COMMISSION DES RELATIONS DU TRAVAIL |
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Dossier : |
219454 |
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Cas : |
CM-2006-2016 |
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Référence : |
2007 QCCRT 0441 |
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Montréal, le |
6 septembre 2007 |
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DEVANT LE COMMISSAIRE : |
André Bussière |
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Georges Roc
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Plaignant |
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c. |
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Poulbec inc. |
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Intimée |
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DÉCISION |
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[1] Le 2 septembre 2005, prenant appui sur l’article 123.6 de la Loi sur les normes du travail (L.R.Q., c. N-1.1), le plaignant porte plainte contre l’intimée, lui reprochant d’avoir manqué à son obligation de lui assurer un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.
[2] Par lettre datée du 4 avril 2006, la Commission des normes du travail avise la Commission des relations du travail qu’elle a accepté de donner suite à la plainte et la lui défère.
[3] Le 23 novembre 2006, la Commission convoque les parties à une audience devant être tenue le 27 février 2007. Une rencontre de conciliation est plutôt tenue ce jour-là. Aucune entente n’étant intervenue à cette occasion, le 23 mars 2007, la Commission convoque les parties à une audience le 14 mai suivant. Comme prévu, une audience est tenue ce jour-là, au cours de laquelle les parties ont l’occasion d’administrer leur preuve et de faire valoir leurs arguments.
[4] Même si elle ne reconnaît pas que le plaignant a fait l’objet de harcèlement de la part d’un collègue de travail, l’intimée ne conteste pas vraiment sa prétention à cet égard. Essentiellement, l’intimée fait valoir que, dans les circonstances, elle n’a pas manqué à ses obligations, en tant qu’employeur, de « prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser » (art. 81.19 de la loi). Par ailleurs, l’intimée défend sa décision d’imposer au plaignant une mesure disciplinaire.
[5] Le plaignant soutient au contraire que l’intimée a manqué à ses obligations, en faisant défaut de mener une enquête sérieuse à la suite du premier épisode de harcèlement. Il lui reproche aussi d’avoir aggravé la situation, en lui imposant après coup une mesure disciplinaire. Il ne demande cependant pas l’annulation de cette mesure ou la modification de son dossier disciplinaire, pas plus du reste que la réintégration ou une indemnité pour la perte de son emploi, qu’il attribue à son refus d’apposer sa signature à l’avis disciplinaire en question. À titre de réparation, le plaignant ne demande qu’une indemnité pour dommages et intérêts punitifs et moraux.
[6] L’intimée exploite une entreprise de transformation de volailles. Son président, M. Michel Lang, en est le propriétaire unique depuis janvier 2005. Il explique que les employés chargés de désosser les volailles sont regroupés par « tables de travail formées en compagnies » qui facturent l’intimée « à la boîte », sur une base hebdomadaire. Il y a cinq tables au total. De cinq à six employés travaillent à chacune d’entre elles. M. Lang précise que M. Manuel Fernandez, un employé de l’intimée, est leur contremaître.
[7] Pour chaque table, « il y a un chef d’équipe, président ou propriétaire », de déclarer M. Lang. En principe, les employés qui y travaillent sont « sous le contrôle de la compagnie, mais on se garde un droit de regard », ajoute-t-il. Comme on le verra, c’est à la demande expresse de M. Lang que l’employé de l’une de ces compagnies ayant agressé et menacé le plaignant fut congédié, et ce, même si son chef d’équipe était d’avis qu’il n’avait rien à lui reprocher.
[8] Le plaignant, lui, à l’instar du contremaître et du responsable de la qualité, n’est pas l’employé de l’une de ces compagnies, mais bien de l’intimée elle-même. Il est employé à titre de journalier ou « homme à tout faire ». Son travail consiste à charger et décharger les camions, amener les boîtes aux tables, ramasser les boîtes vides, etc. Le supérieur immédiat du plaignant est M. Manuel Fernandez, son supérieur hiérarchique, M. Lang.
[9] Le vendredi 5 août 2005, en après-midi, le plaignant apporte un sac à ordures à un employé d’une table de travail qui lui en a fait la demande. Après qu’il eut refusé d’installer lui-même le sac, le plaignant reçoit d’un autre employé de la même table avec qui il n’a eu aucun échange, M. Rafi Kushal, un coup de couteau dans la fesse droite. Il ressent immédiatement une sensation de brûlure et constate qu’il saigne.
[10] Le plaignant déclare que M. Lang est arrivé sur les lieux immédiatement après l’agression et que, lorsque celui-ci lui a demandé ce qui s’était produit, il lui a répondu que M. Kushal venait tout juste de lui asséner un coup de couteau. Suivant le témoignage du plaignant toujours, M. Lang lui fit pour seule réponse : « Si j’étais toi, j’irais à l’hôpital ».
[11] De fait, le plaignant est aussitôt reconduit au CLSC par un collègue de travail. Un médecin applique des points de suture pour fermer sa plaie et lui administre un vaccin. Le lundi suivant, il est de retour au travail. Ni lui ni M. Lang n’abordent le sujet de l’agression ce jour-là ou dans les jours suivants.
[12] M. Lang précise qu’il était à son bureau lors des événements et qu’il n’en a pas été témoin. « Georges [le plaignant] m’a dit avoir été piqué à une fesse et qu’il s’en allait à l’hôpital », déclare-t-il. M. Lang ajoute avoir convoqué M. Kushal, un employé de la société Les volailles Ébie, précise-t-il, le vendredi après-midi, pour lui demander sa version des faits, en présence d’un interprète, parce que, si l’on en croit le témoignage de M. Lang, M. Kushal ne parlait à l’époque ni français, ni anglais. « On m’a répondu que c’était un bête accident, qu’il l’avait accroché en se tournant. Je l’ai sévèrement réprimandé. Je lui ai recommandé d’être prudent, de regarder ce qu’il fait, surtout », de déclarer M. Lang, ajoutant que lui-même et son contremaître, M. Fernandez, se sont assurés de surveiller de plus près M. Kushal et qu’il a avisé son chef d’équipe, M. Samadi Tari, de le surveiller davantage.
[13] M. Lang affirme avoir téléphoné au domicile du plaignant cet après-midi-là, plusieurs heures après que celui-ci eut quitté le travail. « Son fils m’a répondu. Il m’a dit que Georges travaillait sur son auto et qu’il allait me rappeler. Il ne l’a pas fait », déclare-t-il. Pour sa part, le plaignant déclare ne pas avoir eu vent de cet appel téléphonique. M. Lang précise que le plaignant s’est présenté au travail à l’heure habituelle, le lundi matin suivant. Il dit qu’il « pense » lui avoir demandé comment allait sa fesse et « croit » avoir obtenu pour réponse du plaignant que ça allait bien. Il confirme ne jamais lui avoir demandé sa version des faits, se satisfaisant des explications de M. Kushal. « Il ne m’a rien dit en partant ou en revenant. J’imagine que, s’il y avait eu un problème sérieux, il me l’aurait dit », lance-t-il.
[14] Le plaignant confirme ne pas être revenu sur le sujet de son agression avec M. Lang. Il dit qu’à son retour au travail, l’atmosphère était tendue, qu’il tentait d’éviter son agresseur et le surveillait de près. Du lundi 8 août au mardi 23 août inclusivement, le plaignant travaille normalement et il n’y a pour ainsi dire rien à signaler.
[15] Le plaignant déclare qu’au cours de l’après-midi du 24 août 2005, alors qu’il travaillait en compagnie de son contremaître, M. Fernandez, M. Kushal, qui tenait un grand couteau en faisant mine d’en affiler la lame de ses doigts, lui a crié : « Georges, la prochaine fois, je vais te tuer ! ». Le plaignant précise que M. Kushal était à son poste de travail lorsqu’il a proféré ces menaces et que « tout le monde a levé la tête ». « J’ai perdu les pédales. Je suis parti et j’ai appelé la police », de poursuivre le plaignant.
[16] De fait, le plaignant s’est réfugié dans son automobile garée dans le stationnement situé en face de l’usine pour attendre les policiers. À leur arrivée, ceux-ci l’ont d’abord rencontré pour prendre sa déclaration. Craignant pour sa vie, le plaignant porta plainte non seulement au sujet des menaces de mort dont il venait de faire l’objet, mais aussi de l’agression dont il avait été victime le 5 août. M. Kushal sera éventuellement accusé et trouvé coupable des deux chefs d’accusation, à savoir d’avoir infligé des lésions corporelles au plaignant en se livrant à des voies de fait et d’avoir proféré des menaces de mort à son endroit.
[17] Après avoir pris la déclaration du plaignant, les policiers entrent dans l’usine. Un peu plus tard, ils en ressortent avec M. Kushal, à qui ils ont passé les menottes. Le plaignant décide de retourner chez lui. En fin de journée, M. Kushal est libéré sous conditions, s’engageant, entre autres, à s’abstenir de communiquer directement ou indirectement avec le plaignant.
[18] Si l’on en croit son témoignage, le plaignant se pointe au travail dès le lendemain matin. Il se présente à M. Lang qui lui demande d’attendre l’arrivée de son contremaître, M. Manuel Fernandez. Celui-ci arrive environ 30 minutes plus tard. Suivant le témoignage non contredit du plaignant, M. Fernandez lui dit alors : « Penses-tu, après tout ce que tu as fait, que les gens vont t’aimer sur les tables ? ». Le plaignant explique qu’il avait des appréhensions relativement à la suite des choses, parce que les collègues de table de M. Kushal sont Afghans comme lui et que certains sont « des cousins de la famille ».
[19] Après cette intervention de M. Fernandez, M. Lang demande au plaignant de quitter les lieux. « Georges, retourne chez vous. Que veux-tu que je fasse, la police m’a dit que vous ne pouviez pas être dans la même salle, je ne peux pas mettre des murs », lui dit-il. Le plaignant précise avoir lui-même constaté que M. Kushal était de retour à son poste ce matin-là.
[20] M. Lang était présent à l’usine le jour où le plaignant a quitté les lieux, après quoi les policiers se sont présentés pour mettre M. Kushal en état d’arrestation. Il déclare que le plaignant n’est jamais venu le voir pour se plaindre, qu’il a quitté précipitamment. « J’ai attendu une quinzaine de minutes et j’ai appelé chez lui. Je n’ai pas eu de réponse. Quelques minutes après, la police est arrivée pour arrêter M. Kushal », dit-il, précisant ne pas avoir revu le plaignant ce jour-là. M. Lang affirme avoir vérifié auprès de M. Quaum, l’associé de M. Samadi Tari à la table où travaillait M. Kushal, pour savoir ce qui c’était produit. « Il m’a dit qu’il n’avait eu connaissance de rien », affirme-t-il.
[21] M. Lang confirme avoir demandé au plaignant, le lendemain matin ou le vendredi matin, lorsqu’il s’est présenté pour la première fois à l’usine après les événements, « de retourner chez lui le temps qu’on puisse élucider ça ». Apparemment, M. Lang n’estima pas utile d’obtenir la version du plaignant pour mener son enquête à terme. « Les policiers m’avaient expliqué », avance-t-il comme justification. Pourtant, M. Lang explique sa décision de tenir le plaignant à l’écart par la nécessité de prendre le temps de voir M. Kushal, avec un interprète, pour obtenir sa version des faits, en présence de « son patron ».
[22] M. Lang croit que ni M. Kushal ni le plaignant ne se sont présentés au travail le jeudi 25 août. Il ajoute que le plaignant s’est présenté au travail avant M. Kushal, le lendemain matin. Comme on sait, M. Lang lui demanda de retourner chez lui, tandis que M. Kushal, lui, put se mettre au travail normalement. Mais, plus tard ce jour-là, après l’avoir questionné en présence de M. Quaum, qui servit d’interprète, « on a décidé de le congédier », de déclarer M. Lang. À l’occasion de son contre-interrogatoire, M. Lang précise avoir insisté pour qu’on congédie M. Kushal, « l’employé d’un tiers ».
[23] M. Lang déclare avoir rappelé le plaignant le même jour ou le lundi suivant pour l’inviter à reprendre le travail. Il dit qu’il croit lui avoir donné rendez-vous le lundi 29 août, à 13h00 ou 13h30. M. Lang affirme que le plaignant, lors de leur conversation téléphonique, lui signifia qu’il souhaitait obtenir une augmentation de salaire, ce que nie le principal intéressé. Il ajoute lui avoir répondu qu’on allait en discuter. Avant la rencontre fixée au lundi, « pour éviter d’autres incidents », M. Lang fait préparer l’avis disciplinaire suivant :
POULBEC VS GEORGES ROC
La présente est pour clarifier la situation présente : à l’effet que M. Georges Roc reprend son travail après une suspension de deux jours.
Il est clair, net, et entendu que Georges Roc n’a rien à faire aux tables de désossage, aucune provocation de sa part ne sera toléré envers aucun employé et plus spécifiquement envers les désosseurs, quels qu’ils soient.
Toute dérogation à ces règles sera suivi d’un congédiement sans autre préavis.
(s) Michel Lang
(Reproduit tel quel.)
[24] M. Lang explique que le plaignant avait été averti de ne pas discuter ou argumenter avec les employés des tables. Il affirme avoir dû le rappeler à l’ordre « très souvent » à ce sujet. Il ajoute avoir déjà été témoin d’une prise de bec entre le plaignant et le responsable d’une table, M. Alex Portal. Pour sa part, le plaignant soutient que jamais avant les événements du mois d’août 2005 M. Lang ne l’a avisé de ne pas communiquer avec les employés des tables.
[25] M. Lang mentionne qu’il manquait deux dents à M. Kushal. Il affirme que le plaignant « se payait sa gueule », qu’« il le traitait de Ben Laden ». Il ajoute avoir lui-même entendu le plaignant s’adresser dans ces termes à M. Kushal, et ce, tant avant qu’après l’événement du 5 août. « Je l’ai rappelé à l’ordre. Je lui ai dit de s’enlever de là, de ne pas déranger les désosseurs », déclare-t-il.
[26] À l’occasion de son contre-interrogatoire, M. Lang confirme ne pas avoir demandé au plaignant sa version des faits avant de lui imposer cette suspension. Il confirme en outre que cette suspension sans traitement fut servie par le plaignant « les deux jours où il n’a pas été là », c’est-à-dire les 25 et 26 août, soit avant même qu’on ne l’en informe. Lorsqu’on lui demande quel était le but visé par cette mesure, M. Lang y va d’abord de la réponse suivante : « Pour me donner le temps de voir avec les gens de la table ». Puis, voulant rectifier le tir, il affirme avoir suspendu le plaignant « parce qu’il provoquait continuellement ». Interrogé à nouveau par son procureur, il déclare que la suspension du plaignant « visait son comportement passé ». « Il n’avait eu que des avis verbaux auparavant », précise-t-il.
[27] M. Lang déclare que M. Samadi Tari, M. Ian Dompierre, coordonnateur de la qualité, et Mme Stavroula Mylonopoulous, responsable de la comptabilité et de la paye, ont assisté à sa rencontre avec le plaignant le lundi 29 août. Il dit avoir présenté l’avis disciplinaire au plaignant et lui avoir demandé d’y apposer sa signature. Il ajoute que le plaignant l’a lu et lui a dit : « Je ne signe pas ça ». Après qu’il eut affirmé avoir « probablement » dit au plaignant : « Tu me signes ça, tu vas travailler. Si tu veux, ta job est là », M. Lang déclare n’avoir posé aucune condition préalable à la reprise du travail par le plaignant. « Il n’était pas habillé pour travailler non plus. Il a refusé de signer et il est parti », enchaîne-t-il.
[28] Au sujet du déroulement de cette rencontre, le plaignant déclare que M. Lang lui dit alors : « Tu retournes au travail. Ta place est là. Tu signes une lettre ». Le plaignant affirme ne pas avoir regardé la lettre, estimant qu’il n’avait rien à se reprocher et donc rien à signer, aussi par crainte, fondée ou non, qu’il y ait « un piège là-dedans ».
[29] Interrogée elle aussi sur le déroulement de cette rencontre, Mme Mylonopoulos déclare ce qui suit : « He came in. He was asked to come back to work and at the same time to sign a letter of warning. He refused to sign and ask for a raise. Mr. Lang refused and told him to go back to work ».
[30] M. Dompierre était déjà dans le bureau de M. Lang lorsque le plaignant s’y est présenté le 29 août. Il a lui aussi assisté à leur entretien. Il se souvient qu’il y a eu une demande d’augmentation de salaire de la part du plaignant et qu’il a été question « d’une lettre qu’il fallait signer ». « Il [M. Lang] lui a dit qu’il aimerait qu’il la signe pour ses dossiers. Il a dit que, s’il voulait travailler, il pouvait s’habiller et aller travailler », nuance-t-il.
[31] Dans un autre ordre d’idées, M. Dompierre affirme avoir plusieurs fois entendu M. Fernandez dire au plaignant « de ne pas traîner aux tables à parler avec les désosseurs ». Il ajoute avoir entendu le plaignant crier « à la table des Afghans », les traitant de « Ben Laden » ou de « Saddam Hussein ». Il mentionne avoir été témoin de ce genre d’incidents « à toutes les semaines ».
[32] M. Samadi Tari précise que l’incident du 5 août 2005 est survenu pendant ses vacances. Il déclare qu’à son retour, il a demandé à M. Kushal sa version des faits. Ce dernier lui a expliqué qu’il s’était tourné sur le côté de la table pour aiguiser son couteau qu’il aurait malencontreusement planté dans les fesses du plaignant qui, on ne sait trop pourquoi, se trouvait à passer par là. Le témoin ajoute que son partenaire, M. Quaum, qui travaillait à côté de M. Kushal, a confirmé cette version des faits, lui a dit qu’il avait servi d’interprète à M. Kushal, qui ne parle ni français ni anglais, et expliqué la situation à M. Lang.
[33] M. Samadi Tari déclare avoir répondu à M. Lang, le 24 août, après que celui-ci lui eut mentionné que les policiers avaient fait état de menaces de mort, que ce n’était pas vrai, qu’il n’avait rien vu et avait demandé ce qui s’était produit à M. Kushal et à son partenaire, M. Quaum. « M. Lang m’a demandé de congédier mon employé. Je l’ai fait. Je l’ai renvoyé, le matin qu’il est revenu », poursuit-il.
[34] Le témoin confirme par ailleurs que le plaignant l’a déjà traité, de même que ses collègues de table, de « Ben Laden ». Même si M. Kushal a été trouvé coupable hors de tout doute raisonnable des accusations portées contre lui, le témoin suggère que le plaignant a peut-être menti, parce que, insatisfait de son travail, il avait refusé de lui payer la somme convenue entre eux pour faire le ménage autour de la table de travail.
[35] M. Rasoli Abdul Quaum, le partenaire de M. Samadi Tari, déclare avoir été témoin de l’« accident » du 5 août. Il affirme qu’il travaillait à côté de M. Kushal et que, pour une raison qu’il ignore, le plaignant se tenait debout derrière eux. Il explique que, pour des raisons de sécurité, il n’est pas permis d’affiler son couteau sous la table, qu’il faut se placer de côté, ce que M. Kushal a fait, heurtant par accident la fesse du plaignant. M. Quaum confirme que M. Lang lui a alors demandé ce qui s’était produit et qu’il lui a répondu que c’était un accident.
[36] M. Quaum confirme en outre avoir été interrogé par M. Lang au sujet des faits ayant donné lieu à l’intervention policière du 24 août. Il déclare lui avoir répondu qu’il ne savait rien. Enfin, M. Quaum confirme que M. Lang leur demanda, à lui et à son partenaire, M. Samadi Tari, de congédier le plaignant, ce qu’ils firent. « M. Lang nous a dit qu’il ne voulait plus que M. Kushal travaille », précise-t-il.
[37] Le plaignant déclare avoir été blessé, humilié par la réaction de ses supérieurs après l’épisode du 24 août, plus particulièrement lorsque, le lendemain, M. Lang lui a intimé l’ordre de retourner chez lui, et aussi le 29 août, lorsqu’il lui a demandé d’apposer sa signature à l’avis disciplinaire.
[38] En définitive, après qu’il eut quitté les lieux le 24 août, le plaignant n’a jamais repris le travail, malgré sa tentative de retour du lendemain. Le 28 septembre suivant, le médecin qu’il consulte pose un diagnostic d’état de stress post-traumatique, lui prescrit un suivi en psychologie ainsi qu’un arrêt de travail. Le médecin en question utilise le formulaire d’usage à la Commission de la santé et de la sécurité du travail pour remplir son rapport. Il relie son diagnostic à l’agression dont le plaignant a été victime et précise que la période prévisible de consolidation de la lésion est de plus de 60 jours.
[39] De fait, le plaignant présente une demande d’indemnisation à la CSST pour les événements du 5 et du 24 août 2005. Celle-ci est d’abord refusée en bloc. Le plaignant se prévaut de son droit de demander la révision administrative de cette décision. Par décision rendue le 8 décembre 2005, la CSST accueille en partie sa demande de révision. La décision en question se lit comme suit :
Décision rendue à la suite d’une demande de révision
Le 18 octobre 2005, le travailleur demande la révision d’une décision rendue le 3 octobre 2005 l’informant que la réclamation pour le 5 août 2005 et le 24 août 2005 était refusée puisqu’il ne s’agissait pas d’un accident du travail ou d’une autre lésion professionnelle et de l’aviser qu’aucune indemnité ne lui sera versée.
Cette demande a fait l’objet d’une révision administrative basée sur les renseignements contenus au dossier et les observations recueillies auprès du travailleur.
Monsieur Georges Roc, le travailleur, occupe un emploi de journalier chez l’employeur. Le 5 août 2005, le travailleur est victime d’une agression armée d’un collègue de travail qui lui assène un coup de couteau dans la fesse droite. Le travailleur raconte qu’il a opposé un refus à la demande d’un autre collègue de travail qui lui avait intimé de placer dans un contenant approprié un sac qu’il était allé chercher. C’est à ce moment que l’agresseur, avec lequel il n’avait eu aucun contact verbal auparavant, l’a agressé physiquement. Le travailleur affirme qu’il ignore quels sont les motifs ou motivations qui expliquent l’agression dont il a été victime. Le 24 août 2005, l’agresseur, sans raison valable, profère des menaces de mort à l’encontre du travailleur, qui dépose alors une plainte au service de police. L’employeur congédie l’agresseur. Le travailleur soumet qu’il a quitté son travail le 25 août 2005 à l’invitation de son employeur et atteste qu’il n’a jamais réintégré son travail depuis.
Le 5 août 2005, le docteur Boux émet un diagnostic de plaie à la fesse droite. Il procède à la désinfection et à la réparation de la plaie. Aucun arrêt de travail n’est signifié.
Le 24 août 2005, le travailleur dépose une plainte auprès du service de police qui consigne la déclaration du travailleur qui affirme avoir subi des menaces de mort.
Le 28 septembre 2005, le docteur Fiset diagnostique un état de stress post-traumatique, prescrit un traitement en psychologie ainsi qu’un arrêt de travail.
Le travailleur précise qu’il a réintégré son travail régulier le 6 août 2005.
La révision administrative prend note que le travailleur a cessé son travail le 25 août 2005, sans qu’aucun certificat médical ne soit émis, et qu’il n’a jamais consulté ni en psychologie ni en médecine depuis la visite du 28 septembre 2005.
La révision administrative doit donc déterminer si le travailleur a été victime d’une lésion professionnelle le 5 août 2005 et le 24 août 2005.
La Révision administrative est d’avis que le travailleur devait bénéficier de la présomption de lésion professionnelle prévue à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (ci-après appelée la Loi) puisqu’elle retient que la lésion diagnostiquée le 5 août 2005 constitue une blessure.
Les éléments au dossier, le délai de consultation de même que les commentaires transmis par le travailleur permettent en effet, de conclure que cette blessure est survenue sur les lieux du travail alors que le travailleur effectuait le travail régulier pour lequel il était rémunéré.
La révision administrative est toutefois d’avis que le délai entre la date de survenance de l’événement d’origine et celle à laquelle un diagnostic d’état de stress post-traumatique est émis, soit le 28 septembre 2005 ne permet pas de relier ce diagnostic à la lésion professionnelle du 5 août 2005. Par ailleurs, le délai entre l’événement allégué du 24 août 2005 et la consultation médicale du 28 septembre 2005 de même que l’absence de suivi médical et de traitement spécifique en regard d’un diagnostic de nature psychique ne permettent pas d’établir de relation causale entre l’événement du 24 août 2005 et le diagnostic d’état de stress post-traumatique. La révision administrative considère donc que le travailleur n’a pas été victime d’un accident de travail le 24 août 2005.
En conséquence, la révision administrative INFIRME en partie la décision du 3 octobre 2005, déclare que le travailleur a subi une lésion professionnelle le 5 août 2005 qui a causé une plaie à la fesse droite et qu’il a droit aux prestations prévues à la Loi pour cette condition, déclare qu’il n’y pas de relation entre le diagnostic d’état de stress post-traumatique et la lésion professionnelle reconnue et déclare que le travailleur n’a pas subi de lésion professionnelle le 24 août 2005.
Si vous êtes en désaccord avec cette décision, vous pouvez la contester devant la Commission des lésions professionnelles dans les 45 jours suivant la réception de la présente lettre. Les adresses des bureaux régionaux de la Commission des lésions professionnelles sont inscrites à l’endos du formulaire de contestation ci-joint.
(S) Renaud Vachon
Réviseur
(Reproduit tel quel. Nos soulignements.)
Le plaignant ne portera pas cette décision en appel.
[40] Le plaignant souhaite verser au dossier une lettre datée du 29 novembre 2006 d’une psychologue qui l’a vu en consultations. En l’absence de la signataire de cette lettre, l’intimée s’y oppose. Les parties conviennent ensuite de la verser au dossier, à la condition d’en rayer les deuxième et troisième paragraphes, où il est question du diagnostic, de l’origine du problème et de l’objectif du suivi. Le seul extrait pertinent qui demeure se lit comme suit :
La présente vise à certifier que Monsieur Georges Roc a été référé à notre service d’évaluation et d’intervention psychosociale afin d’y suivre une démarche en thérapie en juin dernier. Il a pu bénéficier de 11 consultations au total entre le 13 juin et le 10 octobre 2006.
[41] Le plaignant déclare ressentir encore une douleur à la fesse et, chaque fois qu’il voit un couteau ou croise une personne qu’il croit originaire d’Afghanistan, éprouver un malaise. Il dit qu’à 56 ans, c’est difficile de trouver un travail. À l’occasion de son contre-interrogatoire, il reconnaît avoir travaillé un mois ou deux dans une rôtisserie qui est la propriété de l’un de ses amis. Il dit que « ça n’a pas marché », mais ajoute qu’il va encore y « faire des tours ».
[42] Puisque la Commission de la santé et de la sécurité du travail a décidé que l’agression dont le plaignant fut victime le 5 août 2005 constitue une lésion professionnelle, l’immunité conférée à l’intimée par l’article 438 de la Loi sur les accidents du travail et le maladies professionnelles (L.R.Q., c. A-3.001), tel qu’interprété par la Cour suprême dans l’arrêt Béliveau Saint-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345 , rend irrecevable toute demande d’indemnité pour dommages et intérêts punitifs et moraux en résultant.
[43] Dans cette affaire, la Cour suprême a en effet décidé que l’immunité civile de l’employeur « vise le recours en dommages, offert par la charte, qui prendrait appui sur les événements constitutifs de la lésion professionnelle » (p. 410).
[44] L’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., c. C-12) était au cœur du débat, plus particulièrement ses dispositions permettant à une victime de harcèlement discriminatoire d’obtenir la réparation du préjudice moral en résultant et, en cas d’atteinte illicite et intentionnelle, des dommages exemplaires. Or, force est de conclure que les mesures de réparation prévues au paragraphe 4 de l’article 123.15 de la Loi sur les normes du travail sont de même nature que celles prévues à l’article 49 de la Charte, donc qu’elles sont visées par l’immunité prévue à l’article 438 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.
[45] Mais, dans le cas qui nous occupe, le « recours en dommages » du plaignant prend principalement appui sur les événements survenus le 24 août 2005 et la réaction de ses supérieurs dans les jours suivants. Or, la Commission de la santé et de la sécurité du travail a décidé que le plaignant n’avait pas subi de lésion professionnelle le 24 août 2005, pour le motif que cet événement n’avait entraîné aucune blessure ou maladie. L’absence de « relation causale entre l’événement du 24 août 2005 et le diagnostic d’état de stress post-traumatique » posé le 28 septembre suivant est en effet le motif déterminant de sa décision.
[46] Ce n’est toutefois pas parce qu’une conduite vexatoire n’a entraîné aucune blessure ou maladie qu’elle n’est pas susceptible d’avoir porté atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique de la personne qui en a été l’objet. Dans Breton c. Compagnie d’échantillons National ltée ( 2006 QCCRT 0601 ), par exemple, en ce qui concerne l’atteinte à la dignité, la Commission écrivait ce qui suit :
[155] Selon la jurisprudence et la doctrine, la dignité réfère au respect, l’estime de soi et l’amour-propre d’une personne. La dignité renvoie aussi aux dimensions fondamentales et intrinsèques de l’être humain. Par exemple, cette notion vise le traitement injuste, la marginalisation ou la dévalorisation. La dignité implique aussi, toujours à titre d’exemples, le droit d’être traité avec pudeur, discrétion, retenue, égards, estime, considération, respect, déférence et de façon respectueuse. Pour qu’il y ait atteinte à la dignité, il n’est pas nécessaire qu’il y ait des séquelles définitives.
(Nos soulignements.)
[47] Cela étant, dans l’évaluation des dommages, la Commission doit forcément tenir compte tant du dispositif d’une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail ou, en appel, par la Commission des lésions professionnelles, que des motifs déterminants de cette décision, qui font corps avec ce dispositif et en sont indissociables, pour ce qui a trait bien sûr aux questions qui, en vertu de l’article 349 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, sont de sa compétence exclusive.
[48] Ainsi, par exemple, la Commission eût-elle ordonné la réintégration du plaignant et le remboursement du salaire perdu depuis son départ qu’il lui aurait fallu retrancher le salaire perdu pendant sa période d’incapacité ayant débuté le 28 septembre, ne pouvant substituer sa décision à celle de la CSST sur l’absence de relation causale entre les événements du 5 et du 24 août et le diagnostic de stress post-traumatique posé le 28 septembre, une question relevant de sa compétence exclusive. La Commission ne pourrait pas plus tenir compte, dans son évaluation de l’étendue des dommages moraux, de ce diagnostic posé par le médecin ou du suivi qu’il a prescrit comme traitement.
[49] Mais, tel que susdit, l’absence d’une lésion professionnelle ne fait pas obstacle à l’attribution de dommages moraux généraux pour perte de jouissance de la vie, souffrance, atteinte à l’intégrité physique ou psychologique n’ayant par ailleurs entraîné aucune incapacité ou séquelle permanente.
[50] Comme le droit aux indemnités que le plaignant demande existe en principe, dans les limites qui ont été posées, il y a lieu de s’interroger sur l’existence de harcèlement psychologique au sens de la loi, d’un manquement de l’intimée à ses obligations prévues à l’article 81.19 et, le cas échéant, sur le droit à des dommages moraux et punitifs ainsi que sur la hauteur de ces indemnités.
[51] À l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail, le harcèlement psychologique est défini comme suit :
Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne pour celui-ci, un milieu de travail néfaste.
Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.
[52] En l’espèce, tel que précisé d’entrée de jeu, l’intimée ne conteste pas que de se livrer à des voies de fait ou proférer des menaces de mort constituent des conduites graves portant atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique de la victime, entraînant pour elle un milieu de travail néfaste et produisant un effet nocif continu. Et, à l’étape des plaidoiries, bien qu’elle ait tenté d’établir par preuve testimoniale que le plaignant avait en réalité été victime d’un accident le 5 août, l’intimée ne revient pas sur le sujet et ne remet pas en cause la version du plaignant, qui a selon toute vraisemblance été retenue par le juge ayant trouvé M. Kushal coupable de ces deux chefs d’accusation. Aussi, cette version des faits sera-t-elle tenue pour avérée.
[53] Essentiellement, l’intimée se défend d’avoir pris les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement et, une fois portées à sa connaissance les menaces proférées par M. Kushal, pour le faire cesser, en le congédiant sur-le-champ. Elle souligne que, dans les circonstances, l’agression n’ayant pas été portée à sa connaissance, croyant donc à la thèse de l’accident, elle ne pouvait faire davantage que d’inviter M. Kushal à plus de prudence et exercer une surveillance accrue à son endroit, ce qu’elle soutient avoir fait. Selon sa prétention, sa décision d’imposer une suspension au plaignant, vu son comportement passé, ne constituait qu’un autre moyen d’assurer à tous un milieu de travail exempt de harcèlement et, ainsi, de prévenir la répétition de pareils incidents.
[54] S’il est vrai que le plaignant aurait eu avantage à être un peu plus loquace et à dénoncer son agresseur de façon plus explicite, il n’en reste pas moins que l’intimée avait, quant à elle, l’obligation de faire une enquête complète, donc de lui demander sa version des faits relativement aux circonstances de l’accident présumé. La Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles lui imposait à tout le moins de faire signer le registre d’accidents par le plaignant :
280. L’employeur inscrit dans un registre les accidents de travail qui surviennent dans son établissement et qui ne rendent pas le travailleur incapable d’exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s’est manifestée sa lésion professionnelle; il présente ce registre au travailleur afin que celui-ci y appose sa signature pour confirmer qu’il a été victime de l’accident et la date de celui-ci
(…)
[55] L’intimée n’eût-elle pas manqué à cette obligation qu’on n’en serait probablement pas là aujourd’hui. En effet, soit le plaignant aurait signé le registre et l’intimée eût-elle pu mettre de l’avant qu’elle avait régi comme il se doit, soit il aurait saisi cette occasion de dénoncer son agresseur et l’intimée aurait-elle dès lors été en mesure d’exiger son congédiement. Mais, comme on l’a vu, M. Lang a passé outre et n’a même jamais daigné demander au plaignant sa version des faits, se satisfaisant de celle de M. Kushal. Force est de conclure que, n’eût été ce manquement de l’intimée, l’épisode du 24 août aurait pu être évité, en conséquence de quoi, pour ce seul motif, elle doit être tenu responsable des dommages moraux en résultant, le cas échéant.
[56] Mais il y a plus. En effet, le plaignant ne reproche pas à l’intimée que cette absence de réaction appropriée à l’agression dont il fut victime, qui a fait en sorte que le deuxième épisode puisse se produire, mais aussi sa façon de réagir aux menaces dont il a été l’objet le 24 août ainsi qu’à sa dénonciation au service de police, qui a eu pour effet de le dévaloriser à ses yeux et, faut-il présumer, aux yeux de ses collègues de travail.
[57] À cet égard, les paroles prononcées par le supérieur immédiat du plaignant lors de son retour au travail, l’ordre de M. Lang de retourner chez lui aussitôt, sans même encore une fois lui avoir demandé sa version des faits, et même l’avis disciplinaire du 29 août suivant, assorti d’une suspension rétroagissant au 25 août, donc servi avant même que le plaignant en soit informé, apparaissent comme des manifestations répétées de harcèlement psychologique portant atteinte à la dignité ou l’intégrité du plaignant et entraînant pour lui un milieu de travail néfaste.
[58] En effet, les propos tenus par le supérieur immédiat du plaignant le 25 août démontrent qu’il était convaincu que le plaignant avait porté de fausses accusations contre M. Kushal, sans doute dans le but de lui nuire, et que la version du plaignant n’était pas susceptible d’ébranler cette conviction, puisqu’il ne jugea pas utile de la lui demander. Au surplus, il laissait alors clairement entendre au plaignant que ses collègues de travail partageaient cette vision des choses et que, à bon droit, ils lui en voudraient et pourraient même lui faire la vie dure, s’il s’obstinait à vouloir reprendre le travail. Il s’agissait là d’un comportement absolument inacceptable de la part d’un représentant de l’employeur, susceptible de dévaloriser le plaignant et d’augmenter sa crainte, alors qu’il avait désespérément besoin d’être rassuré et protégé.
[59] La décision de M. Lang de renvoyer le plaignant chez lui, qu’il lui annonçait aussitôt après la douche froide servie par son contremaître, apparaît tout aussi insoutenable, voire aberrante. Il faut voir en effet que si quelqu’un ne pouvait se trouver là, ça devait être M. Kushal, qui avait été arrêté. Cela allait tellement de soi que M. Lang aurait dû le réaliser. Ce matin-là, c’est pourtant le plaignant qui fut traité comme un prévenu, pas M. Kushal, et ce, encore une fois, sans que M. Lang ne demande sa version au plaignant, alors qu’il essaie de justifier sa décision par la nécessité d’obtenir celle de M. Kushal. Dans ces circonstances, l’explication voulant qu’il fallait mettre en cause le soi-disant patron direct de M. Kushal ne passe pas la rampe. Du reste, s’il fut aussi aisé d’obtenir le renvoi immédiat de M. Kushal, il aurait été encore plus simple de faire en sorte qu’il soit avisé de ne pas se présenter au travail pour une période donnée. Et son interrogatoire aurait pu être tenu ailleurs qu’à l’usine.
[60] Enfin, la décision d’imposer au plaignant une suspension et de l’informer du coup qu’il l’avait déjà servie, sans lui avoir d’abord donné l’occasion de s’expliquer, et la teneur de l’avis disciplinaire du 29 août apparaissent tout aussi inacceptables. En effet, nul besoin de lire entre les lignes de ce document pour comprendre ce qui y est exprimé, à savoir que M. Lang est lui aussi d’avis que le plaignant est en fait responsable de ce qui lui est arrivé. Il n’y a pourtant pas l’ombre du début d’une preuve que la provocation du plaignant aurait été à l’origine immédiate de la réaction de M. Kushal, ce qui ne l’eût par ailleurs pas rendue plus acceptable.
[61] Certes, M. Lang avait des raisons de se reprocher de ne pas avoir pris suffisamment au sérieux les incidents dont il avait été témoin par le passé, réalisant les conséquences possibles de tels incidents. Il aurait d’ailleurs pu préciser au plaignant qu’il avait lui-même été témoin de pareils incidents et lui signifier qu’il entendait faire preuve de moins de tolérance à l’avenir. Mais cela ne l’autorisait pas à imposer derechef une suspension au plaignant, alors qu’en temps utile, il avait jugé suffisant de recourir à un avertissement verbal. Ce comportement s’écarte à ce point de l’exercice normal de la discipline en milieu de travail qu’il peut être qualifié de vexatoire, d’autant plus que, par la façon dont l’avis est libellé, on laisse entendre que la provocation du plaignant a été à l’origine du dernier incident.
[62] Il faut donc conclure non seulement à manquement de l’intimée à son obligation de prévenir le harcèlement psychologique mais aussi à harcèlement psychologique de la part de ses représentants.
[63] Le plaignant déclare qu’il s’est senti humilié, dévalorisé par la réaction de ses supérieurs. Cela apparaît parfaitement compréhensible. Compte tenu de l’agression dont il avait été victime le 5 août, il est tout aussi compréhensible que le plaignant ait craint pour sa vie le 24 août, lorsqu’il fit l’objet de menaces de mort, et qu’il ait « perdu les pédales », comme il l’a exprimé. Il n’est d’ailleurs pas exclu que son jugement s’en soit trouvé affecté, à en juger par sa réaction lors de sa rencontre avec M. Lang le 29 août suivant. Il eût en effet mieux valu pour lui signer l’avis disciplinaire et le contester ensuite. Mais il faut dire que la réaction de son supérieur immédiat le 25 août, lors de sa tentative de reprendre le travail, n’était pas pour amoindrir ses craintes, par ailleurs légitimes. Au contraire, tel que déjà mentionné, celui-ci lui laissa clairement entendre qu’il lui reprochait d’avoir dénoncé M. Kushal et qu’il en était de même de ses collègues de travail, qui ne l’aimeraient certainement pas, après ce qu’il avait fait.
[64] Cela dit, le montant de l’indemnité que réclame le plaignant apparaît hors de proportion avec les dommages subis qu’il est possible de prendre en considération, compte tenu de la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail à la suite de sa demande d’indemnisation. Sans préciser quelle part il attribue aux dommages moraux et quelle autre aux dommages punitifs, le plaignant estime en effet avoir droit à une indemnité globale de 50 000,00 $ pour ces deux postes de dommages.
[65] À cet égard, il faut préciser que la demande d’une indemnité pour dommages et intérêts punitifs et moraux ne peut servir de fourre-tout où l’on tenterait d’obtenir indirectement une compensation pour d’autres postes de dommages. Dans le cas qui nous occupe, par exemple, bien qu’il ait témoigné des difficultés éprouvées pour se trouver un nouvel emploi, le plaignant ne demande aucune indemnité pour perte d’emploi. Il ne saurait donc être question d’augmenter l’indemnité pour tenir compte de cet aspect.
[66] Par ailleurs, pour les raisons qui ont déjà été exposées, il n’est pas plus possible de tenir compte de ce que le plaignant considère être des conséquences à plus long terme du harcèlement dont il a été l’objet, comme son état qui a nécessité un suivi psychologique.
[67] Cela dit, il n’en ressort pas moins de la preuve que, sans le rendre malade ni lui causer de séquelles permanentes, les menaces de mort dont le plaignant a fait l’objet ont porté atteinte à son intégrité physique et psychologique, l’ont bouleversé, ont fait en sorte qu’il craigne réellement pour sa vie, et que les réactions de ses supérieurs ont porté atteinte à sa dignité, l’ont humilié, dévalorisé à ses yeux et aux yeux de ses pairs, ainsi qu’à son intégrité, les propos de son supérieur ayant eu pour effet de renforcer ses appréhensions légitimes. Dans ces circonstances, il apparaît juste et équitable de fixer le montant de l’indemnité pour dommages moraux à 10 000,00 $.
[68] En ce qui a trait aux dommages punitifs, il faut voir que la loi n’exige pas la démonstration d’une atteinte illicite et intentionnelle, contrairement à l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne. Comme l’objectif de la disposition est clairement à caractère dissuasif, il faut soupeser les circonstances de chaque cas pour décider de l’opportunité d’accorder ou non une indemnité à ce chapitre.
[69] Dans un milieu de travail où les salariés ont une arme blanche comme outil de travail, comme c’est le cas en l’espèce, un employeur devrait prendre toutes les mesures de prévention possibles pour éviter que cet outil soit utilisé à des fins autres que celles prévues et, surtout, en cas d’incident, faire enquête de façon approfondie pour s’assurer que cela n’a pas été le cas. Or, ici, loin de mener une telle enquête, l’intimée a même omis de consigner « l’accident » au registre prévu par la loi. Il s’agit là d’un manquement à l’obligation de prévenir le harcèlement.
[70] Au surplus, et ce, dans tout milieu de travail, une victime de harcèlement qui porte plainte, soit directement à son employeur, soit à la police, mérite d’être traitée avec respect et dans la dignité, non pas dénigrée et accablée de reproches, comme ce fut le cas en l’espèce. En vue d’envoyer clairement ce message, il sera fait droit en partie à la demande du plaignant à ce chapitre. Un montant de 5 000,00. $ apparaît par ailleurs suffisant pour atteindre l’objectif visé.
EN CONSÉQUENCE, la Commission des relations du travail
ACCUEILLE la plainte de Georges Roc;
ORDONNE à Poulbec inc. de verser à Georges Roc, à titre d’indemnité pour dommages et intérêts punitifs et moraux, au plus tard dans les huit jours de la signification de la présente décision, la somme de 15 000 $.
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__________________________________ André Bussière |
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Me Anne-Isabelle Bilodeau |
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POIRIER, RIVEST, FRADETTE |
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Représentante du plaignant |
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Me Pietro Guarnieri |
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TRUDEAU, DUFRESNE |
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Représentant de l’intimée |
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Date de la dernière audience : |
14 mai 2007 |
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AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.