Desforges c. Chiropraticiens (Ordre professionnel des) | 2024 QCTP 13 | ||||||
TRIBUNAL DES PROFESSIONS | |||||||
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CANADA | |||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||||
DISTRICT DE | MONTRÉAL | ||||||
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N° : | 500-07-001178-239 | ||||||
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DATE : | Le 29 février 2024 | ||||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : | L’HONORABLE | JULIE VEILLEUX, J.C.Q. | |||||
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SYLVAIN DESFORGES
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APPELANT | |||||||
c.
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ALEXANDRE ALLAIRE, en qualité de syndic adjoint de l’Ordre des chiropraticiens du Québec, en reprise d’instance
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INTIMÉ | |||||||
-et-
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ANDRÉE LACOURSIÈRE, en qualité de secrétaire du Conseil de discipline de l’Ordre des chiropraticiens du Québec
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MISE EN CAUSE | |||||||
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JUGEMENT sur demande pour permission d’appeler | |||||||
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[1] L’appelant requiert du Tribunal la permission d’interjeter appel de la décision du Conseil de discipline de l’Ordre des chiropraticiens du Québec (le Conseil) rendue le 1er décembre 2023 rejetant une demande de récusation visant ses trois membres.
CONTEXTE
[2] L’intimé dépose le 9 juin 2023 une plainte comportant un chef reprochant à l’appelant d’avoir entravé son travail d’enquête.
[3] L’audition virtuelle sur culpabilité débute le 11 septembre 2023. L’intimé témoigne en regard de l’enregistrement d’un message laissé par le demandeur d’enquête dans la boîte vocale du bureau du syndic et de celui d’une conversation téléphonique qu’il a eue avec cette même personne au sujet de sa consultation avec l’appelant.
[4] Le procureur de l’appelant formule une objection fondée d’une part sur la règle interdisant la preuve par ouï-dire et d’autre part, sur sa demande de divulgation des enregistrements qui a été refusée par l’intimée.
[5] Le président du Conseil rappelle les règles de preuve applicables, particulièrement en lien avec la preuve par ouï-dire. Il distingue la preuve de l’existence d’une demande d’enquête de celle portant sur la véracité de son contenu.
[6] Des échanges ont lieu entre les procureurs et le président à la suite desquels ce dernier, au nom du Conseil, rejette l’objection. Voici comment l’appelant s’exprime à cet égard :
Toutes les décisions interlocutoires portant sur les objections à la preuve formulées par le Requérant lors du témoignage de l’Intimé, au nombre de six, ont été jugées par le Président seul, sur le banc, sans la participation des deux autres membres présents, celui-ci ayant rejeté toutes et chacune des objections de l’Intimé.[1]
[7] Ensuite, le procureur de l’appelant annonce qu’il a l’intention de présenter une demande écrite en divulgation de la preuve en lien avec les enregistrements. Celle-ci est fixée au 13 novembre 2023 mais avant qu’elle ne soit débattue, l’appelant transmet une déclaration de récusation puis une demande de récusation des membres qui est présentée le 8 novembre 2023.
[8] Selon l’appelant, le Code des professions (C. prof.)[2] prévoit que les décisions sont rendues par les trois membres et le processus décisionnel évoqué ci-dessus prive les deux membres de leur capacité de juger en toute indépendance, en leur âme et conscience, portant ainsi atteinte à ses droits fondamentaux.
DÉCISION DONT APPEL
[9] Après avoir résumé la position des parties, le Conseil analyse le premier reproche de récusation formulé par l’appelant à savoir, l’absence d’indépendance des membres du Conseil en raison du fait que c’est le président seul qui a rendu les décisions rejetant les objections.
[10] Le Conseil reprend certains extraits de l’affaire Petit[3] dans laquelle il est question des garanties minimales d’indépendance et d’impartialité des conseils de discipline, sur le plan structurel, pour satisfaire les exigences de l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne[4] (Charte québécoise).
[11] Le Conseil réfère à quelques autres décisions des conseils de discipline où le président a rendu des décisions en cours d’instruction[5]. Il est aussi question du « Guide à l’usage des personnes non représentées devant les conseils de discipline » (Guide) publié par le Barreau de Montréal[6].
[12] À la lumière de ces précédents, le Conseil s’exprime ainsi :
[75] Suivant les autorités résumées précédemment, le Conseil juge que le président du Conseil doit assumer, vu sa formation, la responsabilité de décider, au nom du conseil de discipline, des objections à la preuve et d’autres questions en litige liées au bon déroulement de l’audition disciplinaire.
[76] En pareilles circonstances, les décisions rendues le 11 septembre 2023 rejetant les objections à la preuve formulées par l’avocat de l’intimé sont celles rendues par le Conseil de discipline.
[77] Le Conseil souligne que ces décisions rejetant les objections sont rendues dans le même contexte que celui observé dans les affaires Dubé, Terjanian, Beauséjour et Johnson.
[78] Prenant également appui sur l’arrêt de la Cour d’appel dans Petit et à la lumière de la preuve administrée dans le présent dossier, le Conseil juge que l’intimé ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer une atteinte au principe d’indépendance du Conseil.
[références omises]
[13] Le Conseil aborde ensuite la demande de récusation soulevant l’absence d’impartialité du président.
[14] Le Conseil revoit les dispositions législatives pertinentes et la présomption d’impartialité telle qu’énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bande indienne Wewaykum[7]. Il rappelle que la partie qui allègue la partialité ou la crainte de partialité doit en établir une réelle probabilité, tout en soulignant que de simples soupçons ou spéculations ne constituent pas, à eux seuls, un motif justifiant la récusation des membres de conseils de discipline[8].
[15] Le Conseil souligne que des décisions défavorables sur des objections à la preuve ne constituent pas un motif de récusation valable[9]. Le Conseil conclut ainsi :
[109] Se fondant sur les arrêts, jugements et décisions précités, le Conseil statue que ses décisions du Conseil rejetant plusieurs objections formulées par l’avocat de l’intimé ne permettent pas de conclure à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.
[110] Il en est de même si le juge a commis une erreur dans l’application des règles de droit ou s’il intervient de façon appropriée dans la gestion de la preuve.
[111] Pour obtenir la récusation des membres du Conseil, il appartient à la partie qui allègue la partialité d’un décideur de repousser la forte présomption d’impartialité dont jouissent les juges, incluant les membres du Conseil.
[références omises]
[16] Le Conseil souligne qu’une personne raisonnable et bien informée ne conclurait pas à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité et qu’il n’y a aucune preuve permettant de conclure à une absence d’indépendance des membres du Conseil.
[17] Il écarte aussi l’argument suivant lequel la décision rejetant les objections n’était pas suffisamment motivée.
ANALYSE
[18] L’appelant allègue que la décision qu’il souhaite porter en appel comporte un caractère irrémédiable et de nombreuses faiblesses apparentes. Selon lui, les fins de la justice requièrent d’autoriser l’appel, entre autres en raison du fait qu’il y a un intérêt général à débattre des questions soulevées.
[19] D’entrée de jeu, le Tribunal rappelle que depuis la modification législative adoptée le 15 mars 2023[10], la demande pour permission d’appeler est régie par l’article 164(2) libellé ainsi :
164. Il y a appel au Tribunal des professions :
2º de toute autre décision du conseil de discipline, sur permission du tribunal, si ce dernier estime qu’elle décide en partie du litige ou cause un préjudice irrémédiable à une partie, y compris si elle accueille une objection à la preuve.
Toute autre décision du conseil de discipline rendue en cours d’instruction, à l’exception de celle qui accueille une objection à la preuve, ne peut être mise en question que sur l’appel de la décision au fond.
[20] Les critères applicables à la demande de permission d’appeler sont désormais les suivants :
- La décision doit décider en partie du litige ou causer un préjudice irrémédiable;
- L’appel projeté est dans le meilleur intérêt de la justice et de la saine administration de celle-ci (article 9, 3e alinéa C.p.c.) en ce qu’il soulève une question d’intérêt, qu’il a des chances de succès et s’accorde avec les principes directeurs de la procédure (article 17 et suivants C.p.c.)[11].
[21] Pour le Tribunal, il est possible que la décision du Conseil rejetant la demande de récusation cause un préjudice irrémédiable à l’appelant. En effet, l’existence d’une crainte raisonnable de partialité ou manque d’indépendance peut rompre l’équité du procès, ce qui est en soi irrémédiable.
[22] À cet égard, il est utile de référer à l’affaire 9298-9524 Québec inc.[12] dans laquelle le juge Stephen W. Hamilton, J.C.A., écrit que « le jugement qui rejette une requête en récusation est de nature à causer un préjudice irrémédiable à une partie, et est donc appelable avec permission selon l’art. 31, al. 2 C.p.c. ».
[23] L’appelant prétend aussi que le Conseil a erré en statuant que le président seul a compétence pour rendre une décision interlocutoire sans consulter les deux autres membres, ni leur permettre d’exercer leur propre jugement indépendant. Il énumère des faiblesses qu’il qualifie d’apparentes. Pour les fins du présent jugement, le Tribunal retient les suivantes :
- L’omission du Conseil de traiter de la notion d’indépendance dans le contexte du cas sous étude;
- La décision contredit le fonctionnement du système disciplinaire sur les décisions interlocutoires rendues en cours d’instruction;
- La décision supprime toute possibilité de dissidence sur les décisions interlocutoires rendues en cours d’instruction.
[24] Pour le Tribunal, ces questions mettent en lumière le rôle des membres non-juristes d’un conseil de discipline dans un contexte de virtualité, ce qui n’est pas sans intérêt.
[25] Par ailleurs, le caractère fondamental de la question de l’indépendance, de la compétence et de l’impartialité du Conseil, est au cœur de l’argumentaire de l’appelant. Cela n’est pas sans rappeler l’affaire Morency[13] où le juge Martin Hébert, J.C.Q., avait permis l’appel d’une décision interlocutoire en lien avec une question portant sur l’impartialité du processus disciplinaire.
[26] Sans se prononcer sur leur bien-fondé, il y a lieu de constater que les questions évoquées ci-dessus sont effectivement d’intérêt pour le système professionnel, quel que soit le résultat de l’appel, et qu’il est dans le meilleur intérêt de la justice qu’elles soient tranchées aussitôt que possible.
[27] Enfin, le dépôt de mémoires sommaires et le traitement accéléré de cet appel permettront de respecter les principes directeurs de la procédure.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[28] ACCUEILLE la demande pour permission d’appeler de la décision du Conseil du 1er décembre 2023 rejetant la demande de récusation;
[29] SUSPEND les délais de production du dossier conjoint et des mémoires;
[30] ORDONNE la tenue sans délai d’une conférence de gestion qui sera présidée par la soussignée;
[31] LE TOUT, sans déboursés.
| __________________________________ JULIE VEILLEUX, J.C.Q.
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Me Jocelyn Dubé | ||
Dubé Légal Inc. | ||
Pour l’appelant | ||
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Me Anthony Battah | ||
Battah Lapointe - Avocats s.e.n.c.r.l. | ||
Pour l’intimé | ||
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Me Andrée Lacoursière | ||
Secrétaire du Conseil de discipline de l’Ordre des chiropraticiens du Québec | ||
Mise en cause | ||
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Date d'audition :
C.D. No | 5 février 2024
08-23-00445
Décision sur une demande de récusation des membres du Conseil de discipline rendue le 1er décembre 2023
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[1] Demande pour permission d’appeler, par. 8.
[2] RLRQ, c. C-26.
[3] Petit c. Gagnon, 2023 QCCA 680.
[4] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[5] Johnson c. Dentistes (Ordre professionnel des), 1997 CanLII 17330 (QC TP); Beauséjour c. Médecins (Ordre professionnel des), 2012 QCTP 108; Gauthier c. Dubé, 2020 QCCDHJ 2.
[6] Barreau de Montréal, guide à l’usage des personnes non représentées devant les conseils de discipline, p. 18 et 19, en ligne : https://www.barreau demontreal.qc.ca/wpcontent/uploads/guidecd.pdf
[7] Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45.
[8] Malo c. Synnott, 2021 QCCA 1716; Ciarallo c. Dyotte, 2021 QCCA 1634; Ste-Marie c. R, 2022 QCCA 1137.
[9] Rocheleau c. Union des producteurs agricoles, 2005 QCCA 666, par. 8 et 9; Guimond c. Villeneuve, 2008 QCCA 439, par. 1 à 5; Bohémier c. Barreau du Québec, 2012 QCCA 308, par. 20; Boyer c. Loto-Québec, 2017 QCCA 951, par. 6; L.A. c. Bourgeois, 2022 QCCA 1613, par. 14 à 16 et le jugement du Tribunal des professions : Landry c. Avocats (Ordre professionnel des), 2009 QCTP 144, par. 6 à 11, 12 à 22 et 34 à 44. Voir aussi des jugements rendus en 2023 : Caron c. Lavoie, 2023 QCCA 636; Droit de la famille — 231396, 2023 QCCA 1016; Protection de la jeunesse — 23942, 2023 QCCA 450.
[10] Loi visant à améliorer l’efficacité et l’accessibilité de la justice, notamment en favorisant la médiation et l’arbitrage et en simplifiant la procédure civile à la Cour du Québec, L.Q. 2023, c. 3, article 23.
[11] Lacroix c. Médecins (Ordre professionnel des), 2023 QCTP 55, par. 29; Heidary c. Dentistes (Ordre professionnel des), 2023 QCTP 62, par. 20; Ruparelia c. Dentistes (Ordre professionnel des), 2023 QCTP 63, par. 20.
[12] 9298-9524 Québec inc. c. 2617869 Ontario Ltd., 2022 QCCA 299.
[13] Chiropraticiens (Ordre professionnel des) c. Morency, 2012 QCTP 120.
AVIS :
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