Décision

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Paquin c. Lapointe

2023 QCCA 1129

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

 :

200-09-010433-214

(200-17-032467-219)

 

DATE :

 13 septembre 2023

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JULIE DUTIL, J.C.A.

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

 

SÉBASTIEN PAQUIN

APPELANT – demandeur

c.

 

STEVEN LAPOINTE, en sa qualité de syndic adjoint du Collège des médecins du Québec

INTIMÉ – mis en cause

 

et

TRIBUNAL DES PROFESSIONS

MISE EN CAUSE – défendeur

 

LINDA BÉLANGER

MISE EN CAUSE – mise en cause


 

 

ARRÊT

 

 

MISE EN GARDE : Conformément à l’article 173 du Code des professions (RLRQ, c. C-26), le Tribunal des professions a prononcé le 13 mai 2021 une ordonnance de non-divulgation, de non-publication et de non-diffusion du nom du patient mentionné dans la plainte disciplinaire afférente à cette affaire ou dans les documents déposés à son soutien, et de tout renseignement permettant d’identifier le patient afin d’assurer la protection de la vie privée de ce dernier et le respect du secret professionnel du médecin.

[1]                L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 2 novembre 2021 par l’honorable Alain Michaud de la Cour supérieure, district de Québec, lequel rejette sa demande de pourvoi en contrôle judiciaire d’un jugement du Tribunal des professions.

[2]                Pour les motifs de la juge Cotnam, auxquels souscrivent les juges Dutil et Baudouin, LA COUR :

[3]                ACCUEILLE l’appel;

[4]                INFIRME le jugement de la Cour supérieure;

[5]                ACCUEILLE la demande de pourvoi en contrôle judiciaire;

[6]                RETOURNE le dossier à une autre division du Conseil de discipline du Collège des médecins afin qu’elle prononce la sanction;

[7]                LE TOUT, avec frais de justice en faveur de l’appelant.

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

 

 

 

 

 

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

 

 

Me Isabelle Racine

Me Morgane Palau

MCCARTHY, TÉTRAULT

Pour l’appelant

 

Me Jacques Prévost

POULIOT, PRÉVOST

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

2 mai 2023


 

 

MOTIFS DE LA JUGE COTNAM

 

 

MISE EN GARDE : Conformément à l’article 173 du Code des professions (RLRQ, c. C-26), le Tribunal des professions a prononcé le 13 mai 2021 une ordonnance de non-divulgation, de non-publication et de non-diffusion du nom du patient mentionné dans la plainte disciplinaire afférente à cette affaire ou dans les documents déposés à son soutien, et de tout renseignement permettant d’identifier le patient afin d’assurer la protection de la vie privée de ce dernier et le respect du secret professionnel du médecin.

[8]                L’appelant se pourvoit contre un jugement[1] rendu le 2 novembre 2021 par l’honorable Alain Michaud de la Cour supérieure, district de Québec, lequel rejette sa demande de pourvoi en contrôle judiciaire à l’encontre d’un jugement du Tribunal des professions  Tribunal »)[2] ayant confirmé une décision sur sanction du Conseil de discipline du Collège des médecins (« Conseil »)[3]. En mars 2018, ce dernier a prononcé la radiation temporaire de l’appelant pour une durée de douze mois, ainsi qu’une amende de 2 500 $ après qu’il eut reconnu avoir commis l’infraction prévue à l’article 59.1 du Code des professions Code »)[4].

[9]                Avant même de s’attarder aux faits particuliers du dossier, il convient de cerner les enjeux juridiques à l’origine du débat afin de faciliter la compréhension du présent arrêt.

[10]           Le litige porte sur l’application rétrospective d’une modification adoptée en juin 2017[5] touchant la disposition qui encadre la détermination des sanctions infligées en matière d’infractions à caractère sexuel, soit l’article 156 du Code.

[11]           Antérieurement à cette modification, le professionnel reconnu coupable d’un acte dérogatoire décrit à l’article 59.1 du Code faisait obligatoirement l’objet d’une radiation temporaire et se voyait infliger une amende minimale de 1000 $. La période de radiation était alors déterminée en fonction des fourchettes reconnues par la jurisprudence pour des infractions de même nature.

[12]           Depuis juin 2017, l’article 156 du Code prévoit une période de radiation d’au moins 5 ans pour de telles infractions et fixe le montant de l’amende minimale à 2 500 $. La nouvelle mouture de cette disposition permet cependant au conseil de discipline de prononcer une radiation plus courte si le professionnel le convainc que la période minimale de radiation n’est pas indiquée en raison des circonstances de l’affaire.

[13]           Le nouveau libellé énumère également une série de facteurs que le Conseil de discipline doit soupeser dans le cadre de la détermination de la sanction : a) la gravité des faits pour lesquels le professionnel a été déclaré coupable, b) la conduite du professionnel pendant l’enquête, c) les mesures prises par le professionnel pour permettre sa réintégration, d) le lien entre l’infraction et ce qui caractérise l’exercice de la profession et e) l’impact de l’infraction commise sur la confiance du public envers la profession et ses membres.

[14]           Ces modifications sont entrées en vigueur après la commission de l’infraction faisant l’objet des accusations portées contre l’appelant, mais avant que ne soient rendues les décisions sur la culpabilité et la sanction. L’appelant ayant plaidé coupable à l’accusation portée en vertu de l’article 59.1 du Code, il s’agit donc de décider s’il était assujetti au nouveau régime lors du prononcé de la sanction. 

LE CONTEXTE

[15]           Les faits à l’origine du dossier ne sont pas contestés. Il convient cependant de revenir sur les principaux éléments.

[16]           L’appelant est titulaire d’un permis d’exercice comme spécialiste en médecine familiale depuis 2010. Il exerce en milieu hospitalier.

[17]           Alors qu’il est de garde à l’urgence dans la nuit du 30 au 31 décembre 2016, il intervient à deux reprises auprès d’un patient âgé de 19 ans qui se plaint de douleurs abdominales. Il lui donne son congé en début de matinée. Aucun suivi particulier n’est prévu.

[18]           De retour à son domicile après sa garde, l’appelant consulte sa page Facebook. Le réseau lui suggère le profil du patient comme potentiel ami sans qu’il n’ait effectué de recherche à son sujet. Il transmet une demande d’amitié au patient qui l’accepte. Il lui écrit le message suivant par le biais de la messagerie instantanée Messenger : « Si jamais ca feel pas hesites pas a m’ecrire ! Ca va me faire plaisir »[6].

[19]           La discussion se poursuit, toujours via Messenger, au cours des jours suivants. Le fil de la conversation n’est pas produit au dossier, mais les propos concernent essentiellement l’état de santé du patient et les activités du temps des fêtes.

[20]           Le 4 janvier 2017, les échanges prennent cependant une connotation sexuelle[7] :

[…]

- appelant :  J irai pas me faire masser la entk

- patient :  Ahahahaha

- appelant:  Toi celib?

- Patient :  Ouais mais j’irai pas là non plus lol

- appelant :  Hahaha

- appelant :  Correct ca

- appelant :  Quoiqu avoir un massage avec happy ending ca tjrs ete un fantasme

- patient :  Jme suis déjà fait offert des trip à trois mais chu pas trop à l’aise avec un autre gars ahaha

- patient :  Mais ca me traumstise pas

- appelant:  Ha bouh

- appelant:  C est vrmt cool pourtant

- appelant :  Faut ouvrir ses horizons

-  patient :  Ouais je serais peut être game avec quelqu’un que je connais depuis longtemps

- appelant :  Hahaha va falloir se connaitre

- patient :  Que veux tu dire

- appelant :  Bah j dirais pas non a un trip ou t es la !

[Transcription textuelle]

[21]           Le patient ne répond pas. L’appelant s’inquiète de son silence comme le démontrent les messages qui suivront[8] :

- 17:32

- appelant :  Dsl 

18:27

- appelant : J t ai pas vexe 

20:04

- appelant :  J suis inquiet la lool

22:03

- appelant :  Entk vrmt dsl

23:11

- patient :  À mon avis cette conversation nest paspas approprié pour un médecin avec son patient

[Transcription textuelle]

[22]           La discussion prend fin à la suite de cet échange. L’appelant ne relance pas le patient et n’a plus de contact avec lui.

LES PROCÉDURES ET LES JUGEMENTS ANTÉRIEURS

Le Conseil de discipline

[23]           Le patient dépose une plainte auprès du Collège des médecins au printemps 2017. Lorsqu’il en est informé, l’appelant en avise ses supérieurs. Il admet immédiatement sa faute au syndic, exprime des regrets et collabore à l’enquête. Il est initialement inculpé d’un chef d’abus de la relation professionnelle au sens de l’article 22 du Code de déontologie des médecins C.d.m. »)[9] et d’un chef lui reprochant un acte dérogatoire de même nature suivant les dispositions de l’article 59.1 du Code.

[24]           Il entreprend, de son propre chef, une psychothérapie avec suivi hebdomadaire en plus de s’inscrire à certaines formations suggérées par le syndic.

[25]           Le 29 novembre 2017, lors de l’audience devant le Conseil, il plaide coupable au chef fondé sur l’article 59.1 du Code. Le Conseil le déclare par conséquent coupable de cette infraction et prononce une suspension conditionnelle des procédures en ce qui concerne les accusations portées en vertu de l’article 22 C.d.m.

[26]           Le patient ne témoigne pas lors de l’audience sur la sanction. La preuve est donc muette quant aux conséquences de l’événement sur ce dernier. Quant à lui, l’appelant témoigne et s’engage notamment à suivre des cours de perfectionnement pendant qu’il purgera la période de radiation. Il dépose également un rapport d’expertise préparé par un psychiatre qui affirme n’avoir relevé aucun indice ou risque associé à une déviance sexuelle chez l’appelant. L’expert conclut que le risque de récidive est faible, opinion que partage la psychologue traitante dont les notes sont également déposées. Une partie de cette preuve n’est toutefois pas versée au dossier d’appel.

[27]           Lors des observations, l’avocat de l’appelant suggère une radiation temporaire de 2 mois assortie d’une amende de 2 500 $ en s’inspirant de la jurisprudence antérieure aux modifications législatives. Le syndic, étant d’avis que ces modifications sont d’application immédiate, demande une radiation temporaire d’une durée se situant entre 12 mois et 5 ans assortie d’une amende de 2 500 $.

[28]           L’affaire est mise en délibéré au terme de l’audience. Le 11 janvier 2018, le Conseil de discipline suspend toutefois son délibéré afin de permettre aux parties de commenter la décision rendue par le Conseil de discipline de l’Ordre professionnel des inhalothérapeutes du Québec dans l’affaire Inhalothérapeutes (Ordre professionnel des) c. Milmore[10].

[29]           Le 9 mars 2018, le Conseil conclut que les modifications apportées à l’article 156 du Code s’appliquent rétrospectivement et que les fourchettes de sanctions antérieures doivent être écartées. Le Conseil impose par conséquent à l’appelant une radiation temporaire d’une durée de 12 mois assortie d’une amende de 2 500 $.

Le Tribunal des professions

[30]           Le 10 avril 2018, l’appelant se pourvoit contre cette décision devant le Tribunal des professions. L’appel porte strictement sur l’application rétrospective des modifications apportées à l’article 156 du Code. L’appelant accepte de purger une radiation temporaire de 2 mois et de payer l’amende de 2 500 $, mais demande un sursis d’exécution pour ce qui est du reste de la période de radiation déterminée par le Conseil. Cette demande est accueillie[11].

[31]           Le 13 mai 2021, le Tribunal rejette l’appel et confirme la décision du Conseil[12].

[32]           Le Tribunal insiste sur les distinctions qui s’imposent entre la sanction disciplinaire et la peine en matière criminelle et pénale[13]. Selon le Tribunal, la première a pour objet d’assurer la protection du public alors que la seconde cherche plutôt à exprimer la réprobation sociale que suscite l’infraction commise. La sanction disciplinaire ne peut donc être assimilée à une peine puisqu’elle vise avant tout la protection du public, bien qu’elle poursuive également des objectifs tels que la dissuasion de la récidive et l’exemplarité à l’égard des autres membres de la profession.

[33]           Le Tribunal procède ensuite à l’analyse de l’arrêt Tran[14] et conclut que celuici ne modifie pas l’état du droit ni les principes établis par l’arrêt Brosseau[15]. Suivant son interprétation, l’arrêt Tran ne fait que préciser la portée de l’exception relative à la protection du public qui permet, dans certaines circonstances, d’écarter la présomption contre l’effet rétrospectif des lois. Désormais, cette exception ne trouverait application que lorsque la structure de la pénalité indique que le législateur a mis en balance les avantages de l’application rétrospective d’une loi et ses effets potentiellement inéquitables[16].

[34]           Au terme de son analyse, le Tribunal conclut que la radiation d’un professionnel constitue une mesure qui vise à assurer la protection du public[17] et qu’il doit par conséquent disposer du pourvoi de l’appelant en tenant compte des modifications apportées à l’article 156 du Code. Estimant qu’il n’y a pas matière à intervention, le Tribunal confirme la décision sur sanction rendue par le Conseil de discipline.

La Cour supérieure

[35]           Le 10 juin 2021, l’appelant se pourvoit en contrôle judiciaire. Il obtient dans l’intervalle un sursis d’exécution du jugement prononcé par le Tribunal[18].

[36]           Le 7 septembre 2021, le pourvoi en contrôle judiciaire est rejeté[19].

[37]           Le juge de première instance a en effet déterminé que la norme de contrôle applicable à la question de la rétroactivité des modifications législatives est celle de la raisonnabilité et qu’il n’y avait pas matière à intervention en l’espèce.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[38]           L’appel soulève essentiellement trois questions :

1-     Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en appliquant la norme de la décision raisonnable à l’égard des conclusions du Tribunal concernant l’application rétrospective des modifications apportées à l’article 156 du Code?

2-     Suivant la norme de contrôle applicable, le juge a-t-il commis une erreur de droit en confirmant les conclusions du Tribunal au sujet de l’effet rétrospectif de ces modifications?

3-     Le juge a-t-il commis une erreur de droit en concluant que la décision du Tribunal de confirmer la sanction est raisonnable?

LA NORME D’INTERVENTION EN APPEL

[39]           Lorsque la Cour siège en appel d’un pourvoi en contrôle judiciaire, son rôle consiste essentiellement à décider si le juge de première instance a retenu la norme de contrôle appropriée et s’il l’a appliquée correctement[20], ce qui exige ici de porter notre attention sur la décision du Tribunal tout en examinant les motifs pour lesquels le juge de première instance a refusé d’intervenir[21].

ANALYSE

1-     Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en appliquant la norme de la décision raisonnable à l’égard des conclusions du Tribunal concernant l’application rétrospective des modifications apportées à l’article 156 du Code?

[40]           L’appelant soutient que le juge a erré en procédant à son analyse sous l’angle de la décision raisonnable plutôt que selon la norme de la décision correcte.

[41]           Depuis l’arrêt Vavilov, le cadre d’analyse permettant de déterminer la norme de contrôle applicable repose sur une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable[22]. Celle-ci ne sera repoussée que si le législateur l’écarte expressément, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, ou si la primauté du droit commande l’application de la norme plus sévère de la décision correcte[23]. Ce sera notamment le cas lorsque l’affaire soulève des « questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble »[24]. Outre les questions constitutionnelles et celles portant sur la délimitation des compétences respectives de certains organismes administratifs, il est en effet acquis que cette exception trouve application lorsque la question est d’une importance telle que « la primauté du droit requiert que les cours de justice apportent un niveau de certitude juridique qui soit supérieur à celui que permet le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable »[25].

[42]           Le juge de première instance conclut que l’appelant n’est pas parvenu à repousser la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable. Malgré le fait que l’interprétation donnée à l’article 156 du Code puisse avoir un impact sur l’ensemble des ordres professionnels régis par le Code et leurs membres, il conclut que :

[…] l’interprétation du Code des professions, aux fins de déterminer si son application doit ou non être rétroactive ou rétrospective, apparaît être une question dont la réponse sera limitée à ce régime législatif. Elle n’est donc pas d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.[26]

[Italiques et soulignement dans l’original]

[43]           Cette interprétation respecte les enseignements de l’arrêt Vavilov. L’appelant tente, habilement, de proposer une formulation abstraite et générale des questions afin d’en étendre la portée et d’insister sur leur importance. Or, l’arrêt Vavilov nous met en garde contre le risque d’étendre indûment la portée de cette exception et d’en faire une « vaste catégorie fourre-tout »[27]. Comme le souligne la Cour suprême, le simple fait qu’une question soit formulée « dans un sens général ou abstrait » ne suffit pas à la faire entrer dans la catégorie de questions qui commandent l’application de la norme de la décision correcte[28].

[44]           J’estime qu’il n’est pas possible de conclure qu’il s’agit ici d’un enjeu susceptible de produire des conséquences significatives pour l’ensemble du système juridique. S’il est vrai que l’interprétation de l’article 156 du Code soulève des questions importantes relatives à la portée temporelle des lois et mobilise des principes juridiques qui sont d’application générale, il demeure qu’il s’agit d’une disposition dont les effets sont confinés aux domaines régis par le Code. Je suis par conséquent d’avis qu’on ne saurait dire que la question tranchée en l’espèce s’avère d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

[45]           Même s’il précède l’arrêt Vavilov, le passage suivant de l’arrêt Da Costa, lequel concernait justement la question de l’application rétrospective d’une loi en matière disciplinaire, demeure pertinent :

[26] Même si la question posée concerne un principe général de droit, il faut se garder de conclure que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique automatiquement. Comme la Cour suprême l’écrit dans Doré c. Barreau du Québec, l’analyse d’une telle question doit être contextuelle. Il s’ensuit que les tribunaux judiciaires doivent, de façon générale, accorder une grande déférence aux décisions des instances administratives lorsque celles-ci appliquent des principes de droit général dans le contexte de leur loi habilitante. La norme varie en fonction des faits de l’espèce, de l’expertise particulière du décideur administratif et du droit en litige.

[27] Ici, la question dont était saisi le Comité de discipline exigeait qu’il analyse l’objet des amendements de 2007 et 2009. À mon avis, cette question est intimement liée à l’interprétation de la Loi sur la distribution, une loi qu’il a pour mission d’appliquer. Cette question est aussi liée à l’efficacité de la discipline chez les membres de la Chambre. En conséquence, je suis d’avis que la norme de révision applicable est celle de la décision raisonnable.[29]

[Renvoi omis]

[46]           L’appelant insiste également sur l’incertitude qui découlerait, selon lui, des tergiversations des conseils de discipline quant à la portée de l’article 156 du Code. Le juge écarte cet argument lorsqu’il constate que la jurisprudence du Tribunal, s’inspirant des principes énoncés dans l’arrêt Da Costa, demeure constante malgré une dissidence notable[30].

[47]           Par ailleurs, le simple fait qu’il existe des divergences relativement à l’interprétation d’un texte législatif ne permet pas d’échapper à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable :

[129] Les décideurs administratifs ne sont pas liés par leurs décisions antérieures au même titre que le sont les cours de justice suivant la règle du stare decisis. Comme l’a fait remarquer la Cour dans l’arrêt Domtar, « l’absence d’unanimité est […] le prix à payer pour la liberté et l’indépendance décisionnelle » accordées aux décideurs administratifs, et la simple existence d’un certain conflit dans la jurisprudence d’un organisme administratif ne menace pas la primauté du droit. Les décideurs administratifs et les cours de révision doivent toutefois se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives. Les personnes visées par les décisions administratives sont en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon et que les résultats ne dépendent pas seulement de l’identité du décideur — des attentes qui ne s’évaporent pas du simple fait que les parties ne comparaissent pas devant un juge.[31]

[Soulignement ajouté; renvoi omis]

[48]           Le juge ne commet donc pas d’erreur en concluant que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

2-     Suivant la norme de contrôle applicable, le juge a-t-il commis une erreur de droit en confirmant les conclusions du Tribunal au sujet de l’effet rétrospectif de ces modifications?

[49]           L’appelant estime que le cadre d’analyse de l’arrêt Tran[32] ne permettait pas aux différentes instances d’écarter la présomption contre l’effet rétrospectif des lois en l’absence « d’une indication claire que le législateur a mis en balance les avantages du caractère rétrospectif de la loi nouvelle et son iniquité potentielle »[33]. Les divers décideurs auraient donc commis une erreur révisable en s’appuyant uniquement sur l’objectif de protection du public pour conclure à l’application rétrospective des modifications apportées à l’article 156 du Code. Selon l’appelant, le juge de première instance a donc erré en confirmant la décision rendue par le Tribunal.

[50]           Pour les motifs qui suivent, j’estime qu’il a raison.

a)     La norme de contrôle au regard des questions d’interprétation des lois

[51]           Comme exposé précédemment, l’analyse doit ici se faire en ayant à l’esprit la norme de la décision raisonnable. Le juge de première instance devait donc déterminer si le Tribunal avait exercé ses fonctions de manière raisonnable au regard des normes d’intervention applicables lorsqu’il siège en appel d’une décision d’un conseil de discipline[34].

[52]           Or, comme l’expliquent les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, le respect des contraintes juridiques et factuelles applicables demeure au cœur de l’analyse que commande la norme de la décision raisonnable, sans pour autant nier son caractère déférentiel :

[99] La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celleci.

[…]

[101] Qu’estce qui rend une décision déraisonnable? Il nous semble utile ici, d’un point de vue conceptuel, de nous arrêter à deux catégories de lacunes fondamentales. La première est le manque de logique interne du raisonnement. La seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision. Il n’est toutefois pas nécessaire que les cours de révision déterminent si les problèmes qui rendent la décision déraisonnable appartiennent à l’une ou à l’autre catégorie. Ces désignations offrent plutôt un moyen pratique d’analyser les types de questions qui peuvent révéler qu’une décision est déraisonnable.[35]

[Soulignements ajoutés]

[53]           Ainsi, la norme de la décision raisonnable exige non seulement que la décision se fonde sur un raisonnement logique et cohérent, mais qu’elle s’avère en outre « justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents »[36]. En l’espèce, les principes d’interprétation législative constituent l’une de ces contraintes juridiques auxquelles devait se plier le Tribunal en raison de la nature des questions dont il était saisi.

[54]           L’arrêt Vavilov décrit par ailleurs l’approche à retenir en présence de questions portant sur l’interprétation d’un texte législatif :

[118] Notre Cour a adopté ce « principe moderne » en tant que méthode appropriée d’interprétation des lois parce que c’est uniquement à partir du texte de loi, de l’objet de la disposition législative et du contexte dans son ensemble qu’il est possible de saisir l’intention du législateur. Les personnes qui rédigent et adoptent des textes de loi s’attendent à ce que les questions concernant leur sens soient tranchées à la suite d’une analyse qui tienne compte du libellé, du contexte et de l’objet de la disposition concernée, que l’entité chargée d’interpréter la loi soit une cour de justice ou un décideur administratif. Une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui respecte l’intention du législateur doit donc tenir pour acquis que les instances chargées d’interpréter la loi — qu’il s’agisse des cours de justice ou des décideurs administratifs — effectueront cet exercice conformément au principe d’interprétation susmentionné.

[…]

[120] Or, quelle que soit la forme que prend l’opération d’interprétation d’une disposition législative, le fond de l’interprétation de celleci par le décideur administratif doit être conforme à son texte, à son contexte et à son objet. En ce sens, les principes habituels d’interprétation législative s’appliquent tout autant lorsqu’un décideur administratif interprète une disposition. Par exemple, lorsque le libellé d’une disposition est « précis et non équivoque », son sens ordinaire joue normalement un rôle plus important dans le processus d’interprétation. Lorsque le sens d’une disposition législative est contesté au cours d’une instance administrative, il incombe au décideur de démontrer dans ses motifs qu’il était conscient de ces éléments essentiels.

[…]

[124] Enfin, même si la cour qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne doit pas procéder à une analyse de novo ni déterminer l’interprétation « correcte » d’une disposition contestée, il devient parfois évident, lors du contrôle de la décision, que l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvrent la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celleci. Cette conclusion a été tirée notamment dans l’arrêt Nova Tube Inc./Nova Steel Inc. c. Conares Metal Supply Ltd., 2019 CAF 52, où, après avoir analysé le raisonnement du décideur administratif, le juge Laskin a statué que l’interprétation de ce décideur était déraisonnable et, en outre, que les facteurs dont il a tenu compte militaient si fortement en faveur de l’interprétation contraire qu’elle constituait la seule interprétation raisonnable de la disposition en cause. Comme nous l’expliquerons plus loin, il ne servirait à rien de renvoyer la question de l’interprétation au décideur initial en pareil cas. Par contre, les cours de justice devraient généralement hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif.[37]

[Soulignements ajoutés; italiques dans l’original; renvois omis]

b)     La portée de la présomption du caractère non rétrospectif des lois

[55]           L’argument soulevé par l’appelant concernant la portée de l’arrêt Tran exige de faire un retour sur la jurisprudence traitant de la présomption contre l’effet rétrospectif des lois et l’exception à ce principe fondée sur la « protection du public ».

[56]           Le droit transitoire et les principes guidant la détermination de la portée temporelle d’une modification législative reposent essentiellement sur deux présomptions. Premièrement, le législateur est présumé ne pas avoir voulu conférer une portée rétroactive à une loi (présomption de non-rétroactivité et du caractère non rétrospectif des lois). Deuxièmement, il faut également présumer qu’il n’a pas voulu affecter les droits acquis avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi (présomption de respect des droits acquis).

[57]           La présomption contre l’effet rétrospectif des lois trouve application lorsque les modifications adoptées associent de nouvelles conséquences préjudiciables à des faits survenus avant leur entrée en vigueur. Elle traduit l’importance accordée à la primauté du droit et à la stabilité juridique dans notre société. Il s’agit d’une présomption forte qui ne peut être repoussée que par une disposition expresse ou par l’emploi d’un langage exprimant clairement la volonté du législateur de conférer une portée rétrospective à la modification législative en cause. La présomption est également repoussée lorsque cette volonté est exprimée au moyen d’un texte nettement implicite ou encore si « les nouvelles conséquences préjudiciables en cause visent à protéger le public plutôt qu’à punir pour un fait passé »[38]. Dans ce dernier cas, il doit ressortir que le législateur a voulu qu’il en soit ainsi[39].

[58]           Ainsi, la présomption sera écartée lorsqu’une modification législative vise plutôt à conférer un avantage ou à assurer la protection du public. Dans ce dernier cas, bien que la modification puisse produire un effet préjudiciable, la présomption ne jouera pas si la référence à l’événement antérieur est utilisée afin de décrire la personne à qui s’applique la nouvelle disposition (statut ou état) dans le but de prévenir les risques liés à sa conduite passée plutôt que de la punir pour ses actes. Ce sera le cas d’une disposition pour restreindre l’exercice d’une profession à une personne qui a antérieurement été déclarée coupable de fraude. La référence à la condamnation ne vise pas à sanctionner le geste mais à identifier la personne visée.

[59]           Qui plus est, la présomption ne s’applique pas à une modification purement procédurale.

c)     L’exception relative à la protection du public dans la foulée de l’arrêt Brosseau

[60]           En 1989, dans l’arrêt Brosseau c. Alberta Securities Commission Brosseau »)[40], la Cour suprême s’est penchée sur ces principes dans le contexte d’une affaire concernant une modification législative qui permettait à la Commission des valeurs mobilières de l’Alberta d’interdire à une personne de se livrer à certaines activités réglementées si elle avait par le passé été déclarée coupable d’une infraction mettant en cause sa probité.

[61]           S’inspirant des enseignements de l’auteur Elmer Driedger, la Cour suprême conclut essentiellement que seules les dispositions législatives ayant un effet préjudiciable sont visées par la présomption contre l’effet rétrospectif des lois. À l’appui de cette conclusion, la Cour suprême cite le passage suivant de l’ouvrage Construction of Statutes qu’il convient de reproduire en anglais afin d’éviter toute ambiguïté :

[…] there are three kinds of statutes that can properly be said to be retrospective, but there is only one that attracts the presumption. First, there are the statutes that attach benevolent consequences to a prior event; they do not attract the presumption. Second, there are those that attach prejudicial consequences to a prior event; they attract the presumption. Third, there are those that impose a penalty on a person who is described by reference to a prior event, but the penalty is not intended as further punishment for the event; these do not attract the presumption.[41]

[Soulignement et italiques ajoutés]

[62]           S’appuyant sur une revue de la jurisprudence mettant en lumière l’origine de l’exception permettant à la troisième catégorie de lois identifiée par l’auteur d’échapper à la présomption, la juge L’heureux-Dubé en énonce le principe en ces termes[42] :

Une souscatégorie du troisième type de lois décrit par Driedger est composée des textes législatifs qui peuvent imposer à une personne une peine liée à un événement passé en autant que le but de la peine n’est pas de punir la personne en question mais de protéger le public. Cette distinction a été élaborée dans un arrêt ancien, R. v. Vine (1875), 10 L.R. Q.B. 195, dans lequel le juge en chef Cockburn a écrit à la p. 199 :

[traduction] Si on pouvait trouver une raison pour penser que l’intention de ce texte législatif était simplement d’augmenter la peine à l’égard d’une infraction majeure en y ajoutant cette interdiction, je serais sensible à la force de l’argument de M. Poland, qui est fondé sur la règle d’interprétation des lois selon laquelle, lorsqu’elles sont de nature pénale, elles ne peuvent être interprétées rétroactivement, si le texte peut avoir un effet pour l’avenir et n’est pas nécessairement rétroactif.  Toutefois, en l’espèce, le but du texte législatif n’est pas de punir les contrevenants, mais de protéger le public contre la possibilité que des débits d’alcool soient tenus par des personnes de mœurs douteuses… le Parlement a de façon catégorique adopté une position ferme, de toute évidence pour protéger le public, afin que les endroits publics puissent être tenus par des personnes de bonnes mœurs, et il n’est pas important à cette fin de savoir si une personne a été déclarée coupable avant ou après l’adoption de la loi, car elle est tout aussi mauvaise dans un cas comme dans l’autre et ne devrait pas recevoir de permis.

Dans l’arrêt Re A Solicitor’s Clerk, [1957] 3 All E.R. 617, une loi concernant l’exercice de la profession d’avocat avait été modifiée de manière à autoriser une ordonnance empêchant une personne d’agir à titre de clerc d’avocat si cette personne avait été déclarée coupable de vol, d’abus de confiance ou de détournement de biens.  Un clerc, qui avait été déclaré coupable de l’une de ces infractions avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, avait contesté son exclusion parce que l’on donnait à la loi un effet rétroactif.  La Court of Queen’s Bench a rejeté ces arguments.  Le juge en chef, Lord Goddard, a conclu qu’il n’y avait pas d’effet rétroactif, étant donné que le but réel de la loi était prospectif et visait la protection du public.  Il écrit à la p. 619:

[traduction] À mon avis, cette loi n’est pas véritablement rétroactive.  Elle permet de rendre une ordonnance empêchant une personne d’agir à titre de clerc d’avocat dans l’avenir et ce qui s’est produit dans le passé constitue la cause ou la raison de l’ordonnance; mais l’ordonnance n’a pas d’effet rétroactif.  Elle serait rétroactive si la loi déclarait nulle ou annulable une chose faite avant l’entrée en vigueur de la loi ou avant l’ordonnance ou imposait une peine pour avoir agi à tel titre avant que l’entrée en vigueur de la loi ou avant l’ordonnance.  La loi permet simplement l’exclusion pour l’avenir, ce qui n’a aucun d’effet sur ce que l’appelant a fait dans le passé.

Elmer Driedger résume la question dans "Statutes: Retroactive, Retrospective Reflections" (1978), 56 R. du B. can. 264, à la p. 275:

[traduction] Finalement, il faut se tourner vers l’objet de la loi. Si l’intention est de punir ou de pénaliser une personne pour ce qu’elle a fait, la présomption joue, parce qu’une nouvelle conséquence se rattache à un événement antérieur. Toutefois, si la nouvelle punition ou peine est destinée à protéger le public, la présomption ne joue pas.

Le juge Stevenson de la Cour d’appel a comparé la situation de la présente affaire à celle de l’affaire Solicitor’s Clerk à la p. 229:

[traduction] À mon avis, on ne peut établir de distinction avec le principe énoncé dans l’arrêt Solicitor’s Clerk. Un pouvoir additionnel est accordé à la Commission, fondé sur la conduite antérieure.  Une nouvelle peine ne peut être ajoutée, mais ce n’est pas le rôle des art. 166 et 167.  L’arrêt Solicitor’s Clerk portait sur le même rôle, c’estàdire prévoir une exclusion fondée sur la conduite passée qui peut démontrer l’incapacité en ce qui a trait à l’exemption.

[Soulignements ajoutés; caractères gras dans l’original]

[63]           Je note que les deux exemples cités par la Cour suprême font référence à des cas où les modifications apportées à la loi décrivent la personne visée par la disposition en fonction d’événements antérieurs : dans un cas, la loi vise à empêcher une personne condamnée par le passé pour une infraction criminelle de détenir un permis d’alcool et, dans l’autre, la disposition vise à interdire l’accès à la profession de clerc d’avocat à une personne ayant été déclarée coupable de certains crimes.

[64]           Quant à la modification au cœur de l’arrêt Brosseau, la Cour conclut :

Les dispositions en question sont destinées à empêcher les personnes que la Commission trouve coupables d’avoir accompli des actes qui mettent en doute leur intégrité commerciale, d’effectuer des opérations relatives à des valeurs mobilières. Il s’agit d’une mesure destinée à protéger le public et elle est conforme au rôle général de réglementation de la Commission. Étant donné que la modification contestée en l’espèce est destinée à protéger le public, la présomption de nonrétroactivité de la loi est en fait repoussée.[43]

[Soulignements ajoutés]

[65]           Cet arrêt trouve écho en droit disciplinaire. Les tribunaux ont toutefois adopté des interprétations divergentes de l’arrêt Brosseau et de l’exception accordant une portée rétrospective aux dispositions ayant pour objet d’assurer la protection du public.

[66]           Les tribunaux de la Colombie-Britannique ont pour leur part adopté une interprétation restrictive de cette exception après avoir reconnu qu’une mesure visant la protection du public peut néanmoins se révéler punitive. Dans l’arrêt Thow[44], la Cour d’appel de cette province a en effet conclu qu’une amende, malgré l’objectif de protection du public qu’elle poursuit, demeure une mesure punitive puisqu’elle est destinée « to penalize Mr. Thow and to deter other from similar conduct. It was not merely a prophylactic measure designed to limit or eliminate the risk that Mr. Thow may pose in the future »[45]. La modification en cause n’est donc pas susceptible d’application rétrospective, car elle s’avère punitive en dépit de ses visées protectrices. Il convient de reprendre l’extrait suivant, qui résume le raisonnement adopté par la Cour d’appel au terme d’une revue des décisions sur lesquelles s’appuie l’arrêt Brosseau :

[44] I agree, generally, with that characterization of the cases underlying the exception. The cases have all involved situations in which a past conduct is used to identify a person as one who poses a particular risk for the future, and ought, therefore, to be disqualified or otherwise restricted from activities for the protection of the public. In other words, the penal sanction imposed is not intended to penalize past conduct at all (though it may, incidentally, have that effect).  Instead, it is designed to directly prevent future offending conduct from occurring.

[…]

[46] The exception does, however, appear to be applicable only where a prejudicial sanction is imposed, not for penal purposes, but as a prophylactic measure to protect society against future wrongdoing by that person.  While the imposition of such sanctions may, incidentally, inflict hardship on the wrongdoer, the infliction of such hardship is not the goal.[46]

[67]           À l’inverse, la Cour d’appel de l’Alberta[47] et celle du Québec ont retenu une interprétation plus large de l’exception énoncée dans Brosseau. Ainsi, dans l’arrêt Thibault c. Da Costa[48], la Cour a reconnu la portée rétrospective d’une modification législative augmentant substantiellement le montant de l’amende dont était passible un courtier en valeurs mobilières. La Cour résume alors en ces termes les enseignements de l’arrêt Brosseau :

[34] La lecture des extraits de l’arrêt Brosseau permet de faire certains constats :

  1. Le principe de la non-rétroactivité s’applique à la loi qui produit un effet préjudiciable par rapport à un événement antérieur à son entrée en vigueur;
  2. Si la peine imposée par la loi en question ne vise pas à constituer une punition pour l’événement passé, le principe de la non-rétroactivité ne s’applique pas. Cette distinction est fondée sur l’idée qu’une loi qui traite dans l’avenir de gestes passés ne peut être considérée comme une loi rétroactive si l’événement passé ne produit des effets différents qu’à compter de l’entrée en vigueur de la loi (effet rétrospectif).
    1. Dans cette sous-catégorie des effets qui ne sont pas interdits par le principe de la non-rétroactivité, on retrouve les lois qui imposent une peine liée à un événement passé, lorsque le but de la peine n’est pas de punir, mais de protéger le public.
    2. Pour déterminer si une loi vise à punir, il faut « se tourner vers l’objet de la loi ». S’il s’en dégage que l’intention du législateur est de punir ou de pénaliser une personne pour ce qu’elle a fait, le principe de la non-rétroactivité s’applique. En effet, il s’agit d’un cas classique d’effet rétroactif d’une loi, c’est-à-dire qu’on ajoute une nouvelle conséquence à un événement antérieur à l’entrée en vigueur de la loi.[49]

[Soulignements ajoutés]

[68]           Se fondant sur l’arrêt Brosseau, la Cour estime que l’objet de la modification législative, de même que l’objectif de protection du public que poursuivent la sanction disciplinaire et le droit disciplinaire dans son ensemble, permettent de conclure que les modifications doivent recevoir une application rétrospective. La Cour écarte au passage toute ambiguïté quant à sa position sur la question : « [i]l faut se pencher sur l’objet et non sur l’effet de la loi. C’est [ce] que la Cour suprême a dit dans Brosseau. La loi peut certes avoir un effet punitif, mais celui-ci n’est qu’accessoire. Le régime disciplinaire peut et même doit être d’application immédiate, car il vise la protection du public. »[50] Elle rejette donc l’argument selon lequel le dépôt de la plainte disciplinaire cristallise le régime de sanctions applicable[51].

[69]           Cette interprétation de l’arrêt Brosseau amène la Cour à formuler la conclusion suivante :

[66] En résumé, une loi a un effet « rétrospectif » lorsqu’elle n’a pas un effet préjudiciable. Selon le contexte, une amende n’est pas considérée comme une mesure punitive lorsqu’elle vise à protéger le public. En matière disciplinaire, la condamnation au paiement d’une amende ne constitue pas, en principe, une conséquence de nature pénale, même lorsque le montant de l’amende est important, si cela est nécessaire pour prévenir la récidive du contrevenant et dissuader d’autres professionnels de contrevenir à la loi.[52]

[70]           Les principes posés par l’arrêt Da Costa ont été suivis non seulement par le Conseil de discipline[53] dans le cadre du présent dossier, mais également par la jurisprudence majoritaire du Tribunal des professions[54].

[71]           Or, en 2017, la Cour suprême s’est de nouveau penchée sur la question de la présomption de non-rétrospectivité des lois à l’occasion de l’arrêt Tran[55]. La question se posait alors dans le contexte d’une affaire mettant en cause l’interprétation d’une disposition de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés[56]. La Cour suprême devait déterminer si la gravité des actes criminels emportant une interdiction de territoire devait être évaluée au regard des peines en vigueur au moment de la commission de l’infraction ou de celles applicables à la date de la décision portant sur l’interdiction de territoire.

[72]           La Cour suprême, sous la plume de la juge Côté, rappelle l’importance de la présomption du caractère non rétrospectif des lois et souligne que cette dernière repose sur la primauté du droit et fait intervenir les principes d’équité[57]. Elle revient ensuite sur les principes énoncés dans l’arrêt Brosseau et sur l’exception relative à la protection du public afin d’en préciser le cadre d’analyse. Il convient de citer l’extrait suivant :

[47] Dans Brosseau, la Cour a conclu que la présomption ne s’applique pas si les nouvelles conséquences préjudiciables en cause visent à protéger le public plutôt qu’à punir pour un fait passé. Le fait que l’al. 36(1)a) de la LIPR reflète « une intention de donner priorité à la sécurité » n’est pas suffisant, en soi, pour qu’il soit visé par l’exception de la « protection du public » envisagée dans Brosseau. Si l’on interprétait cette exception de telle sorte qu’elle englobe toute la législation dont on peut dire qu’elle vise globalement la protection du public, cela reviendrait à faire fi de l’objectif sousjacent à la présomption du caractère non rétrospectif.

[48] La présomption est un outil pour cerner la portée temporelle voulue de la loi. En l’absence d’une indication selon laquelle le législateur a envisagé qu’une loi soit rétrospective et ainsi possiblement inéquitable, il faut présumer qu’il n’a souhaité ni l’un ni l’autre :

Il n’existe aussi aucune exigence générale que la législation ait une portée uniquement prospective, même si une loi rétrospective et rétroactive peut renverser des expectatives bien établies et être parfois perçue comme étant injuste : voir E. Edinger, « Retrospectivity in Law » (1995), 29 U.B.C. L. Rev. 5, p. 13. Ceux qui partagent cette perception seront peutêtre rassurés par les règles d’interprétation législative qui imposent au législateur d’indiquer clairement les effets rétroactifs ou rétrospectifs souhaités. Ces règles garantissent que le législateur a réfléchi aux effets souhaités et [traduction] « a conclu que les avantages de la rétroactivité (ou du caractère rétrospectif) l’emportent sur les possibilités de perturbation ou d’iniquité » : Landgraf c. USI Film Products, 511 U.S. 244 (1994), p. 268. [Je souligne.]

(Imperial Tobacco, par. 71, le juge Major)

[49] La présomption existe pour garantir que les lois ne s’appliquent rétrospectivement que lorsque le législateur a clairement indiqué qu’il a mis en balance les avantages du caractère rétrospectif, d’une part, et l’iniquité potentielle, d’autre part. Sans cela, il faut présumer que le législateur n’a pas souhaité de tels effets.

[50] Règle générale, un texte exprès ou nettement implicite en ce sens donne l’indication nécessaire que le législateur a réfléchi à la question de la rétrospectivité. L’exception relative à la « protection du public » permet que la législation protective ait un effet rétrospectif même en l’absence d’un texte de loi exprès ou nettement implicite en ce sens, dans la mesure où il ressort autrement de l’intention du législateur qu’il en soit ainsi. Cela dit, conformément à l’objectif sousjacent de la présomption, l’exception s’applique uniquement lorsque la structure de la pénalité ellemême illustre que le législateur a mis en balance les avantages du caractère rétrospectif, d’une part, et ses effets inéquitables potentiels, d’autre part. Ce sera le cas lorsqu’il y a clairement un lien entre la mesure protective et les risques encourus par le public associés à la conduite antérieure à laquelle ils se rattachent. Dans de tels cas, comme dans Brosseau, l’étendue de la protection doit s’aligner avec les risques précis engendrés par ceux qui ont eu une conduite dommageable spécifique et elle est façonnée pour prévenir ces risques pour l’avenir : voir Brosseau, p. 319-320, citant R. c. Vine (1875), L.R. 10 Q.B. 195, p. 199; voir également In re A Solicitor’s Clerk, [1957] 1 W.L.R. 1219 (Q.B.).[58]

[Certains renvois omis]

[73]           Il ressort de cet extrait que l’objet protecteur d’une disposition législative n’est pas, en soi, suffisant pour lui conférer une portée rétrospective. Encore faut-il que le législateur ait exprimé expressément ou de manière « nettement implicite » sa volonté d’écarter la présomption de non-rétrospectivité de la loi. Il est en outre possible de conclure que telle est la volonté du législateur lorsque l’exception relative à la protection du public trouve application, c’est-à-dire lorsque la structure de la mesure permet de conclure qu’il « a réfléchi à la question de la rétrospectivité ». Dans ce cas, la structure de la pénalité doit « ellemême » illustrer une mise en balance des avantages du caractère rétrospectif et de ses effets potentiellement inéquitables[59]. Il doit exister un lien clair entre la mesure législative et les risques associés à la conduite antérieure visée. La formulation du critère laisse d’ailleurs peu de marge de manœuvre au législateur et à l’interprète : « l’étendue de la protection doit s’aligner avec les risques précis engendrés par ceux qui ont eu une conduite dommageable spécifique et elle est façonnée pour prévenir ces risques pour l’avenir. »[60]

d)     Application des principes aux faits de l’espèce

[74]           Fort de ces principes, la véritable question en litige consiste donc à déterminer si le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que le Conseil n’a commis aucune erreur révisable en appliquant rétrospectivement les modifications apportées à l’article 156 du Code. Autrement dit, est-ce que cette interprétation appartient à l’éventail des issues possibles acceptables au regard des contraintes factuelles et juridiques en présence, notamment celles qu’impose désormais le cadre d’analyse de l’arrêt Tran. J’estime que ce n’est pas le cas.

[75]           Le point de départ de l’analyse est la présomption contre l’effet rétrospectif ou rétroactif des lois.

[76]           Il faut en effet présumer, et ce, jusqu’à preuve du contraire, que le législateur n’entend pas conférer d’effet rétrospectif à une loi ou à une modification législative lorsque celle-ci emporte une conséquence préjudiciable, par opposition à un bénéfice quelconque[61]. C’est le cas en l’espèce, car il est impossible de faire abstraction des conséquences préjudiciables des modifications apportées aux sanctions prévues à l’article 156 du Code pour le professionnel visé, et ce, quel que soit l’objectif de la mesure. Celui-ci se voit en effet imposer un fardeau de persuasion s’il espère échapper à une radiation minimale de cinq ans, laquelle est en soi sévère au regard de la jurisprudence antérieure pour des infractions à caractère sexuel dont la nature et la gravité peuvent varier énormément.

[77]           Il est facile d’imaginer l’impact pour un professionnel d’être privé de la possibilité de gagner sa vie dans son domaine de pratique pour une période minimale de cinq ans s’il ne parvient pas à renverser la présomption imposée par le législateur. Les contrecoups de cette mesure seront ressentis à la fois sur les plans professionnel, financier, personnel et réputationnel. Sa réintégration dans la profession sera également plus ardue après une longue radiation. Au-delà de la durée de la sanction, le fait d’imposer au professionnel un fardeau de persuasion est en soi également préjudiciable.

[78]           La présomption contre l’effet rétrospectif des lois s’applique donc à l’article 156 du Code à moins que celle-ci puisse être écartée soit par une expression formelle ou nettement implicite de l’intention du législateur de conférer une portée rétrospective à son intervention, soit par l’opération de l’exception relative à la protection du public[62].

[79]           Or, le législateur n’a pas indiqué clairement son intention d’appliquer le régime de sanction prévu à l’article 156 du Code de manière rétrospective, alors qu’il a choisi d’incorporer des dispositions transitoires conférant expressément une portée rétroactive à certaines modifications[63]. Pour le reste, ce qui inclut l’article 156, il précise simplement une date d’entrée en vigueur, soit le 8 juin 2017[64].

[80]           En l’absence d’une indication expresse de la part du législateur, le Tribunal note que les modifications en litige ont été adoptées « dans un contexte de sanctions perçues comme étant relativement clémentes » et qu’elles « s’inscrivent dans la désapprobation sociale rattachée aux inconduites sexuelles des professionnels »[65]. Il réfère notamment aux travaux parlementaires. Or, les extraits cités ne démontrent aucunement que les parlementaires se sont interrogés sur la question de l’application rétrospective des nouvelles dispositions. Au mieux, ils permettent de constater l’évolution du consensus social quant à la gravité des infractions à caractère sexuel et l’accord des parlementaires quant à la nécessité d’encadrer plus rigoureusement le processus de sanction.

[81]           Certes, il est possible de déduire des débats que l’aggravation des sanctions est une mesure de nature à protéger le public en ayant un effet dissuasif. Toutefois, celui-ci ne se fera sentir que pour le futur en prévenant de nouvelles infractions ou en minimisant le risque de récidive[66]. Les débats ne permettent pas de conclure que le législateur souhaitait appliquer ce nouveau régime à des manquements disciplinaires passés.

[82]           En l’absence d’indication expresse ou nettement implicite émanant du législateur, le Tribunal devait ensuite examiner l’exception fondée sur la protection du public. Il résume ainsi le test applicable :

[67] En résumé, l’exception initialement énoncée dans l’arrêt Brosseau et dont la portée a été précisée par l’arrêt Tran ne trouvera application que lorsque les deux critères suivants sont réunis :

 l’objet de la loi vise la protection du public; et

 la structure de la pénalité illustre que le législateur a considéré les avantages du caractère rétrospectif, d’une part, et ses effets potentiellement inéquitables, d’autre part.[67]

[83]           Le Tribunal insiste longuement sur les visées protectrices de la disposition en cause. Il souligne à juste titre que le droit professionnel a pour objet premier la protection du public[68], qu’il se distingue à maints égards du droit pénal[69] et que la sanction disciplinaire ne poursuit pas un objectif proprement punitif[70].

[84]           Cela étant, il convient néanmoins de rappeler que la juge Wilson dans l’arrêt Wigglesworth, s’interrogeant au sujet de l’application des garanties offertes par la Charte canadienne des droits et libertés Charte »)[71] au droit disciplinaire, n’écarte pas définitivement la possibilité qu’une sanction disciplinaire ait un impact punitif : « une véritable conséquence pénale qui entraînerait l’application de l’article 11 [de la Charte] est l’emprisonnement ou une amende qui par son importance semblerait imposée dans le but de réparer le tort causé à la société en général plutôt que de maintenir la discipline à l’intérieur d’une sphère d’activité limitée. »[72]

[85]           Or, l’article 11 de la Charte prévoit qu’une personne ne peut être punie pour un geste qui était légal au moment où il a été posé et qu’elle doit bénéficier de la peine la moins sévère lorsque celle-ci est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et le prononcé de la sentence. Sans appliquer ces principes au présent dossier, il faut reconnaître que les valeurs et les considérations d’équité qui les soustendent demeurent pertinentes lorsque, comme en l’espèce, le législateur accroît substantiellement la sévérité d’une sanction disciplinaire et qu’il faut déterminer la portée temporelle de cette modification.

[86]           Le simple fait que la protection du public constitue le fondement du droit disciplinaire n’est pas suffisant en soi pour écarter la présomption du caractère non rétrospectif des lois. Comme le mentionne la Cour suprême dans l’arrêt Tran, il faut reconnaître que, dans l’absolu, toute loi poursuit un objectif général, explicite ou implicite, de protection du public. Cette considération ne peut donc s’avérer déterminante et guider à elle seule la détermination de la portée temporelle d’une modification législative emportant des conséquences préjudiciables pour les personnes touchées.

[87]           Il faut en outre que la structure de la pénalité illustre le fait que le législateur a pondéré les avantages du caractère rétrospectif et ses effets inéquitables. Or, si le Tribunal énonce en l’espèce le bon critère, ses motifs ne permettent pas de constater qu’il a réellement examiné cette question. En effet, l’analyse du Tribunal demeure centrée sur l’objectif de protection du public lorsqu’il s’interroge sur les avantages de l’application rétrospective et de ses effets potentiellement inéquitables. Pour s’en convaincre, il convient de citer le passage suivant :

[89] En cette époque de dénonciation de gestes et propos abusifs à caractère sexuel, si le législateur a choisi de prévoir des sanctions obligatoires visant à refléter la gravité de tels agissements dans le cadre de la relation entre un professionnel et son client, le Tribunal estime qu’il n’en découle pas pour autant un caractère punitif ou pénalisant.

[90] S’inspirant de la doctrine, l’appelant soutient que la possibilité de prise en compte de facteurs atténuants au moment de la détermination de la sanction pour l’adapter à la conduite du contrevenant s’approche plus d’un processus de détermination de la peine que d’une intention législative de tempérer l’iniquité d’une application rétroactive de la loi.

[91] Cette analogie avec le droit criminel et pénal pour qualifier cette sanction de mesure punitive occulte les fondements mêmes du droit professionnel en ciblant les droits prétendument lésés du professionnel concerné plutôt que le respect de ses obligations déontologiques à l’endroit des membres du public qui ont recours à ses services.

[…]

[94] Or, sans en minimiser l’impact sur le professionnel concerné, le Tribunal estime que la radiation d’un professionnel constitue une mesure visant en premier lieu à assurer la protection du public.

[95] Tels qu’exposés dans l’arrêt de principe rendu par la Cour d’appel en matière d’imposition d’une sanction disciplinaire, les autres objectifs visés sont la dissuasion du professionnel de récidiver, l’exemplarité à l’égard des autres membres de la profession qui pourraient être tentés de poser des gestes semblables et finalement, le droit par le professionnel visé d’exercer sa profession.

[…]

[97] On notera aussi que la procédure de réinscription au tableau de l’ordre décrite précédemment illustre l’importance primordiale attachée à la protection du public.

[98] Par ailleurs, le fait de conscientiser les membres des conseils de discipline ainsi que les syndics, syndics adjoints et syndics correspondants aux enjeux des actes dérogatoires décrits à l’article 59.1 C. prof. par des formations à ce sujet s’inscrit dans la foulée du message fort que le législateur souhaitait transmettre quant à la protection des clients visés par ces gestes à cet égard tout en assurant un traitement équitable des professionnels concernés.[73]

[Soulignements ajoutés; renvois omis]

[88]           Les motifs rendus par le Tribunal ne permettent pas de conclure qu’il a respecté le cadre d’analyse de l’arrêt Tran puisque le raisonnement qu’ils exposent revient sans cesse à la dichotomie entre les mesures à vocation protectrice et celles qui se veulent punitives. Le raisonnement du Tribunal est en réalité axé uniquement sur l’aspect protecteur de la législation en matière disciplinaire. Ce dernier ne s’attarde pas sur les effets préjudiciables de la mesure pour le professionnel au motif que cela détournerait l’attention de ses obligations déontologiques et occulterait les principes sous-tendant le droit professionnel[74]. Il ne traite aucunement des éléments qui selon lui permettraient de croire que le législateur a effectivement pondéré les bénéfices d’une application rétrospective et ses effets préjudiciables sur les professionnels concernés.

[89]           Or, à la lecture de l’article 156 du Code, de la loi ayant modifié cette disposition en 2017 et des débats parlementaires tenus lors de son adoption, rien ne permet de croire que le législateur « a réfléchi à la question de la rétrospectivité et qu’il a mis en balance les avantages du caractère rétrospectif et ses effets potentiellement inéquitables »[75].

[90]           Quant à la structure même de l’article 156 du Code, je constate que celui-ci ne cherche pas à imposer une restriction du droit de pratique en raison d’un événement antérieur mettant en doute la probité ou les aptitudes du professionnel. Cette disposition cherche clairement à sanctionner le geste posé par le professionnel reconnu coupable de l’infraction. La distinction est importante.

[91]           La modification législative en cause se distingue donc de celle étudiée dans l’arrêt Brosseau qui visait à ordonner à une personne de ne plus se livrer à certaines activités réglementées puisqu’elle avait, par le passé, été déclarée coupable d’une infraction mettant en cause sa probité. La situation correspondait exactement à la troisième exception identifiée par Driedger : « [t]hird, there are those that impose a penalty on a person who is described by reference to a prior event, but the penalty is not intended as further punishment for the event; these do not attract the presumption. »[76].

[92]           En guise de comparaison, l’article 161.0.1 du Code exige que tout professionnel soumis à une période de radiation prononcée en raison d’une infraction visée à l’article 59.1 du Code fasse une demande de réinscription. Cette mesure vise à assurer la protection du public en imposant au professionnel qui a fait l’objet d’une radiation de « démontrer qu’il possède le comportement et les attitudes pour être membre de l’ordre, qu’il s’est conformé à la décision finale et exécutoire du conseil de discipline ou du Tribunal des professions, le cas échéant, et qu’il a pris les mesures nécessaires pour éviter une récidive en regard de l’infraction pour laquelle la radiation lui a été imposée. »[77].

[93]           C’est donc dire que si l’appelant est radié temporairement, cette sanction étant obligatoire en vertu de l’article 156 du Code tel qu’il se lisait à l’époque de la commission de l’infraction, il devra demander sa réinscription. Le Conseil pourra alors recommander, si cela s’avère indiqué, que la réinscription de l’appelant soit assortie de conditions limitant son droit d’exercice[78]. Cette mesure, également mise en place en 2017, vise clairement la protection du public et sera applicable que la radiation soit prononcée sous le régime de l’ancien article 156 du Code ou de la nouvelle mouture de cette disposition, suivant les enseignements des arrêts Brosseau et Tran.

[94]           Je conclus donc que la présomption de nonrétrospectivité s’applique et que la sanction doit ici être déterminée en fonction de l’article 156 du Code tel que rédigé avant les modifications législatives.

[95]           Les conclusions du Tribunal, fondées uniquement sur l’objectif « protecteur » du droit professionnel, ne peuvent se justifier dans la mesure où il omet, tout comme le Conseil de discipline avant lui, de donner effet aux enseignements de l’arrêt Tran et d’appliquer le critère dit « structurel » dans le contexte de la présente espèce.

[96]           J’estime donc qu’il y a lieu d’accueillir l’appel puisque, en confirmant la décision du Conseil quant à la portée rétrospective de l’article 156 Code, le Tribunal a rendu une décision qui ne peut se justifier au regard des contraintes juridiques applicables. Le juge de première instance a donc erré en confirmant à son tour l’interprétation retenue par les instances inférieures.

3-     Le juge a-t-il commis une erreur de droit en concluant que la décision du Tribunal de confirmer la sanction est raisonnable?

[97]           L’appelant soutient également que le Tribunal a erré en confirmant la sanction prononcée par le Conseil. Il insiste sur le fait que ce dernier n’aurait pas considéré certaines circonstances et des facteurs pertinents au moment de fixer la sanction imposée. Il aurait de surcroît mal apprécié certains facteurs aggravants et atténuants.

[98]           Il est évident, à la lecture du jugement, que le fait de considérer que les modifications apportées à l’article 156 avaient une portée rétrospective est venu teinter l’analyse de la sanction faite par le Conseil. J’estime donc préférable de retourner le dossier au Conseil afin qu’il se prononce sur la sanction en ayant à l’esprit les enseignements du présent arrêt et le fait que les modifications apportées à l’article 156 du Code ne s’appliquent pas à l’appelant.

[99]           Je suis consciente que le retour de l’affaire devant le Conseil entraîne nécessairement des délais supplémentaires. Cette solution permettra cependant que la sanction soit déterminée par l’organisme spécialisé à qui le législateur entendait confier cette responsabilité. La gravité des gestes posés par l’appelant pourra ainsi être appréciée par une autre formation de ses pairs qui aura l’occasion de se prononcer en toute connaissance de cause sur cette question délicate.

[100]      Avec le bénéfice d’une preuve complète, ce que nous n’avons pas, et de représentations s’appuyant sur le régime applicable, le Conseil se trouvera dans une position bien plus avantageuse que cette Cour dans le cadre du présent pourvoi.

[101]      Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel et d’infirmer le jugement de la Cour supérieure, avec les frais de justice pour les deux instances, et de retourner le dossier à une autre division du Conseil de discipline du Collège des médecins afin qu’elle se prononce sur la sanction.

 

 

 

 

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

 

 


[1]  Paquin c. Tribunal des professions, 2021 QCCS 4664 [Jugement entrepris].

[2]  Paquin c. Médecins (Ordre professionnel des), 2021 QCTP 55 [Décision du Tribunal des professions].

[3]  Médecins (Ordre professionnel des) c. Paquin, 2018 CanLII 13623, AZ51477353 [Décision du Conseil de discipline].

[4]  Code des professions, RLRQ, c. C26, art. 59.1 [Code] : « Constitue un acte dérogatoire à la dignité de sa profession le fait pour un professionnel, pendant la durée de la relation professionnelle qui s’établit avec la personne à qui il fournit des services, d’abuser de cette relation pour avoir avec elle des relations sexuelles, de poser des gestes abusifs à caractère sexuel ou de tenir des propos abusifs à caractère sexuel ».

[5]  Loi modifiant diverses lois concernant principalement l’admission aux professions et la gouvernance du système professionnel, L.Q. 2017, c. 11, art. 74 et 155.

[6]  Décision du Conseil de discipline, supra, note 3, paragr. 30 [transcription textuelle].

[7]  Décision du Conseil de discipline, supra, note 3, paragr. 33; Décision du Tribunal des professions, supra, note 2, paragr. 13.

[8]  Décision du Conseil de discipline, supra, note 3, paragr. 33; Décision du Tribunal des professions, supra, note 2, paragr. 13.

[9]  Code de déontologie des médecins, RLRQ, c. M9, r. 17, art. 22.

[10]  Inhalothérapeutes (Ordre professionnel des) c. Milmore, 2017 CanLII 78244, AZ51443531.

[11]  Paquin c. Médecins (Ordre professionnel des), 2018 QCTP 41.

[12]  Décision du Tribunal des professions, supra, note 2.

[13]  Voir Décision du Tribunal des professions, supra, note 2, paragr. 5161.

[14]  Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50 [Tran].

[15]  Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301 [Brosseau].

[16]  Décision du Tribunal des professions, supra, note 2, paragr. 6365.

[17]  Décision du Tribunal des professions, supra, note 2, paragr. 94.

[18]  Paquin c. Tribunal des professions, C.S. Québec, no 20017032467219, 2 juillet 2021, de Bois, j.c.s.

[19]  Jugement entrepris, supra, note 1.

[20]  Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, paragr. 4547.

[21]  Lévesque c. Marlin Chevrolet Buick GMC inc., 2021 QCCA 1508, paragr. 37. Voir également Maax Bath inc. c. Syndicat des salariés dacrylique de Beauce (CSD), 2023 QCCA 102, paragr. 14; Dowd c. Paul, 2022 QCCA 267, paragr. 13; Ville de Sherbrooke c. Laboratoires Charles River Services précliniques Montréal, 2022 QCCA 263, paragr. 51; Ville de Montréal c. Société en commandite Locoshop Angus, 2021 QCCA 1217, paragr. 74, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 26 mai 2022, no 39898; Fraternité des policiers et policières de Montréal c. Ville de Montréal, 2018 QCCA 857, paragr. 71.

[22]  Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, paragr. 17 [Vavilov].

[23]  Ibid.

[24]  Ibid.

[25]  Id., paragr. 62.

[26]  Jugement entrepris, supra, note 1, paragr. 25.

[27]  Vavilov, supra, note 22, paragr. 61.

[28]  Ibid.

[29]  Thibault c. Da Costa, 2014 QCCA 2347, paragr. 2627.

[30]  Jugement entrepris, paragr. 2829.

[31]  Vavilov, supra, note 22, paragr. 129.

[32]  Tran, supra, note 14.

[33]  Argumentation de l’appelant, paragr. 55 [soulignements dans l’original].

[34]  Parizeau c. Barreau du Québec, 2011 QCCA 1498, paragr. 95, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 15 mars 2012, no 34495. Voir également Dowd c. Paul, 2022 QCCA 267, paragr. 1820; Ville de Sherbrooke c. Laboratoires Charles River Services précliniques Montréal, 2022 QCCA 263, paragr. 51; Dowd c. Binette, 2021 QCCA 1663, paragr. 4043; Ville de Montréal c. Société en commandite Locoshop Angus, 2021 QCCA 1217, paragr. 6774, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 26 mai 2022, no 39898.

[35]  Vavilov, supra, note 22, paragr. 99 et 101.

[36]  Id., paragr. 105.

[37]  Id., paragr. 118, 120 et 124.

[38]  Tran, supra, note 14, paragr. 47; Brosseau, supra note 15.

[39]  Tran, supra, note 14, paragr. 47.

[40]  Brosseau, supra, note 15.

[41]  Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1983, p. 198. Voir Brosseau, supra, note 15, p. 318319.

[42]  Brosseau, supra, note 15, p. 319320.

[43]  Id., p. 321.

[44]  Thow v. B.C. (Securities Commission), 2009 BCCA 46, paragr. 4649. Voir également les observations formulées dans Loi sur la Gendarmerie royale du Canada (Can.) (Re) (C.A.), [1991] 1 C.F. 529, 1990 CanLII 13011 (C.A.F.), demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 30 mai 1991, no 22313. Cette approche a également suscité certains échos dans la jurisprudence ontarienne : Rowan (Re), 2009 LNONOSC 941, paragr. 9495, 33 OSCB 91, confirmée sans aborder cette question par Rowan v. Ontario (Securities Commission), 2010 ONSC 7029, confirmée par Rowan v. Ontario Securities Commission, 2012 ONCA 208.

[45]  Thow v. B.C. (Securities Commission), supra, note 44, paragr. 49.

[46]  Id., paragr. 44 et 46.

[47]  Voir Alberta Securities Commission v. Brost, 2008 ABCA 326; Lavallee v. Alberta (Securities Commission), 2010 ABCA 48; Alberta (Securities Commission) v. Workum, 2010 ABCA 405.

[48]  Thibault c. Da Costa, supra, note 29.

[49]  Id., paragr. 34.

[50]  Id., paragr. 63 [italiques dans l’original].

[51]  Id., paragr. 5865.

[52]  Id., paragr. 66.

[53]  Décision du Conseil de discipline, supra, note 3, paragr. 115119.

[54]  Voir notamment Cordoba c. Médecins (Ordre professionnel des), 2020 QCTP 33 (motifs majoritaires des juges Despots et Hudon avec toutefois une opinion dissidente fort bien motivée de la part du juge Érick Vanchestein); Pharmaciens (Ordre professionnel de) c. Vincent, 2019 QCTP 11; Travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (Ordre professionnel des) c. Bernier, 2018 QCTP 31; Physiothérapie (Ordre professionnel de la) c. Oliveira, 2018 QCTP 25.

[55]  Tran, supra, note 14.

[56]  Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 36.

[57]  Tran, supra, note 14, paragr. 4445.

[58]  Id., paragr. 4750.

[59]  Id., paragr. 50.

[60]  Ibid. [soulignements ajoutés].

[61]  Brosseau, supra, note 15, p. 318.

[62]  Tran, supra, note 14, paragr. 50.

[63]  Voir Loi modifiant diverses lois concernant principalement l’admission aux professions et la gouvernance du système professionnel, supra, note 5, art. 152154.

[64]  Id., art. 155.

[65]  Décision du Tribunal des professions, supra, note 2, paragr. 72, 75 et 89.

[66]  Voir à ce sujet Anne-Marie Boisvert et Pierre-André Côté, « Lapplication dans le temps de mesures pénalisantes destinées à protéger le public », (2018) 77 R. du B. 89, p. 113115.

[68]  Id., paragr. 4044.

[69]  Id., paragr. 4550.

[70]  Id., paragr. 5160.

[71]  Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.

[72]   R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, p. 561.

[73]  Id., paragr. 8991, 9495 et 9798.

[74]  Voir Id., paragr. 91.

[75]  Tran, supra, note 14, paragr. 50.

[76]  E. A. Driedger, supra, note 41, p. 198 [caractères gras ajoutés].

[77]  Code, supra, note 4, art. 161.0.1 al. 2.

[78]  Id., art. 161.0.1 al. 3.

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