Section des affaires immobilières
En matière d'expropriation
Date : 3 octobre 2025
Référence neutre : 2025 QCTAQ 1040
Dossiers : SAI-Q-263105-2208 / SAI-Q-263107-2208 / SAI-Q-264695-2210
Devant les juges administratifs :
SHARON GODBOUT
CHARLES GOSSELIN
GUY GAGNON
VILLE DE QUÉBEC
Partie expropriante
c.
2852-5822 QUÉBEC INC
9101-8713 QUÉBEC INC.
3089-3242 QUÉBEC INC.
Parties expropriées
DÉCISION
Requête en révision suivant l'article 154 L.J.A.
1. APERÇU ET CONTEXTE
- Le Tribunal (TAQ2) est saisi d’une demande de révision en vertu de l’article 154 de la Loi sur la justice administrative (LJA)[1] déposée par trois Expropriées concernant une décision incidente rendue par le Tribunal le 10 avril 2025 (TAQ1)[2], rejetant leur demande en suspension du délai pour produire leurs réclamations détaillées respectives[3].
- Cette décision incidente s’inscrit dans le cadre de trois dossiers[4] dans lesquels le Tribunal devra fixer les indemnités à être versées à des entreprises expropriées par la Ville de Québec (la Ville) dans le cadre de son projet visant la réalisation, la construction et l’exploitation du réseau de transport structurant de transport en commun de la Ville, communément appelé le « Tramway »)[5].
- Chacune des expropriations vise des parcelles de terrain faisant front sur le boulevard Laurier, à Québec, où se retrouvent les trois immeubles en cause, soit un commerce de la bannière Bureau en gros[6] ainsi que deux établissements hôteliers, à savoir l’Hôtel Lindbergh[7] et l’Hôtel Plaza[8] (les Expropriées).
- À l’automne 2022, les avis d’expropriation sont signifiés aux Expropriées[9]. La Ville prend possession des parcelles expropriées aux mois d’avril et juin 2023[10].
- Ainsi, l’ancienne Loi sur l’expropriation (LE)[11] continue de s’appliquer à ces instances, notamment quant aux règles de preuve et de procédure encadrant l’indemnisation des Expropriées[12].
- Il y a également lieu, notamment dans le présent cas, de tenir compte des modifications apportées par le législateur dans la Loi concernant le Réseau structurant de transport en commun de la Ville de Québec (LCRSTCVQ)[13].
- Dans le cadre du processus d’appel du rôle avec le Tribunal, les Expropriées annoncent qu’elles déposeront leur réclamation détaillée seulement lorsque les travaux reliés au Tramway seront terminés et que celui-ci sera en exploitation afin qu’elles puissent établir l'ensemble des dommages causés par l’expropriation. La Ville s’y objecte au motif que ces travaux ne sont pas directement reliés à l’expropriation. Devant la divergence d’opinions des parties sur la question du préjudice indemnisable, il est convenu que les Expropriées présentent, devant le TAQ1, une requête en suspension du délai de production de leur réclamation[14].
- Notons que les travaux réalisés à ce jour dans le cadre du projet consistent pour la plupart au déplacement des services publics, des trottoirs et du réseau technique urbain[15]. Selon les représentations des procureurs devant le TAQ2, la construction du Tramway, en tant que telle, n’est pas débutée et la date prévue pour sa mise en service est en 2033.
- Devant le TAQ1, les Expropriées prétendent qu’il leur est impossible de déterminer le préjudice réellement occasionné par l’expropriation avant la fin des travaux relatifs à la réalisation, la construction et l’exploitation du Tramway[16]. À cet égard, elles s’appuient sur l’article 58 LE et sur l’interprétation large des règles d’indemnisation en expropriation élaborées par les tribunaux. Elles affirment être en droit d’être indemnisées pour des dommages subséquents à la construction et à la mise en exploitation du Tramway[17].
- Subsidiairement, elles demandent au TAQ1 de leur accorder une suspension pour une période de deux ans pour produire leur réclamation, soit jusqu’au 30 novembre 2026, date à laquelle elles réévalueront la nécessité de demander une autre prolongation de délai, tout dépendamment de l’état d’avancement des travaux.
- De son côté, toujours devant le TAQ1, la Ville s’oppose à cette demande de suspension et prétend que seuls les dommages liés à la perte des parcelles expropriées et les travaux effectués sur celles-ci sont indemnisables. Elle invoque principalement l’application de l’article 7 de la LCRSTCVQ, qui fixe une limite temporelle quant au préjudice causé à la date de l’expropriation, ce qui n’existe pas dans la LE.
- De fait, la LCRSTCVQ renferme un régime spécial qui vient moduler les expropriations requises pour permettre la réalisation d’un projet de transport collectif par la Ville, incluant le Tramway[18].
- Les règles applicables aux transferts de propriété par expropriation pour la réalisation du Tramway sont prévues à l’article 7 de la LCRSTCVQ.
- Outre les dispositions relatives à l’indemnité d’expropriation, au terme de la LCRSTCVQ, les Expropriées avaient un délai de 90 jours suivant la signification des avis d’expropriation pour produire leur réclamation détaillée[19].
- C’est essentiellement l’interprétation des dispositions relatives à l’indemnité d’expropriation de l’article 7 de la LCRSTCVQ, étroitement liées à celles prévues à l’article 58 LE, qui ont fait l’objet du débat devant le TAQ1.
- Dans sa décision, TAQ1 formule comme suit la question à laquelle il doit répondre :
Est-ce que le préjudice causé par les travaux de construction du Tramway qui auront lieu postérieurement à la date d’expropriation ainsi que le préjudice causé par l’exploitation du Tramway sont indemnisables ?[20]
- Il répond à cette question par la négative. Après avoir analysé la jurisprudence en matière d’indemnisation du préjudice lié à l’expropriation, il retient que les dossiers d’expropriation en cause sont assujettis au régime d’indemnisation de l’article 7, al. 2 (7⁰) LCRSTCVQ.
- Cette disposition, telle qu’en vigueur en date des avis d’expropriation, se lit comme suit :
7. Sous réserve des articles 571 et 572 de la Loi sur les cités et villes (chapitre C-19), la Ville de Québec peut, dans le cadre de la réalisation du Réseau, exproprier tout bien nécessaire pour la construction et l’exploitation de ce réseau.
(…)
En cas d’expropriation permise par le premier alinéa :
(…)
7° l’indemnité d’expropriation d’un bien est fixée d’après la valeur du bien et du préjudice directement causé par l’expropriation à la date de l’expropriation, mais sans tenir compte de la plus-value attribuable à l’annonce publique, faite par la Ville, du tracé projeté pour le Réseau ou de l’emplacement projeté de ses gares ou de ses stations.
[Soulignement du Tribunal]
- TAQ1 considère qu’en adoptant ces dispositions, le législateur est venu ajouter une limite temporelle quant à l’indemnisation du préjudice en lien avec l’expropriation, ce qui n’existe pas à l’article 58 LE.
- Pour le TAQ1, il est clair qu’en ajoutant la mention « à la date d’expropriation » au paragraphe 7 reproduit ci-dessus, le législateur a voulu que les préjudices certains, qu’ils soient présents ou futurs, doivent être évalués à cette date précisément.
- Ainsi, selon l’interprétation du TAQ1, sont indemnisables les seuls préjudices qui sont, à la date d’expropriation, certains et directement liés à l’expropriation. Conséquemment, tous les préjudices postérieurs à la date d’expropriation qui ne sont que possibles, ne sont pas indemnisables[21]. Telle est l’intention du législateur qui apparaît clairement à l’article 7, al. 2 (7⁰) LCRSTCVQ.
- Devant l’absence de preuve de préjudices, certains que les Expropriées pourraient subir subséquemment en lien avec la construction et l’exploitation du Tramway, le TAQ1 refuse d’accorder la suspension du délai pour qu’elles produisent leur réclamation détaillée.
- Toutefois, puisqu’il y a admission par la Ville que certains travaux libératoires doivent être finalisés au cours de l’année 2025 sur les parcelles expropriées et que ceux-ci sont indemnisables, il accorde aux Expropriées un délai de quatre mois suivant la fin de ces travaux pour produire leur réclamation.
- Devant le TAQ2, les Expropriées demandent la révision de la décision rendue par le TAQ1 aux motifs que :
(1) la décision de TAQ1 est entachée d’un vice de fond de nature à l’invalider[22] quant à l’exigence d’un fardeau de preuve trop élevé pour les Expropriées.
(2) que les Expropriées n’ont pas pu se faire entendre[23] sur la question de la possibilité ou la probabilité qu’elles subissent des préjudices indemnisables au terme des travaux et de l’exploitation du Tramway[24].
- Pour les motifs qui suivent, TAQ2 rejette la demande en révision des expropriées.
2. LA POSITION DES PARTIES
2.1 Position des Expropriées
- En révision, les Expropriées admettent qu’elles ne peuvent remettre en cause l’interprétation faite par le TAQ1 quant aux préjudices indemnisables, soit ceux qui sont, à la date d’expropriation, certains et directement liés à l’expropriation.
- Elles lui reprochent plutôt de leur avoir imposé un fardeau de preuve erroné pour obtenir la suspension du dépôt des réclamations détaillées.
- Plus particulièrement, elles soumettent devant TAQ2 que pour décider d’accorder ou non leur demande de suspension, TAQ1 aurait dû recourir aux critères d’émission d’une injonction interlocutoire[25], c’est-à-dire : (1) l’apparence de droit suffisante ou une question sérieuse; (2) l’existence d’un préjudice irréparable pour la partie qui cherche à obtenir la suspension; et (3) la prépondérance des inconvénients[26].
- Elles plaident que ces trois critères étant satisfaits en l’espèce, TAQ1 aurait dû statuer sur leur demande de façon sommaire, en tenant compte de l’effet sur les parties de la suspension recherchée. Ne l’ayant pas fait, TAQ1 leur aurait imposé un fardeau de preuve erroné, soit le même que celui qu’elles auront à rencontrer sur le fond du litige, commettant ainsi un vice de fond au sens de l’article 154(3) de la LJA.
- Elles demandent donc que TAQ2 suspende le délai de production de leur réclamation détaillée pour une période de deux ans, soit jusqu’au 30 novembre 2026, date à laquelle une requête en prolongation de la période de suspension pourra à nouveau être présentée selon l’état d’avancement des travaux reliés au Tramway.
- Subsidiairement, advenant que TAQ2 ne retienne pas ce premier motif de révision, elles soutiennent qu’elles n’ont pas pu être entendues sur la possibilité ou la probabilité qu’elles subissent des préjudices au terme des travaux et de l’exploitation du Tramway, justifiant ainsi l’intervention du TAQ2 en vertu de l’article 154(2) de la LJA pour fixer une audience et permettre aux parties d’administrer une preuve à cet égard.
2.2 Position de la Ville
- De son côté, la Ville soumet que les Expropriées font valoir de nouveaux arguments n’ayant pas été plaidé devant TAQ1, dont notamment l’application des critères d’émission d’une injonction interlocutoire.
- Elle fait également valoir qu’un recours suivant l’article 154(3) LJA est une disposition d’exception et que les Expropriées n’ont démontré aucune erreur fatale dans la décision du TAQ1 susceptible de constituer un vice de fond.
- Quant à l’allégation de la violation du droit des Expropriées d’être entendues, la Ville plaide que cet argument étonne puisque, à l’évidence, les expropriées ont eu l’opportunité de s’exprimer sur ce point, car cela était le point principal de leur requête en sursis devant TAQ 1 et qu’il est difficilement reprochable à TAQ1 de ne pas les avoir entendues sur ce point qui constituait la question au cœur de l’audience, portant sur le sursis demandé par la requête incidente par les Expropriées.
3. QUESTIONS EN LITIGE
- Les questions en litige sont les suivantes :
(1) TAQ1 a-t-il imposé un fardeau de preuve erroné aux Expropriées au stade de la demande en suspension du délai, commettant ainsi un vice de fond de nature à invalider la décision au sens de l’article 154(3) LJA ?
(2) Subsidiairement, TAQ1 a-t-il violé le droit des Expropriées d’être entendues sur la question de la possibilité ou la probabilité qu’elles subissent des préjudices indemnisables au terme des travaux de construction et de l’exploitation du Tramway, justifiant l’intervention du TAQ2 en vertu de l’article 154(2) LJA ?
4. ANALYSE
- Avant d’aborder ces deux questions en litige, il importe de rappeler que le recours en révision prévu à l’article 154 LJA revêt un caractère d’exception et, par conséquent, doit recevoir une interprétation restrictive en vue d’assurer la stabilité juridique des décisions rendues par le Tribunal[27].
- Seuls les trois motifs énumérés à l’article 154 LJA y donnent ouverture, soit l’existence d’un fait nouveau, l’impossibilité pour une partie de se faire entendre, ou lorsqu’un vice de fond est de nature à invalider la décision. Ces deux derniers motifs sont en cause ici.
- Les décisions du TAQ sont finales et sans appel[28], sauf dans les matières relevant de la Section des affaires immobilières (SAI) et de la Section du territoire et de l’environnement (STE) en matière de protection du territoire agricole, dans lesquelles un appel sur permission peut être exercé devant la Cour du Québec[29]. Par conséquent, le recours en révision, prévu à l’article 154 LJA, pour être efficace, ne peut constituer un appel déguisé d’une première décision du Tribunal[30].
- Ce recours n’est pas non plus l’occasion de demander à des juges administratifs réviseurs d’apprécier autrement des éléments de preuve ou de substituer leur opinion à celle de la première formation au simple motif d’un désaccord avec ses conclusions[31]. Il ne saurait non plus être une occasion pour une partie d’ajouter de nouveaux arguments[32]. Cela serait contraire aux objectifs de qualité, de célérité et d’accessibilité poursuivis par la justice administrative[33] et encouragerait les justiciables mécontents à chercher des opinions différentes en révision.
- Ainsi, un vice de fond n’est pas une divergence ni même une erreur de droit ou d’interprétation[34].
- Pour constituer un vice de fond ou de procédure, il doit s’agir d’une erreur grave, fondamentale, fatale, indéfendable ou grossière et dont l’évidence et le caractère déterminant sautent aux yeux[35]. À titre d’exemples, il peut être question d’un accroc sérieux et grave à la procédure[36], d’une décision rendue par le Tribunal en l’absence de compétence, de preuve ou en ignorant une preuve évidente, ou encore, d’une décision dont les conclusions sont carrément insoutenables[37].
- Quant au droit d’être entendu (audi alteram partem), consacré notamment par la Charte des droits et libertés de la personne[38] et par la LJA[39], cela signifie essentiellement avoir le droit de faire valoir ses moyens. En outre, le justiciable concerné doit avoir au minimum la possibilité de faire valoir ses représentations ou son point de vue[40].
- Bien qu’il s’agisse d’une règle de justice naturelle, une partie peut renoncer à son application explicitement, implicitement ou par négligence de l’invoquer ou à la faire valoir en temps utile[41].
- En l’occurrence, il appartient aux Expropriées de démontrer au moyen d’une preuve prépondérante l’existence d’un vice de fond de nature à invalider la décision, ou subsidiairement, une violation à leur droit d’être entendues[42].
- C’est à la lumière de ces principes que les deux questions en litiges seront analysées.
4.1 L’erreur reprochée au TAQ1 d’avoir imposé un fardeau de preuve inadéquat aux Expropriées au stade de la demande de suspension
- Selon les Expropriées, par sa décision, TAQ1 leur impose, au stade de la demande en suspension, le même fardeau de preuve que celui qu’elles auront à remplir au fond devant le Tribunal qui sera chargé de fixer les indemnités finales qui leur sont dues.
- Devant le TAQ2, elles soutiennent que le TAQ1 devait juger les requêtes en suspensions des Expropriées de façon sommaire, en fonction des trois critères applicables à l’émission d’une injonction interlocutoire, mentionnés précédemment.
- Il s’agit ici d’un argument juridique nouveau, soulevé pour la première fois en révision par les Expropriées. En effet, l’écoute de l’enregistrement de l’audience[43] révèle que l’application des critères de l’injonction interlocutoire n’a jamais été plaidée devant le TAQ1.
- Devant le TAQ2, les Expropriées concèdent ne pas avoir plaidé expressément l’application de ces critères aux fins de leur demande en suspension de délai ni avoir soumis de jurisprudence à cet égard. Toutefois, elles sont d’avis que le TAQ1 aurait dû les appliquer d’office[44] et que la question du préjudice a tout de même fait l’objet d’un débat devant lui.
- La présente formation du Tribunal n’est pas d’accord avec cette prétention des expropriés. Bien que le Tribunal possède le pourvoir de prononcer une ordonnance de sauvegarde, comme le plaident aujourd’hui les Expropriées[45], il doit l’exercer en respect des règles de justice naturelles, notamment le droit fondamental d’être pleinement entendu[46].
- Ici, tout d’abord, les parties n’ont pas été entendues sur l’opportunité pour le Tribunal d’appliquer les critères de l’injonction interlocutoire pour trancher une demande de suspension des délais pour la simple et bonne raison qu’elles n’en ont aucunement fait mention devant TAQ1. Pour la présente formation du Tribunal siégeant en révision, il n’apparaît pas aussi clair qu’en l’absence de critères prévus par la loi, le TAQ doive systématiquement appliquer ces critères à une telle demande, comme le font valoir les Expropriées[47].
- D’ailleurs, devant TAQ2, la Ville considère qu’en plus d’être un nouvel argument, le recours aux critères de l’injonction interlocutoire pour évaluer la demande en suspension des Expropriées est erroné. Selon elle, rien n’obligeait TAQ1 à appliquer un tel cadre d’analyse en l’absence de disposition expresse dans la loi.
- Cela démontre qu’il aurait été fort inapproprié pour TAQ1 de recourir d’office à ces critères pour rendre sa décision, sans entendre, à tout le moins, les parties expropriées sur l’opportunité de le faire.
- Bref, s’il était clair que ces critères s’appliquaient à la demande en suspension, ce qui n’est pas le cas, ils n’ont pas été plaidés devant le TAQ1.
- Plus particulièrement, les critères de l’apparence de droit et de la balance des inconvénients n’ont jamais été discutés devant le TAQ1 ni même nommés expressément.
- Quant au préjudice irréparable, ce critère n’a pas été évoqué par les procureurs des Expropriées lors de leur plaidoirie en chef devant TAQ1. Seule la procureure de la Ville avait soulevé le préjudice que subirait la Ville si la requête en suspension était accueillie[48]. Ce n’est qu’en réplique que les Expropriées ont abordé la question du préjudice pour la première fois, et ce, de manière laconique, sans jamais traiter de la notion d’irréparable[49].
- Pourtant, le fardeau de preuve quant à l’existence d’un tel préjudice sérieux ou irréparable repose sur les épaules de celui qui présente la demande[50], en l’occurrence les Expropriées. Pour ce faire, les tribunaux exigent qu’un examen attentif du préjudice irréparable soit fait, de part et d’autre, et énoncent que cet examen ne peut se faire dans l’abstrait[51].
- Devant TAQ2, les Expropriées font valoir qu’il va de soi qu’elles subiront des préjudices postérieurs à l’expropriation en raison du projet de Tramway. Toutefois, elles n’ont rien soumis quant au caractère irréparable de ce préjudice telle une preuve qu’elles seront empêchées d’intenter tout recours pour se faire compenser une fois le Tramway en service, le cas échéant.
- En plus de ne pas avoir été plaidé devant le TAQ1, cet argument nouveau n’apparaît pas de façon expresse dans la requête en révision des Expropriées[52]. Il n’est ni question d’erreur dans l’application du fardeau de preuve ni des critères de l’injonction interlocutoire.
- Comme déjà mentionné, la jurisprudence constante enseigne que la requête en révision ou en révocation ne constitue pas une occasion de soulever de nouveaux arguments qui n’ont pas été plaidés devant une première formation du Tribunal ni de combler les lacunes de la preuve qu’une partie a eu l’occasion de faire valoir.
- Quoiqu’il en soit, le Tribunal considère qu’en l’espèce, le TAQ1 s’est bien dirigé en se posant la bonne question dès le départ, à savoir si les préjudices causés par les travaux de construction et d’exploitation du Tramway qui auront lieu postérieurement à la date d’expropriation sont indemnisables.
- Il y répond en fonction de la preuve soumise[53] et des représentations des parties sur la question. Au terme d’une analyse juridique fouillée des articles 58 LE et 7 LCRSTCVQ, il conclut que seuls les préjudices qui sont, à la date d’expropriation, certains et liés à celle-ci, sont indemnisables.
- Pour conclure ainsi, il retient que les expropriations effectuées par la Ville dans le cadre du projet du Tramway sont soumises à la LCRSTCVQ, une loi spéciale qui a préséance sur la LE et qui impose des limites temporelles quant au préjudice indemnisable.
- Il n’appartient pas au TAQ2 de décider s’il aurait conclu différemment de TAQ1 sur cette question[54], ce que reconnaissent les Expropriées. Le rôle du TAQ2 se limite à déterminer si la décision de TAQ1 est entachée de vices de fond de nature à l’invalider.
- Malgré le délai de 90 jours suivant la signification des avis d’expropriation pour produire les réclamations détaillées, il y avait admission par les parties devant le TAQ1 qu’elles pouvaient réclamer une indemnité pour les travaux libératoires qui n’étaient pas encore finalisés au moment de l’audience. Dans ce contexte et tel que déjà mentionné, TAQ1 établit que les réclamations finales des Expropriées devront être produites au plus tard quatre mois suivant la fin de ces travaux sur les parcelles expropriées[55].
- Quoiqu’il en soit, la présente formation (TAQ 2) considère que TAQ1 avait le pouvoir discrétionnaire de prolonger le délai non impératif prévu à la LCRSTCVQ en raison des circonstances et des admissions des parties.
- En somme, TAQ1 n’a pas commis une erreur de nature à invalider sa décision et a évalué les positions des parties conformément au fardeau de preuve que les Expropriées avaient à supporter.
- Les parties étant maîtres de leur preuve respective, TAQ1 devait rendre sa décision en fonction des éléments qui lui avaient été soumis, ce qui a été fait.
4.2 La garantie procédurale du droit d’être entendu par les Expropriées
- Puisque TAQ2 conclut que la décision du TAQ1 ne comporte pas un vice de fond, subsidiairement, les Expropriées allèguent qu’elles n’ont pas pu être entendues sur la possibilité ou la probabilité qu’elles subissent des préjudices indemnisables au terme des travaux et de l’exploitation du Tramway.
- Elles reprochent au TAQ1 de ne pas s’être enquis auprès des parties, au terme de leur représentation, de cette possibilité. Elles ajoutent qu’elles ne pouvaient pas raisonnablement s’attendre à l’interprétation que ferait le TAQ1 de l’article 7 LCRSTCVQ et qu’elles auraient dû être convoquées à nouveau devant lui.
- De son côté, la Ville soutient que TAQ1 n’avait pas à aviser les parties en amont de son intention de rejeter la requête des Expropriées puisque cette conclusion était l’un des résultats possibles.
- Pour donner ouverture à la révocation en vertu de l’article 154(2) LJA, les Expropriées doivent convaincre le Tribunal de la présence de raisons jugées suffisantes pour expliquer qu’elles n’ont pas pu être entendues sur un point ayant un impact sur l’issue du litige[56].
- Contrairement aux prétentions des Expropriées, il n’y a pas eu ici de violation de leur droit d’être entendues.
- Dès le processus d’appel du rôle[57], il y avait divergence d’opinions des parties quant à la nature du préjudice indemnisable. Alors que les Expropriées demandaient d’attendre la fin des travaux et la mise en exploitation du Tramway pour l’évaluer, la Ville soutenait que la loi ne permettait pas la réclamation de dommages postérieurs à la date d’expropriation.
- C’est dans ce contexte que les Expropriées ont formulé une demande de suspension du délai pour le dépôt de leur réclamation détaillée jusqu’à ce que le projet soit complété et que le Tramway soit en fonction. Devant le TAQ1, la Ville s’y opposait.
- Les Expropriées devaient donc envisager la possibilité que leur demande en sursis devant TAQ1 puisse être rejetée et ces dernières avaient l’opportunité d’administrer devant TAQ1 leur preuve, ce qui était leur fardeau et plaider leur cause en conséquence. Elles ne l’ont pas fait devant TAQ1, ce qu’elles avaient amplement l’opportunité de le faire, n’en ayant aucunement été empêchées.
- La question soumise au TAQ1 était claire. Elle consistait à déterminer si le préjudice causé par les travaux de construction et l’exploitation du Tramway qui auront lieu postérieurement à la date d’expropriation sont indemnisables.
- Cette question était essentielle pour décider de faire droit ou non à la demande de suspension des Expropriées. Les parties ont eu l’occasion de présenter leur preuve[58], y compris des admissions, ainsi que de faire leur représentation.
- Tel que déjà mentionné, le TAQ1 a répondu par la négative à la question en litige.
- Les Expropriées ne peuvent maintenant reprocher au TAQ1 de ne pas les avoir invitées à présenter une preuve sur la probabilité des préjudices, suivant la décision défavorable rendue à leur endroit.
- Le recours en révision ne peut être utilisé pour changer de stratégie ou encore inviter le tribunal à apprécier la preuve sous un autre angle[59].
- C’est aux parties que revient la responsabilité première de préparer et présenter la preuve nécessaire au soutien de leur prétention[60]. Bien qu’il soit permis au Tribunal de souligner une lacune dans la preuve[61], comme le soumettent les Expropriées, cette possibilité n’est pas un moyen de pallier le manque de preuve ni de donner aux parties l’occasion de la bonifier.
- Quoiqu’il en soit, le reproche fait au TAQ1 de ne pas avoir signalé une telle lacune ne peut être retenu. Il ne s’agit pas ici de lacune dans la preuve soumise, mais de l’absence pour les Expropriées, lors de l’audience, de preuve quant aux postes de dommages reliés aux travaux et l’exploitation d’un projet qui n’a pas encore démarré.
- De l’aveu même de leur procureur, au moment de l’audience devant TAQ1, à l’exception des travaux libératoires faisant l’objet d’admissions, les Expropriées n’avaient absolument aucune idée des postes de dommage qui pourraient éventuellement être réclamés[62].
- Puisque TAQ1 a conclu que seuls les préjudices « certains » à la date d’expropriation étaient indemnisables, il était donc fondé d’affirmer qu’il y a absence de preuve quant à l’existence, à la date de l’expropriation, de préjudices certains, présents ou futurs, en lien avec l’expropriation[63].
5. CONCLUSIONS
- Pour ces motifs, TAQ2 conclut que les Expropriées n’ont démontré aucun vice de fond ou de procédure de nature à invalider la décision du TAQ1 ni aucune violation de leur droit d’être entendues.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
REJETTE la demande des Expropriées à l’encontre de la décision incidente du Tribunal rendue le 10 avril 2025 (TAQ1) dans les présents dossiers;
LE TOUT, frais à suivre.
SHARON GODBOUT, j.a.t.a.q.
CHARLES GOSSELIN, j.a.t.a.q.
Giasson et Associés
Me Julie Savard
Procureure de la partie expropriante
Stein Monast S.E.N.C.R.L.
Me Antoine Pelletier
Procureur des parties expropriées
[2] Québec (Ville) c. 2852-5822 Québec Inc. et al., 2025 QCTAQ 04210 (Décision du TAQ1).
[3] Requêtes des Expropriées en suspension du délai de production de leurs réclamations détaillées datées du 29 novembre 2024.
[4] SAI-Q- 263105-2208; SAI-Q-263107-2208 et SAI-Q-264695-2210.
[5] Tel que décrit au paragraphe 5 des avis d’expropriation signifiés dans les trois dossiers concernés.
[6] 2852-5822 Québec inc. (dossier SAI-Q-263105-2208).
[7] 9101-8713 Québec inc. (dossier SAI-Q-263107-2208).
[8] 3089-3242 Québec inc. (dossier SAI-Q-264695-2210).
[9] Bureau en gros : 23 septembre 2022; Hôtel Lindbergh : 6 octobre 2022; Hôtel Plaza : 8 décembre 2022.
[10] Le 6 avril 2023, selon l’avis de transfert notifié à l’Hôtel Plaza; le 13 avril 2023 selon l’avis notifié à Bureau en gros; et le 22 juin 2023, selon l’avis notifié à l’Hôtel Lindbergh.
[11] RLRQ, chapitre E-24.
[12] Art. 245 de la Loi concernant l’expropriation (LCE), RLRQ, chapitre E-25).
[13] RLRQ, chapitre R-25.03. Cette Loi a été modifiée depuis son adoption. Pour les fins du présent dossier, il s’agit de la version en vigueur entre le 2019-06-19 et le 2023-12-28 qui trouve application.
[14] Voir les procès-verbaux d’appel du rôle des 7 septembre 2023 et 31 octobre 2024.
[15] Décision du TAQ 1, par. 15.
[16] Voir la requête incidente des Expropriées datée du 9 mai 2025.
[17] Pièce RR-1(1) (Enregistrement de l’audience du 16 janvier 2025 devant le TAQ1).
[19] Art. 7, al. 2 (2⁰) LCRSTCVQ.
[20] Décision du TAQ1, par. 20.
[21] Décision du TAQ1, par. 51.
[24] Dans leur requête en révision, les Expropriées réfèrent au préjudice découlant tant de la réalisation des travaux que de l’exploitation du Tramway (voir les conclusions de la requête en révision datée du 9 mai 2025). Toutefois, à l’audience, le procureur des Expropriées tempère cet allégué en indiquant qu’il s’agit du préjudice découlant des travaux sur les parcelles visées par la présente expropriation.
[25] À cet égard, devant TAQ2, les Expropriées s’appuient sur les articles 74 et 108 de la LJA.
[26] Ces critères sont établis dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.
[30] Tribunal administratif du Québec c. Godin, (C.A., 2003-08-18), 2003 CanLII 47984 (QC CA), SOQUIJ AZ-50188854, J.E. 2003-1695, [2003] R.J.Q. 2490, par. 141.
[32] Bourassa c. Québec (Commission des Lésions Professionnelles), 2003 CanLII 32037 (QC CA), [2003] R.J.Q. 2411, REJB 2003-46650 (C.A.), J.E. 2003-1741, par. 22 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2004-01-22) 30009); Commission de la santé et de la sécurité du travail c. Fontaine, 2005 QCCA 775, par. 51.
[34] Moreau c. Régie de l'assurance maladie du Québec, 2014 QCCA 1067, par. 65. Épiciers unis Métro-Richelieu c. Régie des alcools, des courses et des jeux, 1996 CanLII 6263 (QC CA), [1996] R.J.Q. 608 (C.A.) (Requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 1996-11-07) 25272); Bourassa c. Commission des lésions professionnelles, 2003 CanLII 32037 (QC CA), [2003] R.J.Q. 2411, REJB 2003-46650 (C.A.), J.E. 2003-1741), par. 26 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2004-01-22) 30009.
[38] RLRQ, chapitre C-12, art. 23.
[39] Art. 10, 12 et 100 LJA.
[40] Berthiaume c. Carignan, 2014 QCCA 2092, par. 32.
[41] André LAPORTE, « Le recours en révision ou en révocation des décisions du T.A.Q. », dans Développements récents en matière d’accidents d’automobile, 2004, Vol. 218, Y. Blais, Cowansville, p. 15-16
[42] Banque Nationale du Canada c. Commission des lésions professionnelles, 2010 QCCS 3188, par. 30; R.V. c. Québec (Société de l'assurance automobile), 2019 QCTAQ 01820, par. 12.
[43] Pièce RR-1(1), (2) et (3).
[44] En invoquant l’article 140 LJA.
[46] Laflamme c. Municipalité de Saint-Michel-des-Saints, 2021 QCCA 1269, par. 7 et suiv.
[47] Les Expropriées réfèrent le Tribunal à la décision Poitras c. Commission de protection du territoire agricole du Québec (décision rectifiée le 2023-11-21), 2023 QCTAQ 07454, 2023 QCTAQ 11422, où le TAQ devait trancher une demande de suspension d’un recours jusqu’à ce qu’un jugement final intervienne sur une demande de pourvoi en contrôle judiciaire. Ici, il s’agit d’une demande de suspension d’un délai prescrit par la loi (90 jours en l’occurrence) pour accomplir un acte (déposer la réclamation détaillée).
[50] Granby (Ville de) c. Camping Granby inc., 2006 QCCS 2994 par. 62.
[51] M.S.M. c. Miss Edgar's and Miss Cramp's School-Ecs, 2022 QCCS 565, par. 50; Première Nation de Betsiamites c. Canada (Procureur général), [2005] R.J.Q. 1745, par. 139.
[52] Requête en révision d’une décision incidente datée du 9 mai 2025.
[53] Pièces R-1 à R-3 et admissions des parties.
[55] Devant le TAQ1, la Ville suggérait que la réclamation soit produite dans les deux mois suivant la fin des travaux libératoires, mais est d’accord avec le délai ainsi octroyé.
[56] Voir notamment : E.N. c. Retraite Québec, 2024 QCTAQ 04169, par. 16.
[57] Voir les procès-verbaux des 13 septembre 2023 et 31 octobre 2024.
[59] Corbi c. Tribunal administratif du travail, 2020 QCCS 1784, par. 50.
[60] Construction et location Jenik inc. c. Jenkins, 2020 QCCA 260, par. 8.
[61] Art. 268 C.p.c. Le pouvoir pour un tribunal de droit commun de signaler à une partie une lacune dans sa preuve à tout moment avant le jugement doit s’appliquer tout autant aux tribunaux administratifs (Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 (S.C.F.P. - F.T.Q.) c. Sabourin, SOQUIJ AZ-50209677, J.E. 2004-162 (C.S.), par. 12).
[62] Pièce RR-1(1), 20 min. 50 sec.
[63] Décision du TAQ1, par. 62-63.