Binet c. Société des casinos du Québec inc. (Casino du Lac-Leamy) |
2011 QCCS 4634 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
HULL |
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N° : |
550-17-002425-062 |
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DATE : |
31 AOÛT 2011 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
ANDRÉ ROY, J.C.S. |
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JEAN-GUY BINET |
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Demandeur |
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c. |
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LA SOCIÉTÉ DES CASINOS DU QUÉBEC INC. faisant affaire sous la raison sociale de Casino du Lac Leamy |
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Et |
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC |
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DANIEL COURNOYER |
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Défendeurs |
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TABLE DES MATIÈRES
REPROCHES À L'ÉGARD DU PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC..
LA RESPONSABILITÉ DU CASINO / PRINCIPES APPLICABLES
LA RESPONSABILITÉ POLICIÈRE / PRINCIPES APPLICABLES
LES RÈGLES DU POKER GRAND PRIX
LE DÉROULEMENT DE L'ENQUÊTE POLICIÈRE
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JUGEMENT |
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[1] Jean-Guy Binet (« Binet »[1]) est bien connu en Outaouais. Il a été jusqu'en 1998 directeur général de la plus importante commission scolaire de la région, la Commission scolaire des Draveurs, candidat défait en 1995 à la mairie de Gatineau (d'avant les fusions municipales) et conseiller de quartier de la même ville à compter de 1999, et ce, en plus de ses implications dans divers organismes communautaires et caritatifs.
[2] Il était également un visiteur assidu du Casino de Hull[2] (le « Casino ») dont il sera cependant expulsé le 23 décembre 2000 parce qu'on le soupçonne de tricher au jeu de Let it Ride Poker, ou, en français, le Poker Grand Prix.
[3] Le 27 juin 2001, la Couronne porte contre lui des accusations criminelles d'avoir, à quatre occasions différentes, avec l'intention de frauder le Casino, triché en pratiquant un jeu, le tout en contravention de l'article 209 du Code criminel[3].
[4] Le 16 mars 2005, après un procès de vingt-trois jours étalés sur une période de deux ans, le juge Pierre Chevalier, de la Cour du Québec, chambre criminelle, l'acquitte de ces accusations[4].
[5] Ces faits, sommairement relatés, sont à l'origine de l'action de quelque 950 000 $[5] qu'intente Binet à la Société des casinos du Québec inc. en qualité d'entreprise qui exploite les casinos d'État au Québec, dont celui de Hull, et au Procureur général du Québec (pour le ministre de la Sécurité publique de qui relève la Sûreté du Québec) et Daniel Cournoyer, l'enquêteur chargé de l'enquête ayant mené au dépôt des accusations contre lui.
[6] À l'égard du Casino, Binet allègue avoir été victime d'un abus de droit causé par une dénonciation téméraire faite sans motif raisonnable et probable. Cette plainte aurait été formulée à la suite d'une enquête menée de façon incompétente et partiale.
[7] Les membres du personnel dont le Casino est le commettant auraient également fait preuve d'imprudence et de négligence et auraient agi sans se soucier des conséquences qu'entraîneraient pour lui de telles accusations. Par la suite, malgré les informations portées à sa connaissance, le Casino aurait néanmoins maintenu des allégations de tricherie contre lui.
[8] Plus précisément, Binet avance que le personnel du Casino en général, et ses enquêteurs en particulier, n'avaient pas reçu une formation adéquate leur permettant de reconnaître un tricheur aux jeux de cartes et qu'ils ont omis de consulter et d'obtenir l'avis d'un expert en cette matière avant de porter plainte contre lui à la Sûreté du Québec.
[9] Par ailleurs, en procédant à son expulsion au vu et au su des usagers, le Casino a porté atteinte à sa réputation.
[10] Pour ce qui a trait au préposé de la Sûreté du Québec, l'enquêteur Cournoyer, Binet soutient qu'il aurait mené une enquête bâclée au cours de laquelle il aurait tenu pour avérées les informations que lui transmettait le Casino sans les vérifier et sans se préoccuper de la compétence de son personnel en matière de tricherie. En somme, il n'aurait pas conduit l'enquête lui-même, l'ayant plutôt déléguée aux enquêteurs du Casino.
[11] Cournoyer aurait, lui aussi, négligé de consulter un expert en matière de tricherie, bien qu'il ne possède, lui-même, aucune expertise ni formation particulière à cet égard.
[12] En quelques mots, il aurait commis un délit d'enquête négligente.
[13] Enfin, il aurait incité le substitut du Procureur général à déposer des accusations criminelles contre lui sans motif raisonnable et probable de croire qu'il avait commis l'infraction dont on le soupçonnait, mais plutôt en se basant sur les conclusions d'une enquête partiale menée par le Casino.
[14] Les faits pertinents suivants ressortent de la preuve.
[15] Binet est âgé de 57 ans lorsque, le 13 décembre 2000, en soirée, il joue au poker Grand Prix à la table GP1 (le Casino en compte 4).
[16] À un moment donné, le croupier Christian Gervais remarque que des cartes sont pliées dans un coin de manière distinctive. Il permet que le jeu se poursuive encore une quinzaine de minutes et constate toujours que certaines cartes provenant des deux paquets qu'il utilise sont « marquées » (un coin légèrement replié) et qu'il parvient à identifier leur valeur.
[17] En observant de façon plus attentive le déroulement du jeu, il voit que Binet ramasse des cartes « de façon douteuse », c'est-à-dire en relevant un coin. Il soupçonne aussi un autre joueur à la même table, « mais seulement parce qu'il a l'air louche ».
[18] Il prévient le Chef de parties, Christian Pouliot qui décide de remplacer les deux paquets de cartes utilisés jusque-là par de nouveaux. Il examine les paquets de cartes dont il a ordonné le retrait et note qu'effectivement le coin de certaines d'entre elles est recourbé.
[19] Il alerte à son tour le Chef de quart Normand Marcoux et l'enquêteur Richard Besner. Ce dernier constate lui aussi que certaines cartes « ondulent dans les coins ». Besner saisit alors les deux paquets de cartes retirés du jeu de même que deux autres paquets qui ont également été retirés de la table GP1 pendant la journée du 13 décembre et dont certaines cartes sont aussi marquées. Binet a joué à cette table à la fois pendant la journée et en soirée.
[20] Besner commande au Service de la surveillance une recherche particulière sur les activités qui se sont déroulées à cette table au cours de la journée concernée. Un visionnement sommaire des résultats de cette recherche le convainc que Binet manipule effectivement des cartes. Il rédige un rapport de l'incident[6].
[21] Les versions varient, mais on note que le 13 décembre, Binet marque des cartes de haute valeur, des DIX, des VALETS et des DAMES.
[22] Le 14 décembre 2000, le Casino porte plainte à la Sûreté du Québec contre Binet qui fait aussi l'objet d'un Avis de guet[7]. Ainsi, lors des ses visites subséquentes au Casino, on observe ses faits et gestes et on saisit les cartes utilisées à la table de jeu où il prend place, invariablement la GP1.
[23] Binet sera surveillé étroitement les 17, 18 et 20 décembre 2000. On observe qu'il marque les SEPT des paquets de cartes utilisés à sa table de jeu. Ses gains ou ses pertes sont toutefois négligeables.
[24] Le 20 décembre, après la visite de Binet, la Sûreté du Québec autorise le Casino à mettre fin à la surveillance.
[25] Le 23 décembre, vers 15 heures, au moment où Binet se présente au Casino en compagnie de son épouse, un enquêteur le reconduit à la sortie et l'expulse.
[26] Le 4 janvier 2001, lors d'une visite de l'enquêteur Cournoyer au Casino, les membres du Service des enquêtes lui remettent un rapport de douze pages portant sur l'incident impliquant Binet[8], des montages tirés de la vidéo de surveillance et les paquets de cartes saisis à la table de jeu où il prenait place, sauf ceux saisis lors de sa visite du 20 décembre qui lui seront remis le 10 janvier.
[27] Le 10 janvier 2001, à l'invitation de Cournoyer, Binet se présente au poste de la Sûreté du Québec de Hull. Il est accompagné de son fils, Me Martin Binet. Il est mis en état d'arrestation. Après qu'on l'ait informé de ses droits, il choisit de garder le silence. La visite dure 30 minutes.
[28] Le 23 mai 2001, Cournoyer complète un rapport d'enquête[9].
[29] Le 24 mai 2001, il signe le formulaire Demande d'intenter des procédures contre Binet pour « tricherie au jeu/art. 209 du C.cr.[10] ».
[30] Le 27 juin 2001, Binet est accusé formellement de quatre chefs de tricherie[11].
[31] Le 1er avril 2003, son procès débute devant la Chambre criminelle de la Cour du Québec présidée par le juge Pierre Chevalier. Étalé sur près de deux années, il se termine le 16 mars 2005.
[32] Le 16 mars 2005, le juge Chevalier prononce, séance tenante, un verdict d'acquittement.
[33] Le jugement[12], fort laconique, porte sur moins de quatre pages. Il ne laisse cependant aucun doute concernant l'opinion du juge Chevalier sur l'innocence de Binet comme le révèlent les extraits suivants :
« […]
M. Binet est acquitté des accusations portées contre lui.[13]
[…]
Quoi qu'il en soit, le témoignage de l'accusé m'a complètement convaincu qu'il n'avait pas triché, qu'il est innocent des accusations portées contre lui.[14]
[…]
Ce que cet excellent contre-interrogatoire (du substitut du Procureur général) m'a par ailleurs permis de constater, sans l'ombre d'un doute, c'est que l'accusé disait la vérité.[15]
[…]
… il m'apparaît évident que M. Binet a dit la vérité et toute la vérité et qu'il est innocent des accusations portées contre lui.[16]
[…]
… le témoignage de M. Rochon (l'expert entendu en défense) me fait passer de la conviction que l'accusé disait la vérité, dit la vérité, à la quasi-certitude absolue que monsieur est innocent.[17] »
[34] Comme on le constate à la lecture de ces extraits du jugement, le juge Chevalier a accrédité la version des faits offerte par Binet. En l'espèce, ce dernier n'a pas simplement bénéficié d'une carence dans la preuve du Ministère public pour être acquitté des accusations portées contre lui. Le juge de la Cour du Québec parle plutôt de sa « quasi-certitude absolue qu'[il] est innocent ».
[35] Toutefois, une condamnation criminelle non plus qu'un acquittement ne constituent pas chose jugée dans une instance civile[18].
[36] Les régimes de responsabilité extracontractuelle et de responsabilité pénale sont distincts. Ils sont régis par des règles de fond, de preuve et de procédure différentes.
[37] Néanmoins, bien que le Tribunal ne soit pas lié par ses conclusions de fait et par ses constats, le jugement Chevalier constitue « un fait juridique important[19] ».
[38] Cependant, dans une instance comme celle dont est saisi le Tribunal, la question de la culpabilité ou de l'innocence de Binet revêt une importance relative, la question qui se pose étant plutôt de savoir si le Casino a porté plainte à la Sûreté du Québec de façon téméraire et si l'enquêteur Cournoyer a mené une enquête bâclée ayant conduit aux accusations.
[39] Est-il utile de rappeler également que dans une instance civile, la prépondérance des probabilités est la norme de preuve applicable[20].
[40] Alléguant que le Casino a abusé de son droit de déposer une plainte contre lui aux autorités policières, le recours de Binet s'articule autour du régime général de responsabilité civile fondée sur l'article 1457 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») qui y donne ouverture lorsqu'il existe une faute causant un préjudice et qu'il y a un lien de causalité entre la faute et le dommage.
[41] Il lui appartient donc de faire la preuve par prépondérance des éléments constitutifs de responsabilité.
[42] Le fondement de cet abus de droit serait en l'occurrence, non pas une intention malveillante de lui nuire, mais plutôt la témérité avec laquelle le Casino a agi, soit en l'absence de cause raisonnable et probable.
[43] C'est donc sous cet angle qu'il faudra examiner le comportement du Casino pour déterminer s'il a commis une faute quelconque.
[44] À cet égard, la norme de référence devient la « personne raisonnable ». Il s'agit d'une personne normalement prudente et diligente, douée d'un jugement et d'une intelligence ordinaires. Ajoutons que sa conduite doit être analysée au moment où le Casino a posé le geste que lui reproche Binet et non pas rétrospectivement[21].
[45] Les auteurs A. Nadeau et R. Nadeau ajoutent que l'existence d'une cause probable dépend moins des faits de la cause que de la croyance honnête et raisonnable, fondée sur des motifs plausibles, de celui qui porte plainte, en la culpabilité de la personne qu'il accuse. Cette croyance doit s'appuyer sur des motifs sérieux, et au besoin, sur des renseignements qu'on aura pris soin de vérifier[22].
[46] L'autre fondement du recours de Binet contre le Casino est celui qui consiste en une atteinte à ses droits fondamentaux, en l'occurrence sa réputation et son droit à la vie privée, auquel donnent ouverture l'article 49 , alinéa 2 de la Charte des droits et libertés de la personne[23] (la « Charte ») et le Code civil du Québec. Il est bien établi que la Charte ne crée pas un système autonome et distinct de responsabilité civile. Ici encore, ce sont les règles du régime général de responsabilité civile qui sanctionnent une transgression à un droit protégé par la Charte[24].
[47] Les principes applicables à la responsabilité du policier qui mène une enquête sont bien circonscrits par la doctrine[25] et la jurisprudence[26]. On peut les résumer comme suit :
1. les policiers doivent enquêter sur les crimes. C'est leur devoir (Loi sur la police, (L.R.Q., c. P-13.1, art. 48 ) ; Hill, paragr. 1 ; Jauvin, paragr. 45);
2. toutefois, ils ne sont pas à l'abri de la responsabilité et ils doivent agir avec prudence et diligence (Hill, paragr. 3);
3. il n'existe pas de régime d'exception pour ce qui a trait à la responsabilité extracontractuelle d'un policier lors d'une enquête. Elle est régie par les règles usuelles applicables à tous les justiciables. Il ne bénéficie pas d'une immunité législative ou jurisprudentielle (Lacombe, paragr. 40, 117 ; Jauvin, paragr. 42 ; Baudouin et Fabien, p. 422);
4. le fardeau de prouver la faute du policier et les dommages qui en découlent repose sur le demandeur;
5. l'enquête policière n'a pas à être parfaite ni optimale, mais seulement raisonnable;
6. la norme d'appréciation du comportement du policier est celle du policier normalement compétent, prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances (Hill, paragr. 3, 72 et 73 ; Lacombe, paragr. 41 ; Jauvin, paragr. 44, 59 ; Baudouin et Fabien, p. 423). Il n'est pas tenu à l'excellence non plus qu'il ne peut être médiocre;
7. pendant son enquête, le policier ne se prononce pas sur la culpabilité ou l'innocence du suspect. Cette tâche relève d'autres intervenants du système judiciaire (Hill, paragr. 50);
8. le policier est un professionnel de l'enquête. À ce titre, dans l'exercice de ses fonctions, il jouit d'une latitude suffisante pour exercer un pouvoir discrétionnaire, ce qui ne justifie pas, toutefois, d'écarter son obligation de diligence; (Hill, paragr. 51);
9. en lien avec le caractère évolutif de l'enquête, à l'étape de l'arrestation ou de l'inculpation du suspect, la loi fait obligation au policier d'avoir, tant objectivement que subjectivement, des motifs raisonnables et probables de croire que le suspect a commis un crime; et non pas qu'il en sera reconnu coupable (Hill, paragr. 55 ; Lacombe, paragr. 43, 119 ; Jauvin, paragr. 47).
[48] Une connaissance au moins sommaire du déroulement du jeu de Poker Grand Prix aidera à mieux saisir certains aspects du dossier.
[49] À l'aide d'une main de trois cartes jumelée à deux cartes du croupier, l'objectif du jeu consiste à obtenir une main de poker de cinq cartes d'une valeur égale ou supérieure à une paire de DIX.
[50] Chaque joueur (un maximum de sept), assis à la table en forme de demi-cercle face au croupier, fait trois mises de valeur égale à l'aide de jetons.
[51] Le croupier distribue trois cartes, face cachée, à chaque joueur. Il s'en distribue également trois, face cachée. Deux des trois cartes du croupier serviront de cartes communes à tous les joueurs pour que chacun puisse former sa main de cinq cartes.
[52] Après avoir regardé ses trois cartes, chaque joueur a le choix de laisser ses trois mises en jeu ou d'en retirer une ou deux. Pour retirer une mise, le joueur doit faire un signe au croupier en effleurant le tapis de la table.
[53] Chaque joueur peut exercer les options suivantes :
· 1ere mise : le joueur fait le choix de laisser en jeu ou de retirer sa première mise sans avoir vu les cartes du croupier. Lorsque tous les joueurs ont fait leur premier choix, le croupier retire une de ses trois cartes puis dévoile une des deux restantes.
· 2e mise : le joueur fait le choix de laisser en jeu ou de retirer sa deuxième mise après avoir vu la carte dévoilée du croupier. Lorsque tous les joueurs ont fait leur deuxième choix, le croupier dévoile sa deuxième carte.
· 3e mise : le joueur doit laisser en jeu sa troisième mise.
[54] Le jeu se déroule rapidement. Les joueurs disposent de peu de temps pour décider de leurs choix.
[55] La mise d'un joueur est gagnante si la valeur de sa main, formée de ses trois cartes et des deux cartes communes du croupier, est égale ou supérieure à une paire de DIX.
[56] Les combinaisons gagnantes, dans l'ordre décroissant, sont :
· quinte royale : as-roi-dame-valet-10 de même couleur;
· quinte : cinq cartes de même couleur, dans un ordre successif;
· carré : quatre cartes de même valeur;
· main pleine : un brelan et une paire;
· couleur : cinq cartes de même couleur;
· séquence : cinq cartes dans un ordre successif, sans égard à la couleur;
· brelan : trois cartes de même valeur;
· double paire : deux paires;
· paire : deux cartes de même valeur.
[57] Denis Rochon, un expert en matière de tricherie au jeu de cartes, a témoigné en demande.
[58] Il ne possède évidemment pas de formation officielle à cet égard, mais a plutôt développé son expertise au fil de plus de 27 ans d'expérience à titre d'employé ou de consultant, notamment auprès de la Société des casinos, de la Sûreté du Québec et du gouvernement du Québec.
[59] Il a produit son rapport d'expertise[28] qui est essentiellement celui qu'il a déposé dans le cadre du procès criminel de Binet et qu'il avait complété en décembre 2003.
[60] Pour la rédaction de son rapport, il a eu accès, entre autres, à la preuve vidéo du Casino, aux manuels destinés à son personnel de supervision et au dossier d'enquête du Casino.
[61] Il explique que, lorsqu'on parle d'une « carte marquée », on ne s'arrête pas uniquement à la question de savoir si une carte possède une marque car cela peut être provoqué par de multiples facteurs : les doigts sales, l'usure normale, la friction de la distributrice automatique de cartes (shuffle master) et plusieurs autres.
[62] Pour qu'elle soit significative et permette à un joueur de tricher, la marque sur une carte doit lui permettre d'identifier sa valeur de même que sa couleur (pique, trèfle, carreau, cœur), et ce, très rapidement car il dispose de peu de temps pour décider de retirer on non sa mise.
[63] La stratégie de marquage des cartes variera selon le jeu auquel s'adonne le joueur. C'est ainsi qu'au Poker Grand Prix, il importe de marquer la carte de façon à identifier sa valeur et sa couleur à cause des différentes combinaisons gagnantes que nous avons examinées plus haut.
[64] Il exprime l'opinion que, pour conclure à tricherie, il faut :
1. déceler une marque quelconque sur la carte;
2. pouvoir déterminer que la marque permet d'identifier la carte; et
3. constater que le joueur suspect essaie d'en tirer avantage en changeant ses habitudes de mises (betting pattern).
[65] Rochon avance l'opinion que ce dernier élément est le plus important. C'est ce qui lui faisait dire aux membres du personnel du Casino à qui il dispensait de la formation que « c'est l'intention qui fait toute la différence ».
[66] On comprendra aisément l'importance que revêt cet aspect dans le procès criminel qu'on intente à une personne accusée de tricherie, l'intention coupable, la mens rea, étant un élément que doit établir le Ministère public hors de tout doute raisonnable.
[67] Toutefois, ce facteur revêt moins d'importance lorsque le Tribunal doit déterminer si le Casino a engagé sa responsabilité en dénonçant Binet de façon téméraire ou si Cournoyer a mené une enquête bâclée conduisant aux accusations contre lui. Dans ce contexte, l'intention coupable de Binet importe peu.
[68] C'est pourquoi, bien qu'intéressants, le rapport de l'expert Rochon et son témoignage à l'audience sont de peu de secours pour le Tribunal appelé à décider du litige dont il est saisi.
[69] Soulignons enfin que Rochon a concédé que marquer des cartes, c'est modifier le côté aléatoire du jeu et que tricher dépend donc de l'interprétation plus ou moins large de la définition qu'on lui attribue. Ainsi, en marquant des cartes, un joueur peut viser à minimiser ses pertes aussi bien que de réaliser des gains.
[70] La preuve révèle-t-elle que le Casino a fait preuve de témérité, c'est-à-dire qu'il a agi en l'absence de motifs raisonnables et probables, en portant plainte à la Sûreté du Québec?
[71] Le 13 décembre 2000, Binet a joué à deux reprises au Poker Grand Prix, de 14 h 04 à 16 h 48 et de 20 h 00 à 0 h 25. À chaque occasion, il a pris place à la table GP1. Il quitte le Casino après que le croupier Gervais ait signalé à ses supérieurs qu'il soupçonnait qu'un joueur marquait les cartes et qu'elles aient été retirées du jeu.
[72] Une fois les cartes retirées de la table GP1, plusieurs représentants du Casino constatent qu'effectivement des cartes ont été marquées, soit que le coin de certaines d'entre elles a été relevé.
[73] Tant le croupier que le Chef de parties Pouliot diront qu'il s'agit de la première fois dont ils ont été témoins de cartes marquées de la sorte.
[74] Un examen des cartes utilisées à la table GP1 au cours de l'après-midi révèle le même phénomène. Binet est le seul joueur ayant pris place à cette table en après-midi et en soirée.
[75] Par ailleurs, en visionnant la vidéo de surveillance, on observe que Binet manipule de façon suspecte certaines cartes de haute valeur.
[76] Faisant désormais l'objet d'un Avis de guet, Binet sera étroitement surveillé lors de ses visites au Casino les 17, 18 et 20 décembre 2000 jusqu'à ce que la Sûreté du Québec autorise le Casino à mettre fin à la surveillance.
[77] La technicienne en surveillance, Annick Cronier, dont la tâche consiste notamment à observer les tables de jeu, examine attentivement le comportement de Binet le 13 décembre 2000 tant en après-midi qu'en soirée. Elle rédige un rapport[29].
[78] Lorsque, dans son rapport, elle indique : « le joueur (Binet) plie le coin d'une carte », c'est qu'il lui apparaît très clairement que c'est là le geste qu'il pose. De fait, elle le mentionne à 19 reprises pendant l'après-midi et 23 fois en soirée.
[79] Lorsqu'elle écrit plutôt : « le joueur manipule les cartes d'une façon douteuse », c'est que le comportement de Binet diffère de celui des autres joueurs assis à sa table sans qu'elle puisse qualifier son geste de tentative de marquage. La plupart de ces mentions seront retirées dans un nouveau rapport[30] préparé en prévision du procès criminel.
[80] Le 20 décembre 2000, Cronier observe en direct le déroulement du jeu à la table GP1 où Binet a pris place entre 17 h 11 et 19 h 59 et entre 20 h 43 et 23 h 55[31]. De plus, elle regarde la vidéo en différé pour confirmer ses constatations.
[81] À cette occasion, elle utilise l'expression « il marque le [ X ] de (couleur) du paquet (en jeu) » et le note à plus de 20 reprises[32].
[82] Enfin, Cronier réalise un montage des extraits pertinents des visionnements qu'elle a observés les 13[33] et 20[34] décembre 2000.
[83] Le Tribunal a eu l'occasion de visionner ces montages, ce qui a permis de confirmer les observations de Cronier à l'exception de celle notée à 21 h 00 : 30 le 13 décembre 2000.
[84] On y voit Binet de sa main gauche plier le coin inférieur gauche d'une carte qu'il place ensuite au milieu de ses deux autres cartes. À d'autres occasions, on le voit gratter le côté d'une carte avec l'ongle de son pouce gauche.
[85] Bien que le visionnement de ce montage permette de remarquer que d'autres joueurs manipulent leurs cartes de façon particulière, force est de constater que cela n'a aucune commune mesure avec le comportement de Binet dont Marc Phillion, un autre technicien en surveillance, dira qu'il s'agit d'un comportement qu'il n'a jamais observé chez un autre joueur depuis qu'il travaille au Casino, soit depuis 1995.
[86] Phillion surveille le déroulement du jeu de Binet lors de sa présence à la table GP1 le 17 décembre 2000 entre 11 h 15 et 19 h 33[35].
[87] Bien qu'il observe que Binet marque les SEPT (ce qui sera confirmé après que les paquets utilisés à la table GP1 aient été retirés), il ne semble pas changer sa stratégie de jeu ni ne semble profiter du fait que les cartes marquées sont identifiables.
[88] Phillion voit Binet plier le coin inférieur gauche d'une carte (toujours les SEPT) avec le pouce et l'index de sa main gauche et la placer habituellement au milieu des trois cartes qu'il a en main.
[89] Le 17 décembre 2000, Binet réalise des gains de 65 $.
[90] Phillion surveille également le jeu de Binet lors de sa visite au Casino le 18 décembre 2000[36] entre 21 h 03 et 2 h 55. Il plie encore le coin inférieur de certaines cartes, toujours les SEPT, et essuie des pertes de 15 $.
[91] Il réalise également un montage des extraits pertinents de ses observations du 17 décembre[37] et du 18 décembre[38].
[92] Encore ici, après avoir regardé ces montages pendant l'enquête, le Tribunal constate, à l'instar des représentants du Casino, que Binet manipule de façon suspecte certaines cartes que lui distribue le croupier.
[93] Phillion précise que si Binet est en mesure d'identifier les cartes qu'il a ainsi marquées, il se confère un avantage par rapport aux autres joueurs. Cet avantage peut lui permettre d'accroître ses gains ou de limiter ses pertes. Dans tous les cas, il porte atteinte à l'aspect hasard qui doit caractériser le jeu.
[94] Il reconnaît toutefois qu'il n'a pas fait l'exercice de savoir si Binet pouvait effectivement, en position de jeu, identifier les cartes marquées ni s'il avait modifié ses habitudes de jeu (betting pattern) les 17 et 18 décembre. Il concède également qu'il n'a jamais vu un joueur qui vient de marquer une carte attirer l'attention du croupier sur le fait qu'elle porte une autre marque comme Binet l'a fait à 17 h 45 : 05 le 17 décembre.
v
[95] Examinée à la lumière de la norme de la personne raisonnablement prudente et diligente, la conduite du Casino au moment où il a dénoncé le comportement de Binet à la Sûreté du Québec, ne constitue pas, de l'avis du Tribunal, l'exercice abusif de son droit de porter plainte contre lui.
[96] Les représentants du Casino avaient des motifs raisonnables de croire qu'il avait été victime de tricherie. La preuve convainc en effet le Tribunal qu'au moment où ils ont porté plainte contre lui, ils avaient une croyance honnête et raisonnable, fondée sur des motifs plausibles que Binet avait tenté de tricher.
[97] Or, il existe un droit fondamental pour tout citoyen de s'adresser à la justice pour préserver ses droits et obtenir réparation lorsque ceux-ci ont été lésés[39].
[98] Et contrairement à ce que soutient Binet, ce droit fondamental n'est pas subordonné à l'obtention préalable d'une opinion d'expert à cet égard. Si, pour établir l'intention coupable de la personne soupçonnée de tricherie, il peut être souhaitable de recueillir un avis d'expert, la victime n'a certes pas à l'obtenir au moment où elle dénonce le geste aux autorités policières. Une telle obligation aurait pour effet de dénaturer le droit d'un citoyen de s'adresser à la justice lorsqu'il se croit victime d'un crime et de lui imposer un fardeau que ne prescrit pas la loi, laquelle ne requiert que des motifs raisonnables et probables.
[99] Bien qu'on puisse reconnaître qu'il ait été un « plaignant actif », la preuve prépondérante n'appuie pas l'assertion que le Casino a agi de façon téméraire lors de sa dénonciation à la Sûreté du Québec. Elle n'étaie pas plus celle selon laquelle il aurait agi de mauvaise foi, de manière malicieuse ou malveillante.
[100] Le Tribunal fonde sa conclusion que le Casino n'a pas agi avec témérité lorsqu'il a porté plainte pour tricherie à la Sûreté du Québec, notamment sur les éléments suivants établis par la preuve :
- plusieurs représentants[40] du Casino observent les manipulations suspectes de Binet de même que la présence de marques distinctives sur les cartes des paquets utilisés à la table où il prend place;
- l'observation du comportement de Binet pendant quatre journées distinctes alors qu'il pose les mêmes gestes suspects à chaque occasion;
- la façon qu'a Binet de privilégier la position SEPT à la table de jeu, position où il est plus difficile pour le croupier ou le chef de tables d'observer le joueur qui y prend place;
- l'admission de Binet selon laquelle il a l'habitude de « pincer » le coin de certaines cartes de jeu qu'il attribue non pas à une intention de tricher, mais plutôt à la superstition. Il n'en demeure pas moins que lorsqu'on doit déterminer si le Casino avait des motifs plausibles d'agir, cette reconnaissance de Binet est lourde de conséquences;
- il en va de même de la remarque de son expert, monsieur Rochon, selon laquelle « M. Binet manipule certaines cartes de façon non usuelle, mais que ces gestes ne constituent en rien un marquage de cartes lui permettant de les identifier et d'en tirer avantage[41]. » (le Tribunal souligne);
- la concordance entre les manipulations non orthodoxes de Binet observées dans les montages vidéo et la présence de cartes marquées dans les paquets de cartes saisis.
v
[101] Binet reproche au Casino le manque de formation des membres de son personnel en matière de tricherie.
[102] Le Tribunal ne peut retenir cette allégation pour décider qu'il a engagé sa responsabilité.
[103] D'emblée, tous reconnaissent qu'il n'existe pas de cours formel en matière de tricherie. Les connaissances s'acquièrent sur le terrain.
[104] La preuve révèle aussi que les membres du personnel reçoivent, au moment de leur embauche, une formation sur les moyens de reconnaître le comportement d'un tricheur.
[105] Ils n'ont pas à être des experts en tricherie, ils n'ont qu'à déceler le comportement de ceux qui s'y adonnent. C'est ce qu'ils ont fait en l'instance.
[106] Enfin, Binet soutient que, comme il repliait le coin des SEPT, il ne peut être raisonnablement soupçonné de tenter de tricher.
[107] Mais comme nous l'avons vu plus haut, pouvoir identifier les SEPT peut néanmoins lui permettre d'obtenir des combinaisons gagnantes (carré, main pleine, brelan, double paire ou paire).
[108] Au moment des événements à l'origine du recours contre lui, Cournoyer est policier-enquêteur à l'Escouade du crime organisé de l'Outaouais, chargé des dossiers de tricherie au Casino[42]. Il compte quelque quinze années d'expérience.
[109] Depuis 1998, une procédure écrite[43] encadre l'intervention de la Sûreté du Québec en cas de tricherie. Aux termes de cette procédure, s'il s'agit d'un client connu du Casino, comme en l'espèce, la Sûreté du Québec n'interviendra pas immédiatement. Elle le fera seulement après que le Casino aura effectué des observations pour constituer la preuve avant de lui soumettre le dossier pour enquête.
[110] Entre 1998 et 2000, Cournoyer a été appelé à faire enquête dans environ quinze à vingt dossiers de tricherie par année. Notamment, en 1999, il a fait enquête dans un dossier de marquage de cartes de jeu.
[111] Le 14 décembre 2000, il apprend du responsable du Service des enquêtes du Casino, Paul Thériault, qu'on soupçonne un cas de tricherie par marquage de cartes. Celles-ci auraient été marquées dans les coins, les rendant ainsi identifiables et le suspect est un client connu du Casino.
[112] Le 15 décembre, lors d'une rencontre au Casino, Cournoyer et Thériault visionnent quelques extraits de la vidéo de surveillance du jeu de Binet le 13 décembre. Thériault lui montre les paquets de cartes saisis de même que le début du rapport d'incident dans lequel on indique que le croupier Gervais était capable d'identifier les cartes après qu'elles aient été marquées.
[113] À cette occasion, Cournoyer demande à Thériault de récupérer les rapports qui font état des constatations des membres du personnel du Casino en marge de l'incident du 13 décembre, de saisir les paquets de cartes avec lesquelles Binet a joué et d'observer ce dernier lors de ses visites subséquentes. Il suggère également qu'on améliore la qualité de la surveillance, ce à quoi s'engage le Casino, et qu'on le prévienne de la suite des événements.
[114] Dans les jours qui suivent, on l'avise que Binet s'est présenté de nouveau au Casino et qu'il a continué à marquer le coin des cartes. Il marque désormais les SEPT. Les représentants du Casino l'informent également qu'entre autres, une main de trois cartes de même valeur (brelan) ou de deux cartes de même valeur (paire) constitue une combinaison gagnante.
[115] Le 21 décembre 2000, Cournoyer indique aux enquêteurs du Casino qu'il estime avoir suffisamment d'éléments pour poursuivre son enquête et que le Casino peut cesser sa surveillance de Binet.
[116] Le 4 janvier 2001, au retour de la période des Fêtes, Cournoyer se rend au Casino. Il rencontre Thériault et prend possession de quatre montages de vidéos de surveillance, du rapport d'incident du Casino[44] et des paquets de cartes saisis à l'exception de ceux du 20 décembre 2000. Il visionne également quelques extraits de la vidéo des 17, 18 et 20 décembre. Un examen des cartes saisies lui permet de remarquer l'espace créé entre celles-ci par le pli du coin inférieur gauche.
[117] Il communique ensuite par téléphone avec Binet pour le convoquer à une entrevue.
[118] Le 10 janvier 2001, vers 9 h, Binet se présente au poste de la Sûreté du Québec en compagnie de son avocat. Pour sa part, Cournoyer est accompagné de son confrère Pierre-Yves St-Jacques qui prend les notes de la rencontre[45].
[119] Cournoyer lui fait la mise en garde usuelle et l'informe de ses droits. Il procède à son arrestation pour tricherie et lui fournit des explications sur l'infraction qui lui est reprochée.
[120] Les policiers laissent Binet seul avec son avocat. Au retour, il leur affirme ne pas comprendre ce qui lui arrive car le Casino, où il se rend régulièrement depuis quatre ans, le traitait comme un V.I.P. Il est un homme public, dit-il, et sa réputation en sera sûrement entachée. Il ignore ce que signifie « marquer les cartes ». Il reconnaît par ailleurs que les policiers ont un travail à faire.
[121] Cournoyer lui explique la marche de l'enquête et que le dossier sera présenté à un substitut du Procureur général qui décidera de l'opportunité de porter des accusations contre lui.
[122] Binet ne dit plus rien. Il préfère réfléchir, dit-il, avant de donner sa version des faits. Il quitte les lieux vers 9 h 30.
[123] Quelques contradictions ressortent concernant le déroulement de cette rencontre entre les témoignages de Binet et de Cournoyer.
[124] Binet affirme que Cournoyer ne lui a fourni aucune explication concernant l'infraction reprochée. Les notes d'entrevue le contredisent.
[125] Binet aurait révélé aux policiers ses manies et ses superstitions qui font qu'il « pince », qu'il plie le coin des cartes de jeu sans aucune intention de tricher. Cournoyer nie que Binet lui ait fait part de celles-ci et affirme que c'est pendant le procès criminel qu'il a entendu la version de Binet pour la première fois. Les notes d'entrevue ne font pas référence aux explications qu'aurait fournies Binet. Il est raisonnable de conclure qu'elles feraient état d'un aspect aussi pertinent et important du dossier.
[126] En mai 2001, après discussion avec Me Fecteau, le substitut du Procureur général chargé du dossier, Cournoyer requiert du Casino une déclaration des employés Gervais (le croupier) et Pouliot (le chef de parties) de même qu'un document explicatif portant sur le marquage de cartes. Ils lui seront remis en juillet 2001.
[127] Toujours en mai, il s'adresse à l'agent Jean Fleury, technicien en scène de crime à la Sûreté du Québec, et lui demande de faire une copie des quatre vidéos de surveillance du Casino et de procéder à un montage photographique des cartes saisies dans le but de faire ressortir les traces de marquage.
[128] Fleury précise que Cournoyer ne lui a pas montré les cartes marquées lorsqu'il lui a remis les paquets saisis. Toutefois, il n'a eu aucune difficulté à reconnaître parmi ces paquets des cartes dont le coin avait été replié.
[129] Cournoyer visionne l'intégralité du montage vidéo et constate que Binet plie le coin des cartes entre son pouce et son index et place la carte ainsi marquée au centre des trois cartes en sa possession. Il acquiert la conviction qu'il marque ainsi certaines cartes.
[130] Le 18 juin 2001, Cournoyer reçoit un rapport[46] de Patrick Prieur, chef de quart à la Surveillance et responsable de la formation des jeux au Casino.
[131] Dans ce rapport, Prieur, explique que c'est le hasard qui assure l'intégrité du jeu et que le fait de marquer les cartes constitue une tricherie en ce qu'il altère la nature même du jeu, et par conséquent le hasard.
[132] Tricher en marquant les cartes pour en identifier la valeur permet de réaliser des gains ou de limiter ses pertes et procure au joueur qui s'y adonne un avantage qu'il ne devrait pas avoir.
[133] Cette notion de tricherie est conforme à celle retenue par la jurisprudence[47].
[134] Le 19 juin 2001, Cournoyer soumet son rapport d'enquête[48] à Me Fecteau et une Demande d'intenter des procédures[49] en vue du dépôt d'accusations contre Binet.
[135] Cournoyer poursuit néanmoins son enquête. C'est ainsi qu'en juillet 2001, il recevra du Casino des documents en réponse à sa demande du mois de mai précédent. Le 31 juillet, il reçoit le rapport de Fleury[50] qui confirme le marquage de cartes.
[136] En septembre 2001, Cournoyer obtient du Casino l'ensemble des vidéos de surveillance (11 cassettes) et un rapport complémentaire de Prieur[51].
[137] Les documents ainsi reçus après la Demande d'intenter des procédures renforcent la conviction qu'il a acquise que Binet a triché au jeu les 13, 17, 18 et 20 décembre 2000. Rien de ce qu'ils contiennent ne lui apparaît disculpatoire.
v
[138] Binet reproche à Cournoyer de ne pas avoir procédé à sa propre enquête, mais de s'en être remis à celle menée par le Casino.
[139] Rappelons d'abord que la procédure aux termes de laquelle Cournoyer intervient prévoit spécifiquement que, lorsqu'il s'agit d'un client connu soupçonné de tricherie, le Casino constitue la preuve.
[140] On pourra s'en étonner, mais force est de reconnaître que le Casino n'est pas un plaignant ordinaire. Il emploie en effet une équipe d'enquêteurs chevronnés qui sont tous des retraités de la Sûreté du Québec ou de la Gendarmerie royale du Canada.
[141] Dans ce contexte, on ne peut certes reprocher à Cournoyer de se fier aux éléments de preuve que lui acheminent les enquêteurs du Casino d'autant plus que la preuve révèle, contrairement à l'allégation de Binet, qu'il a fait sa propre enquête.
[142] En effet, après avoir recueilli les premiers éléments de preuve rassemblés par le Casino, Cournoyer :
- prend possession et visionne des extraits de la vidéo de surveillance;
- prend possession et examine les paquets de cartes saisis;
- constate que le coin de certaines cartes est replié;
- demande une surveillance de Binet lors de ses visites subséquentes;
- demande que la surveillance vidéo de ses gestes soit plus précise;
- commande une analyse de ses gains et de ses pertes;
- convoque Binet à une rencontre le 10 janvier 2001 et tente d'obtenir sa déclaration;
- commande des déclarations additionnelles, celles du croupier Gervais et du chef de parties Pouliot;
- commande un rapport de Patrick Prieur sur le marquage de cartes;
- commande au technicien en scène de crime de la Sûreté du Québec, Jean Fleury, une expertise photographique qui fait ressortir le fait que le coin de certaines cartes de jeu est replié;
- visionne l'intégralité des vidéos de surveillance et se satisfait que Binet plie le coin de certaines cartes.
[143] Au moment où il demande que des accusations soient portées contre Binet, en juin 2001, Cournoyer possède donc, de l'avis du Tribunal, des motifs raisonnables de croire qu'il a commis le crime de tricherie.
[144] Examiné à la lumière de la norme du policier normalement compétent, prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances, le Tribunal estime que le comportement de Cournoyer n'est pas fautif et, par conséquent, n'engage pas sa responsabilité.
v
[145] Binet reproche à Cournoyer de ne pas avoir eu recours à un expert en tricherie au jeu de cartes avant de procéder à son arrestation et avant de demander que des accusations soient portées contre lui.
[146] Avec égards, la norme d'appréciation du comportement du policier lors de son enquête n'exige pas qu'il fasse appel à un expert. L'enquête n'a pas à être parfaite, mais seulement raisonnable. Dans ce contexte, le défaut de faire appel à un expert en tricherie ne peut constituer une faute engageant la responsabilité de Cournoyer.
[147] Comme il le soulignait plus haut dans le cadre de l'examen de la responsabilité du Casino, pour le Tribunal appelé à statuer si Cournoyer a commis une faute dans le déroulement de son enquête, le rapport et le témoignage de l'expert Rochon revêtent une importance toute relative.
[148] Il s'agit du même rapport[52] que Rochon a déposé au procès criminel de Binet. Sa lecture fait ressortir qu'il a été préparé dans le but de soulever un doute raisonnable dans l'esprit du décideur au regard de la culpabilité de Binet.
[149] Quoiqu’intéressantes, les comparaisons qu'il établit entre le comportement typique d'un tricheur aux cartes et celui de Binet ne permettent pas de retenir une faute que Cournoyer aurait commise au cours de son enquête. Il en va de même des « anomalies et/ou contradictions » qu'il relève aux pages 36 et 37 de son rapport.
[150] Il est utile également de rappeler que pour déterminer si Cournoyer a commis une faute, il faut se replacer au moment des événements qui le concernent, soit au cours de la première moitié de 2001.
[151] Il ressort du jugement d'acquittement du juge Chevalier que ce dernier a retenu le témoignage de Binet rendu devant lui. Il précise d'ailleurs qu'il aurait acquitté Binet même si l'expert Rochon n'avait pas témoigné.
[152] Or, ce témoignage de Binet à son procès criminel a porté sur ce qu'il a qualifié de ses manies ou ses superstitions. Comme sa mère avait, dit-il, l'habitude de lui pincer la joue le matin d'un examen en guise de porte-bonheur, il a développé le réflexe de « pincer » certaines cartes lorsqu'il s'adonne au jeu de Poker Grand Prix.
[153] Il a choisi de garder le silence, comme c'est son droit, avant son témoignage au procès criminel et d'attendre ce moment pour dévoiler ses « manies et superstitions ».
[154] Fort bien, mais il lui est difficile a posteriori de reprocher à Cournoyer de ne pas avoir connu une information que lui seul possédait.
[155] Appelé à évaluer la qualité de l'enquête policière, le Tribunal ne peut certes retenir que Cournoyer a commis une faute en ne concluant pas que le fait pour Binet de pincer et plier le coin de certaines cartes était le résultat d'une superstition plutôt qu'un marquage dans le but de tricher.
v
[156] Les chefs de dommages de Binet sont les suivants :
- Dommages moraux............................................................. (atteinte à sa réputation et à sa vie privée)
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250 000 $ |
- Souffrance et perte de jouissance de la vie.........................
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100 000 $ |
- Perte de revenus..................................................................
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239 279 $ |
- Frais d'expertise lors de sa défense en Chambre criminelle.........................................................
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23 299 $ |
- Dommages exemplaires.......................................................
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300 000 $ |
[157] Les deux premiers chefs de dommages constituent, dans les circonstances, des préjudices non pécuniaires qui auraient dû être regroupés[53].
[158] Binet était bien connu en Outaouais. C'est admis. La presse régionale a accordé à l'affaire, dont le procès qui s'est étalé sur deux années, une large place.
[159] Toutefois, seul Binet a témoigné sur les conséquences de son arrestation et de son inculpation. Aucun autre témoin n'a été entendu à ce sujet à l'exception du chroniqueur judiciaire du journal Le Droit (aujourd'hui retraité), Régis Bouchard, dont le témoignage a plutôt porté sur la couverture médiatique de l'affaire.
[160] Binet soutient que sa réputation, enviable jusque-là, a été anéantie. Son témoignage à cet égard n'est pas corroboré, sauf qu'il souhaiterait qu'on infère que sa défaite électorale de l'automne 2001 en soit une conséquence.
[161] À la lumière de la preuve le Tribunal ne peut tirer une telle inférence.
[162] Au chapitre du préjudice pour souffrance, humiliation et perte de jouissance de la vie, encore une fois l'allégation ne prend appui que sur le témoignage de Binet, mais sur aucune preuve d'ordre médical ou autrement.
[163] Bien que le Tribunal puisse concevoir que cet épisode de sa vie ait pu être particulièrement pénible et qu'il puisse éprouver pour lui une légitime empathie, si le Tribunal avait décidé que la responsabilité du Casino ou de Cournoyer était engagée, il aurait accordé un montant ne dépassant pas 50 000 $ à Binet sous ces deux chefs réunis compte tenu de la preuve faite devant lui.
[164] Quant à la réclamation de 239 279 $, il s'agit du revenu annuel à titre de conseiller municipal de la ville de Gatineau pendant quatre ans dont Binet aurait été privé à la suite de sa défaite aux élections tenues à l'automne 2001.
[165] Comme nous l'avons vu précédemment, Binet attribue sa défaite aux accusations de tricherie portées contre lui et au battage médiatique qui les a entourées.
[166] Nous sommes ici dans le domaine de la pure spéculation. Sa défaite pourrait tout aussi bien être due à l'humeur électorale ou au fait que l'ancien conseiller du quartier (qui a été élu) ait choisi de se porter candidat. La preuve prépondérante ne permet pas de conclure que sa défaite découle du dépôt des accusations contre lui et le Tribunal ne lui aurait accordé aucune indemnité à cet égard.
[167] Pour ce qui a trait aux 23 299 $ que Binet a payés à Rochon pour son rapport d'expertise et son témoignage lors du procès criminel, il y aurait eu droit.
[168] Enfin, quant aux dommages exemplaires, la preuve ne permet pas de conclure qu'il y ait eu de la part de l'un ou de l'autre des défendeurs une atteinte illicite et intentionnelle, au sens de l'article 49 , alinéa 2 de la Charte des droits et libertés de la personne[54], aux droits fondamentaux de Binet.
[169] Relativement à son expulsion du Casino, le 23 décembre 2000, la preuve ne fait pas ressortir qu'elle s'est déroulée de façon intempestive ou de manière à porter atteinte à sa réputation. Au contraire, on y a procédé de façon discrète.
[170] En effet, il ne ressort pas que le Casino ou Cornoyer ait eu « un état d'esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore [qu'il ait] agi en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrerait[55] ».
[171] Par ailleurs, ni le Casino ni la Sûreté du Québec n'ont commenté publiquement les accusations de tricherie portées contre Binet avant, pendant et après son procès criminel.
[172] En conséquence, le Tribunal ne lui aurait pas attribué de dommages exemplaires.
[173] ACCUEILLE les plaidoyers des défendeurs;
[174] REJETTE la requête introductive d'instance ré-amendée et précisée du demandeur;
[175] LE TOUT, avec dépens.
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__________________________________ ANDRÉ ROY, J.C.S. |
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Me Martin Binet |
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Procureur du demandeur |
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Me Pierre Landry Me Julie Parent |
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Noël et Associés |
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Procureurs de la défenderesse Société des casinos du Québec inc. |
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Me Jocelyne Larouche Me Gaëlle Missire |
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Bernard Roy, Justice Québec |
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Procureures des défendeurs Procureur général du Québec et Daniel Cournoyer |
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Dates d’audience : |
17, 18, 19, 20, 21 janvier 2011 24, 25, 26, 27, 28 janvier 2011
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Date de mise en délibéré : |
28 janvier 2011 |
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[1] Afin d'alléger le texte et non par discourtoisie, le Tribunal identifiera les parties par leur nom de famille.
[2] Désigné aujourd'hui sous le nom de Casino du Lac-Leamy.
[3] Pièce D-1.
« 209. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans quiconque, avec l’intention de frauder quelqu’un, triche en pratiquant un jeu, ou en tenant des enjeux ou en pariant. »
[4] Pièce P-1.
[5] Au premier jour de l'audience, le 17 janvier 2011, Binet amende et réduit sa réclamation à un montant de 873 299,20 $. Il déclare également se désister de sa réclamation contre les personnes physiques employées par le Casino.
[6] Pièce D-5 K, p. 1 et 2.
[7] Pièce D-5 K, p. 4.
[8] Pièce D-5 K.
[9] Pièce D-5, p. 1 à 13.
[10] Pièce D-5 D, p. 1.
[11] Pièce D-1.
[12] Pièce P-1.
[13] Id., p. 1.
[14] Id., p. 2.
[15] Id., p. 2.
[16] Id., p. 3.
[17] Id., p. 4.
[18] Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, 7e édition, vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, paragr. 1-79.
[19] Solomon c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1832 , paragr. 48, citant avec approbation le juge Dalphond dans Ascenseurs Thyssen Montenay inc. c. Aspirot, [2008] R.J.Q. 28 (C.A.), paragr. 56 qui, à son tour citait les auteurs BAUDOUIN et DESLAURIERS :
« 1-80- Autorité de fait - Le jugement pénal reste cependant un fait juridique important. Il apparaît difficilement concevable qu'un juge civil puisse l'ignorer complètement, ne lui accorder aucune foi, surtout au prix d'une contradiction flagrante entre les deux jugements. Ainsi, il serait curieux d'admettre, après un procès pénal où l'accusé a plaidé non coupable, mais a été reconnu coupable et a été condamné, par exemple, pour négligence criminelle, qu'un juge civil déclare subséquemment que l'individu, sur le plan de sa responsabilité civile et à propos des mêmes faits, s'est conduit en personne prudente et diligente. » (soulignements omis)
[20] F.H. c. McDougall, [2008] 3 R.C.S. 41 , paragr. 49.
[21] J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, op. cit., note 18, paragr. 1-192, p. 171 et 172 et paragr. 1-207, p. 183.
[22] A. NADEAU et R. NADEAU, Traité pratique de la responsabilité civile délictuelle, Wilson et Lafleur, Montréal, 1971, p. 242-243.
[23] L.R.Q.,c. C-12.
[24] Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345 , paragr. 122.
[25] Jean-Louis BAUDOUIN et Claude FABIEN, L'indemnité des dommages causés par la police, 1989 23 R.J.T. 419.
[26] Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, [2007] 3 R.C.S. 129 ; Jauvin c. Procureur général du Québec, [2004] R.R.A. 37 (C.A.) ; Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720 (C.A.).
[27] Pièce D-2.
[28] Pièce P-12 et ses annexes P-12 A à P-12 H.
[29] Pièce D-5K, p. 2 à 4.
[30] Pièce P-12G.
[31] Pièce D-5K, p. 10.
[32] Dans un rapport préparé en vue du procès criminel (pièce P-12G), Cronier précise « plie le 7 de… » plutôt que « marque le 7 de… ».
[33] Pièce D-5G.
[34] Pièce D-5H.
[35] Pièce D-5K, p. 7.
[36] Pièce D-5K, p. 8.
[37] Pièce D-5I.
[38] Pièce D-5J.
[39] St-Amour c. Peterson, J.E. 98-294 (C.S.).
[40] Dont un croupier, des techniciens en surveillance d'expérience, de même que des enquêteurs chevronnés.
[41] Pièce P-12, p. 38.
[42] Avant 1997, huit policiers de la Sûreté du Québec sont affectés à temps plein au Casino. La charge de travail ne le justifiant pas, ils sont retirés et remplacés par des enquêteurs embauchés par le Casino. Par la suite, les actes criminels, dont la tricherie, commis au Casino sont signalés à la Sûreté du Québec et les incidents d'autre nature à la Sûreté municipale de Hull. Un rapport d'activités est acheminé quotidiennement par le Casino à chacun de ces services de police.
[43] Pièce D-4.
[44] Pièce D-5 K.
[45] Pièce D-5 B.
[46] Pièce D-5 F, p. 25 et 26.
[47] Re Rosen, (1920) 37 C.C.C. 381 ; R. c McGarey, [1974] R.C.S, 278 ; Regina c. Reilly, (1979), 48 C.C.C. (2d) 286 (Cour d'appel de l'Ontario) ; R. c. Zalis, [1995] O.J. n° 5020.
[48] Pièce D-5.
[49] Pièce D-5 D, p. 1.
[50] Pièce D-5 F, p. 41 à 43.
[51] Pièce D-5 F, p. 49 à 51.
[52] Pièce P-12.
[53] Lavigne c. Chenail, [2009] QCCS 2518 .
[54] Précitée, note 23.
[55] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211 .
AVIS :
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