2431-9006 Québec inc. (Alma Toyota) c. Québec (Procureure générale) |
2015 QCCS 6118 |
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COUR SUPÉRIEURE (Chambre civile) |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
QUÉBEC |
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N° : |
200-17-023388-150 |
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DATE : |
30 décembre 2015 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
DANIEL DUMAIS, J.C.S. |
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2431-9006 QUÉBEC INC. (ALMA TOYOTA) |
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2846-3982 QUÉBEC INC. ( MAISON MAZDA) |
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9034-4227 QUÉBEC INC. (ST-FÉLICIEN TOYOTA) |
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9075-5125 QUÉBEC INC. (ALMA HONDA) |
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9167-1446 QUÉBEC INC. (MAISON MITSUBISHI) |
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9171-1440 QUÉBEC INC. |
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9254-9328 QUÉBEC INC. (EXCELLENCE NISSAN ET L'AMI JUNIOR NISSAN) |
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AUTOMOBILE CHICOUTIMI (1986) INC. (L'AMI JUNIOR, L'AMI JUNIOR 2.0, L'AMI JUNIOR MAZDA ET TOUTES LES MARQUES.CA) |
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AUTOMOBILES DU ROYAUME LTÉE (HYUNDAI DU ROYAUME) |
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AUTOMOBILES PERRON (CHICOUTIMI) INC. |
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ARNOLD CHEVROLET BUICK GMC CADILLAC INC. |
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CHICOUTIMI CHRYSLER DODGE JEEP INC. |
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DOLBEAU AUTOMOBILES LTÉE |
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DUPONT AUTOMOBILE LTÉE (DUPONT AUTO ET DUPONT AUTO ALMA) |
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HAROLD AUTOS INC. (KIA HAROLD AUTO) |
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L.D. AUTO (1986) INC. (JEAN DUMAS FORD L.D. AUTO FORD DOLBEAU) |
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LÉO AUTOMOBILE LTÉE. |
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L'ÉTOILE DODGE CHRYSLER INC. (ÉTOILE FIAT) |
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L.G. AUTOMOBILE LTÉE. |
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MAISON DE L'AUTO ST-FÉLICIEN (1983) LTÉE (MAISON DE L'AUTO ROBERVAL) |
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PAUL ALBERT CHEVROLET BUICK CADILLAC GMC INC. |
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GARAGE PAUL DUMAS LTÉE (PAUL DUMAS CHEVROLET BUICK GMC) |
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ROBERVAL PONTIAC BUICK GMC INC. |
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ROCOTO LTÉE (ROCOTO TOYOTA) |
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CORPORATION DES CONCESSIONNAIRES AUTOMOBILES DU SAGUENAY-LAC-SAINT-JEAN CHIBOUGAMAU |
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Demanderesses |
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c. |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC |
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Défenderesse |
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SYNDICAT DÉMOCRATIQUE DES EMPLOYÉS DE GARAGE SAGUENAY-LAC-ST-JEAN (CSD) |
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9192-1718 QUÉBEC INC. (INTÉGRAL SUBARU) |
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Mises en cause
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JUGEMENT SUR REQUÊTE EN SURSIS |
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[1] Un conflit de travail perdure au Saguenay-Lac-St-Jean. Il oppose, depuis bientôt trois (3) ans, la Corporation des concessionnaires automobiles du Saguenay-Lac-St-Jean-Chibougamau (la «Corporation») et vingt-cinq de ses membres, au Syndicat mis-en-cause, lequel représente divers groupes de salariés à l'emploi de ces concessionnaires.
[2] Le 3 décembre 2015, l'Assemblée nationale du Québec adopte, à l'unanimité, la Loi portant sur le règlement de certains différends dans le secteur de l'automobile de la région du Saguenay-Lac-St-Jean[1] (la «Loi»). Cette Loi, antérieurement connue sous le nom de Projet de loi 71, entre en vigueur le même jour.
[3] Elle vise à mettre fin au conflit en cours et à mettre en place un processus de conciliation et d'arbitrage qui permette un règlement à brève échéance et le renouvellement des conventions collectives. Il est prévu que les droits de lock-out et de grève sont interdits à compter de la date fixée pour le retour au travail.
[4] Par requête pour ordonnance de sursis, les demanderesses requièrent la suspension de l’application de la Loi, et ce, jusqu’à ce qu’un jugement final intervienne sur leur requête introductive d’instance en jugement déclaratoire dans laquelle elles prétendent que la loi est nulle, invalide et inopérante.
[5] C'est dans ce cadre que le Tribunal est appelé à se prononcer sur cette demande de sursis. Il n'a pas, à ce stade-ci, à se prononcer sur le mérite de l'affaire.
[6] La Corporation demanderesse est une association d’employeurs vouée à la protection des droits de ses membres, dont les concessionnaires demandeurs.
[7] Ces derniers sont des personnes morales exploitant des entreprises de vente et de réparation de véhicules automobiles dans la région du Saguenay-Lac-St-Jean. Leurs salariés sont représentés par le mis en cause Syndicat démocratique des employés de garage Saguenay-Lac-St-Jean (CSD) (« le Syndicat »).
[8] Le 1er mars 2007, les demanderesses et le Syndicat signent une convention collective valide pour une durée de six ans, soit jusqu'au 28 février 2013.
[9] Entre le 18 février et le 5 mars 2013, les différents concessionnaires demandeurs décrètent, tour à tour, un lock-out. Entre-temps, le 23 février 2013, les salariés se prononcent presqu'unanimement pour le déclenchement d'une grève générale dans l'éventualité où aucune entente n'intervient avant le 24 mars 2013.
[10] Ce conflit de travail, relatif au renouvellement de la convention collective échue, persiste depuis lors. Aucune entente n’est intervenue à ce jour malgré le temps écoulé, les tentatives de négociation, la nomination d'un conciliateur[2] puis d'un médiateur spécial[3].
[11] Cette dispute prend une tournure inhabituelle et ne semble pas en voie de se régler malgré la tenue d'une trentaine de séances de conciliation et de médiation.
[12] Voilà 33 mois qu'a débuté le conflit de travail. Cela en fait un des plus longs au Québec. Le nombre de jours-personnes perdus s'élevait à 307 899 au 30 novembre 2015, ce qui le classe premier parmi tous les conflits, avec lock-out, survenus au Québec depuis 15 ans[4]. Malgré cela, aucune entente ne pointe à l'horizon.
[13] Comme on peut l'imaginer, les syndiqués concernés sont affectés tant au point de vue financier que familial et moral. Au départ, ils étaient 423. Certains ont démissionné, d'autres ont été congédiés. Plusieurs ont été licenciés suite à la décision de certains propriétaires de réduire leurs activités et fermer certains départements.
[14] De plus, l'affrontement a généré 49 jugements de la Cour supérieure, à Chicoutimi, dont 44 en matière d'outrage au tribunal, 7 jugements de la Commission des relations de travail et 1 du Tribunal d'arbitrage.
[15] D'autres débats sont prévus en janvier prochain, notamment en réaction à la décision de licencier des groupes de salariés oeuvrant dans les départements de mécanique ou de la carrosserie.
[16] En novembre 2015, le ministre du Travail, de l'Emploi et de la Solidarité sociale décide d'intervenir et annonce son intention de faire adopter une loi spéciale, le Projet de loi 71, visant à favoriser un règlement des différends opposant les employeurs et les salariés de garage du Saguenay-Lac-St-Jean et le retour au travail de ces derniers. Il prévoit une ultime période de médiation et, à défaut d’entente entre les parties, deux arbitrages. Le premier a pour but de déterminer les modalités de retour au travail des salariés alors que le second doit établir les conditions concernant le renouvellement des conventions collectives[5].
[17] Ainsi, selon les articles 3 et 4 de la Loi, entrée en vigueur le 3 décembre 2015, la médiation sur la date et les modalités de retour au travail des salariés doit se tenir dans les vingt (20) jours suivants. La date convenue pour le retour au travail des salariés ne peut excéder le 22 janvier 2016. À défaut d’entente, la détermination des modalités de retour au travail est déférée à l’arbitrage, lequel doit se tenir rapidement.
[18] La médiation sur le renouvellement des conventions collectives doit, quant à elle, se terminer au plus tard le 22 janvier 2016. À défaut d’entente dans ce délai, les différends concernant le renouvellement des conventions seront alors déférés à l’arbitrage. La décision arbitrale devra être rendue dans les six mois. Entre-temps, les salariés doivent retourner au travail, les employeurs doivent prendre les moyens pour assurer ce retour et les parties sont régies par les conditions négociées lors de l'ancienne convention collective, compte tenu des adaptations nécessaires et ce, jusqu'à ce que la nouvelle convention prenne effet. Toute négociation ou entente demeure possible, en tout ou en partie (articles 12 et 24) mais les droits au lock-out et à la grève sont interdits à partir du 22 janvier prochain (articles 15 et 19).
[19] Estimant que la Loi contrevient, à plusieurs égards, à la Charte canadienne des droits et libertés[6] et à la Charte des droits et libertés de la personne[7], les demanderesses instituent, le 11 décembre 2015, un recours introductif d’instance en jugement déclaratoire visant à la faire déclarer nulle, invalide et inopérante.
[20] Afin par ailleurs d’éviter qu’elle ne porte atteinte, d'ici là, à leurs droits fondamentaux, les demanderesses demandent de surseoir à son application pendant l’instance. D’où la requête pour ordonnance de sursis, dont le Tribunal est saisi.
Les demanderesses
[21] Selon les demanderesses, la Loi, en imposant d’une part le retour au travail des salariés syndiqués et, d’autre part, l’arbitrage de différends, en plus de mettre fin aux grèves et lock-out, porte gravement atteinte à leurs droits protégés par les articles 2d) de la Charte canadienne et 3 de la Charte québécoise. Cette Loi leur nie le droit au lock-out et affecte leur droit de négocier collectivement. Il s’agit-là, selon elles, de questions sérieuses à juger, justifiant de surseoir à l’application de la Loi pendant l’instance. Le législateur n'a pas le droit de restreindre leurs droits de cette façon et de les brimer de droits constitutionnels, d'autant plus qu'on ne légifère que pour un petit groupe de salariés.
[22] Elles soumettent, par ailleurs, que la mise en oeuvre de la Loi, et plus particulièrement l’obligation qui leur est imposée de réintégrer l’ensemble de leurs salariés dans les fonctions qu’ils occupaient avant le déclenchement du lock-out, leur causera inévitablement des préjudices sérieux et irréparables. Ces conséquences se manifestent sur les plans économique et organisationnel en raison, notamment, des changements structurels survenus chez certaines d’entre elles depuis le mois de mars 2013 et la perte de clientèle au profit des garages indépendants et des concessionnaires non syndiqués. Elles ajoutent que la privation d'un droit constitutionnel ne peut être indemnisée adéquatement advenant qu'elles aient gain de cause ultérieurement et que la loi soit jugée illégale.
[23] Les demanderesses, de plus, prétendent que la balance des inconvénients penche nettement en leur faveur. La Loi ne vise pas l’intérêt public mais plutôt un nombre restreint de petites entreprises, toutes situées dans une région précise, où l’offre de services dans le domaine de la mécanique automobile est demeurée à peu près intacte. Cette loi s'applique à moins de 400 salariés et ne vise aucunement l'ensemble de la population ou un secteur de l'économie. Elle s'immisce dans un conflit privé et limité. Ce sont les employeurs qui risquent de subir les plus grands inconvénients et non les salariés.
[24] Ainsi, considérant les courts délais impartis par la Loi, il est urgent qu’une ordonnance de sursis soit rendue afin de maintenir le statu quo, soit la poursuite de la libre négociation entre les parties, le maintien du droit au lock-out et ce, jusqu’à jugement final sur la requête en jugement déclaratoire portant sur la constitutionnalité de la Loi.
La défenderesse et le mis en cause
[25] La défenderesse, Procureure générale du Québec, et le Syndicat s’opposent à cette demande de sursis. Tous deux soulèvent que cette intervention législative est d'intérêt public et que la Loi est réputée valide. Rien ne justifie de la suspendre à ce stade-ci.
[26] Les demanderesses ne peuvent démontrer que la suspension de la Loi s’impose alors que cette dernière ne décrète pas des conditions de travail, mais donne plutôt aux parties la chance de poursuivre les négociations entreprises avant que le tout ne soit déféré à l’arbitrage. L'employeur est privé du droit au lock-out mais non de celui à la médiation et à l'arbitrage. C'est une alternative appropriée.
[27] Le Syndicat se dit toujours disposé à négocier de bonne foi en vue de conclure une nouvelle convention collective. Il soutient que ses membres salariés subissent un grave préjudice de ce lock-out qui persiste. Privés de leurs revenus depuis environ 33 mois, ils sont dans l’incapacité de rencontrer leurs obligations financières. À cela s’ajoute la perte de leur dignité, les souffrances morales, les conflits familiaux et l’insécurité qu’ils vivent au quotidien[8]. Le poids des inconvénients penche en leur faveur.
[28] Le Syndicat reconnaît qu'il existe une question sérieuse à débattre mais précise que si le droit au lock-out constitue un droit fondamental, ce qu'il n'admet pas, l'atteinte est minimale.
[29] Quant à la Procureure générale du Québec, elle nie l'existence d'une question sérieuse à débattre. Pour elle, le droit au lock-out n'est pas reconnu constitutionnellement, contrairement à celui à la grève. Le droit de négocier collectivement n'est pas atteint par la loi spéciale.
A. Les principes de droit
[30] L'octroi d'un sursis relève du pouvoir discrétionnaire du Tribunal dont les modalités d’exercice sont maintenant bien établies. D'ailleurs, à l'audience, toutes les parties se sont entendues sur les critères à considérer.
[31] Pour obtenir gain de cause sur leur demande de sursis, les demanderesses doivent convaincre le Tribunal :
1) qu’elles ont une question sérieuse à juger, ce qui est le test requis au niveau de l'apparence de droit;
2) qu’elles sont exposées à un préjudice irréparable advenant que la Loi soit ultérieurement annulée;
3) et, que la balance des inconvénients joue en leur faveur. À ce niveau, la Loi est présumée valide lorsque d'intérêt public.
[32] Dans un jugement rendu en 2012 et concernant une demande de sursis de la loi spéciale adoptée par l'Assemblée nationale du Québec lors des événements du «printemps érable», M. le juge en chef Rolland référait aux critères ci-haut indiqués comme l'ont fait plusieurs autres jugements prononcés antérieurement Il les résumait ainsi:
« [66] Tel que mentionné, pour octroyer la mesure exceptionnelle que constitue la suspension d'une loi, le tribunal doit être convaincu que les critères définis par la Cour suprême du Canada sont remplis: soit la démonstration par les demandeurs; a) d'une question sérieuse ou d'une apparence de droit suffisante et non frivole; b) d'un préjudice irréparable et; c) de la prépondérance des inconvénients favorisant les demandeurs, en tenant compte de l'intérêt public. »[9]
[33] Ce sont donc ces éléments que le Tribunal analysera tout en rappelant qu'il ne s'agit pas de décider de façon finale de la demande d'annulation puisque c'est le juge du procès qui en disposera. Il convient aussi de rappeler que ce sont sur les demanderesses, celles qui ont initié la requête, que repose le fardeau de la preuve.
L’application au cas sous étude
i) Une question sérieuse à juger
[34] La Cour suprême du Canada a rendu trois (3) décisions de principes fréquemment citées en matière de sursis. Il s'agit des arrêts Procureur général du Manitoba c. Metropolitain Stores Ltd.[10], RJR-Macdonald inc. c. Procureur général du Canada[11] et Harper c. Procureur général du Canada[12]. On y définit les critères ci-avant énumérés et pertinents à l'analyse d'une telle demande.
[35] Ces critères sont similaires à ceux appliqués en matière d'injonction interlocutoire. La première de ces conditions requiert une apparence de droit. En matière de sursis, on cherche avant tout s'il existe ou non une question sérieuse à juger.
[36] S'inspirant du jugement rendu par la Chambre des lords dans American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd.[13], M. le juge Beetz indique qu'on n'a pas à aller au fond des choses à ce stade-ci. On procède à une évaluation préliminaire et provisoire du fond du litige. Il suffit «de convaincre la Cour de l'existence d'une question sérieuse à juger par opposition à une réclamation futile ou vexatoire[14].» «Les exigences minimales ne sont pas élevées[15].»
[37] Comme on le voit, le degré d'apparence de droit n'a pas à être très haut. Le seuil est minime puisqu'on cherche à exclure une demande futile ou vexatoire. Ainsi, une prétention non qualifiée de futile ou vexatoire rencontre le test de la question sérieuse.
[38] Qu'en est-il en l'instance?
[39] Les demanderesses invoquent deux droits qu'elles qualifient de constitutionnels soit le droit de l'employeur au lock-out et celui à la négociation collective. Ces droits n'ont pas été reconnus, à ce jour, par la jurisprudence et ils ne sont pas nommés expressément dans la Constitution. Cependant, la Cour suprême du Canada a décidé, en 2015, que le droit de grève conféré aux salariés constituait un droit fondamental protégé par la constitution. Il s'agit de l'affaire Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan[16]. Par ailleurs, l'arrêt Health Services and Support c. Colombie-Britannique[17] a «reconnu que l'al. 2d) garantit le droit de négocier collectivement[18]».
[40] Pour les demanderesses, le droit au lock-out est le miroir de celui à la grève. Ils sont intrinsèquement liés dans le Code du travail. Il est inconcevable, pour eux, que le second reçoive un statut constitutionnel et que le premier en soit privé. C'est le même raisonnement au niveau du droit fondamental à la négociation collective. Si les travailleurs possèdent ce droit constitutionnel, il doit en être de même pour les employeurs qui négocient par l'entremise de leur association commune.
[41] Sans reconnaître les prétentions des demanderesses, le Syndicat concède que l'argument génère une question sérieuse et non tranchée à ce jour sur le fond. Il précise que s'il y a entrave à un droit fondamental, celle-ci est minimale compte tenu du contexte difficile et inhabituel de ce conflit et du fait que la Loi adoptée prévoit un mécanisme d'arbitrage et la possibilité de négociation en tout temps. Le droit au lock-out n'est pas absolu et sans limite. La Loi n'impose pas de conditions finales. Elle réserve aux parties le droit de faire valoir leur position et de continuer à négocier de bonne foi.
[42] La position de la Procureure générale du Québec est plus rigide et tranchée. Pour elle, ce droit au lock-out ne ressort ni de la constitution ni de la jurisprudence. Il n'existe tout simplement pas au niveau constitutionnel. Quant à celui à la négociation collective, la Loi n'y déroge aucunement puisque les concessionnaires peuvent continuer à négocier par la voie collective sous le chapeau de leur association. On ne les empêche pas de continuer à faire front commun, que ce soit en conciliation, négociation ou arbitrage. Le premier critère n'est pas rencontré car il n'y a pas de question sérieuse à juger.
[43] Il est vrai que le droit d'un employeur au lock-out n'a pas été débattu quant à son éventuel statut constitutionnel. Ainsi, Mme la juge Abella précisait dans la décision Saskatchewan relative au droit de grève:
« La question de savoir si d'autres formes d'arrêts collectifs du travail sont protégés ou non par cette disposition n'a pas à être tranchée en l'espèce. »[19]
[44] De même, la décision Health Services porte sur le droit des salariés et non celui des employeurs dont elle ne souffle mot. Alors que l'exercice du droit de grève résulte de l'action concertée des travailleurs concernés par le processus de négociation collective en cours, la décision de décréter un lock-out relève d'une action individuelle de chaque employeur[20]. Ainsi, les déclarations de lock-out des concessionnaires leur sont personnelles[21]. Chaque entreprise ou concessionnaire a statué sur sa stratégie et aucun n'est forcé d'agir en fonction de ce que décident les autres.
[45] Par contre, il faut reconnaître que le lock-out est généralement perçu comme le pendant de la grève. Si le procédé diffère, la force du moyen s'équivaut généralement, sujet aux circonstances spécifiques du conflit. S'agit-il de droits similaires ou comparables? La question est fort pertinente.
[46] Le Tribunal n'a pas ici à se prononcer sur la validité des droits allégués ni sur le bien-fondé d'une dérogation ou justification, le cas échéant. Il ne dispose pas de tout l'éclairage et du temps requis pour s'y attaquer. Il ne peut cependant décider que la question n'est pas sérieuse. Il y a certes matière à en débattre.
[47] Comme le relate la plus haute Cour du pays dans son récent arrêt Saskatchewan, la liberté d'association garanti par l'alinéa 2d) de la Charte canadienne a évolué depuis 1987. La Cour suprême elle-même a modifié sa position pour y inclure le droit de grève. Face à cette redéfinition des droits constitutionnels associés aux relations de travail, il n'est certes pas approprié d'écarter, à ce stade-ci, les prétentions des demanderesses.
[48] Le premier critère est donc rencontré. Il y a apparence de droit et question sérieuse à déterminer.
ii) Un préjudice irréparable
[49] À cette étape, il faut s'interroger sur les conséquences que subiront les demanderesses pendant la période comprise entre l'entrée en vigueur de la Loi et son éventuelle annulation. Que se passera-t-il donc durant cet intervalle?
[50] Aux termes de la Loi adoptée, la négociation peut se poursuivre. Le lock-out et la grève demeurent effectifs mais doivent prendre fin d'ici le 22 janvier 2016, au plus tard. À défaut d'entente d'ici là, le travail reprendra selon les termes de l'ancienne convention collective négociée en 2007. Les conditions de la nouvelle entente seront alors déterminées par arbitrage lequel devra être finalisé d'ici le mois de juillet prochain. Entre-temps, un autre arbitrage décidera des modalités de retour au travail, ce qui doit se faire au cours des prochaines semaines.
[51] Advenant que les demanderesses n'obtiennent pas gain de cause sur le fond du débat, la Loi continue à s'appliquer, le conflit est réglé et tout ce qui s'est fait jusque-là est légal.
[52] Dans l'hypothèse contraire, celle de l'invalidation de la Loi, on annule ce qui a été légiféré et on retourne à la case départ. Le conflit se continue, les droits au lock-out et à la grève renaissent et on espère en arriver un jour à trouver une solution mutuelle. C'est ce scénario qui nous intéresse au niveau de l'analyse du préjudice irréparable.
[53] Selon les demanderesses, on les prive d'un droit fondamental à la négociation collective et au lock-out. On va leur causer des pertes économiques substantielles qu'elles ne pourront réclamer de quiconque.
[54] Leur préjudice est détaillé dans de nombreux affidavits souscrits par les concessionnaires. On y fait notamment état de ce que:
§ La plupart des concessionnaires ont choisi de fermer les départements de mécanique ou de carrosserie non rentables, ce qui entraîne le licenciement de salariés qu'ils ne peuvent occuper vu le manque de travail anticipé;
§ Plusieurs syndiqués ont été congédiés et l'un d'eux fait l'objet de poursuites criminelles de sorte qu'on n'a pas à les réintégrer, ce que ne considère pas la Loi;
§ La compétition s'est accrue dans la région du Saguenay-Lac-St-Jean dans le domaine de la mécanique automobile. Les concessionnaires entrevoient des pertes financières majeures[22] s'ils doivent reprendre les opérations en janvier prochain, vu la perte de clientèle et d'achalandage, d'autant plus qu'ils étaient déjà déficitaires depuis quelques années;
§ Selon leurs calculs, ils pourraient être tenus de réintégrer 392 salariés à brève échéance et s'exposeront à de fortes sanctions pénales à défaut de le faire. Or, suite aux réorganisations mises en place et à l'apparition d'une nouvelle compétition, ils estiment leurs besoins globaux à environ 200 salariés de moins[23];
§ Cette réorganisation subite affectera la paix et le climat dans ces établissements et causera des problèmes de gestion et de ressources humaines.
[55] Aux yeux du Tribunal, ces craintes sont compréhensibles. Mais, elles s'avèrent théoriques et hypothétiques à ce stade-ci. Il n'est pas du tout certain que les problèmes et impacts appréhendés vont se matérialiser.
[56] La loi prévoit un mécanisme d'arbitrage pour convenir des modalités de retour au travail. On pourra y adresser les difficultés liées aux licenciements, congédiements, plaintes criminelles, etc. L'article 8 prévoit qu'on tienne compte des particularités inhérentes de chaque entreprise concernée et la possibilité d'imposer des modalités différentes de retour au travail en fonction de ces particularités. Il permet ainsi d'adresser la plupart des craintes décrites aux affidavits. De plus, chacun peut exercer les droits qui lui sont reconnus au Code du travail et dans l'ancienne convention collective relativement à ces éléments.
[57] Dans le passé, les tribunaux ont statué que les difficultés, inconvénients administratifs ou organisationnels que l'on peut rencontrer à l'occasion d'une réintégration, même temporaire, ne justifie pas en soi une demande de sursis[24].
[58] Par ailleurs, il convient rappeler que c'est un arbitre qui décidera des conditions futures, pas le législateur. Les deux parties pourront se faire entendre et les demanderesses ne peuvent certes pas présumer que leur position ne sera pas retenue.
[59] C'est la même chose pour les pertes financières projetées. Il faudra voir la réalité dans son ensemble et analyser le portrait global, pas juste pour un secteur particulier. Les résultats pourraient s'avérer meilleurs que ce que l'on anticipe. On l'ignore. Si on subit des pertes financières, celles-ci pourront être quantifiées.
[60] Dans l'affaire Metropolitain Stores, M. le juge Beetz écrit à propos du préjudice irréparable:
« Le deuxième critère consiste à décider si la partie qui cherche à obtenir l'injonction interlocutoire subirait, si elle n'était pas accordée, un préjudice irréparable, c'est-à-dire un préjudice qui n'est pas susceptible d'être compensé par des dommages intérêts ou qui peut difficilement l'être. »[25]
[61] Les concessionnaires plaident qu'ils ne disposeront pas d'un droit valable pour réclamer leurs pertes si la Loi est ultérieurement annulée. Ils invoquent la décision Québec (Commission des droits de la personne et de la jeunesse) c. C.U.M.[26] où on a établi que l'État n'a pas à verser des dommages-intérêts parce qu'une loi a été déclarée subséquemment inconstitutionnelle. Il faut, selon eux, invoquer un cas d'exception tel l'abus de pouvoir, la mauvaise foi ou un comportement clairement fautif, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.
[62] Selon cette interprétation des demanderesses, celui qui attaque une loi ou un règlement de l'État et qui requiert un sursis n'a qu'à prouver un préjudice quelconque et il remplit alors le second critère, soit celui de préjudice irréparable. Avec égards, le Tribunal n'interprète pas la jurisprudence d'une manière aussi souple. Il faut plus qu'une possibilité de préjudice dont l'étendue est incertaine.
[63] Reste l'argument relatif à «l'atteinte de façon substantielle et irréversible aux droits fondamentaux des demanderesses, ce à quoi un jugement final ne pourra remédier[27].»
[64] Le Tribunal ne retient pas que l'atteinte alléguée à un droit constitutionnel incertain constitue en soi un préjudice irréparable. Telle atteinte peut parfois avoir cet impact mais sûrement pas automatiquement. Il faut démontrer la nature de ce préjudice. Sinon, toute question sérieuse mettant en jeu un droit fondamental rencontrerait, de ce fait, les premier et second critère de façon simultanée lorsqu'on requiert un sursis.
[65] En l'instance, les droits invoqués de négocier collectivement et de prolonger un lock-out renaîtront si la Loi est ultimement annulée. Ils ne sont pas perdus à jamais advenant que le recours soit accueilli au procès.
ii) La prépondérance des inconvénients et l'intérêt public
[66] Ce troisième critère est ainsi résumé par la Cour suprême du Canada:
« Le troisième critère, celui de la prépondérance des inconvénients, consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond. »[28]
[67] Lorsqu'il s'agit d'une demande de sursis d'une loi ou d'un règlement, cette condition se décide habituellement en fonction de l'intérêt public, lequel permet de présumer de la validité de la législation attaquée. Celle-ci étant présumée valide, il devient fort difficile de la mettre de côté.
[68] Ainsi, dans Conseil régional de l'environnement de Montréal et al c. Procureur général du Québec[29], M. le juge Mongeon de la Cour supérieure énonçait:
« [49] Cependant, la question de la balance des inconvénients prend un aspect crucial sinon déterminant lorsque l'application d'une loi ou d'un décret du Gouvernement doivent être mis de côté. C'est alors qu'intervient la notion d'intérêt public dans l'analyse du poids des inconvénients. Cet intérêt public réside dans la présomption de validité des actes et les faits et gestes du Gouvernement tant au niveau législatif qu'exécutif. »
[69] Dans sa décision précitée, Fédération étudiante collégiale du Québec et al c. Gouvernement du Québec, M. le juge en chef Rolland cite le juge Beetz et qualifie l'intérêt public de considération essentielle:
« [72] Pour reprendre les propos de M. le juge Beetz: «À moins que l'intérêt public ne soit également pris en considération dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients, les tribunaux sont très souvent réticents à accorder une injonction (un sursis) avant que la question de la constitutionnalité ait été définitivement au fond », l'évaluation de la prépondérance des inconvénients passe donc par une considération essentielle: l'intérêt public. »[30]
[70] Autrement dit, si la Loi en cause est d'intérêt public, elle est présumée valide et ne sera suspendue d'application à moins que ce même intérêt public ne le justifie[31]. On va au-delà de l'intérêt particulier du demandeur qui l'attaque en justice.
[71] En 2000, la Cour suprême du Canada réitérait qu'il faut un cas manifeste pour contrer la présomption d'intérêt public qui s'attache à une loi adoptée par le Parlement:
« La présomption que l'intérêt public demande l'application de la loi joue un grand rôle. Les tribunaux n'ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législation a dûment adoptées pour le bien du public, soient inopérantes avant d'avoir fait l'objet d'un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s'ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l'application d'une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes. »[32]
[72] Conscientes du rôle décisif que joue cette notion d'intérêt public, les demanderesses plaident que la présente affaire se distingue des jugements précédemment rendus en matière de sursis en ce que la Loi concernée n'est pas d'intérêt public. Elle ne vaut que pour un nombre restreint de concessionnaires automobiles et d'au plus 400 salariés.
[73] Le conflit de travail est purement privé d'après elles. Le remède législatif proposé n'a rien de public puisque d'application fort limitée. On enlève à un sous-groupe restreint des droits fondamentaux conférés à la majorité des syndiqués du Québec. L'effet de la Loi spéciale ne vise «ni des services essentiels, ni des services publics ni des services d'un secteur vital de l'économie de la région… ni une crise nationale ou un secteur complet d'une industrie au Québec…ou une crise paralysant une région ou un secteur clé de l'économie d'une région»[33].
[74] Pour les concessionnaires, la Loi n'affecte que certaines petites entreprises d'une région où l'offre de services permet actuellement de desservir la population.
[75] En bout de ligne, ils assimilent leur demande de sursis à une exemption ciblée plutôt qu'à une suspension généralisée d'une intervention législative. Dans un tel contexte, le statu quo des 33 derniers mois devrait être maintenu et le sursis accordé.
[76] Le Tribunal n'est pas convaincu de cette prétention. Certes, la Loi cible certains employeurs et salariés d'une région définie, mais elle ne le fait pas sans raisons.
[77] Le conflit en arrivera bientôt son troisième anniversaire. Les moyens de pression n'ont rien donné à ce jour et aucune entente ou espoir sérieux d'un règlement ne pointe à l'horizon. Les salariés et leurs familles souffrent de cette saga comme en atteste l'affidavit du président du Syndicat:
« 27. Je peux également témoigner de l'incapacité des salariés ainsi privés de leurs revenus d'emplois à rencontrer leurs obligations financières, des conflits personnels qui en découlent inévitablement au sein des familles et de la collectivité, de leur perte de dignité, des souffrances morales et de l'insécurité que vivent au quotidien les lock-outés depuis bientôt trois ans. »
[78] Ce sont ces considérations qui ont amené les parlementaires à intervenir dans le cadre de ce conflit privé. On ne l'a pas fait en imposant des conditions normatives. On a plutôt décidé de mettre en place des mesures permettant le règlement du conflit par un arbitrage indépendant, tout en préservant l'option de continuer à négocier.
[79] C'est en ce sens que s'exprimait le ministre Sam Hamad, responsable de l'application de la Loi, le 24 novembre dernier, lors des Consultations particulières et auditions publiques. Il mentionnait alors:
« M. Hamad : [...] L'entente, malheureusement, n'a pas eu lieu encore. Et ce qui nous inquiète beaucoup, M. le Président, lorsque je regarde la situation de ce conflit-là, particulièrement, il devient plus en plus un conflit très particulier. C'est 280 000 jours-hommes de perdus dans ce conflit-là en termes de temps et économie. On lisait, dans les journaux il n'y a pas longtemps : Le taux de faillite, dans la région, a augmenté de 15 %, pas à cause... le conflit, mais on faisait la référence à ce conflit-là en particulier.
(…)
Alors là, évidemment, la particularité de ce conflit-là, nous sommes dans une région qui est petite en termes de vécu, grande en termes de géographie, dans le sens que les gens vont à la même école, vont à la même épicerie, ils se rencontrent, ils se voient, et il y a un conflit comme ça depuis trois ans, M. le Président, même si on a toute la capacité de se contrôler, il y a de l'émotion. Il y a de l'émotion, il y a un impact sur l'économie, il y a un impact sur la sécurité parce qu'il y a eu des incidents et, évidemment, on considère quand même... on n'a pas eu des incidents très graves, mais, quand même, il y a eu des incidents qui sont inacceptables.
Nous avons dit aux deux parties, à plusieurs reprises : Nous souhaitons que vous vous entendez, nous souhaitons que vous arrivez à une meilleure entente, mais on a dit aussi qu'à un moment donné il y a des limites, question de sécurité, question de social dans la région. C'est un conflit privé, M. le Président, nous sommes tous conscients, mais, à un moment donné, il y a la responsabilité sociale globale, il y a la responsabilité économique que le gouvernement, les élus à l'Assemblée nationale doivent avoir, ce n'est pas un choix, c'est devoir et ce n'est pas vouloir.[34]
[80] Ajoutons à cela l'effet que crée ce conflit sur les ressources judiciaires du Saguenay. À ce jour, on dénombre 49 jugements de la Cour supérieure qui ont donné lieu à des auditions répétées et à une mobilisation constante des juges, du personnel et du palais de justice. Cela déborde de l'intérêt particulier des justiciables impliqués. On dénombre également plusieurs débats devant la Commission des relations de travail. L'idée n'est pas d'identifier des responsables ni de blâmer quiconque. Mais, il faut comprendre que l'énergie judiciaire n'est pas une vis sans fin et les ressources judiciaires ne sont pas sans limites.
[81] Les concessionnaires plaident que la Loi anéantit totalement et irréversiblement tout le processus de négociation mis en place, tout l'investissement en temps, énergie et argent depuis 33 mois en vue de négocier une entente librement.
[82] Le moindre que l'on puisse dire, c'est que le statu quo n'a rien donné pendant ces 33 mois. Certes, le droit au lock-out et à la négociation est reconnu au Code du travail mais est-il absolu? Le législateur ne le croit pas d'où son intervention dans ce cas ci. On déborde ici l'intérêt purement privé et on laisse entendre à toute la population que le Gouvernement sera prêt à intervenir si d'autres cas du genre se produisent. Le système en place a ses limites.
[83] D'ailleurs, lorsque le législateur intervient par l'adoption d'une loi comme celle-ci, ne peut-on considérer, prima facie, qu'il le fait pour le bien de tous? Il ne s'agit quand même pas d'un projet de loi privé comme on en adopte parfois.
[84] Dans l'affaire Association des juges privés administratifs de la Commission des lésions professionnelles et al c. Procureur général du Québec[35], M. le juge Gendreau écrivait:
« [23] Nous sommes dans un débat de nature constitutionnelle. Or, lorsque le Gouvernement adopte une loi, un règlement ou un décret, il le fait dans l'intérêt public du bien commun. »
[85] Pas plus tard que la semaine dernière, la Cour d'appel du Québec écrivait dans le dossier de la Loi concernant les soins de fin de vie:
« [30] Néanmoins, de façon générale, au stade provisoire ou interlocutoire, les tribunaux doivent tenir pour acquis qu'une mesure législative attaquée sert un objectif d'intérêt public valable et doivent dans la mesure du possible éviter de se prononcer sur le fond du litige à moins que les circonstances exceptionnelles soient en cause. »[36]
[86] Dans l'arrêt Harper précité, la Cour suprême rappelle:
« [9] Un autre principe énoncé dans la jurisprudence veut que, en décidant de l'opportunité d'accorder une injonction interlocutoire suspendant l'application d'une mesure législative adoptée validement mais contestée, il n'y ait pas lieu d'exiger la preuve que cette mesure législative sera à la l'avantage du public. À ce stade des procédures, elle est présumée l'être. »[37]
[87] En l'espèce, la preuve offerte ne permet pas de conclure que la Loi relève d'un intérêt privé. Au contraire, il y a lieu de présumer que son objectif déborde un tel intérêt et vise le bien commun. Cette conclusion n'est pas écartée par les circonstances propres au conflit de travail en cours. L'intervention du législateur s'appuie sur des motifs d'intérêt public même si l'application directe est limitée.
[88] Ainsi, la Loi est présumée valide et la balance des inconvénients ne penche pas en faveur de sa suspension. Le troisième critère n'est donc pas rencontré.
[89] Comme deux des trois critères ne sont pas satisfaits, la demande de sursis ne peut être accueillie.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
[90] REJETTE la demande de sauvegarde et de sursis amendée;
[91] AVEC DÉPENS.
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__________________________________ DANIEL DUMAIS, J.C.S. |
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Me Julie Savard Me Luc Chamberland Me Karine Dubois |
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Beauvais Truchon |
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(Casier no65) |
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Procureurs des demanderesses |
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Me Alexandre Ouellet Me Sara Lucie Desmeules |
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Chamberland Gagnon (Justice-Québec) |
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Casier no134) |
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Procureurs de la Procureure générale du Québec |
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Me Pascale Racicot |
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Poudrier Bradet 70, rue Dalhousie, bureau 100 Québec (Québec) G1K 4B2 |
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Procureure des mises en cause |
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Date d’audience : |
22 décembre 2015 |
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[1] L.Q. 2015, c. 32.
[2] M. Julien Perron, nommé le 17 février 2014 (pièce P-11).
[3] M. Normand Gauthier, nommé le 26 septembre 2014 (pièce P-12).
[4] Voir les tableaux D-3 et D-4.
[5] Voir les notes explicatives à la Loi (pièce P-13)..
[6] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)].
[7] RLRQ, c. C-12.
[8] Voir l'affidavit de M. Georges Bouchard, président du Syndicat, daté du 17 décembre 2015.
[9] Fédération Étudiante Collégiale du Québec (FECQ) et al c. Gouvernement du Québec, 2012 QCCS 2860.
[10] [1987] 1 R.C.S. 110.
[11] [1994 1 R.C.S. 311.
[12] [2000] 2 R.C.S. 764.
[13] [1975] 1ALL E.R. 504
[14] Manitoba (Procureur général) c. Metropolitain Stores Ltd., précité, note 10, page 128.
[15] RJR-MacDonald inc. c. Canada (Procureur général), précité, note 11, p. 337
[16] [2015] 1 R.C.S. 245.
[17] [2007] 2 R.C.S. 391
[18] Association de la Police montée de l'Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 1 R.C.S. 3, par. 44.
[19] Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, précité, note 16, par. 2.
[20] Voir la définition de grève (… par un groupe de salariés) et de lock-out (…par un employeur) que l'on retrouve au Code du travail, RLRQ, c.C-27.
[21] Voir les déclarations de lock-out de chacun des concessionnaires concernés, pièce D-1.
[22] À l'audience, on a avancé le chiffre d'environ 12 000 000 $ sur une période de trois ans.
[23] Voir l'affidavit de M. Sylvain Gauthier, représentant de la Corporation, pièce P-27.
[24] Voir notamment: EMC Canada c. Vignola, J.E. 2003-306 (C.S.); Brasserie Molson-O'Keefe c. Laurin, J.E. 94-1167 (C.A.); Collège Laflèche c. Saint-Arnaud, 2013 QCCS 5914, par. 18.
[25] Précité, note 10, p. 128.
[26] [2004] 1 R.C.S. 789.
[27] Voir le paragraphe 124 de la requête introductive d'instance amendée.
[28] Manitoba (Procureur général) c. Metropolitain Stores Ltd., précité, note 10, p. 129.
[29] 2008 QCCS 1041.
[30] Précité, note 9, p. 11
[31] RJR-MacDonald inc. c. Canada (Procureur général), précité, note 11, pp. 348-349.
[32] Précité, note 12, p. 771.
[33] Voir les allégations 82 à 84 de la requête introductive d'instance amendée.
[34] Les travaux parlementaires, 41e législature, 1ière session, projet de loi 71 - Loi portant sur le règlement de certains différends dans le secteur de l’automobile de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Assemblée nationale - Vol. 44, no 55, 24 novembre 2015, 10 hrs, Journal des débats de la Commission de l’économie et du travail, propos de monsieur Sam Hamad, alors ministre de du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale.
[35] 2010 QCCS 3357.
[36] 2015 QCCA 2138.
[37] Précité, note 12, p. 770.
AVIS :
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