Droit de la famille — 23128 | 2023 QCCS 350 | |||||
COUR SUPÉRIEURE | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||||
DISTRICT DE | BeauhaRnois | |||||
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No : | 760-12-027489-222 | |||||
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DATE : | 31 janvier 2023 | |||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | AZIMUDDIN HUSSAIN, J.C.S. | ||||
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A… R… | ||||||
Demanderesse | ||||||
c. | ||||||
M… V… | ||||||
Défendeur | ||||||
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JUGEMENT (Demande en divorce, irrecevabilité, abus de procédure) | ||||||
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I. APERÇU................................................................2
II. CONTEXTE.............................................................2
III. ANALYSE...............................................................4
A. Principes applicables en matière d’irrecevabilité.........................4
B. Application des principes au présent dossier............................6
C. Abus de procédure.................................................10
D. Demande subsidiaire de Madame....................................13
DISPOSITIF…………………………………………………………………………………….14
[1] Le demandeur M… V… présente une demande en irrecevabilité à l’encontre de la procédure de la demanderesse A… R… intitulée Demande introductive d’instance en justice en divorce, mesures provisoires et ordonnances de sauvegarde et enrichissement injustifié.
[2] Monsieur plaide en vertu de l’article 168 al. 2 du Code de procédure civile (C.p.c.) l’absence de fondement juridique de la Demande introductive de Madame. Il affirme que les parties ne sont pas mariées et que donc la procédure en divorce est mal fondée en droit, quoique les faits allégués puissent être vrais.
[3] Il présente aussi une demande en vertu de l’article 51 C.p.c., plaidant que la Demande introductive est manifestement mal fondée à un point tel qu’elle constitue un abus de procédure. En conséquence, il réclame 10 000 $ en dommages-intérêts.
[4] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal accorde les demandes de Monsieur mais réserve pour un stade ultérieur la détermination du montant de dommages-intérêts.
[5] Les parties sont parents de deux filles nées respectivement en 2002 et en 2003.
[6] Selon les allégations de Madame qui figurent dans sa Demande introductive, voici les faits concernant le soi-disant mariage des parties.
[7] Le 12 décembre 2007, les parties participent à une cérémonie à l’hôtel « Dreams [...] Resort & Spa » à Ville A, au Mexique, que Madame qualifie comme un mariage.
[8] La cérémonie au Mexique est précédée par la « grande demande » le 24 décembre 2001 et, préalablement à cette demande en mariage, Monsieur demande au père de Madame son consentement pour épouser sa fille.
[9] Les parties conviennent d’un mariage dans le Sud puisque Monsieur ne voulait pas investir dans un « mariage traditionnel avec multitudes d’invités et les frais afférents à un tel mariage », selon les allégations de Madame.
[10] Le père de Madame finance l’entièreté du mariage, incluant les deux semaines à Ville A pour Madame et sa famille.
[11] Les parties réservent un forfait mariage auprès de l’agence de voyage et elles paient les frais supplémentaires afférents au voyage.
[12] Elles invitent les personnes suivantes : les parents de Madame et ceux de Monsieur, les frères de Madame, la conjointe d’un des frères de Madame, les jumeaux d’un des frères de Madame et deux amis de Monsieur.
[13] À l’appui de l’allégation selon laquelle le mariage est célébré devant un « célébrant compétent », un dénommé J… P…, Madame cite un courriel, sans date, de la part d’un dénommé L… C…, portant le titre de « Weddings Manager » à l’hôtel, qui dit (reproduit textuellement) :
Dear A…,
Mr. P… perform symbolic ceremonies Only. Yes he is quialify to perform symbolic Weddings.
Cordially
L… C…
Gerente de Bodas / Weddings Manager
[14] Madame dépose quelques centaines de photos prises lors du soi-disant mariage afin de démontrer tous les attributs d’une cérémonie typique, soit : l’expression des émotions, la signature d’un document, les anneaux de mariage, les vêtements, les fleurs, etc.
[15] Selon Madame, le père de Monsieur avait pour principe de donner à chacun de ses enfants une somme de 5 000 $ si ses enfants se mariaient et il a effectivement donné cette somme à Monsieur.
[16] Monsieur, pour sa part, qualifie dans sa demande en irrecevabilité la cérémonie au Mexique comme symbolique, n’ayant aucune valeur juridique.
[17] Il cite six documents de caractère juridique, dont cinq qui relèvent de transactions immobilières, signés après la cérémonie au Mexique, qui contiennent des déclarations de la part des parties affirmant qu’elles sont célibataires.
[18] Ces déclarations se lisent comme suit :
18.1. le 28 août 2008, les parties signent un acte d’hypothèque devant notaire qui stipule que Monsieur et Madame « sont tous les deux célibataires majeurs n’ayant jamais contracté ni mariage ni union civile » ;
18.2. le 9 septembre 2008, Madame signe son testament notarial dans lequel elle affirme qu’elle est « célibataire et majeure, n’ayant jamais contracté mariage ni union civile et je suis conjoint de fait de M… V… depuis dix (10) ans » (reproduit textuellement);
18.3. le 9 septembre 2008, les parties signent un acte de vente devant notaire dans lequel elles affirment que les deux sont « tous deux célibataires et majeurs, n’ayant jamais contracté mariage ni union civile » ;
18.4. le 9 septembre 2008, les parties, ainsi que les parents de Madame, signent un acte de vente devant notaire dans lequel Madame et Monsieur déclarent être « tous deux célibataires et majeurs n’ayant jamais contracté mariage ni union civile », alors que les parents déclarent qu’ils sont mariés ;
18.5. le 14 septembre 2009, les parties signent un acte d’hypothèque devant notaire dans lequel Madame et Monsieur déclarent « être tous deux célibataires et majeurs, n’ayant jamais contracté mariage ni union civile » ;
18.6. le 14 mars 2016, les parties signent un acte d’hypothèque devant notaire dans lequel, en tant que constituants, les deux « déclarent que lorsqu’ils ont acquis la propriété présentement hypothéquée, ils étaient célibataires majeurs, n’ayant jamais contracté ni mariage ni union civile, et que leur état civil n’a pas changé depuis », l’immeuble en question est celui acquis le 9 septembre 2008, voir ci-dessus.
[19] Madame dépose sa Demande introductive le 2 août 2022.
[20] Les dispositions suivantes encadrent l’analyse juridique en matière d’irrecevabilité.
[21] La Loi sur le divorce[1] formule comme suit le pouvoir des tribunaux canadiens de prononcer le divorce :
8(1) Le tribunal compétent peut, sur demande de l’un des époux ou des deux, lui ou leur accorder le divorce pour cause d’échec du mariage.
[22] En l’absence de mariage civil, la Loi sur le divorce ne s’applique pas[2] et la Cour supérieure est sans compétence pour rendre quelconque ordonnance en vertu de cette loi[3].
[23] Il faut donc un mariage pour qu’il y ait recevabilité d’une demande en divorce. Le Code civil du Québec (C.c.Q.) prévoit la preuve du mariage :
378. Le mariage se prouve par l’acte de mariage, sauf les cas où la loi autorise un autre mode de preuve.
379. La possession d’état d’époux supplée aux défauts de forme de l’acte de mariage.
[24] La doctrine confirme que « nul ne peut réclamer le titre d’époux et les effets civils du mariage à moins de produire un tel acte »[4] et la jurisprudence stipule que « la constatation ou l’inscription du mariage dans les registres de l’état civil, est une condition essentielle pour prouver l’existence du mariage et lui donner des effets juridiques », que ce soit pour mariage célébré à l’étranger ou au Québec[5].
[25] Puisque les parties participent au Mexique à la cérémonie (de mariage, selon Madame, de mariage symbolique, selon Monsieur), la disposition suivante du Code civil du Québec s’applique :
3088. Le mariage est régi, quant à ses conditions de fond, par la loi applicable à l’état de chacun des futurs époux.
Il est régi, quant à ses conditions de forme, par la loi du lieu de sa célébration. […]
[26] Monsieur se base sur l’article 168 al. 2 C.p.c. pour sa demande en irrecevabilité :
168. Une partie peut opposer l’irrecevabilité de la demande ou de la défense et demander son rejet dans l’une ou l’autre des circonstances suivantes:
[…]
Elle peut aussi opposer l’irrecevabilité si la demande ou la défense n’est pas fondée en droit, quoique les faits allégués puissent être vrais. Ce moyen peut ne porter que sur une partie de celle-ci.
[27] Les critères pour faire droit à l’irrecevabilité en vertu de l’article 168, al. 2 C.p.c. sont bien connus et se résument ainsi[6] :
[28] En somme, appliquant le principe de la précaution et de la prudence, pour qu’une demande soit rejetée au stade préliminaire, le Tribunal doit être convaincu de l’absence de fondement de cette procédure sans le bénéfice d’une preuve intégrale.
[29] Quant aux principes applicables en vertu de l’article 51 C.p.c., le Tribunal les aborde ci-dessous dans une section distincte.
[30] La situation est claire et évidente et ne laisse aucun doute sur l’irrecevabilité de la Demande introductive. Madame n’allègue pas et ne produit pas l’acte de mariage qui prouverait le soi-disant mariage au Mexique.
[31] Le seul document qu’elle produit pour tenter d’établir le mariage est le courriel mal rédigé du gérant à Ville A, cité ci-dessus.
[32] Mettant de côté un moment les problèmes de la recevabilité du courriel à titre de preuve de mariage, le Tribunal observe que le courriel joue contre Madame si tant est qu’il soit recevable pour prouver la nature de la cérémonie à laquelle les parties ont participé au Mexique : à l’évidence, le courriel qualifie l’homme qui préside la cérémonie des parties comme étant compétent uniquement pour célébrer les mariages symboliques.
[33] Lorsque le Tribunal lui demande de citer les passages dans la Demande introductive qui permet de conclure qu’il existe bel et bien un acte de mariage émanant de cette cérémonie au Mexique, Madame cite le paragraphe 29 de sa Demande introductive, qui allègue : « L’absence d’enregistrement du mariage au Québec s’explique par le fait que le défendeur ne voulait pas investir dans un tel enregistrement ».
[34] Or, Madame fait fausse route et elle se méprend sur l’importance de l’enregistrement de l’acte de mariage étranger au Québec.
[35] Bien que l’article 137 C.c.Q. prévoie la possibilité pour les parties mariées à l’étranger de faire enregistrer au Québec auprès du directeur de l’état civil leur acte de mariage, le fait de ne pas insérer l’acte étranger dans le registre de l’état civil québécois n’a aucune conséquence sur sa validité ou son opposabilité entre les parties.
[36] Comme l’honorable Carole Therrien conclut dans Droit de la famille — 21222 [7] : « Aucun texte législatif ne subordonne l’opposabilité du mariage célébré hors Québec pour des résidents du Québec, à l’enregistrement auprès du directeur de l’État civil ».
[37] Ce point permet au Tribunal d’examiner dans son analyse les cinq actes immobiliers et le testament signés par Madame, cités ci-dessus.
[38] Les actes notariés sont des actes authentiques[8]. Dans les six documents signés après la cérémonie au Mexique, Madame confirme qu’elle est célibataire.
[39] On ne peut pas qualifier les passages en question comme étant des dispositions mineures susceptibles de se perdre dans le texte, au contraire, le fait que les documents soient notariés souligne la solennité de l’exercice et les signataires sont appelés à faire attention à l’exactitude des déclarations.
[40] Par exemple, dans son testament, Madame fait sa déclaration de son statut de célibataire dans l’article I du document, où il n’est pas question de perdre cette disposition parmi les autres. L’article porte le titre en majuscule « DÉCLARATION D’ÉTAT CIVIL, MATRIMONIAL ET DOMICILE ».
[41] À la fin du document, on voit la confirmation « LECTURE FAITE à la Testatrice par le notaire ». Encore une fois, la possibilité que la disposition sur l’état civil échappe à l’attention de Madame est improbable.
[42] Madame explique les déclarations dans les actes notariés en plaidant que les parties avaient convenu de se conformer au fait que le mariage mexicain n’est pas enregistré au Québec.
[43] L’explication n’est pas convaincante. Il est invraisemblable, voire impossible, de penser que des parties qui se sont véritablement mariées à l’étranger affirmeraient le contraire dans des documents notariés, et que leur notaire leur conseillerait de faire ainsi, dans des actes authentiques comme des actes immobiliers et un testament, uniquement en raison du fait qu’elles n’ont pas fait enregistrer leur acte de mariage étranger auprès du directeur de l’état civil.
[44] Les parties ont déclaré dans ces actes qu’elles sont célibataires parce que c’est la vérité.
[45] Quant à la question de droit international privé soulevée dans le présent dossier, selon l’article 3088 C.c.Q., le droit mexicain régit la forme du soi-disant mariage.
[46] Aucune des parties ne présente au Tribunal la preuve du droit mexicain concernant la célébration du mariage alors qu’elle aurait pu le faire en vertu de l’article 2809 al. 1 C.c.Q.
[47] L’article 2809 al. 2 C.c.Q. permet au Tribunal d’appliquer le droit québécois lorsque le droit étranger n’a pas été allégué ou que sa teneur n’a pas été établie.
[48] Madame présente le courriel du gérant de l’hôtel à Ville A, et Monsieur présente la documentation promotionnelle de cet établissement, intitulée « Wedding Guide » selon laquelle la « symbolic ceremony » est présentée à part.
[49] Dans le cas de la cérémonie symbolique à cet hôtel, des frais supplémentaires s’appliquent uniquement si l’on souhaite les services d’un juge ou d’un ministre de culte, d’où l’on comprend la différence entre une « symbolic ceremony » et une cérémonie avec effet juridique, selon l’argument de Monsieur.
[50] Toujours dans la documentation de l’hôtel, Monsieur présente une « List of legal requirements », qui stipule que « In order to get legally married in Ville A », les conditions suivantes doivent être remplies :
[51] À la fin de cette liste, l’hôtel précise que le certificat de mariage est valide au Mexique et afin de le valider à l’échelle internationale, le coordonnateur entreprendra certaines démarches pour aboutir à la délivrance d’un document apostillé et traduit en anglais, et l’hôtel s’occupera pour envoyer ce document aux parties.
[52] Évidemment, la « List of legal requirements » de l’hôtel ne fait pas preuve du droit mexicain relativement à la célébration du mariage[9], mais le Tribunal note simplement que Madame n’allègue ni de conditions légales pour la célébration du mariage au Mexique ni aucune démarche préalable pour satisfaire à ces conditions.
[53] Le fardeau de la preuve relativement à la Demande introductive incombe à Madame qui est censée faire les allégations nécessaires pour établir le mariage[10]. Bien que la demande en irrecevabilité n’implique pas l’instruction au fond de sa Demande introductive, l’article 99 C.p.c. oblige Madame à énoncer les faits qui justifient l’objet de sa procédure et ses énoncés « doivent être présentés avec clarté, précision et concision, dans un ordre logique ».
[54] On peut ne pas accorder une valeur probante à la liste citée par Monsieur tout en tenant pour acquis qu’il y aurait au Mexique, juridiction de droit civil[11], au moins quelques conditions préalables pour la célébration du mariage et la délivrance d’un acte de mariage comme celles-ci sont prévues en droit québécois[12].
[55] Le droit québécois prévoit la reconnaissance de l’acte qui émane apparemment d’un officier public étranger compétent et il n’y a donc aucun enjeu à cet égard[13].
[56] Or, Madame n’allègue rien relativement aux démarches préalables et à la délivrance d’un quelconque acte de mariage, et même si elle n’avait pas en sa possession l’acte de mariage au moment de la finalisation de sa Demande introductive, aussi invraisemblable que ce soit, elle aurait pu inclure dans ses allégations, si tant est qu’il soit vrai, qu’elle a déjà vu l’acte dans le passé et que c’est Monsieur qui en a la possession.
[57] En fait, l’article 139 C.c.Q. prévoit une alternative si l’acte de l’état civil dressé hors du Québec a été perdu, détruit ou s’il est impossible d’en obtenir une copie[14], mais il faut commencer par alléguer un tel état de fait.
[58] Madame ne l’allègue pas puisque l’acte n’existe pas et n’a jamais existé, et ce, parce que les parties ne se sont pas mariées, comme en font foi les actes notariés cités ci-dessus.
[59] Madame n’allègue pas non plus que le Mexique serait une juridiction qui ne délivre pas un acte de mariage, que le pays serait une juridiction de droit coutumier relevant de la tradition orale sans registre étatique pour l’enregistrement de la documentation attestant des mariages.
[60] Si tant est que le Mexique soit une telle juridiction, ce que le Tribunal considère invraisemblable vu la tradition civiliste du Mexique et donc l’existence d’une certaine similitude au droit québécois en ce qui concerne le formalisme entourant le mariage, il aurait fallu l’alléguer.
[61] La situation dans le présent dossier est différente de l’affaire Droit de la famille—142903 [15] citée par Madame.
[62] L’honorable Lucie Fournier dans cette cause a rejeté la demande en irrecevabilité de la demande en divorce, concluant que la question de savoir si les parties étaient bel et bien mariées au Québec ne doit pas être tranchée au stade préliminaire.
[63] Or, dans le dossier présenté devant la juge Fournier, la partie demanderesse produit avec sa demande introductive en divorce le « Marriage Deed » des parties, qui précise le lieu et la date du mariage. La juge Fournier décrit le document comme « une traduction du persan d’un acte de mariage »[16].
[64] Dans le présent dossier, on l’a vu, Madame ne produit rien à titre d’acte de mariage.
[65] De plus, la demande introductive dans le dossier présenté devant la juge Fournier contenait une allégation selon laquelle le mariage « a respecté les conditions de fond et de forme prescrites par l’état civil québécois »[17].
[66] À l’inverse, Madame dans le présent dossier ne fait pas d’allégation selon laquelle le mariage au Mexique aurait respecté les conditions de forme[18] prescrites par le droit mexicain.
[67] Mais il y a plus. Dans Droit de la famille—142903, la juge Fournier prend note des allégations de la partie demanderesse faisant référence à la modification des certificats de naissance respectifs des parties afin d’ajouter l’inscription du mariage. Lorsqu’elles ont fait l’acquisition de différents immeubles, seule ou ensemble, elles se déclarent mariées l’une à l’autre[19]. Une fois de plus, il s’agit du contraire dans le présent dossier.
[68] Monsieur invoque l’abus de procédure de la part de Madame, plaidant qu’elle sait très bien que les parties avaient opté pour une cérémonie symbolique sans effet juridique et qu’aucun acte ne confirme un mariage. Il réclame 10 000 $ à titre de dommages-intérêts.
[69] L’article 51 C.p.c. prévoit que le Tribunal peut déclarer une procédure abusive. La définition non exhaustive contenue dans la disposition stipule que l’abus peut résulter :
[70] Les principes applicables[20] à une demande en rejet fondée sur l’article 51 C.p.c. au motif que le recours est manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire sont bien connus, notamment :
[71] La Cour d’appel précise que « les tribunaux doivent agir avec circonspection avant de conclure à l’abus, particulièrement lorsqu’ils ne disposent que d’une preuve sommaire, alors que le juge du fond serait mieux placé pour trancher une question à la lumière de l’ensemble de la preuve déposée »[21].
[72] Une demande qui serait irrecevable en vertu de l’article 168 al. 2 C.p.c. n’équivaut pas inéluctablement par ce fait même à une demande abusive en vertu de l’article 51 C.p.c. C’est une analyse distincte, d’autant plus que la question de l’irrecevabilité est abordée en premier. La partie qui fait une demande en rejet pour abus jumelée à sa demande en irrecevabilité doit présenter des arguments propres à la question d’abus.
[73] La Cour d’appel précise que la partie faisant la demande en rejet d’une procédure doit faire la démonstration que la procédure est nécessairement vouée à l’échec; en d’autres mots, que la procédure ne présente aucune chance raisonnable de succès alors qu’une preuve pourrait être administrée[22].
[74] La Cour d’appel prévoit que « tout doute subsistant doit jouer en faveur de l’auteur de la procédure et le recours ne doit être rejeté que lorsqu’il s’agit d’un cas clair »[23].
[75] Quant aux dommages-intérêts, selon la Cour d’appel[24]:
[…] seul un abus de procédure atteignant un haut seuil de gravité ou caractère fautif peut donner lieu au remboursement des honoraires extrajudiciaires à titre de dommages-intérêts, et ce, même sous l’article 51 C.p.c.
[76] Cependant, la Cour d’appel considère que les critères prévus à l’article 51 C.p.c. sont respectés lorsque la procédure est introduite de mauvaise foi ou de manière téméraire, ou que son dépôt est objectivement fautif, c’est-à-dire qu’une personne raisonnable et prudente placée dans les mêmes circonstances conclurait à l’inexistence d’un fondement[25].
[77] Dans le présent dossier, le 9 mai 2022, soit avant que Madame dépose sa Demande introductive, Monsieur met Madame en demeure relativement à l’acte de mariage. La lettre de l’avocate de Monsieur est limpide (reproduit textuellement) :
En effet, notre client nous informe que les parties ont effectué une célébration symbolique au Mexique afin de souligner leur amour devant des amis et membres de leurs famille. Toutefois, cette célébration n’avait aucune valeur légale, puisque non conforme aux règles du Mexique pour obtenir un mariage officiel. D’ailleurs, votre cliente a toujours indiqué un statut de conjoint de fait au niveau des autorités fiscales et ce n’est que depuis que notre client a annoncé vouloir se séparer que votre cliente prétend être mariée.
Si votre client maintient sa position à l’effet que les parties sont mariées, nous vous invitons à nous transmettre dans les meilleurs délais leur acte de mariage.
[78] Or, Madame ne donne suite à cette demande ni en fournissant un acte de mariage ni en confirmant qu’elle effectue des démarches pour l’obtenir de la part de l’autorité compétente au Mexique. Elle ne le fait pas parce que l’acte n’existe pas.
[79] Le Tribunal est conscient qu’il y a de la latitude pour les arguments créatifs et qu’une demande introductive d’instance peut, en définitive, être jugée plus ou moins bien fondée sur le plan juridique, mais une assise fragile ne déclenche pas automatiquement l’application de l’article 51 C.p.c.[26]. La demande doit être manifestement mal fondée, et la partie doit avoir eu un comportement blâmable[27].
[80] Dans le présent dossier, l’argument de Madame ne peut se qualifier de créatif, du moins de façon raisonnable. Au contraire, la position de Madame est déraisonnable puisqu’il y a absence de l’acte de mariage mexicain et des allégations qui expliqueraient cette absence.
[81] À la lumière de la mise en demeure de Monsieur et du contenu de la Demande introductive de Madame, le Tribunal conclut que la Demande introductive est manifestement mal fondée, introduite de manière téméraire et objectivement fautive.
[82] Quant aux dommages-intérêts, Monsieur réclame 10 000 $ en vertu de l’article 54 C.p.c. et présente comme preuve à l’appui un état de compte du cabinet de son avocate au montant de 9 858,57 $. L’état de compte ne couvre pas les honoraires afférents à l’audience présidée par le soussigné, d’où la majoration au montant de 10 000 $.
[83] Le Tribunal remet à un stade ultérieur la détermination du montant de dommages-intérêts[28], notamment pour donner l’occasion à Madame d’examiner la preuve à l’appui de la demande, le cas échéant. Il fixera un échéancier pour cette prochaine étape des procédures.
[84] Madame fait une demande subsidiaire fondée sur l’enrichissement injustifié « [s]i le Tribunal ne peut conclure au mariage des parties »[29].
[85] Or, cette demande se retrouve toujours dans un dossier de divorce, ouvert sous le chiffre de compétence 12, et il n’y a donc pas de possibilité de poursuivre une demande subsidiaire à titre de conjointe de fait.
[86] Il appartient à Madame de présenter sa demande fondée sur l’enrichissement injustifié dans le cadre d’un dossier de séparation de conjoints de fait.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[87] ACCORDE la demande du défendeur M… V… (Monsieur) en irrecevabilité et pour déclaration d’abus de procédure intitulée Dénonciation du défendeur d’un moyen d’irrecevabilité partielle pour absence de fondement juridique selon l’article 168, alinéa 2 C.p.c. et demande pour abus de procédure (séquence 5 au plumitif) déposée le 31 août 2022, et REMET à un stade ultérieur la détermination du montant de dommages-intérêts réclamés par Monsieur en vertu de l’article 54 C.p.c. ;
[88] REJETTE la Demande introductive d’instance en justice en divorce, mesures provisoires et ordonnances de sauvegarde en enrichissement injustifié (Demande introductive) de la demanderesse A… R… (Madame) déposée le 2 août 2022 ;
[89] DÉCLARE abusive la Demande introductive et DÉCLARE Madame responsable du préjudice causé à Monsieur en lien avec la Demande introductive ;
[90] ORDONNE à Madame d’aviser Monsieur dans un délai de 10 jours à compter de ce jugement si elle veut communication des factures à l’appui de la somme de 10 000 $ réclamée par Monsieur à titre de dommages-intérêts pour abus de procédure ;
[91] ORDONNE à Monsieur de communiquer les factures mentionnées ci-dessus, jointes à une déclaration assermentée, dans un délai de 10 jours à compter de la confirmation de la part de Madame, le cas échéant, et AUTORISE Monsieur de caviarder les parties de la description du travail fait par le cabinet d’avocats qui dévoileraient le contenu des conseils qui lui ont été prodigués ;
[92] FIXE AU 18 MAI 2023 devant le soussigné pour une durée maximale de 30 minutes la question de la somme de 10 000 $ réclamée par Monsieur à titre de dommages-intérêts pour abus de procédure ;
[93] AVEC frais de justice.
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| ________________________________ AZIMUDDIN HUSSAIN, J.C.S. | |
Me Patrick Chamberland | ||
SERVICES JURIDIQUES PC | ||
Avocat pour la demanderesse | ||
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Me Brigitte Brunet | ||
Julie Beauchamp, stagiaire | ||
BRIGITTE BRUNET AVOCATS INC. | ||
Avocate pour le défendeur | ||
Date d’audience : | 19 janvier 2023 | |
[1] Loi sur le divorce, LRC 1985, c. 3 (2e suppl), art. 8(1).
[2] Droit de la famille—22431, 2022 QCCS 970, par. 20.
[3] Droit de la famille—191637, 2019 QCCA 1366, par. 18.
[4] Michel TÉTRAULT, Droit de la famille, vol. I – Le mariage, l’union civile et les conjoints de faits : Droits, obligations et conséquences de la rupture, 2010, Éditions Yvon Blais, Montréal, par. 3.7.4.
[5] Droit de la famille—22431, préc. note 2, par. 18.
[6] Voir notamment Lord c. Tu, 2021 QCCS 996, par. 7; Droit de la famille — 21216, 2021 QCCA 311, par. 9
[7] 2021 QCCS 619, par. 17.
[8] Art. 2814 (6o) C.c.Q.
[9] Cependant, le Tribunal note que l’honorable Suzanne Villeneuve de la Cour du Québec dans l’affaire Goulet c. Voyages Elysées inc., 2012 QCCQ 7632, par. 10, reconnait que les prises de sang sont une condition pour l’obtention d’un mariage officiel au Mexique, sans quoi le mariage demeure « symbolique ».
[10] Art. 2803 C.c.Q.
[11] En vertu de l’art. 2806 C.c.Q., le Tribunal peut prendre connaissance d’office du fait que le Mexique est une juridiction de droit civil.
[12] Voir les arts. 365-379 C.c.Q. sur la célébration du mariage et la preuve du mariage.
[13] Art. 2822 C.c.Q.
[14] Tétrault, préc. note 4.
[15] Droit de la famille—142903, 2014 QCCS 5568.
[16] Id., par. 5.
[17] Id., par. 6.
[18] Art. 3088 al. 2 C.c.Q.
[19] Droit de la famille—142903, préc. note 15, par. 7.
[20] Voir, par exemple, Fruits de mer Lagoon inc. c. Réfrigération, plomberie & chauffage Longueuil inc. (Zero-C), 2016 QCCS 1647, par. 58; Charland c. Lessard, 2015 QCCA 14.
[21] 9105-3975 Québec inc. c. Andritz Hydro Canada inc., 2018 QCCA 1968, par. 11.
[22] Id., par. 13.
[23] Id., par. 14.
[24] Ville de Sherbrooke c. Homans, 2021 QCCA 1866, par. 48.
[25] Vandal c. Municipalité de Boileau, 2020 QCCA 777, par. 8; 2741-8854 Québec inc. c. Restaurant King Ouest inc., 2018 QCCA 1807, par. 21.
[26] Charles-Auguste Fortier inc. c. 9095-8588 Québec inc., 2014 QCCA 1107, par. 5.
[27] Id.
[28] Arts. 54 al. 2 et 211 C.p.c.
[29] Demande introductive, par. 63 et seq.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.