Ville de Gatineau c. Stinson | 2023 QCCA 306 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(550-17-007888-140) (550-17-007988-148) | |||||
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DATE : | 7 mars 2023 | ||||
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No : 550-17-007888-140 | |||||
VILLE DE GATINEAU | |||||
APPELANTE – défenderesse/défenderesse en arrière-garantie | |||||
c. | |||||
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DAVID STINSON | |||||
MANON PELLETIER, personnellement et en reprise d’instance pour ROBERT BLAIN | |||||
CHERYL LYTTLE | |||||
INTIMÉS – demandeurs/défendeurs reconventionnels | |||||
et | |||||
PATRICK MOLLA | |||||
MIS EN CAUSE – défendeur/demandeur reconventionnel/demandeur en garantie | |||||
et | |||||
MÉLINA CRAIG | |||||
PRO-DEMNITY INSURANCE COMPANY | |||||
ALARY, ST-PIERRE & DUROCHER, ARPENTEUR GÉOMÈTRES | |||||
MISES EN CAUSE – défenderesses en garantie/demanderesses en arrière‑garantie | |||||
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No : 550-17-007988-148 |
VILLE DE GATINEAU |
APPELANTE – défenderesse |
c. |
PATRICK MOLLA |
AUDREY BOUCHARD |
PATRICK MOLLA, en sa qualité de tuteur au mineur TOMMY MOLLA |
PATRICK MOLLA, en sa qualité de tuteur au mineur EVAN MOLLA |
INTIMÉS – demandeurs |
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[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 20 juillet 2021 par la Cour supérieure, district de Gatineau (l’honorable Michel Déziel), lequel annule une résolution adoptée par le Conseil municipal de la Ville de Gatineau le 8 juillet 2014 accordant une dérogation mineure en relation à l’implantation d’une maison dans la cour avant située au [Adresse 1, Gatineau, et ordonnant la démolition de la maison.
[2] Pour les motifs du juge Sansfaçon, auxquels souscrivent les juges Cotnam et Baudouin, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel;
[4] INFIRME le jugement de la Cour supérieure rendu par l’honorable Michel Déziel, le 20 juillet 2021;
[5] REJETTE la requête amendée des intimés en cassation de la résolution CM‑2014‑505 adoptée par le conseil municipal de la Ville de Gatineau le 8 juillet 2014, et en démolition de la résidence située à l’adresse civique [Adresse 1], Gatineau;
[6] LE TOUT sans les frais de justice.
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| GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A. | |
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| STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A. | |
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| CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A. | |
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Me Fabienne Beauvais | ||
Me Emmanuëlle Campeau | ||
Robinson Sheppard Shapiro | ||
Pour la Ville de Gatineau | ||
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Me Eric Oliver | ||
Me Frédéric Legendre | ||
Municonseil Avocats | ||
Pour Patrick Molla, personnellement et en sa qualité de tuteur aux mineurs Tommy Molla et Evan Molla et Audrey Bouchard | ||
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Me Sébastien Gélineau | ||
Thériault Avocats | ||
Me Yves Letellier | ||
Pour David Stinson, Manon Pelletier, personnellement et en reprise d’instance pour Robert Blain et Cheryl Lyttle | ||
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Me Geneviève Derigaud | ||
La Capitale admnistrateur de l’administration pub | ||
Me Annie-Claude Lafond | ||
Beneva Avocats | ||
Pour Alary, St-Pierre & Durocher, arpenteurs géomètres | ||
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Me Marie-Louise Delisle | ||
Me Marc-Antoine Côté | ||
Woods | ||
Pour Mélina Craig et Pro-Demnity Insurance Company | ||
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Date d’audience : | 29 avril 2022 | |
MOTIFS DU JUGE SANSFAÇON | ||
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[7] Le 20 juillet 2021, la Cour supérieure, district de Gatineau (l’honorable Michel Déziel)[1], rend jugement par lequel il casse une résolution adoptée par les membres du Conseil municipal de la Ville de Gatineau qui octroie une dérogation mineure en faveur de M. Patrick Molla. Cette dérogation permettait que sa résidence puisse être construite plus près de la ligne de la rue que ce que le règlement permet.
[8] Pour les motifs qui suivent, je propose que l’appel soit accueilli.
[9] M. Molla, le mis en cause[2], est propriétaire d’une résidence située au [Adresse 1]. Le terrain, situé en bordure de la rivière des Outaouais a été acquis le 16 avril 2012 pour la somme de 355 000 $. Les intimés sont ses voisins immédiats. David Stinson et Cheryl Lyttle habitent le [Adresse 3], alors que Manon Pelletier et Robert Blain (Manon Pelletier en reprise d'instance) sont propriétaires du [Adresse 2].
[10] La maison de M. Molla est imposante. Possédant une structure en acier, elle occupe toute la superficie du terrain autorisée par le règlement (plus, bien entendu, l’espace qui empiète dans sa partie avant). Elle comporte trois étages dont le dernier possède un très haut plafond avec mezzanine, ce qui laisse l’impression qu’elle en a quatre. De plus, une terrasse est aménagée sur le toit, ce qui participe à l’impression d’immensité de la maison, lorsque comparée aux autres du quartier qui n’ont qu’un ou deux étages. Cette perception est rehaussée par sa façade verticale et son toit plat. À cela s’ajoute le fait que les murs latéraux de la maison, aussi verticaux, sont implantés à 1,5 m de la ligne de propriété des voisins situés de part et d’autre. Bref, l’ensemble de ses caractéristiques font en sorte que la maison se marie difficilement avec les autres maisons du quartier, ce qui a fait dire à certains témoins qu’elle est une « overwhelming monstrosity », « a laughing stock »[3], ou encore le « greatest eyesore ».
[11] Il va sans dire que M. Molla, sa conjointe et leurs architectes ont à cet égard, on peut le présumer sans difficulté, une opinion opposée à celles des autres résidents.
[12] Le 2 mai 2013, M. Molla obtient le permis de construction d’un préposé du service d’urbanisme de l’appelante pour le secteur Aylmer. Celui-ci estime que les caractéristiques propres à cette maison, tant en termes de hauteur, nombre d’étages, forme, implantation et matériaux employés[4], sont en tout point conformes aux normes prévues aux règlements, incluant la marge de recul avant de 7 m prévue dans la grille des spécifications contenue dans le Règlement de zonage n° 502-2005 de la Ville de Gatineau (« Règlement de zonage »)[5].
[13] Les travaux de construction débutent en juin 2013. Peu de temps après, des voisins du [Adresse 1] – dont les intimés Robert Stinson et Robert Blais – communiquent avec le service d'urbanisme afin de manifester leurs craintes au sujet de divers aspects de la construction de la résidence, principalement sa volumétrie. Des vérifications sont faites et la conformité des éléments relevés est confirmée.
[14] Les questionnements des citoyens sont aussi adressés à M. Laframboise, le conseiller de ce secteur (Aylmer). Ils portent principalement sur la volumétrie de la maison, son esthétisme très différent de celui des autres maisons du quartier, la présence d’un troisième étage, la perte d’ensoleillement des immeubles voisins, la hauteur des murs latéraux et leur positionnement très près des lignes de propriété latérales et du chemin. Vers le 19 septembre 2013, celui-ci demande à Mme Liliane Moreau, une gestionnaire du service d'urbanisme de la Ville, secteur Aylmer, de vérifier si le permis délivré est bien conforme au Règlement de zonage. Celle-ci s’exécute et constate rapidement que le permis de construction de la résidence a été accordé en violation d’une des normes du règlement, soit de la règle d’insertion prévue à l’article 116 du Règlement de zonage[6].
[15] Cette règle s’applique en sus de la marge de recul spécifiée dans la grille des usages et normes du règlement :
116. RÈGLES D'INSERTION : MARGE AVANT MINIMALE OU MARGE LATÉRALE SUR RUE MINIMALE D'UN BÂTIMENT PRINCIPAL ADJACENT À UN OU PLUSIEURS BÂTIMENTS PRINCIPAUX EXISTANTS
Malgré la marge avant minimale ou la marge latérale sur rue minimale prescrite à la grille des spécifications, lorsqu'un bâtiment principal projeté est situé sur un terrain adjacent du côté de la ligne latérale à au moins un terrain déjà construit, la marge avant minimale ou la marge latérale sur rue minimale applicable est calculée comme suit :
1 ° Dans le cas d'un terrain intérieur, la formule « R = (r' + r")/2 » s'applique où :
a) « R » est la marge avant minimale applicable;
b) « r' » est la profondeur de la cour avant du terrain adjacent du côté de la ligne latérale sur lequel un bâtiment principal est construit;
c) « r" » est la profondeur de la cour avant de l'autre terrain adjacent du côté de la ligne latérale sur lequel un bâtiment principal est implanté ou la marge avant minimale prescrite à la grille des spécifications si l'autre terrain adjacent est vacant, le cas échéant.
2° Dans le cas d'un terrain d'angle, les règles suivantes s'appliquent :
a) la marge avant minimale applicable est égale à la profondeur de la cour avant du terrain adjacent du côté de la ligne latérale sur lequel un bâtiment principal est construit;
b) la marge latérale sur rue minimale applicable est égale à la profondeur de la cour avant de l'autre terrain adjacent du côté de la ligne latérale sur lequel un bâtiment principal est implanté ou la marge latérale sur rue minimale prescrite à la grille des spécifications si l'autre terrain adjacent est vacant, le cas échéant.
Le présent article ne s'applique pas :
1 ° Lorsqu'une marge avant maximale ou une marge latérale sur rue maximale est prescrite à la grille des spécifications.
2° À l'égard d'un bâtiment situé à l'intérieur du périmètre assujetti au programme particulier d'urbanisme du centre-ville, tel qu'il est représenté à l'annexe B du Règlement relatif aux usages conditionnels en vigueur.
[16] L’application de la règle au cas d’espèce fait en sorte que, puisque les maisons situées de part et d’autre de celle de M. Molla sont construites à 15 m et à 16,33 m respectivement de la ligne de rue, celle de M. Molla ne pouvait être érigée à moins de 15,67 m de cette même ligne, même si le Règlement de zonage prévoit que la marge de recul avant dans cette zone n’est que de 7 m de la ligne de rue.
[17] Il est admis que l’agent de bâtiment qui délivre le permis de construction ignorait cette exigence particulière et qu’il n’en a pas tenu compte dans son analyse de la conformité du projet.
[18] Le 25 septembre suivant, le problème est porté à l’attention des responsables des autres secteurs de la Ville. Les fonctionnaires présents discutent des alternatives susceptibles de permettre de régler le problème, dont celle qui consiste à interrompre les travaux. Il est alors mentionné que d’autres dossiers similaires de contravention à cette règle d’insertion ont été réglés par l’octroi d’une dérogation mineure par le conseil municipal. La présentation d’une telle demande fait alors rapidement consensus, sous réserve d’obtenir l’aval des services juridiques de la Ville, que Mme Moreau obtient lors d’une consultation orale le 27 septembre suivant. Il est aussi convenu que les travaux ne seront pas arrêtés pendant le processus de la demande de dérogation mineure.
[19] Mme Moreau enjoint ensuite à l’agent en bâtiment de son service qui a délivré le permis de communiquer avec M. Molla afin de l’informer de l’erreur commise et de la solution retenue, ce qu’il fait dans les jours suivants[7].
[20] Le juge retient de la preuve que l’agent en bâtiment se fait alors rassurant, qu’il explique à M. Molla qu’il n’a pas à s’inquiéter, que la dérogation sera accordée et qu’il se trouve des cas bien plus graves que le sien. L’agent n’évoque pas la possibilité d’une démolition éventuelle advenant que le Conseil municipal refuse d’octroyer la dérogation et présente cette procédure comme étant très simple. Il avance que le Comité consultatif d’urbanisme (le « CCU ») devrait recommander l’adoption de la dérogation mineure au conseil municipal lors de sa rencontre du 28 octobre suivant.
[21] M. Molla ne le questionne pas quant aux conséquences possibles advenant que la demande de dérogation serait refusée et acquiesce à la présentation de la demande de dérogation mineure. Il n’est pas contesté qu’au moment où l’appel a lieu, bien que la construction soit très loin d’être terminée, la valeur des travaux déjà accomplis se situe entre 400 000 $ et 450 000 $.
[22] Dans l’intervalle, demande est faite à M. Alexandre Labelle, coordonnateur en urbanisme par intérim à la Division de l'urbanisme du secteur d'Aylmer, de préparer une analyse de la demande. Celui-ci collige l’information et rédige un document intitulé Analyse de projet[8]. Cette analyse, qui sera présentée aux membres du CCU, mentionne, en outre, ceci :
[23] M. Labelle y indique aussi que « [l]a dérogation mineure ne porte pas atteinte à la jouissance de leur droit de propriété aux propriétaires des immeubles voisins » et que « [l]e préjudice s'estompera lors du redéveloppement des lots avoisinants avec des implantations à 7 m en cours avant ». Il ne rapporte dans son analyse aucune des récriminations formulées par les citoyens du quartier et des voisins au sujet des différentes caractéristiques de la maison. Il ne fait qu’indiquer que « [l]a construction respecte l'ensemble des autres dispositions réglementaires applicables à l'exception de celle visée par la présente demande de dérogation mineure ».
[24] Le 28 octobre suivant, les membres du CCU adoptent la résolution R‑CCU‑2013‑10-28/219 :
Que ce comité recommande au conseil d'accorder une dérogation mineure au Règlement de zonage numéro 502-2005 au [Adresse 1] visant à réduire la marge avant minimale sur rue de 15,67 m à 7 m afin de régulariser l'implantation d'un bâtiment principal.
[25] Ce n’est que près de neuf mois plus tard, soit le 8 juillet 2014, que le conseil votera sur la demande de dérogation mineure. Plusieurs évènements surviendront au cours des presque dix mois qui séparent l’adoption de la résolution du CCU recommandant l’octroi de la dérogation mineure et le jour où les membres du conseil municipal voteront en sa faveur, dont l’achèvement de la maison, évènements sur lesquels nous reviendrons plus loin.
[26] Le 6 octobre 2014, les intimés déposent leur pourvoi en contrôle judiciaire de la résolution adoptée par le conseil municipal qui octroie la dérogation mineure, qu’ils accompagnent d’une demande en démolition de la maison.
[27] Le 20 juillet 2021, le juge de première instance accueille le pourvoi en contrôle judiciaire, annule la résolution octroyant la dérogation mineure et ordonne la démolition complète de la maison.
[28] Le juge conclut que la prépondérance de la preuve démontre que la décision de présenter une demande de dérogation mineure, plutôt que de demander à M. Molla d’interrompre ses travaux, a été prise par les employés du département d’urbanisme « pour éviter une poursuite en dommages de M. Molla en cas d’arrêt des travaux ou d’une demande de démolition ». La Ville aurait donc usé illégalement de son pouvoir dans le seul but de régulariser une erreur commise par l’agent de bâtiment qui a délivré le permis de construction et ainsi s’éviter une poursuite en dommages-intérêts.
[29] Le juge motive cette conclusion en s’appuyant sur la rapidité avec laquelle les membres du département d’urbanisme ont initialement choisi d’emprunter la voie de la dérogation mineure plutôt que d’exiger l’arrêt des travaux, empressement qui apparaîtrait de leur omission d’analyser les deux critères prévus au deuxième alinéa de l’article 145.4 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[9] (« LAU »), lequel prévoit :
145.4. Le conseil d'une municipalité sur le territoire de laquelle est en vigueur un règlement sur les dérogations mineures peut accorder une telle dérogation.
| 145.4. The council of a municipality in whose territory a by-law concerning minor exemptions is in force may grant such an exemption.
|
La dérogation ne peut être accordée que si l'application du règlement a pour effet de causer un préjudice sérieux à la personne qui la demande. Elle ne peut non plus être accordée si elle porte atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété. | The exemption may be granted only if the application of the by-law causes a serious prejudice to the person who applied for the exemption. Moreover, it shall not be granted where it hinders the owners of the neighbouring immovables in the enjoyment of their right of ownership. |
[…] | (…) |
[30] Quant au premier de ces deux critères, celui selon lequel « la dérogation mineure ne peut être accordée que si l’application du règlement a pour effet de causer un préjudice sérieux à la personne qui la demande » (mais que le juge reformule comme ceci : « la dérogation mineure ne peut être accordée si elle cause un préjudice sérieux à la personne qui la demande »[10] (sic)) le juge conclut que la Ville a été fautive en omettant d’analyser l’étendue du préjudice que l’octroi de la dérogation mineure serait susceptible d’occasionner à M. Molla. La preuve, estime le juge, montrerait qu’il a subi un tel préjudice puisque s’il avait été correctement informé par les officiers municipaux du risque qu’il encourait en acceptant de participer à la demande de dérogation mineure qui lui était proposée, il aurait vraisemblablement choisi d’interrompre les travaux et de démolir ce qui avait alors été construit. Ainsi, conclut le juge, le premier critère n’est pas satisfait.
[31] Quant au deuxième critère prévu au deuxième alinéa de l’article 145.4 LAU (soit que la dérogation « ne peut non plus être accordée si elle porte atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété »), le juge estime qu’il n’est pas rempli, non pas parce que les voisins subiraient une telle atteinte, mais parce que les officiers municipaux ont omis « de demander une analyse préalable, même sommaire, avant d’avaliser le cheminement du dossier vers la voie de la dérogation mineure »[11], omission qui aurait vicié l’ensemble du processus.
[32] Le juge conclut aussi que la dérogation accordée est majeure.
[33] L’appelante Ville de Gatineau soutient que la conclusion du jugement selon laquelle les officiers du département d’urbanisme ont initialement opté pour la présentation d’une demande de dérogation mineure uniquement afin de masquer leur erreur, éviter d’exiger la cessation des travaux et du même coup porter flanc à une poursuite en dommages-intérêts, repose sur une erreur de droit et sur une omission de considérer une partie importante de la preuve. Ces erreurs seraient déterminantes étant donné qu’elles constituent l’assise de sa conclusion selon laquelle la Résolution a été adoptée « à une fin impropre »[12] et qu’elle doit être annulée.
[34] L’erreur de droit commise par le juge serait de s’être mépris quant au sens à être donné au premier critère prévu au deuxième alinéa de l’article 145.4 LAU. L’eut-il compris et appliqué correctement, le juge ne se serait pas questionné à savoir si l’octroi de la dérogation était susceptible de causer un préjudice sérieux à M. Molla, mais plutôt si le défaut de l’octroyer (en d’autres mots, l’application de la règle d’insertion) était susceptible de lui causer un tel préjudice. Or, la preuve non contredite démontre plutôt que, face à l’ampleur des travaux déjà exécutés lorsque l’erreur a été découverte, aucune analyse fine afin d’en déterminer la valeur précise n’était requise. Ce premier critère serait donc satisfait.
[35] Quant au moyen fondé sur l’omission par le juge d’avoir considéré une partie importante de la preuve, l’appelante soutient que le juge a complètement écarté, sans justification, les explications données par les officiers du département d’urbanisme relatives à leur décision d’opter pour la présentation d’une demande de dérogation mineure lors de leur rencontre du 25 septembre 2013 et dans les jours qui ont suivi. Cette erreur serait déterminante puisqu’elle l’a aussi mené à conclure erronément que ces officiers n’avaient comme seule préoccupation que d’éviter de devoir payer des dommages‑intérêts à M. Molla.
[36] Selon l’appelante, les explications données lors du procès auraient dû minimalement être prises en compte ou, à tout le moins, le juge aurait dû expliquer les raisons pour lesquelles il les a ignorées. Ces explications portaient sur les éléments connus par ces officiers qui leur permettaient de croire que la dérogation ne portait pas atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété. Ces éléments ignorés par le juge démontreraient que l’essentiel des plaintes formulées par les résidents du quartier, dont les intimés, portaient sur les caractéristiques du bâtiment qui n’ont pas ou qui ont très peu à voir avec l’empiétement dans la partie avant, mais plutôt avec la présence même d’un bâtiment sur ce terrain, sa hauteur et celle de ses murs latéraux, du nombre d’étages, de son style architectural, etc., caractéristiques en tout point conformes aux normes réglementaires. Eût-il tenu compte de cette preuve non contredite, le juge n’aurait eu d’autre choix que de conclure que les officiers du département d’urbanisme n’ont pas « éludé »[13] l’analyse de ce critère avant d’opter pour la présentation d’une demande de dérogation à l’automne 2013 et donc que ce choix n’a pas été fait à une fin impropre. Dans tous les cas, les récriminations des voisins ont bien été entendues et, en fin de compte, « [l]a Demande a été décidée comme il se doit par les élus dans un exercice démocratique »[14].
[37] Quant au deuxième motif d’annulation de la résolution, selon lequel la dérogation accordée serait majeure, l’appelante soutient que le juge a erré en droit dans l’application de la norme de contrôle applicable au contrôle judiciaire de la résolution attaquée. Il n’aurait pas usé de la prudence à laquelle la Cour suprême du Canada invite les juges en pareille matière et se serait substitué aux membres du conseil municipal dans leur appréciation de l’importance de la dérogation demandée et de son impact sur les terrains voisins.
[38] Enfin, l’appelante soutient subsidiairement que l’article 227 LAU accorde la discrétion de refuser d’ordonner la démolition de la maison et demande à la Cour d’exercer cette discrétion.
[39] De leur côté, les intimés avancent que le juge a bien encadré son pouvoir de révision et l'a bien appliqué. Il apparaît de la preuve que l'appelante, en proposant et en entreprenant elle-même une procédure de dérogation mineure et en omettant de faire une analyse sérieuse des critères prévus dans la LAU, ne cherchait qu’à corriger son erreur et ainsi éviter un recours en dommages. Nulle part dans la jurisprudence ne retrouve-t‑on une procédure de dérogation mineure demandée par la Ville elle-même. Le juge a correctement ciblé le motif principal de sa décision d'annuler la résolution.
[40] Au sujet des deux critères prévus au deuxième alinéa de l’article 145.4 LAU, les intimés soutiennent que la rédaction du premier porte à confusion, car il n'est pas certain s’il réfère au règlement de zonage ou à la dérogation mineure. En ce qui concerne le deuxième critère, l’existence du préjudice aurait été admise par les officiers de l’appelante dans l’Analyse de projet[15] qu’ils ont rédigée en octobre 2013, alors qu’il y est écrit : « Le préjudice s'estompera lors du redéveloppement des lots avoisinants avec des implantations à 7 m en cours avant ».
[41] Enfin, M. Molla, bien que recherchant avant tout, comme son avocat l’explique à l’audition, une résolution de son problème d’un côté comme de l’autre, il se range néanmoins derrière les arguments des intimés et n’appuie pas la Ville. Il soutient que le juge ne commet aucune erreur en affirmant que le choix de déposer une demande de dérogation n’avait que pour seul considérant d’éviter la démolition du bâtiment et de payer des dommages-intérêts. Il écrit dans son mémoire : « [l’appelante] s’est lancée dans une opération de maquillage de sa propre erreur à l’automne 2013, alors qu’elle aurait pu limiter les dommages pour toutes les parties dans la mesure où la construction était loin d’être complétée au moment de la découverte le 19 septembre 2013 de la faute grave commise par son fonctionnaire lors de l’émission du permis de construction ». Par ailleurs, la dérogation serait majeure et elle causerait préjudice aux voisins. La résolution du 8 juillet 2014 ne serait donc aucunement conforme, ce qui constitue un motif de nullité. Le juge aurait motivé adéquatement en quoi les critères de la LAU ne sont pas respectés en l'espèce.
[42] Le rôle de la Cour lors d’un contrôle judiciaire dans des circonstances comme celles à l’étude est de vérifier si le juge réviseur a choisi la norme de contrôle appropriée et, le cas échéant, s’il l’a appliquée correctement. Il ne se limite pas à se demander si la juridiction inférieure a commis une erreur manifeste et dominante en appliquant la norme de contrôle appropriée. La Cour doit se mettre « à la place » du tribunal inférieur et se concentrer sur la décision administrative elle-même[16].
[43] Dans le cadre de son exercice visant à vérifier si le juge réviseur a correctement appliqué la norme de contrôle appropriée, la Cour doit toutefois déférence aux conclusions de fait et aux conclusions mixtes de fait et de droit retenues par le juge de première instance, celui-ci occupant une position privilégiée afin d’apprécier la preuve présentée ainsi que la crédibilité des témoins. Dans un tel cas, comme le rappelle la Cour suprême dans Hydro-Québec c. Matta[17] et en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante, la Cour « doit se garder de modifier les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit tirées par le juge de première instance ». Une erreur sera manifeste lorsqu’elle relèvera de l’évidence sans qu’il soit nécessaire de réexaminer toute la preuve pour s’en apercevoir, et elle sera déterminante lorsqu’elle aura influencé la décision[18].
[44] Toutefois, et malgré la déférence que la Cour doit à l’appréciation des faits exercée par le juge, la Cour peut, et doit dans l’intérêt des parties, pallier une omission par le juge d’analyser ou de tenir compte de la preuve apportée. Lorsque la Cour dispose de l’ensemble de la preuve administrée en première instance, elle doit alors elle-même trancher la question[19].
* * *
[45] L’appelante soutient d’abord que le juge a erré en concluant que l’appelante a omis de considérer le premier critère prévu au deuxième alinéa de l’article 145.4 LAU, puis en concluant que ce critère n’est pas satisfait. Cet alinéa prévoit ceci :
La dérogation ne peut être accordée que si l’application du règlement a pour effet de causer un préjudice sérieux à la personne qui la demande. Elle ne peut non plus être accordée si elle porte atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété.
The exemption may be granted only if the application of the by-law causes a serious prejudice to the person who applied for the exemption. Moreover, it shall not be granted where it hinders the owners of the neighbouring immovables in the enjoyment of their right of ownership.
[Soulignements ajoutés]
[46] Avec égards, le juge se trompe lorsqu’il impute aux officiers municipaux une faute de ne pas avoir analysé ce premier critère. Le juge interprète ce premier critère comme imposant l’obligation de s’assurer que la dérogation demandée cause un préjudice sérieux à la personne qui en fait la demande. Ce n’est pas ce que prévoit la disposition, et la lecture que le juge en fait n’a jamais été suggérée par la doctrine ou les tribunaux depuis son entrée en vigueur en 1985[20]. Il n’est donc pas surprenant que les officiers municipaux n’aient pas analysé ce critère qui est tout simplement inexistant.
[47] La question que le juge devait se poser était plutôt de savoir si la preuve démontrait que l’application de la norme d’insertion était susceptible de causer un préjudice sérieux à M. Molla, et la réponse à cette question est clairement positive. M. Molla chiffre lui‑même la valeur des travaux accomplis au 25 septembre 2013 entre 400 000 $ et 450 000 $, alors que la valeur totale des travaux inscrite sur la demande de permis de construction signée par lui était de 800 000 $[21]. C’est d’ailleurs cette valeur qui a été retenue par le juge[22]. Partant, il était inutile d’exiger des officiers municipaux qu’ils préparent une évaluation précise des impacts financiers qu’engendrerait la démolition de la construction avant d’opter pour le dépôt d’une demande de dérogation.
[48] Ainsi, cette première condition est satisfaite.
[49] Cette erreur est aussi déterminante pour une autre raison : le juge fait supporter sa conclusion voulant que la Ville ait privilégié l’avenue de la dérogation mineure afin d’éviter une éventuelle poursuite en dommages-intérêts sur cette absence d’analyse des dommages que l’octroi de la dérogation causerait à M. Molla.
[50] L’appelante soutient ensuite que le juge a erré en omettant sans justification de tenir compte des témoignages rendus par les officiers du département d’urbanisme au sujet de leur décision d’opter pour la présentation d’une demande de dérogation mineure lors de leur rencontre du 25 septembre 2013 et dans les jours qui ont suivi. Cette preuve montrerait que le critère du préjudice causé par l’empiétement de la maison de M. Molla dans la cour avant avait bien été considéré par ces officiers. L’appelante réfère dans son mémoire plus spécifiquement aux éléments de preuve suivants :
19. Concernant la Résidence, Chicoine et Moreau ont témoigné que l’option de demander une dérogation mineure avait été envisagée en raison des considérations suivantes :
a) compte tenu que l’immeuble est situé sur le bord de la rivière Outaouais, le propriétaire est déjà limité dans le développement de son terrain par la bande riveraine, qui lui interdit toute construction dans une largeur de 15 mètres;
b) comme les immeubles voisins sont déjà à la marge maximale arrière, ils ne pourront donc s’agrandir que par l’avant. Or, un tel agrandissement aura un impact direct sur l’application de la Règle d’insertion, puisque la marge avant de la Résidence aujourd’hui imposée à 15,67 mètres par l’implantation des immeubles voisins, serait automatiquement réduite;
c) par ailleurs, la Résidence elle-même pouvait ultérieurement faire l’objet d’un agrandissement jusqu’à la marge avant de 7 mètres, sans demande de dérogation, puisque la Règle d’insertion ne s’appliquait pas en tel cas;
d) il s’agit d’immeubles situés sur le bord de la rivière et c’est de ce côté que les résidents profitent de leur terrain. C’est aussi de ce côté qu’est l’ensoleillement qui est plein sud;
e) la dérogation n’a pas d’incidence sur le droit de propriété des intimés, en ce qu’aucun empiétement sur les terrains voisins ni vue illégale ne sont créés par la construction;
f) les préoccupations du voisin ne portaient pas sur la proximité de la façade de la Résidence avec la ligne de rue, mais plutôt sur d’autres facteurs sans lien avec la Règle d’insertion, comme l’ampleur du mur de la Résidence, sa hauteur, la mezzanine et la proximité des lignes latérales, lesquelles respectaient par ailleurs la règlementation;
g) la Règle d’insertion, avant la refonte du règlement de zonage en juin 2005, ne s’appliquait pas dans le secteur Aylmer, du moment que la construction respectait la marge avant règlementaire de 7 mètres;
h) le terrain sur lequel la Résidence était construite était l’un des derniers vacants sur le bord de la rivière, de telle sorte que la dérogation ne créait aucun précédent au niveau de l’empiétement sur la marge avant;
i) l’article 145.5 LAU permet au conseil d’accorder une dérogation mineure à l’égard de travaux en cours. Chicoine est également au fait de situations antérieures où de telles demandes ont cheminé sans arrêt des travaux.
[51] Cette erreur, propose l’appelante, serait déterminante pour deux raisons.
[52] La première démontre que les officiers du département d’urbanisme ont bien analysé, dès l’automne 2013, le deuxième critère prévu au deuxième alinéa de l’article 145.4 LAU, soit l’atteinte potentielle de la dérogation sur la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété. La seconde a amené le juge à conclure erronément que ces officiers, en n’analysant pas ce préjudice potentiel, n’avaient à cette époque comme seule préoccupation que d’éviter de devoir payer des dommages-intérêts à M. Molla.
[53] Les seuls motifs donnés par le juge à l’égard de ce critère sont les suivants :
[258] Quant au deuxième critère, même si on devait conclure que le Conseil y a répondu correctement, force est de constater que le processus est vicié à sa base même lorsque la Ville omet de demander une analyse préalable, même sommaire, avant d’avaliser le cheminement du dossier vers la voie de la dérogation mineure.
[259] Cette décision est prise rapidement pour justifier le besoin d’une dérogation mineure découlant d’un problème occasionné par un fonctionnaire et non des propres besoins d’accommodements du propriétaire Molla.
[260] Il est bon de se rappeler que Molla n’est pas le requérant sur la demande de dérogation mineure et qu’il invite même la Ville à ne pas l’adopter dans sa mise en demeure du 19 juin 2014.
[54] Malgré leur caractère minimaliste, on doit comprendre de ces motifs que le juge n’adhère pas à la position de l’appelante selon laquelle les officiers du département d’urbanisme avaient fait une analyse suffisante du critère en question avant d’opter pour la présentation de la demande. Il appuie cette conclusion sur certains des faits et témoignages recueillis par M. Jean-François Tremblay, professeur et conseiller en relations industrielles, mandaté par les membres du nouveau conseil municipal après que la dérogation mineure fut accordée afin d’effectuer une enquête administrative sur le travail des employés du département d’urbanisme.
[55] Dans son rapport, M. Tremblay explique que la décision des officiers du département d’urbanisme le 25 septembre 2013 d’emprunter la voie de la dérogation mineure a été prise avant que toute l’information pertinente à l’évaluation des critères prévus dans la LAU ait été recueillie :
Suite à la considération des faits et des explications fournies par les personnes présentes à ce moment, on peut questionner certains éléments du processus décisionnel qui apparaissent à la lumière des explications des témoins.
Dans un premier temps, on note la rapidité de la décision à l’effet d’aller en dérogation mineure sans analyse du dossier au préalable. En effet, outre les indications verbales transmises par un des gestionnaires concernant le degré d’avancement de la construction, peu d’éléments informationnels sont disponibles pour étayer la prise de décision.
On remarque notamment l’absence de documents photographiques, le fait de ne pas estimer sommairement les coûts associés à chacune des options alternatives à la dérogation mineure et le fait de ne pas considérer le bien-fondé ou non des allégations des citoyens qui interpellent M. Laframboise. On peut penser que ces diverses considérations ne sont pas accessoires à une prise de décision qui se veut éclairée.
Dans les circonstances, nous sommes d’avis que la Direction du SUDD aurait pu demander une analyse préalable, même sommaire, avant d’avaliser le cheminement du dossier vers la voie de la dérogation mineure.
Dans un deuxième temps, on peut questionner la certitude des protagonistes à l’effet qu’il n’y a pas de différences entre un dossier de dérogation mineure dont le requérant est le propriétaire du terrain versus la Ville qui prend fait et cause pour un requérant qui-n’en-est-pas-réellement-un car le besoin d’une dérogation mineure découle d’un problème occasionné par un fonctionnaire, non des propres besoins d’accomodement(sic) du propriétaire.
Tous les intervenants du SUDD rencontrés affirment que la chose se fait régulièrement, mais aucun n’est en mesure de fournir un exemple précis lorsque questionnés à ce sujet.
Il aurait été certes judicieux de questionner précisément les Affaires juridiques à ce sujet. Nous estimons qu’il est de la responsabilité de la Direction du Service de s’assurer que les questions de cette nature soient répondues adéquatement.
Dans un troisième temps, il est inquiétant de constater que malgré leur connaissance manifeste du caractère discrétionnaire de l’éventuelle décision que devra prendre le Conseil, les personnes en autorité prennent littéralement pour acquis que cette décision sera favorable à leur intention première, sans même envisager sérieusement un scénario alternatif.
Cette attitude s’éloigne assurément des principes d’une saine gestion en contexte municipal où le rôle du fonctionnaire gestionnaire est, en de telles matières, de présenter avec professionnalisme les options possibles en mettant en exergue les forces et faiblesses de celles-ci afin d’éclairer au mieux la prise de décision du décideur, en l’occurrence le conseil municipal.
De prendre pour acquis dès le départ, sans autre élément pertinent à la prise de décision que l’expérience passée, une éventuelle décision positive sur un objet dont l’essence même est de l’ordre du cas de figure, est au mieux insouciant, au pis arrogant, mais assurément éloigné d’une attitude prudente et diligente qui devrait caractériser le travail d’un gestionnaire dans un environnement décisionnel aussi complexe, voir aléatoire, que celui d’une municipalité.
Visiblement étranger aux préoccupations qui sont les nôtres, force est de constater qu’aucun témoin ne remet en question la pertinence de la décision prise le 25 septembre 2013 ou la façon dont elle en émerge. De plus, même avec le recul des derniers mois, les dirigeants estiment que cette demande de dérogation mineure est encore hautement pertinente au niveau urbanistique et que la décision d’alors est encore la bonne.
On retient donc que la direction du SUDD, à l’instar des gestionnaires du secteur Aylmer, sont au diapason pour estimer que le dossier n’est pas un dossier urgent, complexe ou nécessitant des moyens autres que ceux habituellement mobilisés pour faire cheminer une dérogation mineure. Ils prennent également pour acquis le résultat de la décision du conseil municipal alors qu’à titre de cadres d’une municipalité qui cumulent une vaste expérience professionnelle, ils sont parfaitement conscients qu’ils ne peuvent, au final, apporter aucune garantie à la décision applicable en l’espèce, à savoir celle du Conseil.
Nous y voyons une attitude incompatible avec leurs devoirs et responsabilités professionnels.
[56] Référant à cet extrait du rapport qu’il reproduit intégralement dans ses motifs, le juge écrit : « Plusieurs faits mentionnés par Tremblay sont confirmés par la preuve faite au procès »[23].
[57] L’appelante soutient que le juge a erré en acceptant le dépôt du rapport de M. Tremblay puisqu’il rapporte les paroles de tiers (ouï-dire) et comporte de nombreuses opinions alors qu’il n’a pas été produit à titre de rapport d’expert et que son auteur n’a pas témoigné en cette qualité.
[58] Le juge motive adéquatement sa décision d’accepter le dépôt de ce rapport et la Cour lui doit déférence à cet égard, du moins à l’égard des faits qui y sont rapportés seulement, par opposition aux très nombreux avis et aux opinions qu’il comporte. L’appelante ne montre pas l’erreur manifeste que le juge aurait commise à cet égard.
[59] Cela dit, le juge n’indique pas quels sont les faits rapportés dans ce rapport qui auraient été « confirmés par la preuve faite au procès ». On peut deviner de ce très court motif que le juge considère déterminant le fait que l’Analyse de projet préparée par M. Alexandre Labelle n’a été commandée qu’après que la décision a été prise par les officiers du département d’urbanisme d’opter pour la présentation d’une demande de dérogation mineure.
[60] Il importe ici de préciser qu’une étude des critères d’octroi d’une dérogation mineure n’est généralement pas requise préalablement à la décision d’en faire cheminer la demande, vu que l’étendue de l’atteinte à la jouissance du droit de propriété des voisins peut aussi bien être analysée lors des étapes ultérieures du processus, qui se termine par l’adoption de la résolution par les membres du conseil municipal. D’ailleurs, rien dans la LAU n’indique qu’une étude formelle et écrite est même requise. Il peut être tout à fait justifié, même usuel que les critères d’octroi d’une dérogation mineure ne soient analysés qu’après le dépôt de la demande, comme c’est d’ailleurs le cas pratiquement chaque fois qu’un citoyen en dépose une.
[61] En l’espèce, une telle analyse, bien qu’incomplète, a d’ailleurs été réalisée après que l’option a été choisie et présentée à M. Molla. Le seul fait que cette analyse n’a pas été faite avant que la décision de demander une dérogation ait été prise ne pouvait constituer un motif de nullité de la résolution qui l’a accordée.
[62] Il importe aussi de souligner que l’obligation de tenir compte des critères prévus dans la LAU incombe aux élus municipaux qui, en fin de compte, décident s’il y a lieu de l’accorder, et non aux officiers municipaux ni aux membres du CCU qui ne font que présenter leurs recommandations aux élus.
[63] On comprend aussi du même court motif donné par le juge que celui-ci a considéré que les officiers du département d’urbanisme ont été fautifs en tenant pour acquis que les membres du conseil municipal entérineraient leurs recommandations sans sourciller. La Cour doit ici déférence à cette conclusion, puisqu’elle repose sur la preuve.
[64] Par ailleurs, et bien que cela soit certainement inhabituel que les officiers du département d’urbanisme aient eux-mêmes rédigé et signé la demande de dérogation mineure et qu’ils n’en aient pas facturé le coût à M. Molla, cela ne mène pas nécessairement à la nullité de la résolution qui accorde la dérogation. M. Molla a bien été informé de la non-conformité par M. Chauret et que les officiers se chargeraient de présenter la demande de dérogation. À leur demande et à cette fin, M. Molla a alors fait préparer un certificat de localisation de son bâtiment et a été informé de sa date de présentation au conseil municipal le 17 décembre suivant. Il a même communiqué avec le conseiller de son district afin d’obtenir son appui. Jamais il ne s’est déclaré en désaccord avec cette façon de régler la contravention à la norme. Le juge écrit que, dans une lettre transmise par ses avocats à l’appelante le 19 juin 2014, M. Molla « invite même la Ville à ne pas l’adopter [la dérogation mineure] ». Avec égards, il s’agit là d’une lecture tronquée de cette lettre puisqu’elle omet de mentionner que cette « invitation » de M. Molla à la Ville de ne pas lui accorder la dérogation, et même à démolir le bâtiment, était conditionnelle à ce que la Ville lui verse 2 750 000 $[24].
[65] Enfin, le fait que l’erreur à l’origine de la demande de dérogation émane d’un employé de la municipalité ne peut avoir pour effet de priver le conseil de la possibilité de l’accorder si les conditions prévues par la LAU sont satisfaites. La LAU précise les paramètres applicables à une telle demande et n’exclut pas que la dérogation puisse être accordée si l’erreur a été commise par un employé de la ville. Il serait d’ailleurs incongru qu’un citoyen puisse obtenir une telle dérogation à la suite de sa propre erreur ou de celle de son arpenteur-géomètre, par exemple, mais non à la suite d’une erreur commise par l’officier qui a délivré le permis, le forçant ainsi à démolir son bâtiment en tout ou en partie.
* * *
[66] Ainsi, le juge estime que les gestes et omissions des officiers municipaux préalablement à la présentation de la demande de dérogation mineure avaient pour but d’éviter d’exposer la Ville à une poursuite en dommages-intérêt et que ceux-ci tenaient pour acquis que les élus entérineraient automatiquement cette demande. Ces fautes, conclut-il, vicient le reste du processus et mènent à l’annulation de la résolution adoptée par les élus municipaux octroyant la dérogation mineure.
[67] J’ai expliqué plus haut pourquoi la plupart des fautes retenues par le juge n’en sont pas.
[68] Dans son mémoire, l’appelante soutient que même en retenant les conclusions du juge voulant que les officiers du département d’urbanisme n’aient pas suffisamment analysé les critères permettant l’octroi de la dérogation avant de la présenter, qu’ils n’aient pas exigé la démolition de la maison afin d’éviter une poursuite en dommages-intérêts et qu’ils aient tenu pour acquis que le conseil municipal entérinerait simplement la demande, ces conclusions ne pouvaient mener à l’annulation de la résolution. Le juge aurait erré en n’usant pas de la prudence à laquelle la Cour suprême du Canada invite les juges en pareille matière. Il se serait substitué aux membres du conseil municipal dans leur appréciation de l’importance de la dérogation demandée et de son impact sur les terrains voisins.
[69] Avec égards, l’appelante a raison. Voici pourquoi.
[70] Premièrement, et cela dit avec égards, le juge commet une erreur déterminante lorsqu’il fait un lien entre ces fautes (même en présumant qu’elles ont été commises) des officiers municipaux et la décision prise près de dix mois plus tard par les membres du conseil municipal. En établissant un tel lien, le juge se méprend à l’égard du processus d’octroi d’une dérogation mineure prévu dans la LAU.
[71] Le juge estime que les fautes commises par les fonctionnaires du département d’urbanisme dans les premiers jours ou semaines du processus ont « vicié à sa base même » tout le processus d’octroi de la dérogation mineure[25]. Ce faisant, il passe complètement sous silence tous les évènements qui se sont déroulés à compter du mois de novembre 2013 jusqu’au moment du vote par les membres du conseil municipal le 8 juillet 2014, soit près de dix mois plus tard, de même que le rôle du conseil municipal.
[72] Voyons d’abord quels sont ces évènements.
[73] Après que la résolution du CCU recommandant d’accorder la dérogation a été adoptée le 28 octobre 2013, les officiers du département d’urbanisme acheminent la demande aux membres du conseil municipal et demandent qu’elle soit traitée lors de sa séance du 17 décembre 2013[26]. Comme on l’a vu, le juge retient de la preuve que les officiers du département d’urbanisme s’attendaient alors à ce que la dérogation soit accordée, comme cela s’était toujours fait par le passé dans des cas semblables.
[74] Les choses ne se dérouleront pas du tout comme ils l’avaient alors prévu.
[75] Le 3 novembre 2013, ont lieu les élections municipales. Un tout nouveau conseil, présidé par le nouveau maire Maxime Pedneaud-Jobin, est élu. Le conseiller du secteur d’Aylmer est M. Richard Bégin, aussi nouvellement élu.
[76] Le nouveau conseil municipal n’entend pas traiter les dossiers qui lui sont acheminés de la même façon que les conseils précédents.
[77] Tel qu’il apparaît des témoignages des officiers rapportés par M. Tremblay[27] (que le juge accepte à titre de preuve[28]) :
L'élection d'un nouveau maire et de plusieurs nouveaux conseillers (ce qui est particulièrement le cas pour le secteur Aylmer) change également les paramètres passés au niveau du rationnel de la prise de décision. De fait, selon trois témoins, l'élection du nouveau conseil municipal est un élément très significatif pour expliquer l'évolution du dossier.
L'un d'eux affirme: « Il y a un « avant » et un « après » 4 novembre ». Ils indiquent que la vision du nouveau Conseil quant à l'importance de la transparence de même qu'une volonté de montrer la supériorité du Conseil sur les fonctionnaires expliquent en partie pourquoi le dossier a pris une telle ampleur. Il précise : « Avant avec l'ancien Conseil, cette dérogation mineure aurait passé sans problème même si certains citoyens avaient chialé ». Un autre témoin s'exprime en ces termes: « II y a une différence entre le nouveau Conseil vs l'ancien. C'est plus fastidieux maintenant ». Finalement, le troisième témoin nous explique que : « Le nouveau Conseil change la donne au niveau urbanistique, ça change la toile de fond ».
[Soulignement ajouté]
[78] Les vents, que les officiers jugeaient jusqu’alors favorables à l’octroi de la dérogation mineure – presque un automatisme, selon le juge de première instance –changent donc subitement de direction, et ce qui avait été annoncé à M. Molla comme chose faite se frotte dorénavant aux questionnements de certains nouveaux élus, dont ceux de M. Bégin qui, durant la campagne électorale, a été sensibilisé au problème par les citoyens de son quartier et les voisins de M. Molla lors de son porte-à-porte. Il est conscient que plusieurs résidents de la rue sont mécontents que la Ville ait autorisé la construction d’un si gros bâtiment qui cadre difficilement avec le voisinage.
[79] M. Chauret informe donc M. Molla que le CCU a recommandé au conseil municipal d’accorder la dérogation mineure afin de régulariser l’empiétement de sa résidence à l’avant, mais que « les voisins, ils se plaignent »[29] de la construction de sa résidence.
[80] Il lui suggère d’être présent à la séance du conseil municipal de décembre au cours de laquelle la demande doit être traitée. Il lui conseille aussi de communiquer avec le nouveau conseiller de son quartier, M. Bégin, afin d’obtenir son appui.
[81] Lorsque M. Molla communique avec M. Bégin, celui-ci lui dit : « vous aurez pas mon appui le 17 décembre »[30] puisqu’il n’est pas à l’aise d’appuyer la résolution accordant la dérogation mineure et qu’il désire obtenir des informations additionnelles.
[82] Dans les jours qui suivent, M. Bégin est nommé président du CCU. Il demande – et obtient – le retrait de cet item de l’ordre du jour de l’assemblée du conseil municipal du 17 décembre. Il souhaite obtenir des informations et des explications supplémentaires[31].
[83] Le 17 décembre, M. Molla assiste à l’assemblée du conseil municipal. Bien que la demande de dérogation ait été retirée de l’ordre du jour, des citoyens manifestent aux membres du conseil municipal leur opposition à l’octroi de la dérogation mineure. L’un d’eux, M. Gaudet, un voisin jusqu’alors inconnu de M. Molla (cinq terrains séparent leurs résidences) pose des questions aux membres du conseil au sujet de la résidence de M. Molla. À la fin de l’assemblée, une altercation a lieu entre les deux hommes à la sortie de l’hôtel de ville. M. Molla témoigne que M. Gaudet « disait toutes sortes de mensonges » comme le fait qu’il « construisait une maison de 10 000 pieds carrés sur un terrain zoné 0-20 ans »[32].
[84] Le 11 février 2014, à la demande de M. Bégin, la Ville organise une soirée d’information portant sur le [Adresse 1]. Une quinzaine de citoyens, dont la majorité des intimés, y participent et plusieurs expriment leurs critiques et leurs préoccupations. Ils insistent sur les inconvénients que leur cause la résidence de M. Molla. Les récriminations portent essentiellement sur l’ampleur et le volume du bâtiment, sa hauteur, son esthétisme vu sa forme très contemporaine, et la proximité de sa façade par rapport à la rue. Entamée dans le calme, la soirée devient houleuse. Mme Moreau, la gestionnaire du service de l’urbanisme, secteur Aylmer, s’engage à produire un document qui répondra aux questions soulevées auxquelles elle n’est pas en mesure de répondre.
[85] M. Molla emménage avec sa famille dans la résidence vers la fin du mois de février 2014[33].
[86] Le document promis par Mme Moreau est transmis aux citoyens concernés le 20 mai 2014[34]. Il répond aux questions demeurées en suspens au sujet des caractéristiques du bâtiment : le respect des normes relatives au rapport espace bâti/terrain, sa superficie au sol, la superficie de la mezzanine, la hauteur du mur du côté gauche, la présence d’un solarium sur le toit, la distance entre la terrasse située à l’arrière et la ligne de propriété, la bande riveraine et au sujet d’une allégation de construction d’un remblai à l’arrière du bâtiment. Le document explique aussi en quoi le bâtiment déroge à la règle d’insertion et se termine avec une mention que la demande de dérogation sera déposée pour étude et décision par les membres du conseil municipal et qu’un avis public sera publié au préalable dans les journaux locaux afin d'en informer la population.
[87] La preuve montre aussi qu’entre décembre 2013 et juillet 2014, le conseiller Bégin discutera à une dizaine d’occasions avec M. Chicoine, le directeur adjoint, développement et urbaniste au service de l’urbanisme de la Ville, du dossier et des récriminations formulées par les voisins de M. Molla.
[88] L’étude de la demande de dérogation mineure par le conseil est fixée au 10 juin 2014. L’avis public préalable prévu à l’article 145.6 LAU est dûment publié par le greffier, avis qui mentionne en outre que tout intéressé pourra alors se faire entendre lors de l’assemblée.
[89] Dans les jours qui précèdent la tenue de l’assemblée, les doléances des voisins du [Adresse 1] font l'objet d'un important battage médiatique. La une du journal Le droit y est consacrée. Il y est rapporté que plusieurs résidents ont l’intention de s’opposer à l’octroi de la dérogation mineure lors de l’assemblée du conseil municipal.
[90] Lors de l’assemblée du 10 juin 2014, plusieurs citoyens se font entendre relativement à la résidence de M. Molla, dont les intimés Stinson et Lyttle. La Ville ayant reçu une lettre de mise en demeure du procureur des intimés plus tôt dans la journée, les élus conviennent de reporter leur décision sur la demande de dérogation mineure à l’assemblée publique suivante, prévue pour le 8 juillet, afin de laisser plus de temps aux avocats de trouver une solution au dossier.
[91] Le 19 juin 2014, l’avocat de M. Molla transmet une lettre à la Ville dans laquelle il indique avoir parlé avec celui de ses voisins et mentionne que ceux-ci exigent la démolition complète de la résidence et le respect de la règle d’insertion.
[92] Lors de l’assemblée du 8 juillet 2014, plusieurs voisins de M. Molla, dont les intimés M. Stinson et Mme Lyttle, exposent à nouveau aux membres du conseil les motifs de leur opposition à l’octroi de la dérogation mineure. Un vote se tient ensuite et les élus se prononcent, sur division, en faveur de l’adoption de la Résolution no CM‑2014-505 par laquelle la dérogation mineure est accordée, conditionnellement à l’accomplissement de certains travaux dans le but de réduire l’impact visuel du bâtiment :
IL EST PROPOSÉ PAR MONSIEUR LE MAIRE MAXIME PEDNEAUD-JOBIN APPUYÉ PAR MONSIEUR LE CONSEILLER MARTIN LAJEUNESSE
ET RÉSOLU QUE ce conseil, suite à la recommandation du Comité consultatif d’urbanisme, accorde une dérogation mineure au Règlement de zonage numéro 502-2005 au [Adresse 1] visant à réduire la barge avant minimale sur rue de 15,67 m à 7 m, et ce, afin de régulariser l’implantation d’un bâtiment principal, le tout conditionnellement au respect par le propriétaire du [Adresse 1] de l’ensemble des conditions suivantes :
a) Procéder, dans la cour avant, à la plantation d’un lilas japonais ayant un diamètre à hauteur de poitrine, comme défini au Règlement de zonage numéro 502-2005 de la Ville de Gatineau, de 5 cm minimum;
b) Procéder, dans la cour latérale est, soit le long du mur latéral sur une distance de 18 mètres calculée à partir du mur avant, à la plantation de 12 Thuja occidentalis Smaragd (cèdres émeraudes) ayant une hauteur de 1 500 mm à la plantation (en pot) et distancés d’au plus 1 500mm;
c) Procéder, dans la cour latérale ouest, soit le long du mur latéral sur une distance de 9 mètres calculée à partie du mur avant, à la plantation de 4 Hydrangea anomala Petiolaris (hydrangées grimpants) en pot de 2 gallons minimum et distancés d’au plus 2 000mm. Ceux-ci devront couvrir le mur de pierre à maturité;
d) Que les plantations soient réalisées conformément au plan technique portant le numéro CRO-14-313 et révisé en date du 8 juillet 2014 et joint à la présente résolution;
e) Que les travaux de plantations soient effectués entre le 15 août et le 15 octobre 2014;
f) Que l’ensemble des travaux d’entretien soient effectués afin de conserver lesdits aménagements en bon état.
[93] Au cours du mois de septembre suivant, les membres du conseil municipal reçoivent le rapport du professeur Tremblay commandé quelques mois auparavant. Ce rapport, que la Ville rendra public, est particulièrement sévère envers certains fonctionnaires du département d’urbanisme impliqués dans le traitement du dossier à l’été et l’automne 2913, blâmes qui mèneront à l’imposition par la Ville de sanctions envers trois d’entre eux. M. Tremblay y formulera 15 recommandations afin d’améliorer la gestion du département d'urbanisme et son traitement des dossiers. Avec égards, le juge, en omettant de traiter et de considérer l’ensemble de ces faits, commet une erreur manifeste et déterminante qui commande l’intervention de la Cour.
[94] L’arrivée d’un nouveau conseil municipal et d’un nouveau maire, et particulièrement l’intérêt que ceux-ci ont pris afin de s’enquérir des griefs des propriétaires des immeubles voisins, ajoutés aux occasions données à ces derniers afin de s’exprimer et de faire connaître leurs objections à l’octroi de la dérogation mineure, ont eu pour effet de reléguer à l’arrière-plan tout laxisme, négligence ou intention biaisée qui auraient pu être retenus envers les officiers du département d’urbanisme de la Ville lors des premières étapes du processus.
[95] C’est aux membres du conseil municipal que le législateur délègue le pouvoir d’apprécier les demandes de dérogation mineure et non aux officiers municipaux ou aux membres du CCU.
[96] Au moment du vote en juillet 2014, les membres du conseil municipal étaient parfaitement au fait des récriminations des voisins et étaient à même d’évaluer l’ampleur réelle des allégations d’atteintes à la jouissance de leur droit de propriété, condition imposée dans la LAU. C’est à ce moment, celui où le vote a lieu, que le juge devait se placer afin de déterminer si leur décision prenait appui sur un travail incomplet ou biaisé.
[97] Avec égards, le juge ne pouvait limiter son analyse des intentions de la Ville aux seuls gestes posés par les employés du département d’urbanisme lors de la toute première étape du dossier et conclure, comme il le fait, que les fautes alors commises viciaient tout le processus. Le juge ne pouvait non plus appuyer son analyse sur l’arrêt Carignan (Ville de) c. Vallée-du-Richelieu (Municipalité régionale de comté de la)[35]. Contrairement au cas d’espèce, dans cette affaire, la preuve démontrait que les membres du conseil municipal avaient abusé de leur pouvoir en accordant la dérogation puisque leur objectif était alors de contourner les exigences normatives du règlement dans le seul but de sauvegarder un contrat qu’eux-mêmes avaient octroyé l’année précédente.
[98] Au risque de se répéter, ce ne sont pas aux employés municipaux que le législateur a octroyé le pouvoir d’accorder ou de refuser une dérogation mineure, mais bien aux membres du conseil municipal. Or, la preuve importante relatée ci-haut concernant l’implication des élus municipaux dès leur élection en novembre 2013 et jusqu’au vote sur la Résolution, preuve que le juge n’a pas traitée, montre que les véritables décideurs, les membres du conseil municipal, étaient parfaitement au fait au moment de voter des critères permettant d’accorder la dérogation mineure, tout comme des récriminations et motifs d’opposition des propriétaires des immeubles voisins.
[99] Enfin, rien dans la preuve ne permet de conclure que les élus ont octroyé la dérogation mineure afin d’éviter que la Ville soit poursuivie en dommages-intérêts ou dans un autre but détourné, ou qu’ils ont autrement été de mauvaise foi. Le partage du vote de ses membres est à cet égard assez révélateur.
[100] Ensuite, le juge commet une deuxième erreur déterminante, qui porte cette fois sur l’appréciation des deux critères prévus au deuxième alinéa de l’article 145.4 LAU.
[101] Nous avons traité plus haut du premier de ces deux critères (aux paragr. [39] à [42]), soit celui voulant que l’application de la règle d’insertion était susceptible de causer un préjudice important à M. Molla. Ce critère est satisfait.
[102] Quant au deuxième critère, celui selon lequel la dérogation ne peut être accordée si elle porte atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété, le juge, avec égards, a outrepassé les limites d’intervention accordée par la norme en matière de contrôle judiciaire en s’ingérant dans le rôle des membres du conseil municipal à qui le législateur a confié le pouvoir d’en apprécier l’importance.
[103] Bien que la nullité de la résolution prononcée par le juge ne repose pas sur ce motif, les intimés soutiennent que la dérogation n’est pas valide puisqu’elle porte atteinte à la jouissance des propriétaires des immeubles voisins.
[104] Ils proposent dans leur mémoire que « la ville elle-même reconnait le désagrément que constitue cette dérogation » dans l’Analyse de projet préparée en octobre 2013. Il y est mentionné qu’étant donné que les maisons de part et d’autre de celle de M. Molla ont été érigées très près du cours d’eau situé à l’arrière des terrains, que le secteur est en redéveloppement et que tout agrandissement ne pourra se faire que vers l’avant, « [l]e préjudice s'estompera lors du redéveloppement des lots avoisinants avec des implantations à 7 m en cours avant ». Les intimés soutiennent donc que « [d]e reconnaître l’existence d’un préjudice est suffisant quant à la partie intimée pour invalider toute l’argumentation que fait la partie appelante dans son mémoire ».
[105] De son côté, M. Molla note dans son mémoire que l’appelante n’a aucunement tenu compte du préjudice que la dérogation cause aux voisins et ajoute que le juge a conclu que la dérogation est majeure.
* * *
[106] Il ne fait plus de doute que, depuis l’arrêt Vavilov[36] rendu en décembre 2019, la norme de contrôle de la décision administrative par laquelle le conseil d’une municipalité accorde ou refuse d’accorder une dérogation mineure est celle de la décision raisonnable. Appliquée au cas d’espèce, cette norme peut être formulée comme suit : la résolution en litige est-elle raisonnable eu égard à sa justification, sa transparence, l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que son appartenance aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit?[37]
[107] Les éléments « justification », « transparence » et « intelligibilité » de cette norme doivent être considérés en tenant compte du fait que, contrairement aux décisions prises par les organismes administratifs qui doivent motiver leurs décisions, celles qui accordent une dérogation mineure sont prises par les membres d’un conseil municipal qui, tout comme lors de l’adoption d’un règlement, n’ont pas cette obligation et qui généralement ne les motivent pas.
[108] L’élément « appartenance aux issues possibles » exige certaines explications. Appliqué au contexte d’une décision prise par les membres d’un conseil municipal, c’est sans doute l’arrêt de la Cour suprême Catalyst Paper qui l’expose le plus clairement :
[24] Il est donc clair que les tribunaux appelés à réviser le caractère raisonnable de règlements municipaux doivent le faire au regard de la grande variété de facteurs dont les conseillers municipaux élus peuvent légitimement tenir compte lorsqu’ils adoptent des règlements. Le critère applicable est le suivant : le règlement ne sera annulé que s’il s’agit d’un règlement qui n’aurait pu être adopté par un organisme raisonnable tenant compte de ces facteurs. Le fait qu’il faille faire preuve d’une grande retenue envers les conseils municipaux ne signifie pas qu’ils ont carte blanche.
[25] La norme de la décision raisonnable restreint les conseils municipaux en ce sens que la teneur de leurs règlements doit être conforme à la raison d’être du régime mis sur pied par la législature. L’éventail des issues raisonnables est donc circonscrit par la portée du schème législatif qui confère à la municipalité le pouvoir de prendre des règlements.
[…]
[29] Il importe de se rappeler que, tout comme l’éventail des issues raisonnables, le processus à suivre varie selon le contexte et la nature du processus décisionnel en cause. La municipalité qui rend une décision dans l’exercice de ses fonctions quasi judiciaires doit parfois motiver sa décision par écrit. Mais cela ne s’applique pas au processus d’adoption des règlements municipaux. C’est se méprendre sur la nature du processus démocratique qui s’opère dans la salle du conseil municipal que d’exiger de conseillers municipaux sortant d’un vif débat sur le bien‑fondé d’un règlement qu’ils produisent ensemble des motifs cohérents. Les motifs qui sous‑tendent un règlement municipal se dégagent habituellement du débat, des délibérations et des énoncés de politique d’où il prend sa source.
[30] Contrairement à ce que prétend Catalyst, les municipalités n’ont pas non plus à justifier formellement leurs règlements. Rappelons que les conseils municipaux disposent d’une grande latitude quant aux facteurs à prendre en compte dans l’adoption de leurs règlements. En effet, ils peuvent prendre en considération non seulement des facteurs objectifs directement liés à la consommation de services, mais aussi des facteurs plus généraux d’ordre social, économique et politique qui touchent l’électorat.[38]
[Soulignements ajoutés]
[109] Plus récemment, la Cour suprême est venue préciser dans Vavilov le rôle du juge réviseur lors de l’application de la norme de la décision raisonnable :
[13] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une approche visant à faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. Il tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs. Toutefois, il ne s’agit pas d’une « simple formalité » ni d’un moyen visant à soustraire les décideurs administratifs à leur obligation de rendre des comptes. Ce type de contrôle demeure rigoureux.
[14] D’une part, les cours de justice doivent reconnaître la légitimité et la compétence des décideurs administratifs dans leur propre domaine et adopter une attitude de respect. D’autre part, les décideurs administratifs doivent adhérer à une culture de la justification et démontrer que l’exercice du pouvoir public qui leur est délégué peut être [traduction] « justifié aux yeux des citoyens et citoyennes sur les plans de la rationalité et de l’équité » : la très honorable B. McLachlin, « The Roles of Administrative Tribunals and Courts in Maintaining the Rule of Law » (1998), 12 R.C.D.A.P. 171, p. 174 (soulignement supprimé); voir également M. Cohen‑Eliya et I. Porat, « Proportionality and Justification » (2014), 64 U.T.L.J. 458, p. 467‑470.
[15] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée. Ce qui distingue le contrôle selon la norme de la décision raisonnable du contrôle selon la norme de la décision correcte tient au fait que la cour de justice effectuant le premier type de contrôle doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif.
[Soulignements ajoutés]
[110] Traitant de l’objet de ce contrôle, elle ajoute :
[82] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise à donner effet à l’intention du législateur de confier certaines décisions à un organisme administratif, tout en exerçant la fonction constitutionnelle du contrôle judiciaire qui vise à s’assurer que l’exercice du pouvoir étatique est assujetti à la primauté du droit : voir Dunsmuir, par. 27‑28 et 48; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 10; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 10.
[83] Il s’ensuit que le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‑mêmes la question en litige. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème. Dans l’arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, la Cour d’appel fédérale a signalé que « le juge réformateur n’établit pas son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur » : par. 28; voir aussi Ryan, par. 50‑51. La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu.
[Soulignements ajoutés]
[111] Ainsi, le rôle du juge appelé à réviser judiciairement une résolution ou un règlement adopté par une municipalité à la suite du vote des membres de son conseil pourra, sans être moins rigoureux, s’avérer plus difficile vu que la justification de cette décision ne se retrouve généralement pas dans des motifs élaborés, contrairement à la décision qui émane d’un organisme administratif qui motive sa décision. Il s’avérera fréquemment que la motivation de chacun des membres qui forment le conseil municipal est distincte l’une de l’autre. En l’espèce 18 élus (11 en faveur et 7 contre)[39] ont pris part au vote sur la décision d’accorder la dérogation mineure en faveur de M. Molla. Tous n’ont pas vu nécessairement les choses de la même façon et leur justification n’a pas été énoncée de vive voix. Le travail des élus en est souvent un de réflexion, effectué dans l’ombre en amont de l’assemblée du conseil, laquelle a alors comme principale utilité de permettre aux élus d’exprimer publiquement le résultat de ce long processus. C’est ce que reconnaît la Cour suprême dans Vavilov :
[137] Certes, il est parfois difficile d’employer une méthode de contrôle judiciaire qui accorde la priorité à la justification, par le décideur, de ses décisions dans les cas où aucuns motifs écrits ne sont communiqués. Il en sera souvent ainsi dans le cas où le processus décisionnel ne se prête pas facilement à la production d’une seule série de motifs, par exemple lorsqu’une municipalité adopte un règlement ou lorsqu’un barreau rend une décision au moyen de la tenue d’un vote : voir, p. ex., Catalyst; Green; Trinity Western University. Toutefois, même en pareil cas, le raisonnement qui sous‑tend la décision n’est normalement pas opaque. Il importe de rappeler qu’une cour de révision doit examiner le dossier dans son ensemble pour comprendre la décision et qu’elle découvrira alors souvent une justification claire pour la décision : Baker, par. 44. Par exemple, comme la juge en chef McLachlin l’a souligné dans l’arrêt Catalyst, « [l]es motifs qui sous‑tendent un règlement municipal se dégagent habituellement du débat, des délibérations et des énoncés de politique d’où il prend sa source » : par. 29. Dans cette affaire, non seulement « les motifs qui sous‑tendaient le règlement contesté étaient clairs pour tous », mais ils avaient en outre été exposés dans un plan quinquennal : par. 33. À l’inverse, même en l’absence de motifs, il se peut que le dossier et le contexte révèlent qu’une décision repose sur un mobile irrégulier ou sur un autre motif inacceptable, comme dans l’arrêt Roncarelli.[40]
[Soulignements ajoutés]
[112] Le contrôle judiciaire d’une résolution qui accorde une dérogation mineure n’échappe pas à cette approche préconisée par la Cour suprême.
[113] Dans Municipalité de Saint-Elzéar c. Bolduc[41], le juge Bouchard, écrivant pour la Cour, explique que la procédure de dérogation mineure prévue dans la LAU « vise à remédier à la rigidité parfois excessive de la réglementation en matière de zonage ou de lotissement sans devoir passer par la réglementaire procédure longue et complexe de modification ». Il ajoute que la demande de dérogation mineure requiert du conseil municipal une approche qualitative et non quantitative[42], que chaque cas doit être examiné à la lumière des circonstances qui lui sont propres et qu’il importe d’éviter « de substituer l’adjectif majeur à celui de mineur »[43]. De plus, précise-t-il :
[39] Les critères prévus aux articles 145.2 à 145.4 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme sont cumulatifs. Si l’un de ceux-ci n’est pas satisfait, cela est suffisant pour que la dérogation accordée soit, comme en l’espèce, annulée.[44]
[114] La LAU prévoit donc certains critères que le conseil municipal doit respecter, par opposition à de simples orientations ou encore à des facteurs dont il devrait seulement tenir compte sans devoir s’assurer qu’ils sont rencontrés. L’obligation prévue au deuxième alinéa de l’article 145.4 LAU, soit que la dérogation ne peut pas être accordée « si elle porte atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété » est une de ces conditions.
[115] Force est toutefois de reconnaître que c’est au conseil municipal que le législateur a confié le mandat de déterminer, en tenant compte de toutes les circonstances, si ces critères sont bien satisfaits. Celui-ci est certainement le mieux placé pour évaluer l’importance de ce qui lui est demandé, de même que l’impact que pourrait avoir l’octroi de la dérogation sur le voisinage, et plus spécifiquement sur celle qu’elle pourra avoir sur la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété.
[116] Bien que l’exercice auquel doivent s’astreindre les membres du conseil municipal soit exigeant, vu la volonté du législateur d’imposer cette limite à leur pouvoir d’accorder une dérogation, il demeure que celui-ci a choisi de ne pas reconnaître au propriétaire d’un immeuble voisin qui soutiendrait subir une atteinte à la jouissance de son droit de propriété un droit d’appel auprès d’un organisme administratif (comme le Tribunal administratif du Québec ou à la Commission municipale du Québec) qui pourrait alors reprendre l’exercice et décider de novo si la décision du conseil est correcte, ou encore à la Cour du Québec[45]. Comme le soulignent les auteurs Lorne Giroux et Isabelle Chouinard, en ne prévoyant pas un droit d’appel d’une telle décision, le législateur était conscient que le seul recours du justiciable insatisfait serait le pourvoi en contrôle judiciaire où le pouvoir d’intervention du juge est limité[46]. Le législateur n’a pas davantage choisi d’assujettir ce recours à la norme de la décision correcte.
[117] Les propos que la Cour tenait dans Weldon c. Ville de Sutton[47], alors qu’elle traitait précisément du contrôle judiciaire d’une résolution accordant une dérogation mineure, demeurent donc d’actualité :
[9] Deuxièmement, le tribunal ne peut intervenir que si le conseil a mal exercé son pouvoir discrétionnaire. Il ne peut substituer sa propre qualification à celle faite par le conseil municipal, car autrement il s’immiscerait sans droit dans l’exercice d’un pouvoir que le législateur a voulu accorder à la municipalité. Il s’agit d’une question de fait qui requiert une approche qualitative et non quantitative.
[Référence omise]
[118] À mon avis, il en va de même de la qualification qui doit être donnée à la dérogation, mineure ou majeure. S’il est vrai que le premier qualificatif ne peut être remplacé par le second[48], la qualification elle-même relève d’abord des membres du conseil municipal.
[119] En l’espèce, le juge ne semble pas conclure que la dérogation porte atteinte à la jouissance par les voisins de leur droit de propriété. S’il le fait, il n’en expose ni les motifs ni ne fait état des éléments permettant de conclure en ce sens et de distinguer les inconvénients liés à la dérogation de ceux découlant des caractéristiques particulières de la maison.
[120] Le juge fait état des éléments qui faisaient l’objet des reproches par les intimés :
[26] [Mme Pelletier] décrit les désagréments causés par cette grosse maison : perte d’ensoleillement le matin côté garage, bruit du filtreur de la piscine, installation de vignes rampantes qui sont laides et perte d’intimité.
[…]
[29] La réunion du 10 février 2014 porte sur des questions techniques, surtout sur la grosseur de la maison, le nombre de pieds carrés de la mezzanine, de la marge avant et non de la dérogation mineure.
[…]
[31] La Ville considère la mezzanine comme étant un troisième étage dans l’évaluation municipale.
[…]
[34] Stinson et Blain prennent rendez-vous avec les employés de la municipalité pour discuter de la grandeur de la maison à construire, car les lignes sont trop près de leur terrain et de la rue.
[…]
[42] Les deux témoignent des inconvénients suivants suite à cette construction qui s’apparente à un édifice commercial : perte d’ensoleillement, perte d’intimité, mur trop près de leur fenêtre, trois étages, ascenseur en face de leur fenêtre, création d’un tourbillon (vortex).
[43] Ils plantent des arbres à l’arrière pour retrouver une intimité et érigent une clôture. Ils changent leur fenêtre du côté ouest.
[…]
[45] Ils ne peuvent plus s’asseoir sur leur porche en raison du mur d’une dizaine de mètres de hauteur.
[46] Lyttle et Stinson déplorent la perte d’ensoleillement et leur intimité.
[121] Lors de son témoignage hors cour, Mme Pelletier, une des intimés, témoigne des nombreux désagréments que la construction de la maison lui aurait causés, mais un seul, soit l’ombrage sur son garage situé à l’avant de son terrain, serait causé par la partie du bâtiment de M. Molla implantée en violation de la règle d’insertion. Lors de son témoignage au préalable à l’audience, elle estime qu’en comparaison avec l’ensemble des inconvénients qui découlent de la présence de la maison (elle a perdu la vue qu’elle avait de sa fenêtre de cuisine située à l’arrière de sa maison, qui donne dorénavant sur le mur de M. Molla, etc.), celui-là n’est pas important :
PAR Me BEAUVAIS
Q. Donc, l'ensoleillement sur le devant, c'est pas important de savoir à quelle heure il finit?
R. Bien, je veux dire.
On a certainement une perte de soleil.
Mais je veux dire, c'est pas ... comment vous dire ... je veux dire, dans l'ensemble du dossier-là, c'est pas ... je sais pas pourquoi on parle dix minutes là-dessus là.
Dans l'ensemble du dossier, c'est pas vraiment important.
[122] Il faut savoir que, dans cette section de la rue Fraser, le soleil se trouve à l’arrière des maisons, là où se trouve la rivière, et que ce sont les garages qui se trouvent du côté de la rue[49].
[123] Les intimés ont eu l’occasion de faire valoir aux membres du conseil municipal l’entièreté de leur préjudice qui, comme la preuve l’a révélé, portait en très grande partie sur des éléments étrangers à l’empiétement dans la cour avant. Les membres du conseil municipal étaient ainsi à même de départager les inconvénients découlant de l’octroi d’une dérogation de ceux liés au caractère imposant de la construction.
[124] Les intimés mentionnent dans leur mémoire que l’existence d’un préjudice aurait été admise par les officiers de l’appelante dans l’Analyse de projet[50] puisqu’ils y ont écrit : « Le préjudice s'estompera lors du redéveloppement des lots avoisinants avec des implantations à 7 m en cour avant ». Ils ajoutent que « de reconnaître l’existence d’un préjudice est suffisant quant à la partie intimée pour invalider toute l’argumentation que fait la partie appelante dans son mémoire ».
[125] Il m’apparaît au contraire que la démonstration qu’un voisin subit un préjudice ou un inconvénient découlant de l’octroi d’une dérogation mineure ne mène pas nécessairement à la conclusion que ce préjudice ou cet inconvénient constitue une atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété. Un rapprochement peut ici être fait avec l’obligation d’accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent prévue à l’article 976 C.c.Q. L’ombre produite par une nouvelle maison sur un garage et le devant d’une propriété, alors que l’essentiel des pièces où vivent les intimés se trouve à l’arrière de la maison, ne constitue certainement pas un « inconvénient anormal du fait d’un voisin »[51].
[126] Cela ne signifie pas que la dérogation mineure sera automatiquement accordée aussitôt démontré qu’elle ne causera pas un « inconvénient anormal du fait d’un voisin » au sens de l’article 976 C.c.Q. Comme l’explique l’auteur Pierre Laurin, les membres des
CCU et des conseils municipaux adoptent généralement une approche plus large et libérale de l’esprit de cette disposition :
En pratique, nous soupçonnons que les CCU et conseils municipaux appliquent ce critère en fonction de la nuisance aux propriétés voisines. Ils ont tendance à refuser une demande de dérogation qui cause des inconvénients aux voisins et ce, même s’il ne s’agit pas d’une atteinte au droit de propriété de ces derniers au sens de l’article 976 C.c.Q. Bref, ils se posent la question suivante : la dérogation suivante affectera-t-elle le bénéfice que tirent les voisins du règlement de zonage ou de lotissement? Par exemple, est-ce qu’elle obstruera leur vue sur un magnifique panorama, alors que les règles d’implantation du règlement de zonage la protègent? En l’absence de la servitude appropriée ou d’abus de droit, la protection d’un tel panorama ne fait pourtant pas partie des accessoires du droit de propriété. Nous croyons que cette interprétation de l’article 145.4 LAU, qui s’éloigne un peu d’une lecture littérale, est la bonne.Tout dépendra donc des circonstances.[52]
[127] Il revenait donc aux membres du conseil municipal d’évaluer les circonstances de la demande ainsi que les prétentions des parties et de décider si les critères prévus dans la LAU étaient satisfaits, qu’il s’agisse de ceux prévus à l’article 145.4 LAU ou encore celui plus général voulant que la dérogation en soit une qui soit « mineure ». Ces critères ne s’évaluent pas de façon mathématique ni selon une formule définie, mais en fonction de l’ensemble des faits, ce que les élus ont été à même de faire[53].
[128] Le juge mentionne dans ses motifs qu’il s’est rendu sur place afin d’évaluer lui‑même l’importance de la dérogation. Comme la Cour le rappelait dans Municipalité de Saint-Elzéar[54], cet exercice comporte le danger que le tribunal usurpe le rôle que le législateur a confié aux élus municipaux. À moins de démontrer que la décision du conseil est déraisonnable au sens des arrêts Dunsmuir[55] et Vavilov[56], la conséquence d’un désaccord avec cette décision devra se refléter dans la boîte du scrutin, et non à la Cour.
[129] Par conséquent, avec égards, le juge a erré en concluant comme il l’a fait.
[130] Je propose donc d’accueillir l’appel. Étant donné cette conclusion, il n’est pas nécessaire de traiter du moyen d’appel subsidiaire portant sur l’allégation d’une discrétion accordée par l’article 227 LAU de refuser d’ordonner la démolition de la maison. Les frais de justice ne seront pas accordés à l’appelante, étant donné que l’erreur qui est à l’origine de ce litige est la sienne.
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STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A. |
[1] Stinson c. Ville de Gatineau, 2021 QCCS 3049 [jugement entrepris].
[2] Intimé dans le dossier 550-17-007988-148.
[3] Pièce P-7, Courriel de Jan-Erik Nyhuus et Monica Voigt à Stefan Psenak.
[4] Un litige subsiste à l’égard de travaux faits par M. Molla dans la cour arrière, les intimés alléguant qu’il les aurait faits dans la bande de protection riveraine.
[5] Règlement de zonage n° 502-2005 de la Ville de Gatineau en vigueur au 23 janvier 2013, art. 116.
[6] Interrogatoire au préalable de Liliane Moreau, 21 mars 2017; Règlement de zonage n° 502‑2005 de la Ville de Gatineau en vigueur au 23 janvier 2013, art. 116.
[7] Les témoignages ne concordent pas sur la date précise de cet appel et le juge ne tranche pas cet élément factuel.
[8] Pièce P-9, Document de recommandation de la dérogation mineure préparé par le comité consultatif en urbanisme, 28 octobre 2013, p. 355.
[9] RLRQ, c. A-19.1.
[11] Id., paragr. 258.
[12] Id., paragr. 232.
[13] Id., paragr. 235.
[14] Mémoire de l’appelante, paragr. 95.
[15] Pièce P-9, Document de recommandation de la dérogation mineure préparé par le comité consultatif en urbanisme, 28 octobre 2013, p. 355.
[16] Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, paragr. 45-46.
[17] Hydro-Québec c. Matta, 2020 CSC 37, paragr. 33.
[18] Ibid.
[19] Sobeys Québec Inc. c. Raby, 2021 QCCA 635, paragr. 32; Larochelle c. Paquet, 2017 QCCA 67, paragr. 9; Droit de la famille – 16284, 2016 QCCA 257, paragr. 3; Shea c. Reyer, 1999 CanLII 13442 (QC CA), p. 7.
[20] Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant les municipalités, L.Q. 1985, c. 27, a. 6.
[21] M. Molla témoigne, mais sans qu’une évaluation ait été déposée en preuve, que la valeur réelle de sa maison dépasse largement 2 500 000 $. Il ajoute que le chiffre 800 000 $ inscrit sur sa demande de permis de construction n’émane pas de lui, bien qu’il ait signé sa demande de permis et y a attesté l’exactitude des informations inscrites. Il soutient qu’elle a plutôt été suggérée par un officier municipal au moment de remplir sa demande de permis, qui lui aurait alors dit qu’une maison de cette ampleur devait valoir environ cela. Je ne peux ici que noter que M. Molla s’est alors bien gardé de mentionner à cet officier la valeur réelle du contrat qu’il avait accordé à l’entrepreneur chargé de construire sa maison, information qu’il pouvait difficilement ignorer à peine quelques jours avant le début de la construction.
[24] Pièce P-3 du dossier 550‑17‑007988‑148, Lettre aux procureurs de la Ville de Gatineau datée du 19 juin 2014, p. 570. La preuve a de plus révélé que la Ville a, dans le cadre d’autres demandes similaires, agi de la même façon. En outre, la Ville a remboursé à un des plaignants, dont la maison est située sur la même rue A, le coût d’une demande de dérogation à cette même norme d’insertion, vu que l’erreur avait là aussi été commise par un employé du département d’urbanisme.
[26] L’avis public requis par l’article 145.6 LAU, annonçant que la demande sera alors traitée, est dûment publié par le greffe de la Ville le 27 novembre 2013 : pièce DGV-25, Avis public du 27 novembre 2013, p. 542.
[27] Pièce P-18, Rapport d'enquête indépendante réalisée par Jean-François Tremblay, septembre 2014, p. 424.
[29] Témoignage de Patrick Molla, 10 juin 2021.
[30] Témoignage de Patrick Molla, 10 juin 2021.
[31] Témoignage de Marc Chicoine, 9 juin 2021.
[32] Témoignage de Patrick Molla, 10 juin 2021.
[33] Témoignage de Patrick Molla, 10 juin 2021.
[34] Pièce P-11, Document de réponses préparé par Liliane Moreau. Le juge reconnaît au paragr. 249 de ses motifs que ce long délai de réponse s’explique par le fait que certaines des questions portaient sur la bande riveraine et nécessitaient l’obtention d’informations auprès du ministère de l’Environnement.
[35] Carignan (Ville de) c. Vallée-du-Richelieu (Municipalité régionale de comté de la), 2007 QCCA 1066; jugement entrepris, supra, note 1, paragr. 195-200.
[36] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[37] Ville de Brossard c. Ville de Longueuil, 2022 QCCA 1139, paragr. 60.
[38] Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5.
[39] Pièce DVG-3, Extrait du procès-verbal d'une séance ordinaire du conseil municipal tenue le 8 juillet 2014, p. 447.
[41] Municipalité de Saint-Elzéar c. Bolduc, 2021 QCCA 19, paragr. 23 [Municipalité de Saint-Elzéar].
[42] Id., paragr. 26.
[43] Id., paragr. 27.
[44] Id., paragr. 39.
[46] Id., paragr. 33-35.
[47] Weldon c. Ville de Sutton, 2017 QCCA 521, paragr. 9.
[48] Carignan (Ville de) c. Vallée-du-Richelieu (Municipalité régionale de comté de la), 2007 QCCA 1066, paragr. 58; Municipalité de Saint-Elzéar, supra, note 41 paragr. 27.
[49] Témoignage de Marc Chicoine, 9 juin 2021.
[50] Pièce P-9, Document de recommandation de la dérogation mineure préparé par le comité consultatif en urbanisme, 28 octobre 2013, p. 355.
[51] Laflamme c. Groupe Norplex inc., 2017 QCCA 1459, paragr. 53-54, italiques dans l’original; Cayouette c. Boulianne, 2014 QCCA 863, paragr. 24‑26.
[52] Laurin, Pierre, « Les pouvoirs municipaux relatifs aux dérogations mineures et aux plans d'implantation et d'intégration architecturale », dans Congrès annuel du Barreau du Québec (2003), Montréal, Service de la formation permanente, Barreau du Québec, 2003, p. 329, SOQUIJ AZ-04102525, p. 359-360.
[53] Municipalité de Saint-Elzéar, supra, note 41. paragr. 43. L’emphase est dans l’original.
[54] Ibid.
[55] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.
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