Décision

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Tanny c. Procureur général des États-Unis

2023 QCCA 1234

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-030217-228

(500-06-000972-196)

 

DATE :

 2 octobre 2023

 

 

FORMATION :

 LES HONORABLES

JULIE DUTIL, J.C.A.

STEPHEN W. HAMILTON, J.C.A.

SOPHIE LAVALLÉE, J.C.A.

 

 

JULIE TANNY

APPELANTErequérante

c.

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DES ÉTATS-UNIS

INTIMÉdéfendeur

et

HÔPITAL ROYAL VICTORIA

UNIVERSITÉ McGILL

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MIS EN CAUSEdéfendeurs

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Gary D.D. Morrison) qui a accueilli une requête en irrecevabilité présentée par l’intimé, le procureur général des États-Unis, afin de faire rejeter une requête en autorisation d’une action collective à son égard.

[2]                Pour les motifs de la juge Dutil, auxquels souscrivent les juges Hamilton et Lavallée, LA COUR :

[3]                REJETTE l’appel, avec les frais de justice.

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

STEPHEN W. HAMILTON, J.C.A.

 

 

 

 

 

SOPHIE LAVALLÉE, J.C.A.

 

Me Jeffrey Orenstein

Me Andrea Grass

consumer law group inc.

Pour Julie Tanny

 

Me Malcolm N. Ruby

Me Adam Bazak

Me Antoine Van Audenrode

gowling wlg (canada)

Pour le procureur général des États-Unis

 

Me François Joyal

Me Andréane Joanette-Laflamme

Me Sarom Bahk

ministère de la justice canada

Pour le procureur général du Canada

 

Date d’audience :

30 mars 2023


 

MOTIFS DE LA JUGE DUTIL

 

 

[4]                Le juge de première instance a accueilli une requête en irrecevabilité présentée par l’intimé, le procureur général des États-Unis, afin de faire rejeter la requête en autorisation d’une action collective à son égard[1]. Cette action vise à obtenir une indemnisation pour toutes les personnes qui ont subi des traitements dans le cadre des « Expériences de Montréal » (« Montreal Experiments »), menées entre 1948 et 1964 par le Dr Donald Ewen Cameron. Elle vise également à indemniser leurs héritiers, les membres des familles et leurs personnes à charge.

[5]                Ce pourvoi soulève la question de l’immunité des États, plus précisément si l’exception à cette immunité, que l’on retrouve à l’alinéa 6 a) de la Loi sur l’immunité des États LIÉ »)[2], s’applique en l’espèce ou si d’autres exceptions de common law peuvent trouver application.

LE CONTEXTE

[6]                Le juge de première instance décrit ainsi le contexte de cette affaire :

[3] Madam Tanny (the “Representative Applicant”) is seeking to institute a class action on behalf of the following class:

All persons who underwent depatterning treatment at the Allan Memorial Institute in Montreal, Quebec, between 1948 and 1964 using Donald Ewen Cameron’s methods (the “Montreal Experiments”) and their successors, assigns, family members, and dependants or any other group to be determined by the Court;

[4] The alleged “Montreal Experiments” are said to have consisted of extreme mind-control brainwashing experimentation on “unwitting” patients by methods of depatterning and repatterning the brain, which included drug-induced sleep/coma, intensive electroconvulsive therapy, “psychic driving”, sensory deprivation and the administration of barbiturates, chemical agents and medications to supress nerve functionality and activation.

[5] Representative Applicant further alleges that none of the patients gave informed consent, being under the impression that they were receiving “medically sound” therapy as opposed to being exposed to brainwashing and mind-control experimentation.

[6] With a view to obtaining financial compensation, Representative Applicant has named as proposed defendants the United States, Royal Victoria Hospital, McGill University and the Attorney General of Canada.

[7] The Royal Victoria Hospital (“RVH”) is named on the grounds that the Montreal Experiments were said to have been conducted at the Allan Memorial Institute (the “Institute”), which was allegedly RVH’s psychiatry department. It has not adopted a position on the state immunity issue and did not attend the hearing.

[8] McGill University is named having allegedly hired Dr Cameron, supplied its medical faculty to work at RVH and co-administered the Institute. It too has not adopted a position on state immunity, nor did it attend the hearing.

[9] The Attorney General of Canada (“AG Canada”) and the United States are named in relation to the funding of the Montreal Experiments between 1950 and 1964, and this for a total amount of $221,673.95.

[10] AG Canada has not directly supported or contested the United States state-immunity claim but did attend the hearing and shared its views as to Canada’s State Immunity Act (“SIA” or the “Act”).

[11] As for the United States funding activity, it is alleged to have been conducted by the Central Intelligence Agency (“CIA”).

[12] The Court will refer to additional allegations pertaining to the CIA’s involvement and funding in the analysis section of the present judgment.

[13] In addition to funding, Applicant alleges that both Canada and the United States not only funded the experiments but also “supervised, monitored, oversaw, authorized, recommended, supported, directed, and otherwise exercised control over the Montreal Experiments”.[3]

[Renvois omis]

LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE

[7]                Le juge analyse cinq questions reliées à l’application de l’immunité des États.

[8]                Il rejette d’abord l’argument de l’appelante selon lequel les questions liées aux exceptions à l’immunité des États, édictées à la LIÉ concernant les décès, les dommages corporels ou les activités commerciales, sont des questions mixtes de fait et de droit qui devraient être déférées au juge du fond. Le juge est plutôt d’avis qu’elles doivent être tranchées au stade préliminaire puisqu’il s’agit d’une question de compétence et d’ordre public[4].

[9]                Le juge examine ensuite si l’intimé bénéficie d’une immunité en vertu de la LIÉ. Les événements à la base de l’action collective étant survenus entre 1957 et 1960[5], soit avant l’entrée en vigueur de la LIÉ, il en conclut que les exceptions à l’immunité des États qu’on retrouve maintenant dans cette loi ne s’appliquent pas. Il estime que la LIÉ n’a pas d’effet rétroactif à son entrée en vigueur en 1982[6]. Il rejette également l’argument de l’appelante sur le caractère rétrospectif de la LIÉ puisqu’il s’agit d’une question de droit substantif, laquelle ne permet pas de repousser la présomption d’application non rétrospective d’une loi[7].

[10]           Pour appuyer son raisonnement, le juge s’appuie sur le fait que certaines dispositions de la LIÉ prévoient qu’elles ont un effet rétroactif, par exemple celle concernant les actes de terrorisme[8]. En effet, la LIÉ a été amendée en 2012 pour ajouter l’exception des actes reliés au terrorisme, et il est édicté expressément que cette exception s’applique à compter du 1er janvier 1985[9].

[11]           En ce qui concerne les exceptions à l’immunité des États en common law, qui existaient avant l’entrée en vigueur de la LIÉ en 1982, le juge est d’avis qu’elles ont une portée limitée puisqu’aucune ne visait les décès ou les dommages corporels[10]. Quant à l’exception touchant les activités commerciales, il estime qu’elle ne s’applique pas en l’espèce[11].

[12]           Le juge rejette enfin l’argument de l’appelante selon lequel le caractère illégal et secret d’une activité est une exception à la règle de l’immunité[12].

[13]           Puisque le juge conclut que l’intimé bénéficie d’une immunité, il ne se prononce pas sur les autres questions concernant le droit des membres des familles des victimes des Expériences de Montréal de poursuivre[13].

LES QUESTIONS EN LITIGE

[14]           L’appelante soulève six questions en litige, lesquelles peuvent être regroupées de la façon suivante :

1)       Le juge de première instance a-t-il erré en droit en tranchant la question de l’immunité des États à un stade préliminaire?

2)       Le juge de première instance a-t-il erré en droit en concluant que l’intimé bénéficiait de l’immunité des États dans la présente affaire, malgré les exceptions découlant de la LIÉ et des principes de common law?

3)       Dans l’affirmative, les membres de la famille des victimes des Expériences de Montréal bénéficient-ils eux aussi des exceptions à l’immunité des États ? 

[15]           Devant notre Cour, le procureur général du Canada n’a pas déposé d’exposé ni fait d’observations à l’audience.

L’ANALYSE

1) Le juge de première instance a-t-il erré en droit en tranchant la question de l’immunité des États à un stade préliminaire?

[16]           L’appelante soutient que la décision du juge de rejeter son action à un stade préliminaire est mal fondée. Un tribunal ne peut le faire qu’en présence d’une pure question de droit. Or, en l’espèce, il s’agit d’une question mixte de fait et de droit puisque, pour déterminer si certaines exceptions à l’immunité des États s’appliquent, dont celle concernant les activités commerciales, il est nécessaire qu’une preuve soit administrée pour en établir la nature. C’est le juge du fond qui aurait dû être saisi de la question.

[17]           Les principes entourant l’application de l’article 168 C.p.c. sont bien connus. Les tribunaux de première instance doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils ont à trancher une requête en irrecevabilité puisque le rejet d’une action, à ce stade, peut avoir de sérieuses conséquences[14]. Toutefois, il faut éviter de laisser un recours se poursuivre s’il n’est pas fondé en droit. La norme de la décision correcte s’applique pour l’analyse de cette question[15].

[18]           L’article 168 al. 2 C.p.c. permet qu’une partie puisse opposer l’irrecevabilité d’une demande si elle n’est pas fondée en droit. Or, les règles concernant l’immunité des États sont des règles de droit, comme le souligne la Cour dans Dostie c. Procureur général du Canada :

[22] Par « droit applicable », on entend, bien sûr, le droit applicable au fond de l’affaire. Mais, et cela est tout aussi important, l’on entend également par là les règles plus techniques régissant :

[…]

-     les interdictions ou immunités de poursuite (celle d’un État étranger, par ex., ou encore celles que prévoient la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles ou la Loi sur l’assurance automobile);[16]

[…]

[Renvois omis]

[19]           Je suis d’avis que le juge n’a pas commis d’erreur en se saisissant de la question de l’immunité de l’intimé au stade de l’irrecevabilité puisqu’il s’agit d’une question de droit. Dans l’arrêt Kazemi, le juge LeBel, pour les juges majoritaires, explique que le fait d’obliger le défendeur étranger à préparer une défense pour décider ensuite s’il bénéficie d’une immunité irait à l’encontre de l’objectif d’accorder celle-ci à un État afin d’empêcher dès le départ le tribunal d’entendre une affaire au fond[17].

[20]           En l’espèce, le juge a appliqué à bon droit les arrêts Trudel[18] et Schreiber[19] qui concluent que la question de l’immunité des États est d’ordre public. Sauf circonstances exceptionnelles, elle doit être donc tranchée au stade de l’irrecevabilité[20].

[21]           Je ne retiens pas non plus l’argument de l’appelante selon lequel il serait nécessaire que l’affaire soit entendue au fond afin d’établir certains faits permettant de démontrer le caractère illégal ou caché des actes commis par l’intimé. Elle plaide qu’il serait important de déterminer si ce dernier bénéficiait d’une autorisation implicite ou expresse du gouvernement canadien pour mener ses expériences en sol canadien. À mon avis, il n’existe en droit canadien aucune exception à l’immunité des États fondée sur le caractère illégal ou caché des actes commis, comme nous le verrons. Cette preuve n’aurait donc eu aucune pertinence pour décider de la question de l’immunité.

[22]           L’appelante soutient également que, si la question de l’immunité de l’intimé avait été tranchée sur le fond, elle aurait pu démontrer que la cause d’action s’est cristallisée pour les membres du groupe en 2017-2018. Cela est différent du moment où les événements ont eu lieu, soit de 1957 à 1960. Cet argument doit également échouer. L’appelante confond le test pour déterminer quand la cause d’action a été découverte, lequel est propre à l’analyse de prescription extinctive du recours, et les dates où sont survenus les faits, ce qui permet de trancher le droit applicable à la question de l’immunité de l’intimé.

[23]           Toutes les allégations nécessaires pour que le juge puisse déterminer si l’intimé bénéficiait de l’immunité apparaissaient dans la demande d’autorisation d’action collective. L’appelante n’a pas établi que le juge a erré en tranchant la question de l’immunité de l’intimé à un stade préliminaire.

2) Le juge de première instance a-t-il erré en droit en concluant que l’intimé bénéficiait de l’immunité des États dans la présente affaire, malgré les exceptions découlant de la LIÉ et des principes de common law?

[24]           Avant de traiter des autres questions en litige, il est utile de faire une revue du droit en ce qui concerne l’immunité des États. Le principe de l’immunité est édicté au paragraphe 3(1) de la LIÉ :

3 (1) Sauf exceptions prévues dans la présente loi, l’État étranger bénéficie de l’immunité de juridiction devant tout tribunal au Canada.

3 (1) Except as provided by this Act, a foreign state is immune from the jurisdiction of any court in Canada.

[25]           Plusieurs exceptions sont prévues à la LIÉ, notamment lorsque les actions des États portent sur des activités commerciales, lorsqu’il y a décès ou dommages corporels survenus au Canada et dans les cas où un État est poursuivi pour avoir soutenu le terrorisme le 1er janvier 1985 ou après cette date :

5 L’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions qui portent sur ses activités commerciales.

 

6 L’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions découlant :

 

a) des décès ou dommages corporels survenus au Canada;

 

b) des dommages aux biens ou perte de ceux-ci survenus au Canada.

 

6.1 (1) L’État étranger inscrit sur la liste visée au paragraphe (2) ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions intentées contre lui pour avoir soutenu le terrorisme le 1er janvier 1985 ou après cette date.

5 A foreign state is not immune from the jurisdiction of a court in any proceedings that relate to any commercial activity of the foreign state.

 

6 A foreign state is not immune from the jurisdiction of a court in any proceedings that relate to

 

(a) any death or personal or bodily injury, or

 

(b) any damage to or loss of property

that occurs in Canada.

 

6.1 (1) A foreign state that is set out on the list referred to in subsection (2) is not immune from the jurisdiction of a court in proceedings against it for its support of terrorism on or after January 1, 1985.

[26]           Le juge LeBel, dans l’arrêt Kazemi, souligne que l’immunité des États est un des principes fondateurs des relations entre États indépendants. Ce principe respecte celui de l’égalité entre les États :

[35] Sur le plan conceptuel, l’immunité des États demeure un des principes fondateurs des relations entre États indépendants (R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 43). Elle garantit la fidélité de chaque nation et de l’ordre international aux principes de souveraineté et d’égalité (Larocque, Civil Actions for Uncivilized Acts, p. 236; C. Emanuelli, Droit International Public : Contribution à l’étude du droit international selon une perspective canadienne (3e éd. 2010), p. 294). La souveraineté garantit que l’État peut exercer son autorité à l’égard de personnes et de faits sur son territoire sans ingérence externe indue. En droit international, le principe de l’égalité reconnaît qu’aucun État n’est au-dessus d’un autre dans l’ordre international (Schreiber, par. 13). Les règles de droit relatives à l’immunité des États sont une expression de ces principes (Hape, par. 40-44; Fox et Webb, p. 25 et 76; Allemagne c. Italie, par. 57).[21]

[Soulignement ajouté]

[27]           Dans cet arrêt, le juge LeBel mentionne en outre qu’il existe plusieurs justifications à l’immunité des États, dont la courtoisie et la réciprocité[22]. Ce principe joue un rôle important dans les relations internationales et est « devenue une règle générale du droit international coutumier »[23]. La teneur de cette immunité a toutefois évolué au cours des années. Alors qu’à l’origine elle était absolue, une nouvelle approche est apparue après la Seconde Guerre mondiale en faveur de sa restriction dans les poursuites criminelles, mais également pour les poursuites civiles contre les États. On parle maintenant d’une immunité restreinte[24].

[28]           Le juge LeBel souligne que la LIÉ est une codification exhaustive du droit canadien en cette matière[25]. En 2012, le législateur a d’ailleurs ajouté aux exceptions à l’immunité celle concernant les activités terroristes (article 6.1 LIÉ), ce qui indique qu’il peut agir pour modifier l’étendue de l’immunité des États. Il conclut qu’au Canada, il faut d’abord se tourner vers le législateur pour déterminer le cadre et la portée de l’immunité des États. Il écrit :

[44] De plus, en 2012, le législateur a modifié la LIÉ en y ajoutant une exception à l’immunité de juridiction pour certains États étrangers qui ont appuyé des activités terroristes (Arbour et Parent, p. 508.1-508.3). Selon ce nouveau régime législatif, un État étranger peut être poursuivi au Canada s’il (1) a commis l’acte en question le 1er janvier 1985 ou après cette date et s’il (2) est accusé d’appuyer le terrorisme et inscrit sur une liste dressée par le gouverneur en conseil (LIÉ, art. 6.1; Bibliothèque du Parlement, Résumé législatif du projet de loi C-10 (2012), art. 2.2.2.1). Même si on n’a pas abordé la nature ou la constitutionnalité de l’exception relative au terrorisme devant la Cour, il s’agit néanmoins de questions pertinentes pour le présent dossier. À tout le moins, cette exception révèle que le législateur peut agir, et le fait, pour résoudre, et dans ce cas-ci pour prévenir, de nouveaux problèmes dans l’ordre international (Ranganathan, p. 386). Cela renforce la conclusion, dont il sera question ultérieurement, selon laquelle la LIÉ est censée constituer une codification exhaustive du droit canadien de l’immunité des États pour les instances civiles. Je note en outre au passage, avec toute la prudence qui s’impose, que le projet de loi sur l’exception relative au terrorisme, lorsqu’il était à l’étape des débats au Parlement, a été critiqué à de nombreuses reprises parce qu’il omettait de créer une exception à l’immunité des États dans le cas d’instances civiles où étaient présentées des allégations de torture, de génocide ou d’autres crimes graves (Résumé législatif du projet de loi C-10, art. 2.1.4). En effet, le projet de loi C-483 d’initiative parlementaire proposait de créer une telle exception, mais il n’a jamais été adopté. Plus généralement, la modification apportée par le législateur à la LIÉ en 2012 illustre que l’État du for (c.-à-d. celui qui attribue la juridiction) joue toujours un rôle important et continu lorsqu’il s’agit d’établir la portée et l’étendue de l’immunité de juridiction.

[45] Il en découle que l’immunité des États ne représente pas seulement une règle de droit international coutumier. Elle témoigne aussi des choix faits par un pays pour des raisons politiques, notamment au sujet de ses relations internationales. Comme le font remarquer Fox et Webb, bien qu’il soit reconnu en droit international que l’immunité constitue la règle générale, c’est l’État du for qui décide de l’[traduction] « étendue précise » de l’immunité des États et de la « manière précise de l’appliquer » (p. 17). Ainsi, au Canada, il faut d’abord se tourner vers le législateur pour déterminer le cadre et la portée de l’immunité des États.[26]

[Soulignements ajoutés]

[29]           Le juge LeBel ne retient donc pas la position de certains auteurs voulant que la LIÉ ne soit pas exhaustive et que la common law, de même que le droit international, doivent en guider l’interprétation[27]. Il estime plutôt que la liste des exceptions à l’immunité des États que l’on retrouve à la LIÉ est exhaustive[28].

* * *

L’article 6 de la LIÉ

[30]           L’appelante soutient d’abord que l’intimé ne bénéficie pas d’une immunité puisque l’article 6 LIÉ, qui prévoit une exception dans les actions découlant de décès ou dommages corporels, trouve application.

[31]           Elle plaide que le juge a erré en décidant que la LIÉ ne s’applique pas en l’espèce parce que les faits à la base de la réclamation sont survenus avant son entrée en vigueur, en 1982. Selon elle, il faut distinguer le moment où la faute a été commise, soit entre 1957 et 1960, celui où les dommages se sont manifestés, c’est-à-dire pendant plusieurs décennies et, finalement, le moment où les faits pour établir le lien de causalité ont été découverts par les membres du groupe, vers 2017-2018. Soixante années ont passé entre la faute et la cristallisation du droit d’action en responsabilité civile. Les membres du groupe ne pouvaient agir antérieurement à ce moment, selon l’appelante. La LIÉ trouverait donc application puisque leur droit d’action a pris naissance après son entrée en vigueur en 1982.

[32]           Cet argument ne peut être retenu.

[33]           Je suis d’avis que le juge n’a pas erré en considérant, aux fins de son analyse, que les faits pertinents pour déterminer si la LIE trouve application sont survenus avant son adoption, en 1982[29].

[34]           Comme le plaide l’intimé, l’appelante confond la découverte d’une cause d’action aux fins de la prescription avec le moment de la survenance des faits pertinents pour déterminer si l’intimé bénéficie de l’immunité. Ces faits sont survenus à la fin des années cinquante et au début des années soixante et il en résulte que la LIÉ ne peut s’appliquer, sauf si elle a un effet rétroactif ou rétrospectif, un autre argument soumis par l’appelante.

La loi a-t-elle un effet rétroactif ou rétrospectif?

[35]           L’appelante ne soutient pas que la LIÉ est rétroactive. Elle allègue que la LIÉ a un effet rétrospectif, puisqu’elle est de nature procédurale et attributive de compétence. Elle plaide que le juge a erré en ne faisant pas la distinction entre une loi rétroactive et une loi rétrospective.

[36]           L’intimé estime pour sa part que le juge n’a pas commis d’erreur à cet égard. Il a conclu avec raison que la loi n’est pas rétroactive en ce qui concerne l’exception à l’immunité pour les dommages corporels. Lorsque le législateur a voulu qu’une exception s’applique rétroactivement, il l’a spécifiquement mentionné, comme ce fut le cas pour l’exception visant les activités de terrorisme, laquelle a été ajoutée à la LIÉ en 2012, mais avec effet rétroactif pour les actes posés le 1er janvier 1985 ou après cette date (article 6.1 LIÉ). En outre, l’intimé soutient que la présomption de non-rétrospectivité n’est pas repoussée puisque la LIÉ n’est pas uniquement procédurale, mais affecte également des droits substantifs.

[37]           La question de l’application de la LIÉ à des faits survenus avant son entrée en vigueur, en 1982, n’a pas été abordée souvent par les tribunaux. Pour la trancher, il faut examiner les règles d’interprétation des lois qui touchent leur application dans le temps. Or, il existe une certaine confusion dans l’interprétation qu’il faut donner aux différentes expressions qui s’y rattachent, soit le caractère rétroactif d’une loi, son caractère rétrospectif et, finalement, l’effet immédiat d’une loi de nature purement procédurale[30].

[38]           Le professeur Driedger a étudié la question et mis au point une méthodologie reprise par la professeure Sullivan dans l’ouvrage The Construction of Statutes. Cette dernière explique que le caractère rétroactif d’une loi se distingue du caractère rétrospectif comme suit :

A retroactive statute is one that “changes the law from what it was”; it deems new law to be the law applicable to facts that occurred prior to its coming into force. A retrospective statute, by contrast, is prospective but it “attaches new consequences for the future to an event that took place before the statute was enacted”.[31]

[39]           Il existe trois présomptions découlant de ces règles d’interprétation : 1) les lois sont présumées non-rétroactives[32]; 2) les lois sont présumées non-rétrospectives[33]; et, enfin, 3) les lois de nature purement procédurale sont présumées d’application immédiate[34].

[40]           Les auteurs Côté et Devinat expliquent que la présomption de non-rétroactivité peut être repoussée « lorsqu’une loi nouvelle s'applique de façon à prescrire le régime juridique de faits entièrement accomplis avant son entrée en vigueur »[35]. Ils proposent la démarche suivante :

La première étape consiste à identifier les faits juridiques, c'est-à-dire les faits auxquels la loi attache des conséquences juridiques. Cela suppose que l'on reconstitue la règle de droit dont le texte est l'expression en distinguant, d'une part, les faits qui vont entraîner l'application de la loi et, d'autre part, les conséquences juridiques que la loi attribue à la survenance de ces faits. […] La seconde étape consiste à situer dans le temps les faits concrets qui correspondent aux faits juridiques décrits de manière hypothétique par la loi. Ce sont les faits qui font naître, à l'égard d'un sujet de droit en particulier, des droits ou des obligations, des pouvoirs ou des devoirs. […] Il y a effet rétroactif lorsque la loi nouvelle définit le régime juridique d'un fait ou d'un groupe de faits entièrement survenus avant son entrée en vigueur.[36]

[Soulignements ajoutés]

[41]           La rétroactivité d’une loi peut également ressortir de la volonté expresse ou implicite du législateur[37]. Elle peut ainsi découler d’une mention claire dans la loi ou encore transparaître de l’objet de celle-ci[38].

[42]           La présomption de non-rétrospectivité, pour sa part, peut être repoussée en présence d’un texte exprès ou nettement implicite en ce sens[39]. Ça peut être le cas également « si les nouvelles conséquences préjudiciables en cause visent à protéger le public plutôt qu’à punir pour un fait passé »[40], « dans la mesure où il ressort de l’intention du législateur qu’il en soit ainsi »[41]. Encore faut-il que « la structure de la pénalité ellemême illustre que le législateur a mis en balance les avantages du caractère rétrospectif, d’une part, et ses effets inéquitables potentiels, d’autre part »[42].

[43]           Enfin, la présomption d’application immédiate trouve application lorsqu’une loi est de nature purement procédurale :

En résumé, une loi est de pure procédure si son application dans un cas concret n'a d'effet que sur la manière d'exercer un droit. Si, au contraire, l'application d'une loi de procédure a l'effet de rendre pratiquement impossible l'exercice d'un droit, elle ne sera pas considérée comme une loi de "pure procédure", car son application toucherait alors des "droits de fond".[43]

[44]           En l’espèce, l’appelante concède que l’article 6 LIÉ n’est pas rétroactif. Elle soutient plutôt qu’il a un effet rétrospectif, comme déjà mentionné. Il est toutefois utile d’examiner le raisonnement du juge tant sur la question de la présomption de non-rétroactivité que de non-rétrospectivité.

[45]           À mon avis, le juge n’a pas erré en concluant que les présomptions de non-rétroactivité et de non-rétrospectivité n’ont pas été repoussées. En effet, il n’y a pas d’indication dans la LIÉ qu’elle confère explicitement ou implicitement une portée rétroactive ou rétrospective à l’article 6 LIÉ qui prévoit une exception à l’immunité des États dans le cas de dommages corporels. C’est par ailleurs l’interprétation retenue dans quelques décisions des tribunaux ontariens, dont la Cour d’appel, soit Carrato[44], Jaffe[45], Trit[46] et plus indirectement, Tracy[47]. Il semble que ce sont les seules décisions traitant de la question. Par ailleurs, la LIÉ n’est pas de nature purement procédurale et n’est donc pas d’application immédiate.

[46]           L’alinéa 6.1 (1) LIÉ nous donne en outre un exemple de l’effet rétrospectif d’une disposition. Le législateur l’exprime clairement :

6.1 (1) L’État étranger inscrit sur la liste visée au paragraphe (2) ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions intentées contre lui pour avoir soutenu le terrorisme le 1er janvier 1985 ou après cette date.

6.1 (1) A foreign state that is set out on the list referred to in subsection (2) is not immune from the jurisdiction of a court in proceedings against it for its support of terrorism on or after January 1, 1985.

[47]           Cet article, adopté en 2012, édicte qu’un État ne bénéficie pas de l’immunité dans les actions intentées contre lui pour avoir soutenu le terrorisme le 1er janvier 1985 ou après cette date. Il a été introduit à la LIÉ après l’étude par le gouvernement du rapport final de la commission d’enquête sur l’attentat d’Air India survenu le 23 juin 1985[48]. Cela traduit une volonté claire du législateur dans ce cas. Il a donné une portée rétrospective à cette disposition, ce qu’on ne retrouve nullement à l’article 6 LIÉ. Dans le résumé législatif du projet de loi S-7, qui est la Loi visant à décourager le terrorisme et modifiant la Loi sur l’immunité des États, on retrouve le passage suivant qui traite de la nature de la modification :

Le délai pour invoquer une cause d’action semble assez généreux. Le paragraphe 4(1) est de nature rétrospective : il permet aux victimes qui ont subi des pertes ou des dommages par suite d’actes ou d’omissions de nature terroriste commis le 1er janvier 1985 ou après cette date d’intenter une action contre les auteurs de ces actes ou omissions (il est plus courant que les lois s’appliquent uniquement aux actes commis à partir de la date où la loi prend effet). La LJVAT est probablement conçue de manière rétrospective pour permettre aux familles des victimes de l’attentat contre le vol Air India 182, qui a été commis le 23 juin 1985, de profiter de cette nouvelle cause d’action.[49]

[48]           En l’espèce, le juge a appliqué le principe expressio unius est exlusio alterius[50] pour conclure sur la question de la non-rétroactivité de l’article 6 LIÉ. Or, les tribunaux ont souvent rappelé que ce principe, qui signifie que « l'expression d'une chose signifie l'exclusion de l'autre »[51], doit être appliqué avec circonspection[52]. En l’espèce, l’article 6.1 LIÉ a été adopté dans un contexte de lutte contre le terrorisme[53] et non à l’occasion d’une réforme du droit sur la question de l’immunité des États, ce qui fait en sorte que le principe utilisé par le juge n’a pas l’importance qu’il lui prête pour déterminer si l’article 6 LIÉ a une portée rétroactive. Toutefois, comme le souligne le juge LeBel dans Kazemi, en traitant de la modification de 2012, cela démontre que le législateur « peut agir et le fait pour résoudre et, dans ce cas-ci, pour prévenir, de nouveaux problèmes dans l’ordre international »[54]. Il aurait pu modifier l’article 6 LIÉ pour élargir sa portée et lui donner une portée rétroactive ou rétrospective, mais il ne l’a pas fait.

[49]           En ce qui concerne la présomption de non-rétrospectivité, le juge s’exprime ainsi :

[48] Both Representative Applicant and the AGC argue that regardless of retroactivity, the SIA is retrospective, intended to apply presently and in the future, by imposing new consequences for the future to both past and future events, such as those at the heart of the proposed class action.

[49] In other words, going forward from the coming into force of the SIA, a foreign state would no longer have the same jurisdictional immunity it may have had in the past.

[50] The Representative Applicant therefore asserts that the critical date for analysis is the time that the action is filed, not when the events took place which gave rise to the cause of action.

[51] In this regard, the SIA states clearly that what a foreign state is immune from in Canada is “the jurisdiction” of any domestic court.

[52] As confirmed by the majority of the Supreme Court of Canada in Kazemi, state immunity is “a ‘procedural bar’ which stops domestic courts from exercising jurisdiction over foreign states” and “operates to prohibit national courts from weighing the merits of a claim against a foreign state or its agents”.

[53] In Angus v. Sun Alliance Insurance Co., the Supreme Court of Canada states that although there exists a presumption to the effect that statutes do not operate with retrospective effect, “procedural provisions” are not subject to that presumption. In other words, argues Representative Applicant, procedural provisions are more likely to be retrospective.

[54] However, years later, in its 2012 decision in R. v. Dineley, the Supreme Court confirms that the retrospective application of statutory provisions is exceptional and that not all procedural provisions apply retrospectively, stating that the analysis should be based not on whether provisions are procedural or substantive in nature but rather “in discerning whether they affect substantive rights”.

[55] The Court then offered same insight into the question of whether substantive rights are affected by citing the following statement of Justice La Forest in Angus:

Normally, rules of procedure do not affect the content or existence of an action or defence (or right, obligation, or whatever else is the subject of the legislation), but only the manner of its enforcement or use. […] Alteration of a "mode" of procedure in the conduct of a defence is a very different thing from the removal of the defence entirely.

[56] In this regard, Justice LeBel of the Supreme Court of Canada, in Kuwait Airways Corp. v. Iraq, observed that the SIA “is not solely procedural in nature”.

[57] Clearly, the application of state immunity or an exclusion thereto is not simply a “mode” of procedure.  Although foreign state immunity is a “procedural bar” in the sense that the court is not to weigh the merits of a claim, the plaintiff’s substantive rights can be completely neutralized, as if they no longer existed. So too the rights of the foreign state if it were to entirely lose its claim to immunity as a result of any stipulated exceptions. It is the existence of the action at law that is directly affected.

[58] The Quebec Court of Appeal, in the matter of Carrier, qualified local state immunity at common law as a means of defence. Albeit that that case can clearly be distinguished in various ways, particularly in that it did not involve jurisdictional foreign state immunity and accordingly has a different test as to the how and when of its application, the Court nevertheless refers to it because it demonstrates the substantive importance of immunity by distinguishing it from a simple “mode” of procedure issue.

[59] Under the circumstances, the Court concludes that foreign state immunity under the SIA affects substantive rights, that accordingly the presumption against retrospective application applies and that it has not been rebutted in the present case.[55]

[Renvois omis]

[50]           À mon avis, le juge n’a pas commis d’erreur sur cette question. La LIÉ n’a pas d’effet rétrospectif et l’argument de l’appelante selon lequel la LIÉ serait de nature purement procédurale, et donc d’application immédiate ne peut être retenu. En effet, comme le souligne le juge, la Cour suprême, dans l’arrêt R. c. Dineley, mentionne que « les tribunaux reconnaissent depuis longtemps le caractère exceptionnel des mesures législatives applicables rétrospectivement »[56]. La juge Deschamps, pour la Cour, ajoute que ce ne sont pas toutes les dispositions procédurales qui s’appliquent rétrospectivement. Ce n’est pas le cas si elles portent atteinte à des droits substantiels :

[11] Ce ne sont pas toutes les dispositions procédurales qui s’appliquent rétrospectivement. Certaines peuvent, dans leur application, porter atteinte à des droits substantiels. De telles dispositions ne sont pas purement procédurales et ne s’appliquent pas immédiatement (P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009, p. 208). Par conséquent, la tâche qui s’impose pour statuer sur l’application dans le temps des modifications en cause consiste non pas à qualifier les dispositions de « dispositions procédurales » ou de « dispositions substantielles », mais à déterminer si elles portent atteinte à des droits substantiels.[57]

[51]           En l’espèce, la LIÉ affecte les droits substantiels. En effet, elle touche à un moyen de défense, soit celui de l’immunité des États, puisqu’avant l’entrée en vigueur de la LIÉ, en 1982, cette immunité pour les dommages corporels existait. La Cour suprême, dans l’arrêt Kuwait Airways, a d’ailleurs mentionné que la LIÉ n’avait pas un caractère uniquement procédural[58].

[52]           En outre, comme mentionné plus haut, les tribunaux canadiens qui se sont prononcés sur la question ont tous conclu que la LIÉ ne s’applique pas lorsque la conduite reprochée a eu lieu avant son entrée en vigueur, en 1982. Dans Jaffe, un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, il a été décidé que l’exception prévue à l’article 6 LIÉ ne s’appliquait pas parce que, entre autres, les gestes ayant causé les blessures avaient eu lieu avant son entrée en vigueur. La Cour mentionne ceci :

[53] Since it is conceded that personal injuries were not excepted from state immunity at common law, the appellants must come within the State Immunity Act to succeed. Counsel for the appellants submitted that Sutherland J. was wrong in holding that s. 6 of the Act had no application because the alleged kidnapping and personal injury to the appellant Jaffe took place prior to the Act coming into force. Her first argument was that the immunity of a foreign state took effect only when it was claimed and was subject to whatever rules that were applicable at that time. She could provide no authority for this proposition and it flies in the face of s. 3(1) and (2) of the Act set out above. It is clear from these subsections that a foreign state is immune from the jurisdiction of any court in Canada and that in any proceedings the court shall give effect to this immunity notwithstanding that the state has failed to take any step in the proceedings. The immunity attaches when the foreign state is permitted to exercise a presence in the host country and is subject to whatever terms are recognized at the time of such entry. The entry alleged in the case on appeal occurred in September of 1981 when the alleged kidnapping took place in Toronto. Accordingly, the appellants are not entitled to rely upon exceptions legislated after the date upon which this tort is said to have occurred.[59]

[53]           En l’espèce, les faits reprochés, soit les traitements administrés par le Dr Cameron avec le support financier de la CIA, ont eu lieu bien avant l’entrée en vigueur de la LIÉ, en 1982. L’exception à l’immunité des États, que l’on retrouve à l’article 6 LIÉ ne s’applique pas puisque la loi n’a pas d’effet rétroactif ni rétrospectif.

[54]           L’appelante plaide en outre que, si la LIÉ ne trouve pas application, l’intimé ne bénéficie pas d’une immunité en vertu de la common law pour les activités commerciales. Elle cite l’auteur François Larocque pour expliquer que les juridictions de droit civil européennes se sont éloignées du principe de l’immunité absolue des États dès la fin du XIXe siècle pour adopter celui de l’immunité relative[60]. Elle réfère en outre à différents arrêts pour soutenir qu’au Québec également, le principe de l’immunité relative est reconnu pour les activités commerciales[61]. L’appelante ne conteste cependant pas que l’exception à l’immunité pour les blessures corporelles et les décès n’existaient pas avant l’entrée en vigueur de la LIÉ.

[55]           L’intimé réplique que l’appelante reconnaît dans son mémoire qu’au moment des événements, soit entre 1957 et 1960, l’immunité absolue des États avait été reconnue par la Cour suprême dans l’arrêt Dessaulle v. Republic of Poland[62] et que cette dernière n’a pas révisé sa position avant 1983, dans l’arrêt Zodiak International Productions Inc. c. The Polish People’s Republic, en confirmant l’arrêt de la Cour d’appel[63].

[56]           La première question à se poser est de déterminer si les activités reprochées à l’intimé étaient de nature commerciale. Si ce n’est pas le cas, l’analyse peut s’arrêter et il n’est pas nécessaire de déterminer, si pour la période en question, l’immunité des États était absolue ou relative au Canada.

[57]           La Cour suprême, dans l’arrêt Re Code canadien du travail, énonce les principes pour déterminer si une activité peut être qualifiée de commerciale. Cet arrêt a été rendu en 1992, donc après l’entrée en vigueur de la LIÉ. Toutefois, la Cour suprême mentionne que cette loi clarifie et maintient la théorie de l’immunité restreinte. Elle n’en modifie pas la substance :

J'estime que la codification effectuée au Canada dans la Loi sur l'immunité des États vise à clarifier et à maintenir la théorie de l'immunité restreinte, plutôt qu'à en modifier la substance.  Les dispositions pertinentes de la Loi, les art. 2 et 5, sont axées sur la nature et le caractère de l'activité en question, tout comme l'était la common law.[64]

[58]           Dans cette affaire, la Cour suprême distingue les actes publics d’un gouvernement (jure emperii), pour lesquels l’immunité s’applique, des activités privées (jure gestionis), auxquelles elle ne s’applique pas[65]. Elle précise qu’une méthode d’analyse contextuelle doit prévaloir pour déterminer le caractère commercial ou non de l’acte de l’État étranger. Le juge La Forest écrit :

Il me semble qu’une méthode contextuelle est la seule qui nous permette raisonnablement d’appliquer le principe de l’immunité restreinte. L’autre solution est de tenter l’impossible, c’est-à-dire une distillation antiseptique afin de qualifier une fois pour toutes l’activité en question, quel qu’en soit l’objet. Il est vrai que l’objet ne devrait pas prédominer, car cette méthode ferait pratiquement de tout acte accompli par les agents commerciaux d’un État un acte jure imperii. Toutefois, le contraire est également vrai. S’en tenir strictement à la « nature » d’un acte, indépendamment de son objet, aurait pour effet de rendre jure gestionis d’innombrables activités gouvernementales.[66]

[59]           Il faut donc considérer à la fois la nature et l’objet de l’acte accompli pour déterminer s’il s’agit d’une activité commerciale. En l’espèce, ce qui est reproché à l’intimé, ce sont ses activités de financement reliées aux Expériences de Montréal[67]. Or, ce ne sont pas ici de simples subventions dont il s’agit. Je partage l’opinion du juge de première instance que la nature de ce financement n’est pas commerciale. Les expériences ont été menées pour répondre à des préoccupations de sécurité nationale à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Le juge s’exprime ainsi :

[79] In the Court’s view, the nature of such funding is not commercial in nature. This is not akin, for example, to hiring employees to cook food or manage non-military duties on an air-force base. The class action proposed by Representative Applicant only incidentally relates to money being paid for a service.

[80] The true nature and essence of the claim is the alleged extreme mind-control brainwashing experimentation of “unwitting” patients, and that this research was allegedly done to address Cold War national security concerns.

[81] To adopt the commercial activity notion advanced by the Representative Applicant would, in the words of Justice La Forest in Re Canada Labour Code “broaden the ‘commercial activity’ exception to the point of depriving sovereign immunity of any meaning”. In this regard, and as mentioned above, the focus of commercial activity as adopted by the SIA was the same as it had been under the common law.[68]

[Renvois omis]

[60]           L’analyse contextuelle mène à la conclusion qu’en raison tant de leur nature que de leur objet, les activités ne revêtaient pas un caractère commercial. Il n’y a donc pas lieu de s’attarder à déterminer si à l’époque des événements, il existait une immunité absolue ou relative au Canada pour les activités commerciales des États.

[61]           Je ne retiens pas non plus l’argument de l’appelante selon lequel l’intimé, ayant agi sous le couvert d’une partie privée (Human Ecology Fund) pour financer les activités du Dr Cameron, ne peut donc invoquer l’immunité. À mon avis, peu importe le véhicule utilisé, les activités menées par l’intimé n’étaient pas de nature commerciale.

[62]           En outre, l’appelante plaide que, puisque les activités de l’intimé étaient illégales, il ne peut bénéficier de l’immunité. Cet argument doit également être rejeté. Il n’y a aucune exception de ce type dans la LIÉ qui ferait en sorte que l’intimé ne puisse bénéficier de l’immunité. Il en est de même en common law ou en droit international coutumier. Le juge écrit :

[92] Albeit that the Canadian government was allegedly not aware of the specific activity in question, the principle if applied as suggested by Representative Applicant would always constitute a bar to foreign state immunity in relation to any and all undeclared illegal activities.

[93] However, more recent case law is not consistent with that position, nor is the decision of the Legislator to specifically exclude torture under the SIA but not other acts that could qualify as illegal or criminal.

[94] In the 1983 House of Lords decision in I Congress del Partido, Lord Wilberforce writes that “the whole purpose of the doctrine of state immunity is to prevent such issues (acts contrary to international law, or to good faith, or were discriminatory, or penal) being canvassed in the courts of one state as to the acts of another”.

[95] Although he was in the minority as to the application of restricted immunity to the commercial activity before it, Lord Wilberforce’s overall views as to foreign state immunity were shared by the majority.

[96] In Canada, the Supreme Court, in its 2014 Kazemi decision, found that foreign state sovereign immunity applied to a civil claim for damages resulting from alleged torture.[69]

[Renvois omis]

[63]           Je partage ce point de vue.

3) Dans l’affirmative, les membres de la famille des victimes des Expériences de Montréal bénéficient-ils eux aussi des exceptions à l’immunité des États?

[64]           J’ai conclu, comme le juge de première instance, que les exceptions édictées à l’article 6 LIÉ ne sont pas applicables en l’espèce. Il n’est donc pas nécessaire de trancher cette question.

[65]           En conclusion, je propose de rejeter l’appel, avec les frais de justice.

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 


[1]  Tanny c. Royal Victoria Hospital, 2022 QCCS 3258 [Jugement entrepris].

[2]  Loi sur l’immunité des États, L.R.C. 1985, ch. S-18 [LIÉ].

[3]  Jugement entrepris, paragr. 3-13.

[4]  Id., paragr. 22-32.

[5]  Ces années correspondent à la période de participation alléguée de l’intimé aux Expériences de Montréal.

[6]  Jugement entrepris, paragr. 45.

[7]  Id., paragr. 59.

[8]  LIÉ, supra, note 2, art. 6.1 (1).

[9]  Jugement entrepris, paragr. 42-47.

[10]  Id., paragr. 74.

[11]  Id., paragr. 79.

[12]  Id., paragr. 98.

[13]  Id., paragr. 100-102.

[14]  Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, paragr. 17.

[15]  Propane Nord-Ouest c. Galarneau, 2015 QCCA 1688, paragr. 17. Voir aussi : Société de l'assurance automobile du Québec c. Ville de Montréal, 2022 QCCA 1165, paragr. 19; B.J. c. La Capitale assureur de l'administration publique inc., 2020 QCCA 615, par. 36; 3952851 Canada inc. c. Groupe Montoni (1995) division construction inc., 2017 QCCA 620, paragr. 32; 9213-1705 Québec inc. c. Geitzen, 2016 QCCA 71, paragr. 11; Entrepôt International Québec, s.e.c. c. Protection incendie de la Capitale inc., 2014 QCCA 617, paragr. 1.

[16]  Dostie c. Procureur général du Canada, 2022 QCCA 1652, paragr. 22, citant : Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62 [Kazemi], confirmant Islamic Republic of Iran c. Hashemi, 2012 QCCA 1449; New Jersey (Department of the Treasury of the State of), Division of Investment c. Trudel, 2009 QCCA 86 [Trudel].

[17]  Kazemi, supra, note 16, paragr. 105.

[18]  Trudel, supra, note 16.

[19]  Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 6 [Schreiber].

[20]  Trudel, supra, note 16, paragr. 22; Schreiber v. Federal Republic of Germany, 152 CCC (3d) 205, paragr. 16 (C.A. Ont.), confirmée par Schreiber, supra, note 19.

[21]  Kazemi, supra, note 16, paragr. 35.

[22]  Id., paragr. 37.

[23]  Id., paragr. 38

[24]  Id., paragr. 39-41.

[25]  Id., paragr. 54.

[26]  Id., paragr. 44-45.

[27]  Id., paragr. 55.

[28]  Id., paragr. 56.

[29]  Jugement entrepris, paragr. 41.

[30]  R. c. Dineley, 2012 CSC 58, paragr. 9; Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 7e éd., Toronto, Lexis Nexis, 2022, p. 734.

[31]  R. Sullivan, supra, note 30, p. 734, citant Elmer A. Driedger, « Statutes: Retroactive retrospective reflections », (1978) 56 R. du B. can. 264, p. 268-269.

[32]  Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301, p. 317; Angus c. Sun Alliance Compagnie d'assurance, [1988] 2 R.C.S. 256, paragr. 14; R. Sullivan, supra, note 30, p. 737-738.

[33]  R. c. Dineley, supra, note 30, paragr. 10; R. Sullivan, supra, note 30, p. 750.

[34]  Angus c. Sun Alliance Compagnie d'assurance, supra, note 32, paragr. 19; Wildman c. R., [1984] 2 R.C.S. 311, p. 331; R. Sullivan, supra, note 30, p. 784.

[35]  Pierre-André Côté et Mathieu Devinat, Interprétation des lois, 5e éd., Montréal, Thémis, 2021, no 484.

[36]  Id., no 485-493.

[37]  Id., no 577.

[38]  Id., no 579.

[39]  Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, paragr. 48-49.

[40]  Id., paragr. 47; Brosseau c. Alberta Securities Commission, supra, note 32, p. 319.

[41]  Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), supra, note 39, paragr. 50.

[42]  Ibid.

[44]  Carrato v. United States (1982), 40 O.R. (2d) 459 (C.S. Ont.) [Carrato].

[45]  Jaffe v. Miller (1993), 13 O.R. (3d) 745 (C.A. Ont.), demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, no 24971 [Jaffe].

[46]  Tritt v. United States of America (H.C.J.) (1989), 68 O.R. (2d) 284 (C.S. Ont.) [Tritt].

[47]  Tracy v. Iran (Information and Security), 2017 ONCA 549, paragr. 56 et 131 [Tracy].

[48]  Chambre des communes, Débats de la chambre des communes, 41 lég., 1re sess., vol. 146, no 56, 29 novembre 2011, p. 3748 (B. Rathgeber).

[49]  Jennifer Bird et Julia Nicol, « Projet de loi S-7 : Loi visant à décourager le terrorisme et modifiant la Loi sur l’immunité des États », dans Bibliothèque du Parlement, Ottawa, 26 avril 2010, en ligne : https://publications.gc.ca/collections/collection_2011/bdp-lop/ls/40-3-s7-1-fra.pdf.

[50]  Jugement entrepris, paragr. 47.

[51]  Albert Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit, 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2007, « expressio unius est exlusio alterius ».

[52]  P.-A. Côté et M. Devinat, supra, note 35, no 1165; Alimport c. Victoria Transport Ltd., [1977] 2 R.C.S. 858, p. 862; Verreault (J.E.) & Fils Ltée c. Québec (Procureur général), [1977] R.C.S. 41, p. 45-46; Jones c. P.G. du Nouveau-Brunswick, [1975] 2 R.C.S. 182, p. 195-196.

[53]  Loi sur la justice pour les victimes d'actes de terrorisme, L.C. 2012, c. 1, art 2; Tracy, supra, note 47, paragr. 1.

[54]  Kazemi, supra, note 16, paragr. 44.

[55]  Jugement entrepris, paragr. 48-59.

[56]  R. c. Dineley, supra, note 30, paragr. 10.

[57]  Id., paragr. 11 : Voir également Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, supra, note 34, p. 266267.

[58]  Kuwait Airways Corp. c. Irak, 2010 CSC 40, paragr. 12 [Kuwait Airways].

[59]  Jaffe, supra, note 45, paragr. 53.

[60]  François Larocque, Civil Actions for Uncivilized Acts: The Adjudicative Jurisdiction of Common Law Courts in Transnational Human Rights Proceedings, 2010, Toronto, Irwin Law, 2010, p. 240-241.

[61]  Zodiac International Products Inc. c. The Polish People’s Republic, [1977] C.A. 366, p. 663, confirmé par Zodiak International c. Polish People's Republic, [1983] 1 R.C.S. 529; Venne v. Democratic Republic of the Congo, [1969] B.R. 818, p. 146 (C.A.), infirmé pour d’autres motifs par Gouvernement de la République Démocratique du Congo c. Venne, [1971] R.C.S. 997; Penthouse Studios Inc. v. Government of the Sovereign Republic of Venezuela et al. (1969), 8 D.L.R. (3d) 686 (CA).

[62]  Dessaulle v. Republic of Poland, [1944] S.C.R. 275.

[63]  Zodiak International Productions Inc. c. The Polish People’s Republic, supra, note 61.

[64]  Re Code canadien du travail, [1992] 2 R.C.S. 50, p. 73.

[65]  Jean-Maurice Arbour et Geneviève Parent, Droit international public, 7e éd., Montréal, Yvon Blais, 2017, p. 518.

[66]  Re Code canadien du travail, supra, note 64, p. 73; Voir aussi Kuwait Airways, supra, note 58, paragr. 31-33; Steen v. Islamic Republic of Iran, 2013 ONCA 30, paragr. 17-23; Maroc (Gouvernement du Royaume du) c. El Ansari, 2010 QCCA 2256, paragr. 64-70; Trudel, supra, note 16, paragr. 39; Bouzari v. Iran, 71 O.R. (3d) 675, paragr. 50-57 (C.A. Ont.).

[67]  Re-Amended Application to Authorize the Bringing of a Class Action & to Appoint the Applicant as Representative Plaintiff, 25 mars 2022, paragr. 25-28.

[68]  Jugement entrepris, paragr. 79-81.

[69]  Jugement entrepris, paragr. 92-96.

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