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JJ 0304 |
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CANADA |
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PROVINCE DE Québec |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N°: |
500-05-063613-010 |
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DATE : |
13 octobre 2004 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
CAROLE JULIEN, J.C.S. |
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JACQUES FONTAINE |
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Demandeur |
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c. |
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SYNDICAT DES EMPLOYÉS DE MÉTIERS D'HYDRO-QUÉBEC (Section locale 1500) SCFP, FTQ, |
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Défendeur |
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JUGEMENT |
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[1] Le Syndicat des employés de métier d'Hydro-Québec, Section locale 1500 (le Syndicat) doit-il indemniser Jacques Fontaine (Fontaine), victime d'ostracisme au sein de son unité d'accréditation de 1994 à 1999 ?
[2] Fontaine réclame les dommages suivants :
a ) pertes salariales
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39 503,43 $ |
b ) honoraires extra-judiciaires de ses avocats avant l’institution des procédures |
2 709,37 $
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c ) préjudice moral :
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35 000,00 $ |
d ) dommages punitifs :
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[1]75,000,00 $ |
TOTAL : |
152 212,80 $ |
[3] Fontaine est à l'emploi d'Hydro-Québec depuis septembre 1974 au bureau régional de Thetford Mines, région administrative de Montmorency. Il a toujours occupé un poste syndiqué inclus à l'unité d'accréditation représentée par le Syndicat, sauf pour une période d’un an et trois mois, entre 1986 et 1988 et une autre, du 31 janvier 1994 au 14 juillet 1994. À ces deux occasions, il occupe temporairement des fonctions de contremaître. Autrement, jusqu'au 31 janvier 1994, il est monteur et chef-monteur dans un poste permanent.
[4] À compter du 14 juillet 1994, il vit des démêlés avec le Syndicat. Hydro-Québec tente une réinsertion dans un poste de monteur en janvier 1995. Cette assignation dure environ quatre semaines.
[5] En raison de l'opposition du Syndicat à sa réintégration dans son ancien poste, Fontaine est employé à des tâches diverses jusqu'en 1999. Après une assignation temporaire comme installateur au mesurage, il est finalement confirmé dans un poste permanent dans cette section après entente avec le Syndicat en 1999.
[6] Au moment du procès, Fontaine demeure à ce poste. Il est un employé syndiqué membre de l'unité d'accréditation représentée par le Syndicat.
[7] Depuis le début de son assignation temporaire comme contremaître le 31 janvier 1994, il a été rémunéré suivant le salaire de base versé aux chefs-monteurs, et ce, jusqu'en juillet 1999, lorsqu'il devient installateur au mesurage de façon permanente. Il est toutefois privé du surtemps disponible aux chefs-monteurs.
[8] Du 31 janvier 1994 au 14 juillet 1994, il reçoit, de plus, la prime prévue à l'article 35 de la convention collective (D-1). Ses cotisations syndicales ont toujours été prélevées sur sa rémunération.
[9] Entre 1994 et juillet 1999, le Syndicat estime que Fontaine n'est plus membre de l’unité d'accréditation en raison de la durée de l'assignation hors-unité dans un poste de contremaître entre janvier et juillet 1994. Cette assignation a duré plus de 90 jours ce qui contreviendrait à la convention collective (D-1).
[10] Le Syndicat est une association accréditée au sens du Code du travail. Il représente tous les employés de métier oeuvrant au sein d'Hydro-Québec partout au Québec.
[11] La structure organisationnelle du Syndicat apparaît à l'organigramme déposé sous D-3. Il suffit de savoir que l'instance principale regroupe le président provincial, le secrétaire général et les vice-présidents provinciaux représentant chacun une région. Le vice-président provincial agit également comme président régional.
[12] L'instance régionale est constituée du président ( vice-président provincial ), du secrétaire, du trésorier, du directeur des griefs, des responsables de comités, des directeurs de secteurs et des délégués.
[13] Entre 1994 et 1999, diverses personnes occupant des fonctions officielles au sein du Syndicat interviennent dans le dossier de Fontaine. Afin de faciliter la compréhension des faits, il convient de les identifier maintenant.
[14] Au niveau provincial, il s'agit de Jean-Luc Imbeault (Imbeault), vice-président provincial et président de la région Montmorency à laquelle appartient le secteur Thetford Mines. Imbeault deviendra président provincial en 1998 et sera remplacé par Guy Bureau ( Bureau ) comme président régional.
[15] Au niveau régional, outre le président Imbeault, les protagonistes dans le dossier Fontaine sont, le directeur de grief Dany Tanguay ( Tanguay ), le directeur du secteur Thetford, Daniel Hamel ( Hamel ) et les délégués Roch Leblond ( Leblond ) et Rock Gagné ( Gagné ).
[16] Hamel est à l'emploi d'Hydro-Québec depuis 1974. Il agit comme chef-monteur depuis 1980 à Thetford. Leblond est monteur de ligne à Thetford depuis 1983. Au moment du procès, il est devenu directeur syndical du secteur Thetford.
[17] Précisons que l'instance provinciale a ses bureaux à Montréal. L'instance régionale de Montmorency est établie à Québec. Le secteur Thetford regroupe environ 24 monteurs et chefs-monteurs. Environ 125 personnes travaillent chez Hydro-Québec au bureau de Thetford.
[18] Le Syndicat est affilié au Syndicat canadien de la Fonction publique (SCFP) mais jouit d'une existence autonome. Carol Guay ( Guay ) a exercé les fonctions de conseiller syndical délégué par le SCFP auprès du Syndicat à Québec pour toute la période pertinente au litige.
[19] Au plan provincial, Guay exerce diverses fonctions. Il intervient auprès du Syndicat en raison du conflit avec Fontaine. De plus, entre 1991 et 1994, il le représente dans le cadre d'une réclamation auprès de la CSST et de la CALP.
[20] Il est admis que le Syndicat est légalement responsable des faits et gestes de ses représentants notamment ceux posés par les représentants du secteur Thetford, Hamel, Leblond et Gagné[2].
[21] Afin de compléter le tableau des interlocuteurs concernés par le «cas» de Fontaine, il convient d'identifier les représentants d'Hydro-Québec saisis de ce conflit entre 1994 et 1999 et ayant témoigné.
[22] Ainsi, Raymond Champoux (Champoux) est directeur-réseau au bureau de Thetford Mines. Il est impliqué dans le dossier de Fontaine à compter de mars 1996. Il participe à la négociation de l'entente finale intervenue en 1999.
[23] Alain Maheux (Maheux) était monteur de ligne en Beauce jusqu'à son assignation intérimaire dans le poste de contremaître laissé vacant par Fontaine le 14 juillet 1994. Il y demeure à ce titre jusqu'en octobre 1994, lorsqu'il devient contremaître de façon permanente. Il sera le supérieur immédiat de Fontaine pendant sa réinsertion de quatre semaines en janvier 1995.
[24] Pendant 20 ans, jusqu'à son assignation temporaire comme contremaître le 31 janvier 1994, Fontaine possède un dossier impeccable au plan des relations de travail.
[25] Son employeur, ses collègues et son Syndicat n'ont aucun reproche à lui faire. Au contraire. Il a débuté dans ses fonctions chez Hydro-Québec à l'âge de 18 ans. Il mesure pleinement les avantages de travailler auprès de cet employeur. Fontaine est heureux dans son travail. C'est un homme actif. Il pratique de nombreux sports. Il est marié, père de trois fils. Tout va bien pour lui.
[26] À compter de 1994, son existence change complètement. Il vit un profond rejet de la part du groupe des monteurs.
[27] On ne lui parle plus. On l'ignore. On l'exclut. On ne veut plus travailler avec lui. L'hostilité est palpable. Il n'ose plus entrer dans la salle des monteurs. Parfois, d'ailleurs, la porte se ferme. On parle de lui agressivement. Il entend son nom à travers les murs et la porte close.
[28] Pour ce motif, Hydro-Québec l'assigne à des tâches solitaires. S'il doit agir, parfois, à proximité des monteurs, il ne doit pas s'approcher au-delà d'une certaine distance. Il n'est pas admis aux conversations qui se tiennent entre eux.
[29] Certains monteurs lui témoignent leur support, mais n'osent pas s'afficher en sa faveur ou lui parler en public. Ils craignent le regard de leurs collègues. Le climat est lourd. À chacune de ses tentatives pour intégrer un poste, Fontaine se heurte au refus du Syndicat.
[30] Fontaine accepte, pourtant, toutes les conditions qu'on lui impose pour récupérer un poste. Il se fait discret. Il craint par-dessus tout de ne plus travailler chez Hydro-Québec.
[31] Il ne veut pas s'aliéner davantage le Syndicat mais veut protéger ses droits. De même, il veut préserver sa relation avec son employeur tout en résistant à des mesures préjudiciables. Il marche sur une mince frontière.
[32] Pendant 5 ans, de 1994 à 1999, son comportement se modifie. Il perd confiance en lui. Se sent rejeté. Se referme. S'isole. Il perd ses amis, cesse la pratique de ses sports. À la maison, la vie familiale se dégrade. Il n'est présent à personne. Il ressasse sans cesse la situation à laquelle il est confronté au travail. Il devient intolérant et même violent verbalement.
[33] En 1998, son désespoir s'accroît. Le Syndicat loge un nouveau grief pour l'empêcher d'obtenir un poste dans la section du mesurage, au motif qu'il ne serait plus un syndiqué.
[34] Pourquoi tout cela s'est-il produit ?
* * *
[35] Le conflit débute à l'occasion de l'assignation temporaire de Fontaine comme contremaître intérimaire de janvier à juillet 1994. La preuve ne permet pas de connaître le détail des événements. Il est certain que les monteurs n'ont pas apprécié Fontaine dans ce rôle.
[36] Le 3 juin 1994, l'employeur confirme une rencontre patronale-syndicale avec Imbeault. Le sujet annoncé est : menace et intimidation par un contremaître. Il s'agit de Fontaine (P-21).
[37] Un matin de juin 1994, les monteurs refusent de travailler. Hamel appelle Imbeault en renfort. Guay est dépêché sur les lieux. Ils interviennent sans équivoque : l'arrêt de travail est illégal et il y a d'autres façons de régler le problème relié à Fontaine. Les monteurs sont passibles de sanctions disciplinaires. Finalement, ils retournent au travail.
[38] Les représentants syndicaux et patronaux discutent. Hydro-Québec retire Fontaine de son assignation de contremaître pendant quelques jours afin d'évaluer les plaintes portées.
[39] Au terme de cette vérification, l'employeur rétablit Fontaine dans son rôle de contremaître et distribue aux monteurs des sanctions disciplinaires (suspensions) en raison de leur arrêt de travail illégal.
[40] En juillet 1994, un trac est affiché à plusieurs endroits sur les lieux de travail. Il le restera pendant cinq mois. Il n'est pas signé autrement que par un renvoi général :
« Tes ex-confrères syndiqués monteurs de distribution suspendus de Thetford Mines …» (P-4)
[41] Ce trac identifie nommément Fontaine comme « syndiqué, local 1500, contremaître intérimaire ». Il dénonce les sanctions imposées aux monteurs suite à leur arrêt de travail illégal :
« Tout ça pour un petit baveux de Fontaine qui ayant passé une entrevue pour vérifier ses qualités de cadre a décidé de jouer au gros boss avant même d'être nommé officiellement contremaître ».
[…]
[42] Fontaine est interpellé et menacé de représailles :
« Fontaine nous espérons qu’Hydro te défendra devant la CALP […]. Fontaine trouve-toi un défenseur parce que nous allons demander à notre syndicat de t'exclure de nos rangs ».
( nos soulignements )
[43] Hamel, Leblond et Gagné disent ignorer qui est l'auteur de ce trac. Les monteurs, Réjean Benoit (Benoit) et Carl Martineau (Martineau), ne connaissent pas le rédacteur de cette dénonciation. Ils n'ont autorisé personne à écrire en leur nom. Fontaine lui-même ne peut en identifier l'auteur.
[44] Malgré l'anonymat de ce trac, le Syndicat tolère qu'il soit affiché sur ses babillards au travail. Le journal "Le 1500", bulletin provincial d'information appartenant au Syndicat, le publie[3] et l'accompagne d'une caricature (P-3).
[45] On y voit un contremaître vêtu de la tenue caractéristique de la Gestapo, les dents proéminentes. Il tient en laisse un chien menaçant. Il est à la poursuite de travailleurs syndiqués. Il est clair, en raison de la mise en page, que le contremaître en question est Fontaine.
[46] Cette «information syndicale» apparaît dans le numéro de juillet 1994. Le bulletin est distribué à tous les syndiqués de métier d'Hydro-Québec partout dans la province : « … nous allons demander à notre Syndicat d'exclure de nos rangs ce faux-syndiqué, il ne mérite plus ce titre (…) » ( nos soulignements ).
[47] Le 13 juillet 1994, Fontaine participe à une rencontre syndicale présidée par Imbeault en présence des monteurs. Il tente de se justifier. Le mécontentement persiste depuis sa réassignation en juin. Les monteurs refusent sa gestion. Ils ont gain de cause.
[48] Le lendemain, 14 juillet 1994, Hydro-Québec désassigne Fontaine. Il n'est plus contremaître intérimaire. L'employeur veut le retourner dans son poste chez les monteurs.
* * *
[49] Le Syndicat refuse. Selon lui, Fontaine ne fait plus partie de l'unité d'accréditation. En effet, le 26 mai 1994, le Syndicat a déposé un grief réclamant :
« que le poste vacant de […] Fontaine soit affiché, que tous nos droits et privilèges tels que prévus à la convention collective soient respectés ». (P-2)
[50] Ce grief est, selon Imbeault et Guay, « une première ». C'est la première fois qu'un syndiqué refuse de réintégrer son poste syndiqué après en avoir été requis par le Syndicat. Une telle démarche des représentants syndicaux s'inscrirait dans la foulée d'une sentence arbitrale rendue le 1er août 1991 par Me Francine Gauthier-Montplaisir (D-2).
[51] Le Tribunal reviendra plus loin sur le contenu de cette sentence arbitrale. Retenons, à ce stade, l'interprétation qui en est faite par Guay : un poste, libéré par un syndiqué assigné à un poste de cadre, devient vacant après l'expiration d'un délai de 90 jours suivant les articles 19.10 et 19.18 de la convention collective (D-1). Le titulaire absent ne peut revenir dans son poste après ce délai.
[52] Guay opine en ce sens auprès des directeurs de griefs (partie syndicale) en décembre 1991 ou janvier 1992. Il avise les responsables syndicaux de mettre en garde les syndiqués : s'ils désirent poursuivre leur assignation dans un poste hors-unité, ils doivent obligatoirement revenir à leur ancien poste, ne serait-ce qu'une journée, avant l'expiration du délai de 90 jours. Ils peuvent ensuite retourner à leur assignation hors de l'unité pour une autre période de 90 jours. À défaut, le syndiqué met son emploi et son statut en péril.
[53] Selon Guay et Imbeault, cette politique s'applique depuis 1992. Pourtant, c'est seulement en mars 1997, qu'elle fera l'objet d'une résolution formelle par le conseil exécutif provincial et sera publiée dans le Bulletin d'information syndicale (P-23) pour en aviser les travailleurs. La résolution prévoit :
« a) d'informer l'employeur de la position syndicale ;
b) d'informer les travailleurs par un trac spécial des conséquences légales de leurs assignations cadres ou spécialistes ;
c) de ne plus considérer comme syndiqués les employés assignés à de tels emplois à compter du 1er mai 1997 ;
d) d'informer que le Syndicat n'a plus aucune obligation envers les personnes en assignation de cadre ou spécialiste. »
[54] Le Bulletin précise : ne plus être syndiqué signifie ne plus avoir droit au surtemps (article 24) et cesser de cumuler la durée de service ou l’ancienneté. La prise de retraite et le fonds de pension ne sont toutefois aucunement affectés.
[55] Le Bulletin avertit les salariés : le Syndicat n'a plus aucune obligation légale envers les personnes assignées pour les défendre, notamment dans le cas de grief, de mesure disciplinaire, auprès de la CSST.
[56] En 1994, aucune publication semblable n'a été faite par le Syndicat. Aucune résolution n'a été adoptée en ce sens. Fontaine, lui-même, a déjà vécu un remplacement hors-unité pendant plus d'un an sans conséquence particulière. Un autre syndiqué, Alain Huppé ( Huppé ), a assuré l'intérim dans le même poste de contremaître pendant six mois, immédiatement avant Fontaine. Il a retrouvé son poste syndiqué ensuite. D'autres cas existent, et ce, après 1991 - 1992.
[57] Fontaine ignore tout de cette nouvelle politique, s'il en est une. D'ailleurs, contrairement à la solution préconisée par Guay, aucun représentant syndical n'a informé Fontaine de la menace qui pesait sur son poste en temps utile. Personne ne lui propose de le réintégrer au moins une journée pour continuer ensuite son assignation temporaire.
[58] C'est seulement en mai 1994, postérieurement à l'expiration du délai de 90 jours, qu’Hamel et Leblond avisent Fontaine de revenir dans son poste. Selon eux, il refuse. Fontaine nie avoir refusé. Il a demandé pourquoi il devrait quitter son assignation de contremaître prévue pour six mois. Il n'a jamais entendu parlé de cette politique. Selon Fontaine, la rencontre a lieu alors que le grief P-2 a déjà été déposé le 26 mai 1994.
[59] En juin 1994, Imbeault lui propose de retirer le grief P-2 s'il abandonne son assignation temporaire comme contremaître.
[60] Dès lors, cette politique devient le prétexte de toutes les mesures adoptées par le Syndicat contre Fontaine.
[61] Du 14 juillet 1994 au 10 juin 1999, le Syndicat traite Fontaine comme un non-syndiqué. Il n'est pas question de défendre ses intérêts, de le protéger ou d'intervenir en sa faveur. C'est du moins la position officielle du Syndicat telle qu'exprimée par Imbeault, Hamel, Leblond et Gagné.
[62] Ce point de vue du Syndicat met en péril le lien d'emploi de Fontaine auprès d'Hydro-Québec. En effet, le Syndicat représente tous les employés de métier chez Hydro-Québec, partout au Québec. Il est admis que Fontaine ne peut exercer un tel emploi s'il n'est pas membre du Syndicat.
[63] La menace d’exclusion annoncée, par le trac P-4 et le pamphlet publié à P-3, se concrétise dès le 18 juillet 1994.
[64] À cette date, Guay renie abruptement le mandat confié par Fontaine de le représenter auprès de la CALP (P-18). Guay écrit :
« (…) j'ai reçu ordre de ne pas le faire [vous représenter] en raison de certaines circonstances que vous connaissez très bien.
Je vous retourne donc ci-joint votre dossier complet (…) »
[65] Il n'a pas été possible de connaître la date prévue à ce moment pour l'audition par la CALP. Il est admis que cette date était proche, ce qui a obligé Fontaine à trouver un avocat et à obtenir une remise. La date fixée ensuite en novembre 1994 ne convenait pas à l'avocat de Fontaine, car il était retenu dans une autre affaire. La CALP a refusé une deuxième remise. Le recours a été rejeté (P-24).
[66] Guay n'a pas de regret. Selon lui, le dossier de Fontaine auprès de la CALP ne comportait aucun enjeu valable. Cette opinion paraît bien commode a posteriori. Elle est clairement incohérente avec les efforts déployés par les représentants syndicaux depuis l'ouverture du dossier en décembre 1990 :
a) préparation et audition du dossier auprès de la CSST ;
b) demande de conciliation en janvier 1992 (P-26) ;
c) contestation à la CALP ;
d) préparation du dossier devant la CALP (P-27).
[67] Notons qu'en février 1994 (P-27), alors que Fontaine est assigné temporairement à titre de contremaître, le Syndicat continue de le représenter auprès de la CALP, ce qui est incohérent avec la « politique » qui aurait été adoptée par le Syndicat en 1991 - 1992 et décrite à la résolution adoptée en 1997.
[68] L'« ordre » invoqué par Guay à sa lettre P-18 émanait d’Imbeault. La fin du mandat décidée unilatéralement par le Syndicat n'est précédée d'aucune explication, convocation, avis ou communication quelconques.
[69] Pendant ce temps, le Syndicat s'objecte au retour de Fontaine chez les monteurs. L'employeur voit ses efforts, en ce sens, contrés par la menace d'un arrêt de travail et d'un conflit majeur. Tout en lui conservant son salaire de chef-monteur, Hydro-Québec assigne Fontaine à d'autres tâches.
[70] Le 28 octobre 1994, le secrétaire général du Syndicat, Michel Bibeault ( Bibeault ), avise Fontaine de son exclusion (P-5) :
« (…) il est de notre intention d'aviser votre employeur de cesser de prélever vos cotisations syndicales et ce à partir du 11 novembre prochain.
Nous considérons que vous ne faites plus partie de notre unité d'accréditation syndicale étant donné que vous étiez en assignation de contremaître au secteur Thetford Mines durant plus de trois mois (…). »
[71] Cette décision unilatérale du Syndicat n'est précédée d'aucune conversation, explication ou démarche préalable après le 14 juillet 1994.
[72] À la même période, en octobre 1994, le « Journal le 1500 » publie, sous la signature d'Imbeault, une suite au trac publié en juillet 1994 (P-3). Il appert que le sort de Fontaine comme contremaître a été décidé par les travailleurs suite à une entente avec l'employeur : si après une rencontre entre « le contremaître » (l'article ne mentionne pas le nom de Fontaine) et les monteurs, ceux-ci maintenaient leur position de ne plus travailler avec lui, Hydro-Québec retirerait l'assignation temporaire « de ce cadre ». Ce qui fut fait. Imbeault remercie ensuite les monteurs de leur solidarité. Il remercie notamment Hamel et Leblond.
[73] Or, sur le terrain, non contents d'avoir décidé la désassignation de Fontaine, les monteurs et le Syndicat refusent ensuite son retour à son poste et le traitent comme un pestiféré. Les remerciements d'Imbeault et le comportement des officiers syndicaux constituent certainement une mesure de renforcement de cette attitude d'exclusion d'ailleurs cohérente avec la position officielle du Syndicat.
[74] Le 1er novembre 1994, Fontaine réagit par une mise en demeure (P-17) adressée par son avocat en réponse à la lettre de Bibeault (P-5). L'avocat conteste l'interprétation faite par le Syndicat quant aux conséquences de l'assignation hors-unité pendant plus de trois mois. Il affirme le droit de Fontaine de réintégrer son ancien emploi et les démarches, en ce sens, entreprises avec l'employeur. Il n'écarte pas la possibilité d'un grief contre l'employeur.
[75] Or, Hydro-Québec a toujours été d'accord pour réintégrer Fontaine. Après discussion avec Imbeault et Guay, l'employeur et le Syndicat concluent une lettre d'entente visant une tentative de réintégration chez les monteurs (P-6). Cette entente impose des conditions sévères à Fontaine qui les accepte sans discuter :
a) il réintègre un poste de monteur et non chef-monteur ;
b) la réintégration est conditionnelle à une période de probation non précisée mais prenant fin seulement sur accord de l'employeur et du Syndicat ;
c) il ne peut agir comme chef-monteur ou contremaître intérimaire ni postuler un poste de contremaître ;
d) la période de probation fera l'objet d'un suivi paritaire hebdomadaire ou à la demande d'une partie.
[76] Les parties sursoient aux délais prévus à la convention collective à l'égard du grief (P-2).
[77] Le Syndicat réunit les monteurs. Imbeault et Guay insistent pour l'acceptation de l'entente P-6. Hamel et Leblond n'ont pas été impliqués dans cette négociation.
[78] Imbeault et Guay demandent s'il y a des volontaires pour travailler avec Fontaine dans le cadre de l'entente P-6. Hamel et Leblond ne sont pas volontaires. Deux chefs-monteurs, dont Benoit, se proposent.
[79] L'entente durera un mois. La preuve est unanime. L'employeur, les collègues entendus, même les représentants syndicaux, dont Hamel, affirment que Fontaine s'est conformé à l'entente. On ne lui fait aucun reproche sur son travail ou son comportement. Selon Fontaine, au moins la moitié des monteurs acceptaient de travailler avec lui.
[80] Quatre irréductibles dont Hamel et Leblond s'y refusaient et refusent encore aujourd'hui de lui parler.
[81] Lors d'une réunion convoquée et dirigée par Hamel et Leblond pour traiter d'autres sujets, un monteur s'objecte à la présence de Fontaine. Il refuse de travailler éventuellement avec lui. Hamel et Leblond refusent de prendre position pour éviter « d'influencer » les monteurs.
[82] Selon Benoit et un monteur, Martineau, quatre ou cinq monteurs dont Hamel « chauffent le salle » et les autres se taisent. Martineau affirme qu'« il fallait être fait fort pour se lever et s'opposer ».
[83] Benoit et Martineau estiment que Fontaine n'était pas un bon contremaître. Toutefois, ils ont toujours été prêts à travailler avec lui chez les monteurs. Selon Martineau, Fontaine était « au sommet de son art comme monteur. »
[84] Selon Benoit et Martineau, les réunions pour discuter du cas de Fontaine « étaient convoquées sur la gueule par Leblond et Hamel » (Martineau). Fontaine n'était pas invité ni admis dans la salle des monteurs.
[85] Le climat était très tendu. Le Syndicat cherchait à se débarrasser de lui complètement. Martineau ne pouvait s'empêcher de penser « qu'il ne faudrait pas que ça m'arrive. »
[86] Selon Benoit, de 1996 à 1999, le climat est très lourd « si on dit quelque chose de positif » sur Fontaine.
[87] Le Tribunal croit la version de Benoit et Martineau. Ils ont témoigné sans détour, sobrement et clairement. Ils n'ont aucun intérêt personnel dans cette cause. Au contraire, il faut saluer leur courage puisqu'ils sont toujours dans leurs fonctions au secteur Thetford et membres du Syndicat avec Leblond comme représentant syndical.
[88] La crédibilité de Hamel et Leblond est amoindrie par l'imprécision et les contradictions. Hamel ne se souvient pas de réunions dans la salle des monteurs. Hamel exagère grossièrement lorsqu'il affirme que tous les monteurs refusent de travailler avec Fontaine après sa désassignation comme contremaître. Il est complaisant envers les débordements dont Fontaine est victime.
[89] Il tolère l'affichage d'un trac dont il ignore l'origine. Par son silence et son attitude, il approuve tacitement, mais clairement le comportement abusif de certains monteurs contre Fontaine. Le Tribunal est convaincu qu'il encourage ainsi l'exclusion et l'ostracisme contre Fontaine.
[90] Après l'échec de cette réintégration au printemps 1995, Hydro-Québec assigne Fontaine à d'autres tâches.
[91] En mars 1996, l'employeur le dirige vers un poste temporaire auprès de l'équipe de mesurage. Le Syndicat dépose un grief contre cette affectation, car il s'agit d'un emploi syndiqué et que Fontaine a été exclu de l'unité d'accréditation. À une autre occasion, un poste devient disponible dans la région de Beauport, mais les syndiqués de cette région refusent la présence de Fontaine. Ce refus repose sur le mécontentement syndical véhiculé à son égard.
[92] Le 21 novembre 1996, Hydro-Québec déclare Fontaine « sans poste spécifique » et lui décerne le statut d' « employé excédentaire » (P-7), et ce, pour des motifs « administratifs ». L'employeur veut entreprendre toutes les démarches conduisant à une « réaffectation sur un poste permanent ».
[93] Le 17 décembre 1996, Fontaine exige le dépôt d'un grief par le Syndicat contre cette mesure (P-8). Il veut conserver son statut d'employé permanent, son poste et son emploi.
[94] Le 20 décembre 1996, le Syndicat dépose un grief en faveur de Fontaine, compte tenu que le litige relié au grief P-2 n'a pas été décidé (P-8). Le Syndicat maintient sa position : Fontaine est exclu de l'unité d'accréditation et il n'a pas à le représenter.
[95] Le grief est d'abord refusé par l'employeur et ensuite accueilli. Le 24 janvier 1997, Fontaine n'est plus considéré comme un employé ayant un statut excédentaire (P-8).
[96] En mai 1998, Fontaine confie à son avocate actuelle le mandat de régler ce conflit qui perdure. Le 25 mai 1998, elle met en demeure le Syndicat « de faire le nécessaire en vertu de la convention collective » afin que son client soit réintégré dans ses fonctions. Selon elle :
« Le fait de ne point intégrer notre client dans son poste de chef-monteur de ligne bien que ce titre lui revienne et qu'il ait le salaire afférent à ce poste, équivaut à une sanction ou, à tout le moins, à une rétrogradation. Notre client est justifié d'être réintégré dans son poste de chef-monteur de ligne. » (P-10)
[97] En juillet 1998, un poste permanent se libère au département de mesurage. L'employeur est convaincu que le Syndicat a tort sur le grief P-2 et qu'il devra envisager la réintégration de Fontaine chez les monteurs. Il déclare à nouveau Fontaine « employé excédentaire » (P-9) et l'assigne au poste vacant où il est bien accueilli.
[98] Le 6 juillet, le président-directeur général d'Hydro-Québec, André Caillé ( Caillé ), écrit à l'avocate de Fontaine. L'employeur a convoqué une rencontre avec le Syndicat qui refuse toujours le retour de Fontaine chez les monteurs (P-9).
[99] Le 16 juillet 1998, le Syndicat dépose un grief dénonçant les mesures adoptées par l'employeur pour l'assigner à l'équipe de mesurage. Il réitère que Fontaine est exclu de l'unité d'accréditation (P-9).
[100] Au printemps 1999, l'avocate de Fontaine est avisée par l'employeur que le grief P-2 sera entendu par l'arbitre le 3 mai 1999. Elle intervient et réclame que son client soit reconnu « partie » et soit représenté par un avocat indépendant vu l'intérêt distinct qui l'oppose au Syndicat (P-12).
[101] Avant l'audition, les parties règlent tous les griefs concernant Fontaine (P-12). Il conserve ainsi le poste d'installateur-mesurage occupé depuis le 3 juillet 1998. Le Syndicat se désiste des quatre griefs logés à son égard.
[102] En contrepartie, le Syndicat obtient le règlement de griefs concernant d'autres employés.
[103] Le 10 octobre 2000, Fontaine met en demeure le Syndicat de l'indemniser suite à la « guerre sans merci » dont il a été victime (P-16). Cette guerre livrée par le Syndicat comporte des gestes de pression, intimidation, discrimination, salissage, dénigrement, exclusion et des manquements au devoir de représentation.
* * *
[104] En marge de la position officielle du Syndicat, Imbeault et Guay disent avoir protégé les intérêts de Fontaine.
[105] Ils ont d'abord négocié l'entente de réintégration en 1994-95 (P-6). Ils ont ensuite discuté avec l'employeur, dont une fois secrètement, afin de convenir de la protection à accorder à Fontaine : l'employeur le « laisserait flotter » jusqu'à ce que le temps calme les esprits.
[106] Imbeault se fiait à la version de Hamel et Leblond quant aux faits rapportés contre Fontaine. Aucune vérification n'a été faite par lui, sur les circonstances de l'échec de l'entente P-6 ni sur le bien-fondé des comportements adoptés par les travailleurs contre Fontaine entre 1994 et 1999. Il a retenu que les monteurs, à l'unanimité, refusaient de travailler avec lui et a représenté à l'employeur qu'un conflit majeur résulterait d'une réintégration forcée. Nous savons que la moitié des monteurs étaient prêts à travailler avec Fontaine.
[107] Imbeault et Guay ont adopté un point de vue pragmatique afin de donner satisfaction aux monteurs les plus irréductibles dont Leblond et Hamel, tout en évitant le pire pour Fontaine.
[108] Au moment de l'entente finale en 1999, ils ont convoqué les monteurs pour les en aviser, mais sans requérir leur consentement. L’entente fut imposée.
[109] Le Syndicat est une personne morale. Il peut être poursuivi personnellement pour ses actes fautifs et ceux commis par ses membres[4].
[110] Il est responsable du tort causé par des actes illégaux de ses dirigeants et par la diffamation[5].
[111] Il faut distinguer deux niveaux de responsabilité selon les gestes posés.
[112] L'obligation de représentation du Syndicat à l'égard d'un membre est prévue à l'article 47.2 du Code du travail :
47.2. Une association accréditée ne doit pas agir de mauvaise foi ou de manière arbitraire ou discriminatoire, ni faire preuve de négligence grave à l'endroit des salariés compris dans une unité de négociation qu'elle représente, peu importe qu'ils soient ses membres ou non. »
1977, c. 41, a. 28.
[113] Les enseignements de la Cour suprême, dans l'arrêt La Guilde de la marine marchande du Canada et Guy Gagnon et al.[6], sont généralement cités afin de préciser l'étendue, et les conditions de cette obligation légale de représentation :
« De la jurisprudence et de la doctrine consultées se dégagent les principes suivants, en ce qui touche le devoir de représentation d'un syndicat relativement à un grief :
1. Le pouvoir exclusif reconnu à un syndicat d'agir à titre de porte-parole des employés faisant partie d'une unité de négociation comporte en contrepartie l'obligation de la part du syndicat d'une juste représentation de tous les salariés compris dans l'unité.
2. Lorsque, comme en l'espèce et comme c'est généralement le cas, le droit de porter un grief à l'arbitrage est réservé au syndicat, le salarié n'a pas un droit absolu à l'arbitrage et le syndicat jouit d'une discrétion appréciable.
3. Cette discrétion doit être exercée de bonne foi, de façon objective et honnête, après une étude sérieuse du grief et du dossier, tout en tenant compte de l'importance du grief et des conséquences pour le salarié, d'une part, et des intérêts légitimes du syndicat d'autre part
4. La décision du syndicat ne doit pas être arbitraire, capricieuse, discriminatoire, ni abusive.
5. La représentation par le syndicat doit être juste, réelle et non pas seulement apparente, faite avec intégrité et compétence, sans négligence grave ou majeure, et sans hostilité envers le salarié. »
[114] En 1993, la Cour d'appel précisait[7] :
« Issu de l'accréditation, le pouvoir légal et exclusif de représentation conféré au syndicat l'obligeait en contrepartie à négocier et à administrer la convention collective pour le compte de tous les salariés, et ce, avec diligence et bonne foi. Le défaut d'une association accréditée de se conformer à son devoir de représentation juste et équitable pouvait engager sa responsabilité civile selon les principes de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle.
Jusqu'à l'avènement de l'article 47.2 du Code du travail québécois, le caractère obligatoire de l'accréditation conférée à une association accréditée par l'autorité publique et, en corollaire, l'important monopole de représentation qui en découle constituaient les principales assises légales de ce devoir de représentation.
Lors de l'adoption de l'article 47.2, le législateur n'a pas créé un droit nouveau en faveur des salariés. Il n'a pas changé le contenu de cette obligation d'origine strictement légale. Il a toutefois défini plus clairement les différents paramètres du devoir de juste et égale représentation. Ainsi, le législateur a précisé que les tribunaux devront mesurer, ce qui est inhabituel en matière civile, la gravité de la négligence afin de ne retenir que celle qui est grave. »
( nos soulignements )
[115] Le Code du travail prévoit un recours exclusif au Tribunal du travail aux articles 47.3 à 47.6 pour le salarié victime d'un renvoi ou d'une sanction disciplinaire si le Syndicat a manqué à son devoir de juste représentation.
[116] Dans les autres cas, comme en l'espèce, le salarié peut s'adresser aux tribunaux de droit commun[8] :
« Dans tous les cas où le recours exclusif au Tribunal du travail n'est pas ouvert ou n'offre pas un redressement auquel un salarié peut prétendre, c'est au tribunal de droit commun que doit s'adresser le salarié pour sanctionner le défaut de son syndicat de le représenter avec diligence, bonne foi et sans aucune discrimination.
Si le défaut reproché est un manquement au devoir de représentation de l'association accréditée à l'occasion de l'établissement ou encore de l'interprétation et de l'application de la convention collective, la responsabilité de l'association accréditée ne peut être engagée que sur le plan délictuel ou quasi délictuel, car il s'agit de la violation d'un devoir ou d'une obligation d'origine légale. »
( nos soulignements )
[117] Ce recours est soumis à la prescription prévue au Code civil du Québec.[9]. La faute liée à l'obligation de représentation implique la notion de mauvaise foi, d'arbitraire, de discrimination et de négligence grave. La « mauvaise foi » comporte un élément intentionnel de nuire. L' « arbitraire » vise un comportement sommaire ou aveugle compte tenu des circonstances s’écartant de facteurs objectifs ou raisonnables d'agir.[10]
[118] D’autre part, l'auteur Robert P. Gagnon explique le concept de « négligence grave »[11] :
« Reste la notion de négligence grave, faute par omission ou maladresse, dont les caractères sont beaucoup plus délicats à identifier, ainsi que le révèle l'examen de la jurisprudence. On peut d'abord dire que l'obligation légale du syndicat accrédité n'en est pas une de la meilleure compétence dans l'exercice de sa fonction de représentation. Il serait aussi irréaliste qu'inopportun d'imposer aux représentants syndicaux que leurs décisions et leurs actes soient conformes aux plus hautes normes de compétence professionnelle en la matière. Les erreurs commises de bonne foi et qui ne peuvent être qualifiées de fautes grossières ou caractérisées ne sont normalement pas assimilables à la négligence grave. La représentation syndicale doit cependant refléter des connaissances et une habilité normales, d'un point de vue objectif et indépendamment des personnes en cause. »
( nos soulignements )
[119] La preuve est claire et sans ambiguïté : tous les gestes d'exclusion posés envers Fontaine entre juillet 1994 et 1999 reposent sur l'interprétation faite par le Syndicat de l'article 19.18 prévu à la convention collective. Guay a étendu la portée de cette disposition à la lumière de la décision arbitrale de Me Francine Gauthier-Montplaisir rendue le 1er août 1991 (D-2).
[120] Cette décision concerne une assignation temporaire d'une durée initialement prévue « d'environ 1 an » (p. 3) d'un employé syndiqué dans un poste hors-unité. Dans les faits, cette assignation se poursuit depuis deux ans au moment de la décision (D-2).
[121] L'arbitre décide que selon l'article 19.18, l'employé nommé à un emploi non régi par une convention collective du SCFP et qui n'est pas finalement confirmé dans cet emploi après un maximum de 91 jours est retourné à son ancien emploi s'il existe (p. 17). L'article 19.18 se lit ainsi :
« 19.18 L'employé nommé à un emploi non régi par une convention collective du S.C.F.P. et qui n'est pas finalement confirmé dans cet emploi après un maximum de quatre-vingt-onze (91) jours est retourné à son ancien emploi s'il existe, sinon les dispositions du paragraphe 19.20 ou celles de l'article 32 - « Sécurité d'emploi », selon le cas, s'appliquent. »
[122] En vertu de l'article 19.10 G), tout poste laissé par un employé ne peut être considéré comme un poste vacant tant que celui-ci n'est pas confirmé dans un nouvel emploi (p. 17) :
« 19.10 Ne sont pas considérés comme postes vacants au sens de cet article, les postes « vacants » par suite :
A) de maladie, à l'exception du poste de l'employé dont l'absence est compensée en vertu du Régime d'assurance salaire en cas d'invalidité de longue durée ;
B) d'accident de travail ;
C) de vacances ;
D) de congé autorisé ;
de même que :
E) tout poste « vacant » d'une durée n'excédant pas trois (3) mois ;
F) tout poste d'une durée maximale de douze (12) mois normalement rempli par un employé de statut temporaire. La durée des postes dont l'existence dépend directement des chantiers de construction et de ceux dans le cadre de projets spéciaux, normalement remplis par des employés de statut temporaire, peut excéder cette limite de douze (12) mois ;
G) tout poste laissé par un employé tant qu'il n'est pas confirmé dans son nouvel emploi ; »
H) tout poste transféré avec son titulaire d'une unité administrative à une autre ;
I) tout poste laissé vacant par un employé qui s'est prévalu d'un congé sans traitement pris en vertu de l'appendice I « Droits parentaux » ;
J) tout poste laissé par un employé qui obtient un transfert tant que la période prévue au paragraphe 19.17 C) n'est pas terminée ;
K) tout poste laissé vacant par un employé assigné temporairement à des activités internationales d'Hydro-Québec ;
L) tout poste laissé vacant par un employé qui s'est prévalu d'un congé en vertu de la lettre d'entente no 15 - « Régime de congé à traitement différé ».
( nos soulignements )
[123] Selon l’arbitre Gauthier-Montplaisir, l'article 19.10 G) en concordance avec les articles 19.17 et 19.18 ne peut viser que les nominations permanentes et non les assignations temporaires. Tel est le cas si le salarié est susceptible d'être confirmé dans le poste cadre (p. 19).
[124] Cependant, au sens de la convention collective, il n'y a pas d'assignation temporaire autrement que dans les cas prévus à l'article 19.10. Un salarié régi par la convention collective peut être affecté au remplacement d'un employé cadre et voir son poste considéré non vacant seulement si un tel remplacement se produit pour l'un des motifs prévus à la clause 19.10 (p. 23).
[125] L'employeur peut créer un poste de cadre pour une durée temporaire fixée par lui. Il ne peut pas considérer que les remplacements qui s'ensuivent seraient forcément temporaires (p. 25). C'est la convention collective qui encadre la conduite à suivre à cet égard (p. 25).
[126] Si le remplacement ne découle pas d'un motif prévu à l'article 19.10, le poste laissé suite à l'assignation temporaire comme cadre devient un poste considéré vacant au sens de l'article 19. Il doit être attribué selon l'article 19.12 de la convention collective si l'employeur décide de le combler, c'est-à-dire dans les trois mois « du moment où il décide de remplir le poste » (p. 25).
[127] Le 21 novembre 2000, la décision D-2 fait l'objet de commentaires par l'arbitre Germain Jutras[12] :
« Je conviens aisément que l'interprétation de certains cas prévus à l'article 19.10 n'est pas facile : les parties ont soulevé en cours d'argumentation divers problèmes d'interprétation pouvant être posés par quelques autres sous-paragraphes de l'article 19.10, sur lesquels cependant il ne m'est pas nécessaire de me prononcer pour disposer du présent grief.
Je vois beaucoup d'analogie entre le présent cas et celui dont était saisi Me Francine Gauthier-Montplaisir : celle-ci a d'abord émis le principe que l'assignation temporaire d'un employé à un autre poste n'entraîne pas nécessairement la vacance de son premier poste au sens de l'article 19.10 de la convention collective ; cependant, après cet énoncé, elle nuance sa position et établit que ce n'est que dans certains cas d'assignation temporaire prévus expressément par l'article 19.10 que le poste délaissé ne peut être dit vacant. Puis, ayant constaté que M. Carle ayant été assigné temporairement à un poste de cadre, assignation qui était dite temporaire, mais qui a duré au moins deux (2) ans, il s'ensuivait que le poste délaissé par M. Carle en était un qui devait être considéré vacant au sens de l'article 19 et qu'en conséquence, il s'agissait d'un poste qui devait être attribué selon la procédure prévue à l'article 19.12 si l'employeur décidait de le remplir (voir page 25 de la sentence).
Le cas de M. Bisson est donc assimilable au cas de M. Carle : M. Bisson a été assigné temporairement à un poste pendant plus de trois ( 3 ) ans ; le poste qu’il a délaissé est donc devenu vacant après trois ( 3 ) mois. »
[128] Il n'est pas nécessaire d'analyser en profondeur la décision D-2. Le grief P-2 ayant été réglé entre les parties, il n'est pas possible de savoir ce qu'aurait décidé l'arbitre saisi de ce conflit.
[129] Il suffit de voir que l'interprétation offerte par le Syndicat n'était pas, au départ, en 1991 - 1992, déraisonnable ou formulée avec mauvaise foi dans le but de nuire à Fontaine. Elle est bien antérieure à la dispute survenue entre ce dernier et les monteurs.
[130] Si l'interprétation formulée par Guay, en 1991-1992, ne peut constituer en soi une faute reprochable au Syndicat dans le cadre de son obligation de représentation, il faut toutefois conclure différemment quant à l'utilisation qui en est faite par Hamel et Leblond à compter de mai 1994 pour les motifs suivants :
a) aucune information sur cette interprétation n'est transmise aux salariés avant 1997 ;
b) aucune résolution du Syndicat officialisant la politique appliquée à l'égard de l'article 19.18 n'est adoptée avant 1997 ;
c) aucune mesure de protection efficace et cohérente n'est mise en place à compter de 1991 - 1992 afin de préserver les droits des salariés assignés temporairement à des postes hors-unité et ce, dès le moment de cette assignation, et ce, malgré la recommandation de Guay en ce sens ;
d) l'incohérence et l'imprécision président à la démarche du Syndicat au cas par cas dans l'application et l'interprétation de l'article 19.18 de la convention collective ;
e) entre 1992 et 1994, des salariés syndiqués ont accepté des assignations temporaires hors-unité pour des périodes de plus de trois mois sans que leur statut ou poste ne soit menacé, ce qui a pu induire les syndiqués en erreur sur l’étendue de leurs droits ;
f) aucun grief n'a été déposé en application de l'article 19.18 avant celui concernant Fontaine.
[131] Ces aspects relèvent d'un comportement gravement négligent surtout en considération des conséquences importantes pour les salariés concernés.
[132] C'est d'ailleurs le Syndicat lui-même qui ajoute à la gravité de ces conséquences. Non seulement le salarié risque de perdre son poste, mais de plus, il perdrait le statut d'employé syndiqué . S'il n'est pas éventuellement confirmé dans un poste hors-unité, il compromet son lien d'emploi ce qui constitue la mesure la plus néfaste pour un employé.
[133] Le Tribunal n'a pas à décider si cette interprétation est fondée. Cette décision relèvera d'un arbitre éventuellement saisi d'un grief sur ce point. Il suffit de constater que si l'interprétation du Syndicat était fondée, elle commanderait une mesure d'information et de protection d'autant plus exigeante en faveur des salariés, et ce, depuis 1991 - 1992.
[134] Or, dans les faits, le Syndicat a lamentablement failli à son obligation de représentation envers Fontaine :
a) en omettant de l'informer de l'interprétation de la décision D-2 avant ou au moment de son assignation temporaire en février 1994 ;
b) en l'avisant de son interprétation de la décision D-2 alors que le délai de 90 jours est expiré et que son statut est devenu précaire ;
c) en omettant de l'informer avant l'expiration du délai de 90 jours de la possibilité de continuer son assignation temporaire pour une durée additionnelle de 90 jours s'il occupe son poste laissé vacant ne serait-ce qu'une journée avant l'expiration du premier délai de 90 jours ;
d) en s'en remettant à une demande informelle et à des informations verbales de Hamel et Leblond rendant ainsi le salarié vulnérable dans la démonstration des renseignements transmis alors que l'importance des conséquences aurait commandé une démarche formelle, normalement compétente et rigoureuse.
[135] La persistance du Syndicat, à imposer à Fontaine les conséquences de sa propre incurie à l'informer et le représenter valablement et en temps utile dans le contexte de son assignation temporaire hors-unité, ajoute à la faute.
[136] Fontaine se retrouve alors dans une situation paradoxale. Il paie ses cotisations syndicales depuis plus de 20 ans. Il est membre du Syndicat depuis tout ce temps. Personne n'a de reproche à lui faire. Le Syndicat exige l'application de la sanction la plus sévère consistant à son exclusion de l'unité et ce, après avoir gravement failli à l'informer et à le représenter adéquatement dans l’interprétation de la convention collective.
[137] Le Syndicat persistera dans cette voie pendant les délais d’instance sur le grief P-2 et Fontaine doit alors se tourner vers l'employeur pour se protéger d'une perte d'emploi. C'est Hydro-Québec qui, entre 1994 et 1999, manœuvre pour lui conserver son lien d'emploi. Le Syndicat reproche aujourd'hui à Fontaine de ne pas avoir déposé davantage de griefs contre son employeur afin de réagir à l'ostracisme de ses collègues syndiqués opposés à la réintégration souhaitée, d'autre part, par l'employeur.
[138] Tout ceci oblige à conclure à la grave négligence du Syndicat dans son obligation de représentation envers Fontaine.
[139] Mais il y a plus.
[140] La démarche du Syndicat, en mai 1994, était certainement opportuniste. Il s’agit d’une stratégie afin d’évincer Fontaine de son poste de contremaître vu le mécontentement justifié ou non des monteurs. La « politique » du Syndicat fondée sur l'interprétation fournie par Guay en 1991-1992 suite à la décision D-2 est devenue un prétexte commode pour convaincre Fontaine de laisser volontairement son poste de contremaître.
[141] C'est sans doute le motif pour lequel il n'a jamais été question de cette « politique » auparavant et que Hamel et Leblond n'ont jamais avisé Fontaine de la possibilité de protéger son poste de chef-monteur en y revenant pour une courte période.
[142] Le troc proposé par Imbeault en juin 1994 confirme cette possibilité : Fontaine abandonne son assignation temporaire et il peut retrouver son poste vacant même si le délai de 90 jours est expiré. Il est ainsi à la merci de la volonté du Syndicat.
[143] Cette attitude est arbitraire et discriminatoire. Il ne s'agit pas de promouvoir une interprétation adéquate de la convention collective de façon transparente et honnête chacun décidant en pleine connaissance de ses droits.
[144] Il s'agit d'un détournement des principes de la convention collective dans une application discrétionnaire fondée sur la mésinformation d'un salarié par son instance syndicale. Celle-ci utilise ces dispositions pour évincer un contremaître qui ne lui convient pas et non pour assurer une application valable et uniforme de la convention collective.
[145] Le Tribunal est convaincu que Fontaine aurait retrouvé son poste de chef-monteur s'il avait accepté le marché proposé par Hamel en mai 1994, et Imbeault en juin 1994. Vu l'incongruité de la position syndicale en regard des pratiques habituelles, Fontaine a refusé. Il a ensuite payé le prix de ce refus jusqu'à l'échéance liée à l'audition du grief P-2. C’est seulement alors qu’Imbeault et Guay ont imposé aux monteurs un règlement du dossier. Ils affirment qu'ils en étaient incapables auparavant. Le Tribunal ne les croit pas.
[146] Fontaine a servi d'exemple. D'ailleurs, Benoit et Martineau sont devenus très sensibilisés à ne pas se retrouver dans la même situation. C'est sans doute le cas des monteurs et autres syndiqués.
[147] Il s'agit ici d'une utilisation de la convention collective faite de mauvaise foi, de façon arbitraire et discriminatoire, ou à tout le moins, d'une attitude relevant de la négligence grave.
[148] Fontaine a été victime de dénigrement, de diffamation et d'ostracisme par des collègues monteurs avec l’accord du Syndicat ou du moins de Leblond, Hamel et Gagné dans leurs fonctions au sein du Syndicat.
[149] Ces attitudes constituent les différentes facettes du harcèlement moral dont Fontaine a été victime. Ce harcèlement constitue une atteinte à sa dignité et à sa réputation.
[150] Afin de préserver son lien d'emploi entre 1994 et 1999, il a dû se soumettre à des conditions humiliantes totalement injustifiées. Par exemple, lorsqu'il devait se tenir à l'écart des monteurs et maintenir en tout temps une distance imposée par eux ; ou lorsqu'il devait éviter la salle des monteurs en raison de la froideur et de l'hostilité dont il était l'objet ; ou encore lorsque le trac P-4 a été affiché sur les lieux de travail pendant 5 mois et donc pour une longue période après sa désassignation comme contremaître. Ce trac, par son contenu, le livrait à la vindicte des autres syndiqués sans aucune autre justification que de lui nuire, puisque l’objectif initial était atteint.
[151] Le caractère anonyme de ce trac ajoute un élément de lâcheté et de déloyauté. Il rendait impossible pour Fontaine de se défendre en s'adressant à son auteur. En le tolérant sur ses babillards, le Syndicat faisait siens les propos et les risques associés au préjudice causé à Fontaine.
[152] La publication de ce trac anonyme dans les pages du journal syndical en juillet 1994 constitue une faute pour le même motif. Même un contremaître a droit à sa dignité et à sa réputation. Si les syndiqués ont le droit de s'exprimer, ils doivent signer leur texte et assumer la possibilité que la personne visée exerce ses recours.
[153] Le harcèlement psychologique est un problème de santé et de sécurité reconnu[13].
[154] La Loi sur les normes du travail a d’ailleurs été modifiée afin de parer à ce type d’atteinte[14].
[155] Les faits de la présente affaire sont antérieurs à cette modification législative. Toutefois, la définition de ce concept et les conséquences du harcèlement psychologique ont été élaborés avant l’adoption de ces nouvelles dispositions.
[156] Le Dictionnaire canadien des relations du travail[15] définit le harcèlement comme étant «la répétition incessante de paroles et d'actes importuns». Le Petit Robert[16], quant à lui, estime que c'est l'action de «soumettre sans répit à de petites attaques réitérés». Pour sa part, le Petit Larousse illustré[17] considère le harcèlement comme étant le fait de se «soumettre à des attaques incessantes, harceler l'ennemi, tourmenter avec obstination; soumettre à des critiques, à des moqueries répétées».
[157] Suivant les études déjà mentionnées, les manifestations du harcèlement psychologique peuvent prendre diverses formes dont celles d’une persécution, d’une guerre d’usure caractérisée par une attitude négative visant à empêcher la victime de s’exprimer, à l’isoler, la discréditer ou la déconsidérer. Il s’agit d’un processus destructif, d’un enchaînement de propos ou gestes hostiles, souvent répétitifs, infligeant une souffrance durable, systématique ou répétitive et portant atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique d’une personne.
[158] Il peut s’agir de gestes considérés anodins si pris isolément, mais dont le caractère répétitif mine à plus long terme la confiance, la crédibilité, la qualité du milieu du travail, parfois de façon permanente.
[159] Il peut s’agir d’un seul élément de conduite dont la gravité produirait les mêmes atteintes. Il peut être le fait d’un supérieur hiérarchique ou de collègues.
[160] Selon la jurisprudence, il s’agit d’une conduite à caractère vexatoire. Cette conduite humilie, offense, blesse l’amour-propre, cause un tourment moral et entraîne pour la victime des conditions de travail défavorables[18].
[161] Il s’agira souvent d’actes répétitifs, c’est-à-dire, selon la Cour d’appel, ayant un caractère de continuité démontrable par l’effet des préjudices résultant d’une conduite déviante et persistante[19].
[162] Toutefois, le caractère répétitif n’est pas une condition absolue à la notion de harcèlement lié au milieu de travail en raison du contexte de captivité et de dépendance de l’employé[20].
[163] Le milieu de travail devient ainsi menaçant, hostile, offensant. Le lien de dépendance, associé au statut d’une personne subordonnée, crée chez-elle un climat psychologique ambiguë, malsain, équivoque, persistant, inquiétant[21].
[164] L’atteinte touche à la dignité ou l’intégrité psychologique ou physique du salarié. Il s’agit d’une atteinte aux droits protégés par les articles 1 , 4 et 46 de la Charte des droits et libertés de la personne[22].
[165] Selon la Cour suprême dans l’arrêt Law[23], la dignité humaine est bafouée lorsque des personnes sont marginalisées, mises de côté, dévalorisées.
[166] Le concept d’intégrité implique l’existence de séquelles liées à l’équilibre physique, psychologique ou émotifs[24]. L’intégrité est touchée lorsque l’atteinte « aura laissé la victime moins complète ou moins intacte qu’elle ne l’était auparavant »[25].
[167] Le caractère acceptable ou inacceptable d’une conduite harcelante est établi suivant la norme du seuil de tolérance d’une personne raisonnable[26].
[168] Le Tribunal conclut à un harcèlement psychologique, variable en intensité et dans ses modalités, mais continu entre 1994 et 1999 par un groupe de monteurs sous l’égide des représentants locaux du Syndicat envers Fontaine.
LA PRESCRIPTION
[169] Le second alinéa de l'article 2880 du Code civil du Québec fixe le point de départ de la prescription extinctive au jour où le droit d'action a pris naissance.
[170] Toutefois, l'article 2926 du même code prévoit que:
«[l]orsque le droit d'action résulte d'un préjudice moral, corporel ou matériel qui se manifeste graduellement ou tardivement, le délai court à compter du jour où il se manifeste pour la première fois.»
[171] Suivant les dispositions de l'article 2925 du Code civil du Québec,l'action qui tend à faire valoir un droit personnel dont le délai de prescription n'est pas autrement fixé se prescrit par trois ans.
[172] Toutefois, l'article 2929 du code prévoit exceptionnellement un délai de prescription d’un an en matière de diffamation:
«[l]'action fondée sur une atteinte à la réputation se prescrit par un an, à compter du jour où la connaissance en fut acquise par la personne diffamée.»
[173] Selon l'auteur Poupart[27], la question de la prescription des actions mettant en cause des actes dommageables en série ou continuels doit s'analyser différemment selon qu'il s'agisse de plusieurs actes dommageables indépendants les uns des autres ou d'un acte unique continuel.
[174] Dans le premier cas, les délais de prescription commencent à courir à la date respective de chacun des actes si le préjudice est immédiat ou à la date de sa réalisation subséquente. Dans le deuxième cas, la prescription commence à courir à chaque jour. Tous les dommages subis pendant le délai de prescription applicable précédant l'action peuvent être réclamés, ceux antérieurs sont toutefois prescrits.
[175] Bien que le harcèlement puisse inclure des atteintes à la réputation, les actes de diffamation constituent des fautes distinctes qui peuvent néanmoins constituer, en soi, une faute continuelle. Dans ce cas, le délai de prescription recommence à chaque jour.
[176] Dans Dufourc. Syndicat des employées et employés du centre d'accueil Pierre-Joseph Triest (C.S.N.)[28], il s'agissait d'une action en dommages-intérêts et injonction permanente contre un syndicat, ses dirigeants et certains de ses membres à la fois pour harcèlement et atteinte à la réputation. Dans cette affaire, la juge Richer considère être en présence d'un cas de diffamation à caractère répétitif jusqu'en 1995, et donc qu'il s'agit d'un dommage continu.
[177] Afin de déterminer le point de départ de la prescription, la juge Richer applique la théorie selon laquelle, dans le cas d'une série d'actes dommageables, chaque acte fautif constitue une faute dont la prescription commence à compter de la date de chaque acte dommageable successif ou de celle où le préjudice qui résulte de tel acte s'est réalisé. Cette approche est conforme à la doctrine[29].
[178] Une fois le point de départ déterminé, la juge Richer applique les dispositions de l'article 2929 du Code civil du Québec etconclut que la réclamation pour les atteintes à la réputation subies entre 1994 et 1995 n'est pas prescrite.
[179] Ainsi, contrairement aux actes diffamatoires, la victime d'intimidation, de dénigrement, d'isolement ou autres peut ne réaliser leur caractère harcelant que beaucoup plus tard puisque c'est souvent leur caractère répétitif qui crée le contexte de harcèlement. En matière de diffamation, sous réserve du principe de l'impossibilité en droit ou en fait d'agir, la victime subit généralement un préjudice de façon simultanée à l'acte dommageable. Par conséquent, elle est en mesure d'apprécier les gestes posés et de juger si elle doit prendre action ou non.
[180] En l'espèce, la faute est constituée d'un comportement répétitif et maintenu entre 1994 et 1999. À diverses occasions, le Syndicat pose de nouveaux gestes qui réactivent et aggravent le préjudice causé.
[181] La pleine mesure de ce préjudice dans toutes ses composantes n'est connue qu'au moment du règlement du dossier en avril 1999 et même en juin 1999 puisque l'entente est signée à ce moment.
[182] Le Syndicat plaide que la faute doit être décomposée dans chacun des gestes posés alors soumis à un délai de prescription distinct.
[183] Le Tribunal ne retient pas cet argument. La persistance des comportements reprochés constitue en soi un aspect de la faute aggravant le préjudice subi.
[184] Il s'agit à la fois de dommages continus et progressifs, générés par une série d'actes fautifs.
[185] L'attitude du Syndicat résulte de son application incompétente, arbitraire et discriminatoire de l'article 19.18 de la convention collective. Le préjudice le plus évident est la précarité du statut de syndiqué en raison des conséquences en résultant. Aussi longtemps que le grief P-2 n'était pas décidé ou réglé, les conséquences exactes de la faute n'étaient pas connues.
[186] Entre 1994 et 1999, Fontaine a tenté de minimiser les dommages subis notamment en acceptant les brimades et les conditions posées par le Syndicat et l'employeur et en forçant des solutions transitoires par les mises en demeure émanant de ses avocats. Il n'est pas responsable des délais encourus pour décider le grief P-2. Le règlement final à cet égard a cristallisé la nature et l'étendue de la faute et des dommages.
[187] De plus, le grief P-2 relève de la juridiction exclusive de l'arbitre. Fontaine ne pouvait demander à la Cour supérieure d'en décider le mérite indirectement par l'évaluation de la faute et des dommages.
[188] Dans les faits, le Syndicat a agi comme si le grief P-2 avait été décidé en sa faveur, et ce, par différents gestes posés entre 1994 et 1999.
[189] Il est inacceptable que le Syndicat invoque la prescription du recours en dommage alors qu'en raison de la faute commise, Fontaine :
a) était vulnérable dans son lien d'emploi ;
b) dépendait de la bonne volonté de l'employeur et du Syndicat avec lesquels il avait des intérêts opposés ;
c) n'avait aucune emprise sur le déroulement de l'instance portant sur ce grief ;
d) était dans l'impossibilité de saisir un autre Tribunal de ce grief, manifestation la plus évidente de la faute ;
e) limitait ses dommages en se soumettant le plus possible aux décisions unilatérales du Syndicat sans jamais renoncer à ses droits.
[190] L'instance sur le grief P-2 a interrompu la prescription du recours civil. Elle a constitué la pierre d'angle de la position syndicale entre mai 1994 et juin 1999. Le Syndicat lui-même adopte ce point de vue lorsqu'il dépose, en 1996, un grief en faveur de Fontaine sous réserve de la décision à venir sur le grief P-2.
[191] L'argument de prescription est rejeté sauf quant à la diffamation contenue au trac P-2 et à sa publication en juillet 1994 ( P-3 ). À cet égard, le délai de prescription expirait en juillet 1995.
LES DOMMAGES
[192] La preuve confirme la réclamation quant au préjudice économique subi par Fontaine. Il témoigne et prouve que le temps supplémentaire était rétribué et versé aux monteurs à chaque année.
[193] Cette preuve n'est pas contredite. Fontaine a droit à la somme de 39 503,43 $.
[194] Le Tribunal estime que le présent jugement constitue en soi une mesure de réparation du préjudice moral. Il accorde de plus, 5 000 $ à ce poste vu la période écoulée et la gravité du préjudice.
[195] L'octroi de dommages punitifs s'impose en présence d'une atteinte intentionnelle à des droits protégés par la Charte québécoise. Le processus de dévalorisation encouragé par Hamel, Leblond et des monteurs, à l’égard de Fontaine, était systématique et constant. Ses auteurs sont présumés vouloir les conséquences logiques en découlant : stress, humiliation, isolement, menace quant au lieu d’emploi si Fontaine avait décidé de démissionner pour se soustraire à ce harcèlement préjudiciable. Il faut conclure à l’intention de nuire.
[196] Malgré cela, le Tribunal prend en considération l'intervention d'Imbeault entre 1994 et 1999 afin de limiter, par des discussions avec l'employeur, la conséquence la plus grave soit la perte du lien d'emploi. En proposant de laisser « flotter » Fontaine, Imbeault et Guay lui ont permis de conserver son salaire de chef-monteur. Ils ont finalement imposé le règlement du grief P-2 en 1999 permettant à Fontaine de récupérer de façon permanente un poste équivalent incluant la possibilité de surtemps.
[197] Malgré les lacunes évidentes du Syndicat déjà évaluées pour conclure à la faute, ces gestes positifs des officiers supérieurs du Syndicat permettent de limiter une condamnation sur ce poste. Le Tribunal accorde la somme de 5 000 $.
[198] L'état actuel de la jurisprudence rend difficile la compensation des honoraires extrajudiciaires de Fontaine[30].
[199] Ce n'est pas ce que réclame Fontaine. Il veut obtenir la compensation des honoraires extrajudiciaires engagés avant l'institution des procédures afin de minimiser ses dommages entre 1994 et 1999.
[200] Ces frais résultent clairement de la faute commise par le Syndicat dans son obligation de représentation.
[201] Le principe de réparation intégrale exige qu'ils soient remboursés à Fontaine. Le Tribunal accorde la somme demandée, soit 2 709,13 $.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[202] ACCUEILLE l'action ;
[203] CONDAMNE le défendeur à payer au demandeur la somme de 52 212,56 $ plus les intérêts et l'indemnité additionnelle prévue par la Loi à compter de l'assignation;
[204] Le tout avec dépens.
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__________________________________ CAROLE JULIEN, J.C.S. |
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Me Paule Lafontaine |
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EIDINGER & ASS. |
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Avocate du demandeur |
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Me Richard Bertrand |
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TRUDEL NADEAU |
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Avocat du défendeur |
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Date d’audience : |
Du 3 au 6 mai 2004 |
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[1] Voir amendement au procès-verbal d’audience du 3 mai 2004.
[2] Voir procès-verbal du 5 mai 2004.
[3] Le document publié est substantiellement identique au trac P-4.
[4] Ville de Montréal c. Association des pompiers de Montréal Inc. [2000] R.J.Q. 2650 .
[5] Samuelli c. Johannet 1996, RRA 571 (C.A.) ; Groupe RCM Inc. c. Morin. 2000, BE-266 (C.A.).
[6] [1984], 1 R.C.S. 509 , p. 527
[7] Syndicat des fonctionnaires provinciaux du Québec Inc. c. Bastien (C.A.), [1993] R.J.Q., 702 p. 706.
[8] Idem, p. 706.
[9] Idem, p. 707.
[10] Robert P. GAGNON, Louis LEBEL, Pierre VERGE, Droit du travail, deuxième édition, Les Presses de l'Université Laval, Sainte-Foy, 1991, pp. 368 et 369.
[11] Robert P. GAGNON, Le droit du travail du Québec, pratiques et théories, 4e édition, Les Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, pp. 307 à 322.
[12] Hydro-Québec c. Le Syndicat des techniciens-nes d'Hydro-Québec, Me Germain Jutras, arbitre, 21 novembre 2000.
[13] Marie-France HIRIGOYEN, Le harcèlement moral: la violence perverse au quotidien, Paris, Éditions Syros, 1998; Marie-France HIRIGOYEN, Malaise dans le travail: harcèlement moral - démêler le vrai du faux, Paris, Éditions Syros, 2001. ; Heinz LEYMANN, The Mobbing encyclopaedia: Bulliyng, Whistleblowing, en ligne: Leymann.se <http://www.leymann.se/English/frame.html>; COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES, Communication de la Commission - S'adapter au changement du travail et de la société: une nouvelle stratégie communautaire de santé et de sécurité au travail, 2002-2006, Commission européenne, Bruxelles, 11novembre2002,p.8,enligne:Europe.osha.eu.int,<http://europe.osha.eu.int/systems/strategies/future/com2002_fr.pdf> ; MINISTÈRE DU TRAVAIL, Violence ou harcèlement psychologique au travail ? Problématique, par Nicole Moreau, Québec, Ministère du Travail, direction des études et des politiques, 1999 ; GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, Rapport du Comité interministériel sur le harcèlement psychologique au travail, Québec, Ministère du travail, 14 mai 2001, p. 13, en ligne: Travail.gouv.qc.ca, http://www.travail.gouv.qc.ca/actualite/harcelement_psychologique/comite_hpsy.pdf ; Angelo SOARES, Quand le travail devient indécent: le harcèlement psychologique au travail, Montréal, 2002, en ligne: Er.uqam.ca, <http://www.er.uqam.ca/nobel/r13566/document/harcelem.pdf>; Angelo SOARES, Comme 2+2=5: le harcèlement psychologique chez les ingénieur(e)s d'Hydro-Québec, Montréal, 2004, en ligne, Er.uqam.ca, <http://www.er.uqam.ca/nobel/r13566/document/relsphiq.pdf> ; ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA, La violence au travail, Rapport d'une enquête, Alliance de la fonction publique du Canada, section santé et sécurité, mars 1995 citée dansMINISTÈRE DU TRAVAIL, op.cit. p. 17 et 18 ; C. EDDIE, La santé au travail, sondage effectué en juin 1996 auprès des professionnelles et professionnels membres du SPGQ, Info-Express, SPGQ, vol 8, no 3, 1998, p. 15-18 cité dans MINISTÈRE DU TRAVAIL, op.cit. p. 20.
[14] Loi modifiant la loi sur les normes du travail et d'autres dispositions législatives, L.Q. 2002, c. 80, art. 47 et 68, introduisant les articles 81.18 à 81.20 et 123.6 à 123.16 à la loi ; Loi sur les normes du travail, L.R.Q., c. N-1.1.
[15] Gérard DION, Dictionnaire canadien des relations du travail, 2e éd., Québec, P.U.L., 1986, s.v. «harcèlement».
[16] Le Petit Robert1 1987, s.v. «harceler».
[17] Le Petit Larousse illustré 1998, s.v. «harceler».
[18] Janzen c. Platy enterprises ltd, [1989] 1 R.C.S. 1252 , 1284 ; Jackson c. Bousquet, T.D.P.Q. Québec, no 200-53-000004-957, j. Sheehan, assesseurs Mes Rhéaume et Gagnon, 9 avril 1996, SOQUIJ, AZ- 96179005 ; Hotel Four Points et Union des employées et employés de la restauration, métallurgistes unis d'Amérique, section locale 9400 (3794873 Canada ltée et Union des employées et employés de la restauration, métallurgistes unis d'Amérique, section locale 9400), D.T.E. 2004T-527 , p. 43 et 45 (T.A.) ; COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE,«Opinions et recommandations. Orientations de la Commission des droits de la personne du Québec face au harcèlement psychologique en milieu de travail», [1987] D.L.Q. 491 ; Union des routiers, brasseries, liqueurs douces et ouvriers de diverses industries, section locale 1999 et Brasserie Labatt ltée, D.T.E. 2004T-279 par. 107 et 108 (T.A.) ; Drolet c. Charron, [2003] R.J.Q. 2947 (C.S.), inscription en appel, C.A. Montréal, no 500-09-013888-037, 28 octobre 2003, déclaration de mise en état le 20 mai 2004 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Québec (Procureur général), [1998] R.J.Q. 3397 , 3418 (T.D.P.Q.) ; Métallurgistes unis d'Amérique, section locale 7625 et Dyne-A-Pak Inc., D.T.E. 98T-108 , p. 8 et 9 (T.A.) ; Syndicat des professeurs de l’Université Laval (S.P.U.L.) c. Université Laval, D.T.E. 89T-490 , p. 44 et 45 (T.A.).
[19] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Dhawan, D.T.E. 2000T-633 (C.A.), autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejeté, CSC, no 28122, 3 mai 2001.
[20] Habachi c. Commission des droits de la personne du Québec, [1999] R.J.Q. 2522 , 2541 (C.A.).
[21] id., 2533
[22] Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12; Code civil du Québec, art. 2087.
[23] Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 , 530.
[24] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211 .
[25] Viau c. Syndicat canadien de la fonction publique, [1991] R.R.A. 740 , 745 (C.S.).
[26] Habachi c. Commission des droits de la personne du Québec, précitée, note 20, p. 2541, voir aussi Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’immigration,) précitée, note 23 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Dhawan, précitée, note 19.
[27] Fernand POUPART, «La prescription extinctive en matière de responsabilité civile», (1980-81) 15 R.J.T. 245 , 279; voir au même effet Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, no 1718, p. 1029; Pierre MARTINEAU, La prescription, Montréal, P.U.M., 1977, no 295, p. 310.
[28] Dufour c. Syndicat des employées et employés du centre d'accueil Pierre-Joseph Triest (C.S.N.), [1999] R.J.Q. 2674 (C.S.).
[29] J.-L. BAUDOUIN, P. DESLAURIERS, op.cit note 27 ; F. POUPART, op.cit note 27 ; P. MARTINEAU, op.cit note 27.
[30] Viel c. Les Entreprises Immobilières du Terroir Ltée, J.E. 2002, 937 (C.A.).
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