Décision

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Ville de Blainville c. Champagne

2025 QCCS 3001

 

COUR SUPÉRIEURE

Chambre criminelle et pénale

 

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

 terrebonne

 

No :

700-36-001920-247 (CS)

 

             24-31912-5 (CM)

 

DATE :

Le 21 août 2025

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

Éric Downs, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

VILLE DE BLAINVILLE

Appelante/poursuivante

c.

SAMUEL CHAMPAGNE

Intimé/défendeur

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT SUR L’APPEL d’UN ACQUITTEMENT

(Art. 267 Code de procédure pénale)

______________________________________________________________________

APERCU

  1.    L’appelante interjette appel d’un jugement de la Cour municipale de Blainville, ayant acquitté l’intimé d’une infraction d’avoir appliqué ou fait appliquer sur les vitres d’une portière d’un véhicule routier une matière ayant pour effet d’empêcher ou de nuire à la visibilité de l’intérieur ou de l’extérieur du véhicule, contrairement à l’art. 266 du Code de sécurité routière CSR »)[1].
  2.    L’appelante soulève quatre motifs d’appel à l’effet que la juge d’instance a erré en droit, soit : 1) en fondant son jugement sur un motif sur lequel les parties n'ont pas eu l'opportunité d'être entendues 2) en ne motivant pas suffisamment les fondements de son jugement pour permettre l'examen en appel de la justesse de sa décision 3) en outrepassant son devoir d'assistance envers une partie non représentée par avocat, affectant ainsi l'équité du procès 4) en excluant la preuve en vertu de la Charte québécoise, une telle exclusion de la preuve en vertu de cette Charte relevant plutôt des tribunaux de droit civil.
  3.    L’appelante demande d’ordonner la tenue d’une nouvelle instruction.
  4.    Le Tribunal conclut qu’il y a lieu d’accueillir l’appel. Ici, le premier moyen d’appel est bien fondé et la juge d’instance a dérogé aux règles, en soulevant dans son jugement la violation d’un droit et en excluant une partie de la preuve sans donner aux parties l’occasion d’argumenter sur l’aspect de la violation d’un droit, tout comme sur la question du remède approprié. 
  5.    En raison de cette erreur de droit, justice n’a pas été rendue et une nouvelle instruction doit être ordonnée.

LA PREUVE EN PREMIÈRE INSTANCE

  1.    Lors de l’instruction, l’appelante dépose le constat d'infraction, le rapport d'infraction abrégé ainsi qu’un document émanant de la Société de l'assurance automobile du Québec, attestant que l’intimé était propriétaire du véhicule en cause au moment de l'infraction reprochée.
  2.    La preuve documentaire révèle que l’agent Aumais a observé le véhicule de l’intimé circulant sur la voie publique et a constaté que la vitre de la portière avant du côté conducteur était très sombre et qu'il pouvait difficilement voir l'intérieur de l'habitacle. Après l’interception, l’agent a constaté la présence d'une pellicule apposée sur ladite vitre.
  3.                 L'intimé a témoigné pour sa défense. Il a expliqué qu'il se rendait au travail ce matin-là, puis qu'il a vu un véhicule patrouille stationné, les gyrophares du véhicule patrouille en fonction, il s’est fait intercepter. Croyant se faire arrêter pour un arrêt non conforme, il a alors descendu sa fenêtre et a préparé ses documents. Lorsque l'agent Aumais s’est présenté du côté conducteur du véhicule, il a demandé au conducteur de remonter sa vitre et l’agent a constaté la présence d'une pellicule teintée sur la vitre de la portière avant.
  4.                 Dans sa défense, l’intimé témoigne à l'effet que ses vitres ne sont pas foncées, décrit les conditions météorologiques et le temps sombre existant au moment de l’interception.

LE JUGEMENT ENTREPRIS

  1.            Dans son jugement, la juge exclut une partie de la preuve obtenue par l’agent, soit qu'il aurait gratté sur la vitre et constaté la présence d'une pellicule, estimant qu'il y a eu atteinte à un droit reconnu par la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après: « Charte québécoise »)[2]. La juge indique que l’intimé a été mobilisé contre lui-même. Elle ne précise pas sur quel article de droit se fonde cette atteinte ni en vertu de quel article la preuve est ainsi exclue.
  2.            Il y a lieu de reproduire la portion pertinente du jugement entrepris :

[...]…Et là le policier vous informe de vos vitres et il vous demande de baisser votre fenêtre. Ça, moi tout de suite en partant, ça me parle. Le policier, à ce moment-là voulait faire une vérification, mais il fallait qu’il vous en informe puis qu’il vous demande la permission. Et en vertu de la Charte, je vais dire la Charte Québécoise des droits et libertés québécoise, on doit vous informer que quand on veut faire une vérification et, en plus, le policier, là, vous n’avez pas le choix, il ne vous dit pas que vous n’êtes pas obligé de consulter un avocat, il vous mobilise contre vous -même.

Alors, il veut faire une vérification, parce que ce que je crois c’est quand vous arrivez à côté de la fenêtre, votre fenêtre elle est déjà baissée. Alors là le policier, ce qu’il a constaté avant, il faut qu’il utilise ce qu’il a constaté avant, pas genre « Remonte-moi ta fenêtre pour que je voie ce que ça donne. » Comprenez-vous ce que je vous explique?

Alors, quand il vous a demandé de baisser votre fenêtre, il vous a mobilisé contre vous-même. Il est allé chercher une preuve sans vous informer à quoi servirait cette preuve-là.

Alors, moi, cette preuve-là, je l’écarte au fait qu’il gratte sur la pellicule. J’écarte le fait qu’il gratté sur la pellicule qu’il a vue. Il reste quoi? Il reste dans sa preuve que, au moment où il aperçoit votre véhicule, il constate que la vitre du côté conducteur est très sombre et qu’il perçoit difficilement l’habitacle, c’est pour ça qu’il vous intercepte.

Alors, moi, j’en suis juste à cette preuve-là parce que l’autre, selon moi, elle est illégale…. [...]

  1.            Il importe de souligner qu'avant que le jugement entrepris soit prononcé, l'enjeu de la Charte n'a été soulevé ni par l'une, ni par l'autre des parties. La juge n'a pas soulevé la question lors de l’instruction de la preuve, non plus pendant la plaidoirie.

1.                 ANALYSE

La norme d’intervention en appel

  1.            Le Tribunal rappelle que les critères d’intervention sont prévus à l’article 286 du Code de procédure pénale[3]  et le juge de la Cour supérieure siégeant en appel ne peut accueillir l’appel que s’il est convaincu que le jugement rendu par le juge d’instance est déraisonnable eu égard à la preuve, qu’une erreur de droit a été commise ou que justice n’a pas été rendue[4].
  2.            Le rôle du Tribunal n’est pas de refaire le procès ni de substituer sa propre opinion à celle du juge d’instance[5].
  3.            La jurisprudence reconnaît que le juge d’instance est généralement mieux placé pour évaluer la force probante de la preuve et la crédibilité des témoignages. Ainsi, l’appréciation des faits du juge de première instance est souveraine, hormis une erreur manifeste et dominante[6]. L’examen de la preuve par le juge d’appel doit se limiter à déterminer si cette preuve peut raisonnablement justifier la conclusion du juge de première instance.
  4.            Le Tribunal n’est justifié d’intervenir ou d’annuler un verdict ou d’ordonner la tenue d’un nouveau procès seulement s’il ressort des motifs du juge d’instance que ce dernier n’a pas tenu compte du droit applicable ou que ses conclusions factuelles sont empreintes d’erreurs manifestes et dominantes[7].
  5.            En somme, les erreurs de droit requièrent la norme d’intervention de la décision correcte alors que les conclusions du juge d’instance quant aux faits sont soumises à la norme de l’erreur manifeste et dominante[8].

Application en cas d’espèce

La juge d’instance a-t-elle erré en droit en fondant son jugement sur un motif sur lequel les parties n'ont pas eu l'opportunité d'être entendues ?

  1.            L’appelante plaide que la juge d’instance a commis une erreur de droit en se prononçant sur la violation d’un droit ainsi que sur l’exclusion de la preuve sans donner l’occasion aux parties d’être entendues.
  2.            Avant de répondre positivement à cette question, le Tribunal tient à rappeler que les juges d’appel doivent garder à l’esprit les contraintes de temps et de volume auxquelles les tribunaux de première instance en matière criminelle et pénale sont assujettis[9].
  3.            Cela étant dit, la loi et la jurisprudence donnent raison à l’appelante. En effet, il est bien établi que lorsqu’un juge soulève d’office une question liée à une violation des droits prévus à la Charte, il doit donner aux parties l’occasion de soumettre leurs arguments, ainsi que leur preuve, le cas échéant[10].
  4.            La règle audi alteram partem prend sa source à l'article 11 d) de la Charte canadienne des droits et libertés de même qu'aux articles 23 et 35 de la Charte québécoise.
  5.            Le droit d'être entendu appartient tant à la poursuite qu'au défendeur; Il est également codifié à l’article 212 du Code de procédure pénale[11].
  6.            Il est reconnu par la jurisprudence que les juges sont les « gardiens de la Charte » et qu'ils ont le pouvoir de soulever d'office les enjeux relatifs au respect des droits constitutionnels. Cependant, en pareil cas, le juge doit permettre aux parties d'être entendues sur une telle question avant que le jugement soit rendu [12].
  7.            Dans le cas sous examen, la juge a exclu une partie précise de la preuve, soit le fait que le policier aurait gratté sur la vitre du véhicule et constaté la présence d'une pellicule[13], sans que cette atteinte alléguée ne soit soulevée au stade de la preuve ou des plaidoiries. Cet enjeu est ressorti pour la première fois seulement au moment où la juge a rendu son jugement.
  8.            Ce faisant, non seulement l’appelante a été privée d'argumenter sur la question mais celle-ci a également été privée, selon l’appelante, de faire entendre un témoin essentiel, l'agent Aumais, qui aurait pu, selon l’appelante, éclairer le Tribunal dans sa recherche de la vérité. D'autant plus, la preuve de ce que l'agent a fait et demandé une fois arrivé à la fenêtre du défendeur a été retenue par le Tribunal, malgré que celle-ci constituait du ouï-dire[14]. En effet, la seule preuve entendue en lien avec les faits et gestes du policier a été rapportée par l'intimé via les paroles que l'agent Aumais aurait prononcées lors de l'intervention, et ce, bien que ce dernier fût absent lors de l’instruction.
  9.            En omettant d'annoncer aux parties qu'elle entendait statuer sur le respect des droits garantis par la Charte québécoise, la juge a été privée d'une preuve complète quant à cette question cruciale au litige, puisque l’appelante n'a pas pu demander l'ouverture d'un voir-dire ni la réouverture de sa preuve, non plus de contre-interroger l’intimé à cet égard.
  10.            Quant à l'aspect de l’argumentation, l'appelante a été empêchée de faire des représentations tant sur la violation alléguée que sur la réparation possible. L'appelante n'a pas non plus eu la possibilité de présenter ses autorités, le cas échéant.
  11.            Les enjeux en cause dans le présent dossier ne sont pas sans rappeler ceux de l’arrêt de la Cour d'appel du Québec, R. c. Fraillon [15], qui représente toujours le droit applicable quant à la règle audi alteram partem :

« Mais voilà que sans que l'accusé ait soulevé le moyen et sans donc qu'il ait été plaidé par l'une ou l'autre des parties, le juge ordonne l'arrêt des procédures en application des articles 7 et 11 de la Charte qui s'intéressent aux principes de justice fondamentale et au procès équitable.

[ ... ]

C'est tout d'abord à tort que le premier juge a statué comme il l'a fait sans donner le loisir aux parties de plaider sur le sujet. Il est, en thèse générale, loisible au juge de signaler aux parties que, dans sa mission de rendre justice, il est troublé par un point de faits ou de droit que ni l'une ni l'autre n'a soulevé. Et cela surtout lorsqu'il s'agit d'un droit reconnu par la Charte. Mais encore faut-il qu'il le signale aux parties et leur donne tout le loisir de vider la question avant qu'il ne statue en conséquence. Or ici, les parties ont, à leur grand étonnement, appris au prononcé du jugement que celui­ ci était fondé et uniquement fondé sur une question que le juge n'avait qu'alors soulevée et résolue proprio motu. Le procédé est inadmissible et suffirait à lui seul à soutenir le pourvoi ». 

  1.            Aussi, la Cour supérieure a réitéré ce principe dans plusieurs affaires analogues où le tribunal a conclu que le non-respect de la règle audi alteram partem constitue une erreur de droit qui exige l’intervention de la Cour[16].
  2.            Dans le présent cas, en omettant d’informer l’appelante qu’elle entendait se prononcer sur la violation et l’exclusion de la preuve, le Tribunal conclut que la juge d’instance a commis une erreur de droit et que justice n’a pas été rendue.
  3.            Ici, l’erreur n’est pas sans conséquence puisqu’il s’agit d’un manquement à l’équité procédurale. Le Tribunal ne peut donc qu’ordonner la tenue d’une nouvelle audition afin de pallier l’erreur, considérant aussi son impact sur l’issue de l’affaire.

 

 

  1.            Dans ces circonstances, l’analyse des trois autres griefs d’appel s’avère non nécessaire. Le Tribunal exerce la réserve.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.            ACCUEILLE l’appel;
  2.            ORDONNE une nouvelle instruction;
  3.            LE TOUT, sans frais.

 

 

 

__________________________________ÉRIC DOWNS, j.c.s.

 

 

Me Jade Milette

Procureure de l’Appelante-poursuivante

 

Monsieur Samuel Champagne

Non représenté

Intimé-défendeur

 

Date d’audience :

Le 20 août 2025

 


[1]  Le jugement entrepris a été rendu oralement par l’honorable juge Nathalie Thibault, j.c.m, séance tenante, le 20 novembre 2024.

[2]  Notes sténographiques du 20 novembre 2024, p.39, l. 3 et ss.

[3]  RLRQ, c C-25.1.

[4]  Commission de la santé et sécurité au travail c. Hydro-Québec, 2010 QCCA 1757, paragr. 10.

[5]  Monteurs-Mécaniciens vitriers, local 135 c. DPCP, 2019 QCCS 1490, paragr. 18-19.

[6]  Lapierre c. Ville de Montréal, 2020 QCCS 1354, paragr. 17

[7]  Natale c. Autorité des marchés financiers, 2016 QCCA 944, paragr. 22-23.

[8]   Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, paragr. 1 à 9.

[9]  J.L.c. R.,2017 QCCA 398.

  [10]  R. c. Fraillon, J.E. 90-1686 (C.A.); R. v. D’Allesandro, 2018 BCCA 118, paragr. 24; R. v. Al-   Fartossy,2007 ABCA 427, paragr. 25; Ville de Montréal c. Derradji, 2019 QCCS 4088 (requête pour permission d’en appeler déférée au banc, audition prévue le 19-10-2020, 500-10007198-103), paragr. 48.  

[11]  Longueuil c. Sciaraffa, 2003 CanLII 18996 (QC CS), paragr. 6.

[12]  Ville de Laval c. Umutesi, 2024 QCCA 1024, par. 10 et ss., 25.

[13]  Notes sténographiques du 20 novembre 2024, page 40, lignes 1 à 3.

[14]  Notes sténographiques du 20 novembre 2024, page 11, lignes 20 et ss., page 12, ligne 4.

[15]      R. c. FrailIon, 1990 Canlii 2828 (QC CA);

[16]  Société de transport de Montréal c. Saint-Eugène, 2020 QCCS 2922, paragr. 70; Ville de Laval c. Umutesi, paragr. 35; Ville de Laval c. Rosembert, 2020 QCCS 3037, paragr. 29; Desrosiers-Gouchie c. Ville de Montréal, 2022 QCCS 4797, paragr. 35.

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