave que ne l’a pensé le juge de première instance, ce qui remet en cause le quantum des dommages compensatoires et des dommages punitifs, l’idée d’une atteinte intentionnelle à ses droits et la gravité même de la faute qu’ils ont admise.

[88]           Absolument rien dans ce que les appelants veulent verser au dossier d’appel n’est susceptible de constituer une preuve indispensable qui pourrait entraîner un jugement différent. On cherche simplement à ajouter dans le dossier une couche additionnelle, diffuse et confuse, de faits divers qui concernent plus ou moins directement la personne de l’intimée. Tous ces faits sont postérieurs à la situation sur laquelle se prononçait le juge de première instance. Tous se révèlent à l’examen sans gravité ou sans pertinence. Loin de prouver la thèse des appelants, les transcriptions des entrevues données par l’intimée postérieurement à la publication du livre en cause tendent à démontrer que sa réputation demeure toujours en jeu et toujours vulnérable, longtemps après les émissions de l’automne 2002. Il ressort par exemple de l’une des transcriptions radiophoniques offertes par les appelants que l’intimée a fait l’objet de critiques dans le public après le jugement entrepris et lors de la parution du livre qui lui est consacré; il ressort d’une autre transcription qu’un animateur de radio n’hésite pas à embarrasser l’intimée en divulguant en ondes un fait relatif à sa famille et dont l’intimée, selon ses dires, ignorait l’existence. Rien de tout cela ne présente le moindre intérêt aux fins de l’appel. S’adressant à la Cour, les appelants écrivent aussi dans leur requête : « Cette Cour aura à déterminer si l’intimée était sincère et honnête, lors de l’audition en première instance, en exigeant des dommages-intérêts importants parce que les appelants auraient porté atteinte sans droit, selon elle, à sa vie privée. » Les appelants persistent dans leur erreur et semblent ignorer que la requête pour permission de présenter une preuve nouvelle n’est pas un moyen de recommencer le procès. Il n’y a donc aucune raison de faire droit à cette requête.

(D) Les dommages moraux

[89]           Le jugement entrepris fixe à 100 000 $ le montant de la condamnation pour dommages moraux. Les appelants élèvent plusieurs griefs contre cette partie du dispositif. Le juge n’aurait pas tenu compte d’éléments importants du dossier relatifs à la nature de la faute et à son impact réel sur la réputation de l’intimée. Le montant accordé serait exagéré. J’examinerai ces questions dans cet ordre.

[90]           En de nombreux endroits dans leur argumentation écrite, et de nouveau lors de la plaidoirie orale au fond, les appelants ont réitéré que la diffamation en cause ici revêtait sans doute la forme de propos injurieux, susceptibles d’outrager l’intimée, de l’humilier et de porter atteinte à sa dignité, mais non de préjudicier sa réputation. Cette distinction, qui est mise à contribution à presque toutes les étapes de l’argumentation, est d’abord exprimée dans leur mémoire en ces termes :

La preuve a démontré que l’intimée n’a subi aucun dommage à sa réputation. […] La preuve, notamment le témoignage de l’intimée, a révélé que la réputation de celle-ci est demeurée intacte, même s’il est vrai qu’elle fut humiliée personnellement et blessée par les insultes et les injures, ce qui relève de l’atteinte à son honneur et sa dignité.

Le juge de première instance aurait omis de tenir compte de cet élément important du dossier. Tant sur le plan des dommages moraux que des dommages punitifs, les appelants l’invoquent sous divers angles. Je cite quelques extraits de leur argumentaire :

L’acte diffamatoire est parmi les moins graves, il s’agit de propos de nature à insulter ou à outrager.

Les insultes à [l’]endroit [de l’intimée] ont été tenues sous forme d’humour et constituaient beaucoup plus la répétition de préjugés sexistes circulant dans la population.

Parmi les facteurs qu’ils citent à leur décharge dans la détermination des dommages punitifs, ils mentionnent celui-ci :

Reconnaissance que le droit à la sauvegarde de la réputation de l’intimée n’a pas été atteint (par. 97.1 de la contestation) 

Et de fait, au paragraphe 97.1 de leur contestation réamendée, ils admettaient leur responsabilité, mais uniquement à l’égard de « la dignité, de l’honneur et de l’intégrité de la demanderesse »[41].

[91]           Au soutien de cette prétention, les appelants invoquent notamment le paragraphe 159 du jugement entrepris, lequel, selon leur argumentaire « confirm[e­rait] » leur prétention. Voici ce qu’écrit le juge :

[159] Le contre-interrogatoire de Mme Chiasson concernant sa bonne réputation ne révèle aucun élément négatif. On a tenté sans succès d’y porter atteinte.  Elle sort de ce procès avec une réputation intacte.

[Les italiques sont tirés de l’original.]

Il suffit de lire une seule fois ce paragraphe pour comprendre qu’il dépeint quelque chose de tout à fait étranger à l’argument que prétendent en tirer les appelants : le procès n’a pas démontré que la réputation de l’intimée, indépendamment de ce que certains appelants ont dit en ondes à son sujet, était déjà douteuse. S’il a démontré quelque chose, c’est le contraire.

[92]           L’insistance de l’avocat des appelants à situer les propos litigieux dans le registre des « plaisanteries d’adolescents », expression qui fut employée à l’audience, ne saurait faire écran à la réalité telle qu’elle transparaît de la preuve. L’appelant Fillion, comme d’ailleurs ses coanimateurs, n’est pas un adolescent. En 2002, il avait 34 ans. Un studio de radio qui diffuse une émission locale de grande écoute n’est pas une cour d’école, même si l’on y pratique comme dans certaines cours d’école une forme d’intimidation. S’il est vrai que la jurisprudence distingue parfois les injures et les grossièretés des propos qui atteignent la réputation de quelqu’un, encore faut-il qu’il s’agisse véritablement de cela. Les exemples en sont nombreux en jurisprudence et mesurer l’impact de l’injure n’est pas toujours facile. Traiter quelqu’un en public de « calice de chienne », de « christ de vache » et de « tabernacle de bâtarde », comme ce fut le cas dans l’affaire Simard c. Gagnon[42], peut n’être qu’injurieux, et d’ailleurs de nature à discréditer le locuteur bien plus que la personne visée. Les dommages seront appréciés en conséquence. Traiter un personnage public de « mopologiste » par allusion à son peu d’instruction, comme dans l’affaire Arthur c. Gravel[43], ou traiter une conseillère syndicale de « tortionnaire » par allusion à la fermeté de ses convictions, comme dans l’affaire Confédération des syndicats nationaux c. Jetté[44], est déjà moins facile à calibrer. Critiquer un avocat à la radio en le traitant de « menteur, fanatique, hystérique, manipulateur, Méphisto et malade mental » paraît relever pour une bonne part de l’invective plutôt que de l’atteinte à la réputation. Cependant, comme l’a fait remarquer la juge Cohen de la Cour supérieure dans l’affaire Bertrand c. Proulx[45], qui portait sur l’impact de cette volée d’injures lancées en ondes par un animateur de radio, on ne peut considérer qu’elles n’atteignent que l’honneur du destinataire :

[76]      Avant de considérer les défenses spécifiques soulevées par les intimés, il faut traiter d'un autre argument qu'ils amènent. Les intimés prétendent qu'il ne s'agit pas de propos diffamatoires, mais plutôt d'injures qui ne donnent pas nécessairement ouverture à une requête en diffamation. Ils s'appuient particulièrement sur: La presse et la diffamation de Nicole Vallières, ainsi que sur une décision de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique:

Mere insult or vulgar abuse have been held not to constitute defamation.

[77]      Le Tribunal ne retient pas cet argument.

[78]      Il est vrai que certaines des épithètes employées par Proulx peuvent être considérées, prises seules et hors contexte, comme étant seulement des injures qui ne donnent pas lieu nécessairement au présent recours.

[79]      Toutefois, cette distinction ne s'applique pas ici, puisqu'il faut prendre l'émission radiophonique dans son ensemble et dans son contexte. Proulx a réussi, avec tous ses propos, à créer à l'égard de Bertrand l'impression d'un avocat plaideur hystérique, manipulateur, menteur et tout à fait hors de lui-même, soit un vrai malade mental. Cela ne constitue pas seulement une injure, mais plutôt une attaque diffamatoire à l'égard de sa réputation comme avocat, similaire aux attaques sanctionnées par la Cour suprême dans Hill.

Une fois encore, tout est affaire de contexte : c’est la faute, et non pas seulement les termes utilisés pour exprimer une opinion, qui doit être appréciée.

[93]           En l’espèce, ce n’est pas parce que les paroles diffamatoires sont portées par un déferlement de scurrilité qu’elles perdent leur caractère d’atteinte à la réputation, à la dignité et à l’intimité. Les témoignages de l’intimée, de son père, de sa mère, de son frère et de son ami d’enfance Jimmy Roy sont formels. Ils ne laissent aucun doute quant à l’impact que ces propos récurrents avaient sur la réputation de l’intimée auprès d’une partie du grand public. L’argumentaire des appelants avance qu’ « aucune personne n’a cru les propos des animateurs ». On se demande sur quoi se fonde cette affirmation : sûrement pas sur une preuve, et il s’agit pourtant d’un énoncé de fait. Peut-être certains auditeurs captaient-ils le message comme semble le suggérer l’appelant Fillion dans son témoignage : des commentaires, parfois injurieux, sur le traitement de l’information météorologique et des critiques, parfois injurieuses, sur une personnalité de la télévision, le tout offert « dans le feu de l’action », c’est-à-dire d’une manière qui n’est pas de nature à ternir une réputation. Mais dès le moment où le message est en ondes, il acquiert une qualité objective et on doit en apprécier l’impact non pas en fonction de ce que le locuteur pensait exprimer, mais en fonction de l’effet qu’il aurait auprès d’un auditeur moyen et raisonnable. La qualification que donne le juge des propos litigieux est beaucoup plus vraisemblable que celle offerte par les appelants. Elle s’appuie sur la preuve et il avait devant lui tous les éléments d’information nécessaires pour conclure comme il l’a fait.

[94]           Mais les appelants poussent plus loin encore la prétention selon laquelle la réputation de l’intimée est demeurée intacte. Non seulement aucun préjudice ne lui a été porté, plaident-ils, mais celle-ci est sortie grandie du procès.

[95]           Sur ce second point, ils avancent que la notoriété de l’intimée s’est accrue en raison du litige qui l’opposait à eux. Des « centaines de témoignages d’appui et de solidarité », lit-on dans leur argumentaire, lui auraient assuré une place enviable dans l’opinion publique et justifieraient que l’évaluation des dommages reflète ce bilan somme toute globalement positif. Ils omettent cependant de préciser que cette notoriété et ces témoignages de soutien sont la conséquence, non pas de la faute qu’ils ont admise (à supposer même qu’elle ait été plus ou moins inoffensive), mais des initiatives que l’intimée a prises pour en combattre les effets. Le procès se situait « au stade de la réparation de la faute commise », comme le note la Cour dans l’affaire 3834310 Canada inc. c. R.C.[46] Outre que les circonstances relevées par les appelants sont postérieures aux faits à l’origine du litige, il est tout à fait possible que la réputation professionnelle de l’intimée aurait progressé d’une tout autre façon, et sans susciter la controverse, si elle n’avait pas été la cible de propos diffamatoires.

[96]           Enfin, les appelants soutiennent aussi, même si cela semble en contradiction avec certains de leurs autres arguments, que « par son attitude et sa conduite depuis sa connaissance des propos diffamatoires de 1999 jusqu’à la fin du procès » l’intimée a contribué « à la survenance du préjudice dont elle se plaint ». Citant une source de doctrine[47] et une décision ancienne[48] à l’appui de cette proposition, les appelants étayent leur argument en relevant la participation de l’intimée à l’émission du 23 janvier 2001, le fait qu’elle ait tardé à envoyer une mise en demeure ou qu’elle n’ait pas demandé, comme elle aurait pu le faire, que son identité soit gardée confidentielle par le CRTC au moment où elle y déposa une plainte, la médiatisation de la décision du CRTC et les déclarations faites par elle en marge du procès en Cour supérieure. Ils lui font également reproche, dans leur mémoire, d’avoir voulu par l’entremise de ses avocats que l’enregistrement des émissions litigieuses soit entendu en cour, alors qu’ils en admettaient le contenu[49]; cette décision constituerait une faute contributive.

[97]           On prétend donc que l’intimée a elle-même contribué à ternir sa propre réputation en insistant pour que soit entendu au procès l’enregistrement des émissions litigieuses - et des propos tenus par les appelants. En soulevant cet argument, les appelants passent sous silence un aspect important du litige, c’est-à-dire le cadre des propos litigieux et le rapport sémantique que ces propos entretiennent avec lui - en un mot, le contexte qui entoure les paroles diffamatoires. L’appelante Genex avait pourtant su se montrer sensible à un argument de type contextuel lorsqu’elle comparaissait, à la suite des plaintes de l’intimée et de plusieurs autres parties, devant le CRTC. Dans sa décision de juillet 2004, le Conseil notait à ce sujet :

En ce qui a trait aux notes sténographiques, la titulaire [GENEX] a mis en doute la valeur de ce genre de preuve, prétendant qu’il faut écouter les propos en question pour réellement en saisir la teneur et le contexte.

Or, le contexte, que ce soit celui d’une décision du CRTC, d’un procès, ou de la description que donnent les médias de l’une ou de l’autre, oriente le propos mis en preuve, au point parfois d’en inverser le sens. Il est primordial et démontre en quoi cet argument des appelants n’est qu’un sophisme de plus.

[98]           Un propos diffamatoire « X », mis en ondes tel quel par une radio de grande écoute, et le même propos diffamatoire « X » que l’on reproduit en salle d’audience, au cours d’un procès en diffamation, alors qu’il est l’objet même du litige, ce n’est pas le même message. Dans le premier cas, l’auditeur entend « X ». Dans le second cas, l’auditeur, le téléspectateur ou le lecteur entend, voit ou lit « X = diffamation? ». Tant que le procès n’est pas terminé, on ne sait pas si « X » est diffamatoire car on n’en connaît pas tout le contexte et on ignore si « X », en admettant que cela puisse constituer une défense dans l’espèce, a bien un fondement en fait. En d’autres termes, il faut être singulièrement fermé à l’évidence pour confondre un contexte avec l’autre. J’ajoute qu’il est souvent plus difficile d’évaluer la gravité du propos diffamatoire, et l’importance du préjudice qui en résulte, sans en connaître le ton comme la teneur.

[99]           J’en viens à la question spécifique du quantum. Le jugement attaqué accorde à l’intimée 100 000 $ à titre de dommages moraux. Après avoir rappelé aux paragraphes 67 à 115 de ses motifs les principes applicables en la matière et les circonstances particulières de l’affaire, le juge explique sa décision en ces termes :

[116]    Le Tribunal est d'avis qu'il s'agit ici d'un cas d'espèce.  Les atteintes sont tellement graves, répétées et échelonnées dans le temps qu'elles justifient l'octroi d'un montant de 100 000 $ à titre de dommages moraux que tous les défendeurs sont condamnés à payer solidairement à Mme Sophie Chiasson.  

Je rappelle que la norme d’intervention en cette matière est très sévère et favorise la détermination faite en première instance : la Cour n’intervient que si le juge qui a entendu le procès a appliqué un principe erroné ou si la somme accordée constitue une indemnisation manifestement incorrecte du préjudice subi[50]. Qu’en est-il ici?

[100]       Le juge appuie la condamnation sur un ensemble de faits relatés dans la preuve. Les propos diffamatoires, injurieux, sexistes et attentatoires au droit à la vie privée de l’intimée ont duré quelques années. Il s’agissait en somme d’une campagne de dénigrement à base de moqueries sur le physique et les fréquentations de l’intimée et d’insinuations sur son inconduite sexuelle. Rien ne justifiait le dévoilement en ondes de faits de nature privée et de comportements qui, s’ils avaient existé, ne seraient pas du domaine public. Elle a subi une perte de confiance en elle-même, a commencé à douter de ses capacités, a changé ses habitudes vestimentaires et a même craint pour sa sécurité lorsqu’elle rendait visite à sa famille. L’écart entre l’image de l’intimée présentée par les appelants et la personnalité réelle de celle-ci est important. L’intimée a dû constater son impuissance à faire taire les appelants, malgré qu’elle ait tenté de bonne foi de se présenter à eux sous son vrai jour, qu’elle ait ultérieurement protesté auprès d’eux du traitement qu’ils lui infligeaient et que le CRTC les ait explicitement mis en garde sur leurs agissements. Ces faits ont eu un impact durable et profondément perturbateur sur sa famille immédiate, et particulièrement sur son père et sa mère, ce qui a suscité chez elle un sentiment de détresse. Elle a dû s’expliquer auprès de certaines de ses connaissances. Elle a connu des périodes d’anxiété dans son travail, se sachant observée et critiquée par les appelants lorsqu’elle paraissait à la télévision dans son rôle de présentatrice des bulletins météorologiques. La pose de sa voix s’en est trouvée affectée. Il lui a fallu avoir recours à des somnifères et des anxiolytiques. Elle se sent constamment observée lorsqu’elle revient à Québec. La campagne de soutien en faveur de CHOI-FM avant le procès mais lors des audiences devant le CRTC a elle aussi contribué à la déstabiliser. Il est plausible que cette situation ait nui à ses perspectives d’avancement professionnel car la controverse qui entoure désormais sa personne peut la desservir, notamment dans le milieu de la publicité[51]

[101]       Ce sont ces éléments, ici résumés, que le juge a pris en considération. Les appelants n’ont fait la démonstration d’aucune erreur justifiant réformation du jugement sur le quantum des dommages moraux.

(E) Les dommages punitifs

[102]       Le jugement entrepris fixe à 200 000 $ le montant de la condamnation pour dommages punitifs. Ici aussi, les appelants élèvent plusieurs griefs contre cette partie du dispositif.

[103]       Une disposition de la loi, l’article 1621 C.c.Q., exprime depuis 1994 la volonté du législateur québécois de baliser l’octroi de dommages punitifs en fonction à la fois de leur finalité et de certains critères spécifiques. Cette disposition énonce :

1621   Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur  fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

Le juge de première instance a souligné avec raison l’emploi du mot « notamment » dans cette disposition.

[104]       Les appelants attaquent sur plusieurs points l’évaluation des dommages punitifs auxquels les condamne le jugement entrepris. Ces attaques, dans leur mémoire, revêtent un caractère général et abstrait. Elles s’appuient sur une abondante jurisprudence, citée en bloc, et qui illustre dans un grand nombre de cas d’espèce quelles applications les tribunaux ont données de la notion de dommages punitifs. Avant de considérer leurs prétentions, il importe cependant de relever un élément important et distinctif dans le cheminement du litige en première instance.

[105]       Le dossier en appel ne reproduit ni la mise en demeure du 10 octobre 2002, ni la requête introductive d’instance du 15 avril 2003[52], ni la requête amendée. On sait par ailleurs que le 11 mars 2005, dernier jour du procès, l’intimée produisait une dernière requête réamendée (seul acte de procédure en demande que les appelants aient reproduit dans leurs annexes) où elle modifiait de nouveau le montant de sa réclamation pour des dommages punitifs. Celle-ci était portée à 450 000 $.

[106]       La transcription des notes sténographiques révèle par ailleurs que le 28 février 2005, premier jour du procès, l’avocat des appelants déclarait ce qui suit au cours des préliminaires avant l’audition des témoins :

Deux (2) choses, Monsieur le Juge. Premièrement, au niveau des admissions qu’on avait discuté (sic) ce matin, je devais voir mes clients, et nous sommes disposés à faire les admissions suivantes.

Donc, monsieur Jean-François Fillion, monsieur Patrice Demers et Genex Communications admettent leur capacité de payer les dommages exemplaires allégués, évidemment c’est sans admission du bien-fondé de ceux-ci…

Et plus loin :

Quant aux autres défendeurs, Denis Gravel, Yves Landry et Marie Saint-Laurent, la capacité de payer n’est pas admise; par contre, tel qu’entendu avec le confrère et la consœur, nous allons déposer, sous pli confidentiel, un bilan assermenté avec pièces à l’appui pour vous permettre d’apprécier la situation patrimoniale de ces trois (3) défendeurs-là.

Selon les précisions fournies à l’audience devant notre Cour, lorsque cet aveu judiciaire fut consigné au procès-verbal d’audience, le montant réclamé à titre de dommages punitifs se chiffrait encore à 200 000 $. Cette information est compatible avec les motifs du juge; il y écrit que « ce montant » (il s’agit de la somme de 200 000 $ qui sera effectivement accordée) a fait l’objet d’un aveu. Les appelants n’ont versé au dossier d’appel aucun des documents qui concernaient la capacité de payer des appelants Gravel, Landry et Saint-Laurent.

[107]       Il m’apparaît qu’un facteur de première importance dans la fixation du quantum des dommages punitifs est la situation patrimoniale du débiteur, c’est-à-dire l’état de son actif et de son passif. Comment le juge peut-il exercer pleinement le pouvoir d’appréciation que lui reconnaît l’article 1621 C.c.Q. - étant entendu qu’il lui faut toujours donner effet de la finalité énoncée au premier alinéa de cette disposition - s’il ne possède pas cette information? Il devrait aller de soi que, toutes choses égales d’ailleurs, une condamnation au même montant imposée à un débiteur impécunieux et à un débiteur fortuné est plus susceptible d’avoir un effet préventif ou dissuasif dans le premier cas que dans le second puisqu’elle représente en termes relatifs un fardeau plus lourd, et donc une peine[53] plus sévère, pour l’intéressé. Or, on ne sait rien ici de la situation patrimoniale des appelants Fillion, Genex et Demers. Le seul élément de preuve au dossier qui ait quelque pertinence sur ce point demeure leur aveu judiciaire qu’ils avaient la capacité de payer le montant alors réclamé. Cela en soi ne saurait équivaloir à la démonstration que le montant réclamé convient pour accomplir la finalité recherchée par le législateur. Tout au plus est-ce la reconnaissance par eux que le solde positif de leur actif et de leur passif suffit - et peut-être largement - pour absorber le montant de la condamnation. Mais cela ne fournit aucune indication d’ordre de grandeur quant à l’appauvrissement relatif qui résultera de la condamnation. Rien n’aurait empêché la partie adverse de faire la preuve que cet appauvrissement, relativement parlant, était trop négligeable pour avoir un quelconque effet préventif. Si en revanche cet appauvrissement était excessif en raison de la situation patrimoniale réelle des appelants, et qu’il équivalait de ce fait à une sanction trop sévère, ou a fortiori draconienne, c’est à eux qu’il revenait d’en faire la preuve, pour que le tribunal en atténue l’impact. On aurait pu, alors, estimer que le montant de la condamnation allait au-delà de la finalité préventive des dommages punitifs dans ce cas-ci. Mais aucun élément de fait au dossier n’autorise à tirer une telle conclusion. Les seules données relatives au patrimoine des appelants concernent ceux de Gravel, Landry et Saint-Laurent. Il est évident que le juge de première instance leur a accordé toute l’importance qu’elles méritaient en réduisant très substantiellement la part de responsabilité pour les dommages punitifs dans le cas de ces trois appelants.

[108]       Ce dernier facteur à lui seul doit nous inciter à la plus grande prudence avant d’intervenir pour modifier la partie du dispositif qui condamne solidairement les appelants à 200 000 $ de dommages-intérêts punitifs.

[109]       Cependant, les appelants en contestent vigoureusement le montant au motif, entre autres, qu’elle serait « hors-normes ». Aussi faut-il examiner cette prétention. 

[110]       Sur le strict plan des règles applicables, le jugement entrepris énonce correctement l’état du droit et ne présente aucune « erreur de principe isolable » au sens que donne la Cour suprême du Canada à cette expression[54]. Le juge réfère, entre autres sources, à l’ouvrage des auteurs Baudouin et Deslauriers[55], là où eux-mêmes commentent l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand[56]. Cet arrêt unanime de la Cour suprême du Canada contient sous la plume de la juge L’Heureux-Dubé une étude approfondie des principes applicables. S’inspirant des propos du juge Chevalier dans l’affaire West Island Teachers' Association c. Nantel[57], la juge L’Heureux-Dubé définit comme suit la notion d’atteinte illicite et intentionnelle à un droit fondamental [58]:

En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'art. 49 de la Charte lorsque l'auteur de l'atteinte illicite a un état d'esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s'il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera.

Le juge de première instance estime que les agissements des appelants à l’endroit de l’intimée coïncident avec cette définition : « [e]n l'espèce, écrit-il, le comportement outrageant et persistant des défendeurs démontre qu'ils ont agi en toute connaissance des conséquences de leurs actes et paroles. »

[111]       Les appelants répondent sur ce point que la négligence et l’insouciance dont ils ont fait preuve ne sont pas suffisantes pour conclure qu’il y a eu atteinte intentionnelle aux droits de l’intimée. Manifestement, leur interprétation des faits mis en preuve diverge de celle du juge, mais cela ne saurait suffire pour établir l’existence d’une erreur manifeste et dominante (ou déterminante) dans les conclusions qu’il en a tirées. Je rappelle ce qu’écrivait le juge Fish sur ce sujet, dans un arrêt récent et unanime de la Cour suprême du Canada[59]:

Les cours d'appel ne peuvent pas modifier les inférences et conclusions de fait du juge du procès, à moins qu'elles soient manifestement erronées, non étayées par la preuve ou par ailleurs déraisonnables. De plus, l'erreur imputée doit être clairement relevée. Il faut aussi démontrer qu'elle a influé sur le résultat. Les mots "erreur manifeste et dominante" expriment de manière concise et éloquente cette norme bien établie : [suit un renvoi à sept arrêts de la Cour sur ce point, s’échelonnant entre 1976 et 2002].

Il faut donc dépasser ici le stade du simple ressassage vétilleux de tout ce qu’a vu et entendu le juge au procès pour identifier dans le jugement une faiblesse évidente au regard de la preuve (d’où son caractère manifeste), faiblesse susceptible de fausser en tout ou en partie le dispositif du jugement (d’où son caractère déterminant).

[112]       La preuve telle qu’elle se présentait au juge n’était pas contradictoire sur l’essentiel. Les appelants ont bien dit ce qu’ils ont dit. Ils l’ont répété souvent pendant une longue période. Leurs propos étaient attentatoires au droit à la vie privée de l’intimée, ils étaient injurieux et - malgré ce que plaident les appelants - ils étaient diffamatoires à son endroit. En dépit des plaintes et des incitations pressantes, voire des exhortations, venues du CRTC ou d’ailleurs, les appelants ont persisté dans leur attitude, sans d’ailleurs rencontrer de véritable résistance de la part de la direction de CHOI-FM.

[113]       Ce n’est pas sur ce complexe de faits, mais sur le jugement implicite que connotent les mots employés dans le jugement pour les décrire, que les parties s’affrontent. Or, ce jugement, bien que sévère, ne déborde nulle part les limites d’une interprétation raisonnable de la preuve faite au procès. Il est rationnel et raisonnable, par exemple, de penser qu’à l’époque pertinente l’appelant Fillion faisait montre d’impudence, de forfanterie et d’obstination dans la poursuite de ses activités. Les faits mis en preuve établissent en particulier (i) qu’il ne fait pas de cas des informations communiquées par les connaissances de l’intimée lorsqu’elles se portent à sa défense, (ii) qu’il tient au sujet de l’intimée, et à répétition, des propos outrageants, (iii) qu’il a conscience dès novembre 2000 de « parler contre la chum » du témoin Jimmy Roy[60] et, semble-t-il, qu’il ne s’en cache pas, (iv) qu’il se comporte cavalièrement avec l’intimée pendant et après l’émission du 23 janvier 2001, (v) qu’il se dérobe avec pleutrerie au printemps 2001 lorsque celle-ci tente de le confronter dans les locaux de la station CHOI-FM, (vi) qu’il n’a cure des reproches qu’adresse le CRTC à CHOI-FM, (vii) qu’il considère comme une « niaiserie » la poursuite dont le menace l’intimée et (vii) qu’il invoque au procès un prétexte aussi spécieux que transparent, la médiocrité des bulletins météorologiques, pour justifier ses propos. On pourrait sans peine allonger cette liste. S’il est permis à un témoin d’exprimer « [d’]une façon concise[61] » (compendiously) le résultat de ses observations, il est certainement permis à un juge de faire de même pour résumer la preuve après neuf jours de procès. En l’occurrence, rien dans la preuve ne compromet la justesse des conclusions de fait telles que les a exprimées le juge.

[114]       Une fois satisfait le critère tiré de l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat  national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, le juge devait se guider à l’aide des facteurs énumérés dans l’article 1621 C.c.Q. Compte tenu de la fréquence des propos litigieux, de leur étalement dans le temps, de leur caractère outrancier et de leur impact sur l’intimée, le juge pouvait conclure à bon droit que la faute était grave. La situation patrimoniale des appelants Fillion, Demers et Genex lui était inconnue mais il les savait en mesure de payer la somme réclamée en début de procès. Il ressort de leurs dépositions que les appelants Demers et Fillion négociaient encore entre eux une entente sur le partage des condamnations à des dommages-intérêts pour propos diffamatoires tenus en ondes. La preuve demeure cependant évasive sur ce point. La réparation accordée à l’intimée est substantielle mais, appréciée en fonction de la finalité préventive de l’article 1621 C.c.Q., le juge pouvait penser qu’elle n’était pas à elle seule de nature à accomplir l’objectif visé par le législateur. Genex n’en était pas à sa première expérience en matière de plaintes au CRTC et de poursuites ou menaces de poursuites pour diffamation. La pratique de l’entreprise, choyée par les cotes d’écoute, semble avoir été de porter les aléas de ce genre au compte des profits et pertes, comme dépenses normales d’exploitation. Plutôt que de démontrer le contraire par une preuve ferme, les appelants se sont campés sur un argument de droit et ont fait valoir que des règlements négociés (dont on préfère taire le nombre et le montant) n’équivalent pas à une admission de responsabilité. Cela est exact, mais ces règlements ne fournissent pas non plus le moyen de se soustraire à l’application de l’article 1621 C.c.Q. : ce n’est pas parce qu’on a acheté la paix qu’on a acheté par la même occasion le droit de porter atteinte avec impunité à la réputation, la dignité et l’intimité d’autrui.

[115]       Dans l’arrêt Métromédia[62], le juge Rochette décrit ainsi le but que recherchait la juge de première instance en fixant le montant des dommages punitifs auxquels elle condamnait les appelants :

La sévérité du jugement d’instance sanctionne une diffamation gratuite et intentionnelle, réitérée par vengeance et dépit après le dépôt de poursuites judiciaires par un animateur qui en a fait sa marque de commerce, sans égard à la réputation et à la vie privée des intimés victimes de ses attaques.

La situation ici est évidemment différente sur plusieurs points. Le juge a cependant eu raison de conclure que l’on était en présence d’une diffamation gratuite et intentionnelle, souvent réitérée, inexplicable, causée non pas par esprit de vengeance - rien dans la preuve ne le laisse penser - mais par irresponsabilité et par la totale insouciance du principal animateur quant aux conséquences inévitables de ses actes. À cela s’ajoute, comme dans l’affaire précitée, une motivation commerciale, la fin (le profit) ayant justifié les moyens (les atteintes aux droits de l’intimée). La convergence de ces facteurs justifiait l’importance de la condamnation à des dommages punitifs.

[116]       Les motifs du juge Rochette dans le même arrêt contiennent également le paragraphe suivant :

[109]    Ajoutons qu'au Québec, l'arrêt Hill[63] n'a pas encore eu l'effet d'entraînement à la hausse noté dans le reste du Canada sur les montants de dommages punitifs accordés par les tribunaux. L'on octroie encore trop d'indemnités symboliques.

Dans la mesure où le jugement entrepris contribue à rectifier cette situation, on ne peut le qualifier comme le font les appelants de condamnation « hors-normes ».

[117]       Cela dit, il est un point sur lequel certains des appelants peuvent élever un grief sérieux contre cette partie du jugement. En condamnant solidairement tous les appe­lants à 200 000 $ de dommages punitifs, on se trouve à excéder de beaucoup la finalité préventive de cette peine dans le cas des appelants Gravel, Landry et Saint-Laurent. Leur part à chacun sous ce chef se chiffrerait, selon la détermination du juge de première instance, à 6 000 $, montant que le juge a fixé en tenant compte de leur capacité de payer et de leur situation patrimoniale. Dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. Allard[64], la Cour avait pris soin de distinguer entre certains défendeurs en tenant compte de leur degré d’implication dans l’atteinte aux droits du demandeur. Il me semble également approprié de tenir compte de la situation patrimoniale de chacun. Je suis donc d’avis qu’il y a lieu de modifier le dispositif du jugement pour éviter aux appelants Gravel, Landry et Saint-Laurent de devoir débourser, à titre de dommages punitifs, plus que la part qui leur est attribuée et qu’ils devront assumer de toute manière. Aussi chacun sera-t-il condamné pour ce montant seulement et les dommages punitifs au paiement desquels les appelants Genex, Fillion et Demers sont solidairement tenus seront réduits en proportion pour être portés à 182 000 $.

(F) Les honoraires extrajudiciaires

[118]       Le juge de première instance mentionne dans ses motifs qu’au 14 mars 2005, les honoraires extrajudiciaires encourus par l’intimée se chiffraient à 172 927,10 $. Ce montant comprend une somme de 85 000 $, taxes incluses, pour un procès de neuf jours.

[119]       Le juge reproduit d’abord un large extrait de l’arrêt Viel c. Les entreprises immobilières du terroir ltée[65] et réfère à deux autres arrêts presque concomitants de notre Cour qui vont dans le même sens. Il mentionne ensuite la décision de première instance dans l’affaire Johnson c. Arcand[66] et, sans s’appuyer sur ce dernier jugement, il se prononce sur la réclamation des honoraires extrajudiciaires. Il emprunte à l’arrêt Viel  le critère applicable, ainsi formulé :

[174]    Dans le cas présent il faut appliquer les principes établis par la Cour d'appel dans l'arrêt Viel et n'octroyer la condamnation pour honoraires extra-judiciaires que s'il y a abus du droit d'ester en justice de la part des défendeurs.  Il y a lieu de reprendre ci-après un extrait du paragraphe 84 de la décision Viel : « (abus de droit) qui peut naître également au cours des procédures et si l'abuseur réalise son erreur et s'enferme dans sa malice pour poursuivre inutilement le débat judiciaire ».

Comme on le voit, l’élément clé tient en quelques mots.

[120]       Poursuivant son analyse et revenant sur les circonstances de l’espèce, le juge situe au début du procès le moment où les appelants ont réalisé, ou auraient dû réaliser, leur erreur et où ils « se sont enfermés dans leur malice pour poursuivre inutilement un débat judiciaire ». Il en déduit qu’ils doivent être tenus responsables des honoraires extrajudiciaires encourus après cette date. La somme de 85 000 $, qui comprend neuf jours de procès à raison de 18 heures quotidiennes de services professionnels pour chacun des deux avocats mandatés par l’intimée et 12 heures quotidiennes de travail pour une avocate stagiaire, lui paraît cependant excessive. Arbitrant cette somme, il réduit la condamnation à un montant de 40 000 $ qu’il qualifie de « largement suffisant compte tenu de la nature du dossier ».

[121]       Devant nous, les appelants font valoir que le juge a erré dans son interprétation de l’arrêt Viel. Ils rappellent qu’en février 2005, ils ont admis le caractère diffamatoire des propos litigieux et ont offert 30 000 $ en consignation. L’intimée réclamait à ce moment, en début de procès, des dommages moraux de 200 000 $ et des dommages punitifs au même montant. Le dernier jour d’audience, ce second montant fut porté à 450 000 $, de sorte que la réclamation totale au 11 mars 2005 se chiffrait à 811 292,32 $.

[122]       Avec égards pour le juge de première instance, qui s’est prononcé avant la décision de notre Cour dans l’affaire l’arrêt Lévesque c. Carignan (Corporation de la Ville de)[67], je crois que les appelants ont raison sur ce point.

[123]       La prémisse du juge est exacte et on ne peut lui reprocher d’avoir fait une lecture sélective de l’arrêt Viel. En effet, l’abus du droit d’ester en justice peut résulter non seulement d’initiatives procédurales abusives parce qu’assimilables à une forme de harcèlement, mais aussi, et exceptionnellement, du refus injustifiable d’une partie de faire face à l’évidence et de renoncer, en demande ou en défense, à une procédure condamnée d’avance. Il faut cependant demeurer très prudent sur ce plan car il y a souvent risque que la position apparemment insoutenable d’une partie s’avère défendable au procès, même si celui qui l’a adoptée finit par échouer au fond. En règle très générale, qui ne souffre que de rares exceptions, on doit se garder d’évaluer le caractère abusif de la demande ou de la défense en orientant le débat vers ce que les parties plaident au fond. J’ajoute que bon nombre de litiges se présentent autrement que tout d’une pièce : on en a d’ailleurs un exemple ici, où la position qu’adoptaient les appelants sur la faute était précaire, voire hasardeuse, mais où le montant de la réclamation était exagéré - chose par ailleurs assez fréquente dans les dossiers de ce genre.

[124]       L’arrêt Drysdale c. Dugas[68] permet d’illustrer le problème. Dans cette affaire de trouble de voisinage, le défendeur abusait de son droit de propriété. Il y avait là un abus de droit, « une conduite abusive sur le fond du litige » au sens de l’arrêt Viel, situation qui peut survenir tant au plan contractuel qu’extracontractuel.  À l’époque, la théorie de l’abus de droit n’avait pas encore fermement pris pied en droit civil québécois, ce qui explique la notoriété ultérieure de cet arrêt. Le défendeur abusait-il de son droit d’ester en justice en persistant à contester la demande jusqu’à l’épuisement complet de ses recours? Évidemment pas car la question demeurait éminemment controversable, comme l’atteste le fait qu’il eut partiellement gain de cause en Cour d’appel[69] et que l’arrêt de la Cour suprême du Canada comporte une dissidence (ici non plus, le litige ne se présentait pas d’un seul tenant). Il y avait donc en l’espèce un abus de droit au fond, mais pas d’abus du droit d’ester en justice, que ce soit en raison d’une multiplication de procédures incidentes inutiles ou frivoles - rien n’indique que c’était le cas - ou en raison d’un refus injustifiable de renoncer à une défense condamnée d’avance. Mais supposons qu’après l’arrêt de la Cour suprême du Canada, le défendeur ait fermé l’écurie à l’origine du litige pour en ouvrir une semblable trois portes plus loin. Il y aurait eu de nouveau, selon toute probabilité, un abus de droit au fond. Et si son voisin avait dû recourir aux tribunaux pour la faire fermer, il me semble que, toutes choses égales d’ailleurs, on aurait fait face à une situation où le simple fait pour le défendeur d’offrir une résistance et de continuer la contestation aurait pu être constitutif d’un abus du droit d’ester en justice, même s’il avait procédé avec célérité en n’usant que du strict nécessaire pour se défendre à l’action de son voisin. Dans une telle hypothèse, la position qu’il adopte équivaut à « un refus de réaliser son erreur » et l’on peut croire jusqu’à preuve du contraire, dont la charge lui incombera, qu’il agit avec malice. Le même raisonnement vaut en demande comme en défense. Je ne veux pas laisser entendre ici que hors les cas de harcèlement procédural, un abus du droit d’ester en justice ne peut survenir que dans le sillage d’une décision judiciaire déjà passée en force de la chose jugée; mais c’est un facteur, parmi d’autres, qui permet d’apprécier l’intention de la partie recherchée en responsabilité et le caractère des initiatives procédurales qu’elle a prises.

[125]       Interprétant l’arrêt Viel, le juge de première instance ne pouvait profiter de l’éclairage du récent arrêt Lévesque  c. Carignan (Corporation de la Ville de)[70], rendu près de deux ans après le procès dans ce dossier-ci. Dans cette dernière affaire, notre Cour condamne une partie défenderesse au paiement d’une portion des honoraires extrajudiciaires qu’avait encourus le demandeur pour faire annuler un règlement municipal. En annulant ce règlement, la Cour supérieure avait conclu qu’il avait pour but de neutraliser un jugement antérieur rendu en faveur du même demandeur. Rédigeant les motifs unanimes de la Cour, le juge Chamberland écrit :

[54]      Ce jugement établit donc la mauvaise foi de l'intimée. Le règlement a été adopté « dans le but de contourner les effets du jugement du 13 mars 1992 ».   Dans ce contexte bien précis, j'estime donc que l'intimée abusait de son droit d'ester en justice lorsque, dès le départ, elle contestait la demande d'annulation du règlement no 234. En d'autres mots, l'abus de droit sur le fond du litige s'est transformé en abus d'ester en justice quand la municipalité a choisi de contester la demande d'annulation du règlement. Bien sûr, je ne peux pas en dire autant de sa décision de contester les montants que l'appelant réclamait à titre de dommages compensatoires et punitifs; le juge de première instance les a d'ailleurs réduits considérablement.   Il me semble assez évident toutefois que la grande majorité des frais extrajudiciaires ont été encourus pour débattre la validité du règlement. Je propose donc d'ordonner le remboursement de 15 000 $ à titre d'honoraires extrajudiciaires à ce chapitre.

En somme, il y avait déjà dans ce litige une assise ferme pour caractériser juridiquement le comportement de la partie qui, avant que jugement ne soit rendu contre elle dans l’action en annulation, abusait de son droit d’ester. Elle avait d’abord tenté d’accomplir indirectement, par l’adoption d’un règlement municipal, ce qu’elle savait ne pouvoir accomplir directement (puisqu’elle avait déjà échoué dans sa défense à une action négatoire de servitude); en offrant une résistance soutenue au recours en annulation de ce règlement, elle abusait de son droit d’ester à hauteur des 15 000 $ accordés en appel.

[126]       Tel n’est pas le cas ici. Le dossier ne démontre pas que les appelants ont utilisé de manière abusive les moyens procéduraux que la loi mettait à leur disposition pour se défendre. Le litige a progressé dans des délais normaux et il n’y a pas eu multiplication de procédures inutiles, du moins en première instance. Dans le débat de fond, les appelants ont vigoureusement contesté la demande de l’intimée mais, ne serait-ce que sur le plan du quantum des dommages-intérêts réclamés, ils ont eu raison de le faire. Ils ont choisi au procès de se défendre selon une stratégie discutable et ils ont tenté de faire valoir que la demande exagérait considérablement la gravité de leur faute ainsi que celle du préjudice infligé à l’intimée. Cependant, dans ce cas-ci, avant comme après le prononcé du jugement de la Cour supérieure, je ne crois pas qu’il y ait eu des indices suffisants pour conclure à l’existence d’un abus du droit d’ester en justice. Une stratégie cauteleuse au procès et les lacunes évidentes d’une preuve en défense peuvent contribuer à sceller le sort du litige mais ne satisfont pas, en tant que telles, au critère posé par l’arrêt Viel.

VII. Conclusion

[127]       Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel, aux seules fins de retrancher du dispositif la condamnation aux honoraires extrajudiciaires encourus par l’intimée, et de modifier dans le sens déjà exposé la condamnation des appelants Gravel, Landry et Saint-Laurent à des dommages-intérêts punitifs. Vu le sort de l’appel, le pourvoi sera accueilli avec dépens contre les appelants.

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE J.C.A.

 



[1]     [2005] R.J.Q. 1066 (C.S.).

[2]     Cet aveu judiciaire était accompagné d’offres réelles par le dépôt en consignation d’une somme de 30 000 $.

[3]     L.R.Q., c. C-12.

[4]     [2002] R.J.Q. 1272 (C.A.).

[5]     Fillion c. Chiasson,  J.E. 2006-24 (C.A.).

[6]     À ce stade du procès, un seul témoin avait été entendu. Le pluriel est sans doute une erreur du sténographe.

[7]     Cet argument inhabituel est exprimé sous une autre forme à la page 67 de leur argumentaire, où il est question des critères d’appréciation des dommages moraux : « Le juge ne semble pas outragé par la conduite des appelants au cours du procès, contrairement à ce qu’il (sic) ressort du jugement. »

[8]     [1997] 3 R.C.S. 484 .

[9]     [2006] R.J.Q. 395 (C.A.), requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2006-07-20), 31385.

[10]    Plus de cinq heures et demie, si l’on se fie aux procès-verbaux d’audience, alors que l’interrogatoire principal a duré un peu moins de deux heures.

[11]    MA 1236-7.

[12]    Si l’enregistrement auquel il est fait allusion ici avait été produit, le régime de la preuve par élément matériel aurait été applicable. Comme cet enregistrement n’a pas été versé au dossier, il n’y a pas lieu de s’arrêter sur cette question. Néanmoins, je ne vois pas en quoi le fait ici d’avoir entendu un enregistrement non produit, plutôt qu’un compte rendu par un tiers qui ne témoigne pas, atténuerait la difficulté posée par la règle du ouï-dire.

[13]    L’annexe II du jugement de première instance reproduit un autre extrait de l’émission du 23 janvier 2001, où la même question est abordée; l’intimée ne laisse alors planer aucun doute quant à la fausseté de ce que l’on a insinué à son sujet.

[14]    Voir John Henry Wigmore, Evidence in Trials at Common Law, vol. 6 (édition révisée par James H. Chadbourn), Boston, Little, Brown, 1976, paragr. 1367, p. 32, cité par John Sopinka, Sidney N. Lederman et Alan W. Bryant in The Law of Evidence in Canada, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1999, p. 934.

[15]    Qui peut se soucier de savoir dans le cadre de ce litige ce que pourraient avoir été, hypothétiquement, les comportements privés ou autres de l’intimée, à supposer qu’elle eût fait carrière à l’étranger?

[16]    John Sopinka, Sidney N. Lederman et Alan W. Bryant in The Law of Evidence in Canada, Toronto, Butterworths, 1992, p. 433-5.

[17]    Supra, note 14, op. cit. Sopinka, p. 473.

[18]    Voir Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663 , p. 697-699.

[19]    MA 1290-5.

[20]    Voir Gareau c. Dupuis, J.E. 2005-628 (C.S.), Kelly c. Lefrançois, B.E. 2005BE-232 (C.Q.), Arpin c. Grenier, [2004] R.R.A. 1029 (C.Q.), Sébille c. Photo Police, B.E. 2004BE-378 (C.S.), Bédard c. Robert, [2003] R.R.A. 673 (C.S), Gagnon c. Pelletier, [2002] R.R.A. 563 (C.S.), Vaillancourt c. Pagé, [2000] R.R.A. 527 (C.S.), Byer c. Van Der Weyden, B.E. 98BE-814 (C.S.) et Ventola c. Banque Nationale du Canada, J.E. 97-2193 (C.S.).

[21]    Je note que le mot « dignité » n’apparaît pas dans ces articles. On le trouve cependant à l’article 2087 C.c.Q. ainsi qu’à l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. c. C-12.

[22]    Ibid.

[23]    L’appelant Demers a déclaré lors de son témoignage que les enregistrements maison des émissions de CHOI-FM n’étaient conservés à l’époque pertinente que pour une période de 30 jours. Par la suite, le CRTC a imposé à Genex une période de conservation minimale de 90 jours.

[24]    Ce n’est pas pour rien que le droit à l’intimité ou au respect de la vie privée fut qualifié à l’origine de « right to be left alone » : voir Samuel Warren et Louis D. Brandeis, « The Right to Privacy » (1890), 4 Harvard Law Review 193.

[25]    [2003] R.J.Q. 1011 (C.A.).

[26]    J.E. 96-1569 (C.S.).

[27]    [2002] R.J.Q. 2802 (C.S.), p. 2815 et suivantes.

[28]    C.S. Québec, no 200-05-002582-943, 25 novembre 1994, (Mme la juge Thibault).

[29]    J.E. 97-867 (C.S.).

[30]    J.E. 98-532 (C.S.).

[31]    Genex Communications inc. c. Canada (Procureur général), [2006] 2 F.C.R. 199 (C.A.F.), paragr. 41.

[32]    Voir Jean-Claude Royer, La preuve civile, 3e éd., Cowansville : Éditions Yvon Blais, 2003, p. 405 et Denis Ferland et Benoît Émery (sous la direction de), Précis de procédure civile, 4e éd., vol 2, p. 93.

[33]    Dimanche-matin ltée c. Fabien, [1983] R.D.J. 391 (C.A.).

[34]    Ibid., p. 394.

[35]    Québec (Procureur général) c. Dugal, C.A.Q. n° 200-09-000358-793, le 15 octobre 1982.

[36]    [1987] R.J.Q. 723 (C.A.).

[37]    Voir notamment Immeubles de l'Estuaire phase III inc. c. Syndicat des copropriétaires de l'Estuaire Condo phase III, J.E. 2006-1224 (C.A.), J.-C.L. c. M.D., [2006] R.J.Q. 1237 (C.A.), I.A. c. N.B. , J.E. 2006-657 (C.A.), Arthur c. Johnson, J.E. 2004-408 (C.A.), Gestion Pirel ltée c. Chouinard, [2004] R.J.Q. 80 (C.A.), M.T. c. Dubé, J.E. 2000-1243 (C.A.) et Monette c. Poissant, J.E. 97-1926 (C.A.).

[38]    Albert Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit, 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 19.

[39]    [1988] 1 R.C.S. 985 .

[40]    Voir Côté c. R., J.E. 2003-365 (C.S.), Bisaillon c. R., J.E. 2001-1136 (C.S.), Fradette c. Turcotte, B.E. 2001BE-914 (C.S.), Carrier c. Société de télédiffusion du Québec (Télé-Québec), [2000] R.J.Q. 487 (C.S.). Voir aussi Rogacki c. Belz (2003), 67 O.R. (3d) 330 (C.A. Ont.).

[41]    Je ne vois pas, pour ma part, comment le fait de ne pas avoir admis que la réputation de l’intimée avait été atteinte peut constituer la démonstration que sa réputation demeurait intacte malgré leurs propos, ni comment cet aveu circonstancié dans leur contestation peut atténuer leur responsabilité si elle est par ailleurs démontrée.

[42]    [1980] C.S. 589.

[43]    [1991] R.J.Q. 2123 (C.A.).

[44]    [2006] R.R.A. 7 (C.A.).

[45]    [2002] R.J.Q. 1741 (C.S.). La citation renvoie aux sources suivantes : Nicole VALLIÈRES, La presse et la diffamation, Montréal, Wilson & Lafleur, 1985, p. 8, Vander Zalm c. Times Publishers (1980), 109 D.L.R. (3d) 531, p. 540 et Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130 .

[46]    J.E. 2004-1501 (C.A.), paragr. 30.

[47]    André Nadeau et Richard Nadeau, Traité pratique de la responsabilité civile délictuelle, Montréal : Wilson & Lafleur, 1971, p. 251 : « […] si une personne qui se prétend diffamée a elle-même donné une certaine publicité aux propos qu’elle reproche au défendeur, elle ne saurait s’en plaindre. »

[48]    Guay c. Simard, [1942] C.S. 194.

[49]    L’avocat des appelants au procès a effectivement déclaré quelques instants avant l’écoute des cassettes : « Monsieur le juge, j’aimerais à ce moment-là comprendre le confrère aussi, puisque c’est des propos qui feraient mal à sa cliente, qui sont allégués, [nous] consentons au propos comme tels qui sont sur ces cassettes-là et consentons au dépôt de la cassette. Je ne vois pas ce que ça va apporter de plus au Tribunal, sinon que de colorer le dossier à ce moment-ci et de mettre ces propos-là sur la place publique. »

[50]    Voir Métromédia CMR Montréal inc. c. Johnson, supra, note 9, paragr. 99, Société Radio-Canada c. Gilles E. Néron Communication Marketing inc., [2002] R.J.Q. 2639 (C.A.), paragr. 97, (confirmé par la Cour suprême du Canada, [2004] 3 R.C.S. 95 ), Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591 , paragr. 72, Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211 , p. 249 et Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705 , p. 810.

[51]    Comme le rappelait récemment notre Cour dans l’arrêt Orchestre métropolitain du Grand Montréal c. Rescigno, J.E. 2006-190 (C.A.), paragr. 39, les membres de certaines professions sont particu­lièrement vulnérables aux effets d’atteintes aux droits de la personnalité.

[52]    Le lendemain de l’audience en appel fixée pour le 24 janvier 2007, un des avocats des appelants a transmis à la Cour une copie des conclusions de la requête introductive d’instance déposée le 15 avril 2003. L’intimée y réclamait 200 000 $ en dommages compensatoires, 100 000 $ en dommages punitifs de l’appelant Fillion personnellement, 100 000 $ en dommages punitifs des appelants Genex, Demers, Gravel, Landry et Saint-Laurent solidairement, et 25 000 $ (à parfaire) en remboursement d’honoraires extrajudiciaires.

[53]    Peine en ce sens que, s’agissant de dommages punitifs, ils servent à punir pour prévenir.

[54]    Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235 , en particulier au paragr. 37.

[55]    La Responsabilité civile, 6e Éd., Cowansville : Les Éditions Yvon Blais, 2003, paragr. 342 et suivants.

[56]    [1996] 3 R.C.S. 211 .

[57]    [1988] R.J.Q. 1569 (C.A.).

[58]    Supra, note 56, paragr. 121.

[59]    R. c. Clark, [2005] 1 R.C.S. 6 , paragr. 9.

[60]    Sur ce sujet, il était légitime de croire le témoignage de Roy et de n’attacher aucune importance au « pantoute» que répète le témoin Landriault. Pour réfuter valablement le témoignage de Roy, il eut fallu rappeler à la barre l’auteur présumé de la remarque rapportée par Roy, c’est-à-dire Fillion lui-même. Cela n’a pas été fait.

[61]    Voir R. c. Graat, [1982] 2 R.C.S. 819 , notamment aux pages 834 et 835.

[62]    Supra, note 9, paragr. 103.

[63]    [1995] 2 R.C.S. 1130 .

[64]    [1999] R.J.Q. 2245 (C.A.).

[65]    [2002] R.J.Q. 2802 (C.A.).

[66]    Supra, note 27, infirmé sur ce point par Métromédia CMR Montréal inc. c. Johnson, 2006 QCCA 132 . Voir aussi Larose c. Fleury, [2006] R.J.Q. 1799 (C.A.).

[67]    J.E. 2007-310 (C.A.).

[68]    (1896), 26 R.C.S. 20.

[69]    (1895), 6 B.R. 278.

[70]    Supra, note 67.

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