Décision

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Versailles c. R.

2023 QCCA 1046

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-10-007730-227

(460-01-036141-194 SEQ. 001)

 

DATE :

 15 août 2023

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A.

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 

 

ÉRIC VERSAILLES

APPELANT – accusé

c.

 

SA MAJESTÉ LE ROI

INTIMÉ – poursuivant

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                Pour les motifs du juge Kalichman ainsi que pour les motifs concordants de la juge Marcotte auxquels souscrit le juge Sansfaçon, LA COUR :

[2]                ACCUEILLE l’appel sur la peine à la seule fin de substituer la peine d’emprisonnement imposée par un emprisonnement avec sursis, d’une durée de 10 mois, assorti des conditions suivantes :

  1. Ne pas troubler l’ordre public et avoir une bonne conduite ;
  2. Répondre aux convocations du tribunal ;
  3. Se présenter à l’agent de surveillance dans les cinq jours du présent jugement et, par la suite, selon les modalités de temps et de forme fixées par l’agent de surveillance ;
  4. Rester dans la province de Québec, sauf permission écrite d’en sortir donnée par le tribunal ou par l’agent de surveillance ;
  5. Prévenir sans délai l’agent de surveillance de ses changements d’adresse ou de nom et l’aviser rapidement de ses changements d’emploi ou d’occupation ;
  6. Résider au [...], Granby, Québec, [...] ;
  7. S'il n'en dispose pas déjà, obtenir les services d'une ligne téléphonique fixe à sa résidence dans les cinq jours suivant le présent jugement, en communiquer sans délai le numéro à l’agent de surveillance et répondre à tous les appels téléphoniques provenant de l’agent de surveillance durant les périodes de couvre-feu ou d’assignation à résidence et prendre les dispositions nécessaires pour être en mesure de le faire ;
  8. Aviser l’agent de surveillance avant tout changement de numéro de téléphone ;
  9. Suivre toute directive écrite de l’agent de surveillance relative à l’application des conditions de l’ordonnance d’emprisonnement avec sursis ;
  10. S’abstenir d’adhérer à un service de transfert automatique d’appel ;
  11. Être présent à sa résidence en tout temps pendant toute la durée de la peine d’emprisonnement avec sursis, sauf pour les raisons suivantes et, chaque fois, après en avoir dûment informé au préalable l’agent de surveillance :
  1. Pour occuper un travail légitime et rémunéré tel qu’approuvé par écrit par l’agent de surveillance ;
  2. Pour rencontrer son agent de surveillance à la suite d’un rendez-vous préétabli ;
  3. Pour se présenter au tribunal à titre de témoin ou de partie à un litige ;
  4. Pour répondre à une convocation du tribunal dans le présent dossier ;
  5. Pour traitement médical pour lui-même ou un membre de sa famille et en fournir la preuve sans délai à l’agent de surveillance ;
  6. Pour des fins religieuses en un endroit spécifié et suivant le temps spécifié par écrit par son agent de surveillance ;
  7. Pour l’achat de nourriture ou de biens ou de services nécessaires pour lui-même ou un membre de sa famille immédiate pendant une période d’au plus 4 heures consécutives, 1 fois par semaine, lors d’une journée convenue avec l’agent de surveillance ou à défaut, les vendredis entre 10 heures et 14 heures ;
  8. Pour tout autre motif sérieux avec l’autorisation écrite préalable de l’agent de surveillance qui peut en déterminer par écrit le lieu, le moment et la durée.
  1. Ne pas posséder ou faire usage de stupéfiants ou de drogues, y compris du cannabis, sauf sur ordonnance médicale validement obtenue.


[3]                ORDONNE à l’appelant de souscrire sans délai aux conditions de l’ordonnance de sursis devant un juge de paix assigné à cette fin.

 

 

 

 

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A.

 

 

 

 

 

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 

Me Robert Jodoin

Me François Lemieux

JODOIN & ASSOCIÉS AVOCATS

Pour l'appelant

 

Me Maxime Hébrard

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l'intimé

 

Date d’audience :

11 novembre 2022


 

 

MOTIFS DU JUGE KALICHMAN

 

 

[4]                L'appelant se pourvoit contre un jugement de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, du 6 janvier 2022 (l'honorable Serge Champoux)[1], lui imposant une peine de dix mois de prison suivie de deux ans de probation, pour culture illégale de cannabis, possession de cocaïne et possession d’amphétamines.

***

[5]                Le 5 mars 2019, les policiers effectuent une perquisition dans la résidence que l'appelant partage avec sa conjointe et leurs enfants respectifs. Ils y découvrent une serre souterraine avec une entrée cachée dans laquelle sont cultivés 247 plants de cannabis. De la cocaïne et des amphétamines sont également découvertes.

[6]                En novembre 2019, l'appelant comparait pour répondre aux accusations suivantes :

  1. Le ou vers le 5 mars 2019, à Granby, district de Bedford, a cultivé une ou plusieurs plantes de cannabis provenant d’une graine ou d’une matière végétale qu’ils savaient être du cannabis illicite, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 12(4)a)(9)a) de la Loi sur le cannabis.
  2. Le ou vers le 5 mars 2019, à Granby, district de Bedford, a eu en sa possession de la Cocaïne, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 4(1)(3)a) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
  3. Le ou vers le 5 mars 2019, à Granby, district de Bedford, a eu en sa possession des Amphétamines, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 4(1)(3)a) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.

[7]                Il est reconnu coupable des trois chefs d'accusation le 5 février 2021. Son appel est rejeté le 10 février 2022[2].

[8]                Lors de l'audience portant sur la détermination de la peine, ni l’une ni l’autre des parties ne présentent de témoin. L'intimé propose une peine de dix mois, tandis que l'appelant suggère de surseoir au prononcé de la peine et d’imposer une probation, incluant des travaux communautaires et possiblement une amende.

[9]                Au cours des plaidoiries, l’appelant fait valoir que sa consommation de cannabis étant thérapeutique, une peine plus clémente s’impose. À cet égard, il fait référence à un certificat de Santé Canada dont mention est faite dans le rapport présentenciel. Ce certificat, émis deux mois après les accusations, autorise l'appelant à cultiver jusqu'à 195 plants de cannabis à des fins thérapeutiques.

[10]           Le juge évoque alors la possibilité de faire entendre un expert en pharmacologie ayant récemment témoigné devant lui dans le cadre d’un autre procès, afin que celui-ci exprime son opinion sur la quantité de cannabis requise pour subvenir à des besoins thérapeutiques. Le témoin qu'il propose est M. Mohamed Ben Amar, un pharmacologue déclaré témoin expert dans l'affaire R. c. Drapeau[3]. Dans la même veine, le juge évoque la possibilité d'appeler un second expert pour témoigner sur la capacité de production d'une serre comme celle de l'appelant.

[11]           L’appelant s'oppose aux suggestions du juge et soutient qu’il n’est ni nécessaire ni approprié de faire entendre ces témoins. Par la suite, il présente une demande en récusation, laquelle est refusée par le juge.

[12]           Le 2 décembre 2021, deux experts témoignent à l’initiative du juge: M. Ben Amar, le pharmacologue et M. Sébastien Ouimette, lieutenant-détective à la division des enquêtes criminelles au service de police de Sherbrooke, que le juge reconnaît comme un expert en production de cannabis.

[13]           Le jugement est rendu en janvier 2022. Sur la question de savoir si l'appelant cultivait du cannabis à des fins thérapeutiques, le juge retient du témoignage de M. Ben Amar que le cannabis peut effectivement calmer la douleur, mais que généralement, quatre plants suffisent à cette fin. Sur la base de cette affirmation et au regard du nombre de plants retrouvés sur les lieux, le juge détermine que ce n’est pas à des fins thérapeutiques que l'appelant cultivait du cannabis.

[14]           Ensuite, le juge examine les facteurs atténuants et aggravants. Il note que l'appelant n’a aucuns antécédents judiciaires, qu'il a un emploi stable et que le risque de récidive est faible. Toutefois, en se basant sur le rapport présentenciel, le juge note que l’appelant se déresponsabilise et que ses regrets sont uniquement en lien avec les conséquences personnelles causées par sa condamnation. Il conclue que la peine réclamée par l'intimé, bien que clémente à son avis, est appropriée et condamne l'appelant à dix mois d'emprisonnement suivi de deux ans de probation.

[15]           La permission d'appeler du jugement est accordée en janvier 2022.


Les principes applicables et les moyens d’appel

[16]           Le corridor d'intervention d'une cour d'appel en matière de détermination de la peine est étroit, car le juge qui prononce la peine jouit d'une grande latitude et ses décisions bénéficient d'un haut degré de déférence[4]. Comme la Cour suprême l'a réitéré dans l'arrêt R. c. Friesen, une cour d'appel interviendra pour modifier la peine que dans les cas où : (1) la peine n’est manifestement pas indiquée; ou (2) le juge a commis une erreur de principe qui a une incidence sur la détermination de la peine[5].

[17]           Si une intervention est nécessaire, une cour d'appel doit procéder à sa propre analyse pour déterminer la peine appropriée. Elle appliquera de nouveau les principes de détermination de la peine aux faits, sans s'en remettre à la peine existante[6].  Cela peut donner lieu à une peine différente, mais ce n'est pas toujours le cas[7].

[18]           L'appelant soulève trois moyens d’appel.

[19]           Premièrement, il soutient que les interventions du juge pendant l’audience ainsi que certains aspects du jugement démontrent qu'il était prédisposé à infliger une peine d’emprisonnement et qu’il a, de son propre chef, appelé des témoins, non pas pour clarifier des questions en litige, mais plutôt pour neutraliser la preuve de culture à des fins thérapeutiques. Selon l'appelant, une personne raisonnable ayant une bonne compréhension du dossier conclurait que le juge a fait preuve de partialité.

[20]           Deuxièmement, l'appelant fait valoir que le juge erre dans l’application de l'article 723 du Code criminel en l'utilisant pour introduire des éléments de preuve, non pas pour obtenir des renseignements utiles à la détermination d’une peine juste et raisonnable, mais plutôt pour établir que la culture du cannabis par l’appelant n’était pas à des fins thérapeutiques.

[21]           Troisièmement, l’appelant soutient que la peine est manifestement non indiquée. Dans ce contexte, il soulève plusieurs erreurs de principe, dont le fait de retenir l'absence de remords comme un facteur aggravant et l’absence de considération tant des conséquences indirectes de la peine que de la possibilité de sanctions moins contraignantes.

[22]           Compte tenu de leur lien étroit, les premier et deuxièmes moyens seront analysés ensemble.


Le juge a-t-il fait preuve de partialité dans son application de l’article 723 C.cr. ?

[23]           Les juges bénéficient d'une forte présomption d'impartialité et sont donc présumés avoir un esprit ouvert et être susceptibles d'être persuadés par la preuve et les arguments qu'ils entendent[8]. Pour renverser cette présomption, l'appelant doit établir une crainte raisonnable de partialité allant au-delà du simple soupçon. Afin d’être considérée comme raisonnable, cette crainte doit être la conclusion à laquelle arriverait une personne raisonnable et renseignée, ayant considéré la question de manière réaliste et pratique et l'ayant étudiée en profondeur[9].

[24]           L'argument de l'appelant concernant l'impartialité étant lié à l'utilisation de l'article 723 C.cr., il est utile d'exposer brièvement les pouvoirs du juge en vertu de cette disposition, laquelle est reproduite ci-dessous :

 

723. (3) Le tribunal peut exiger d’office, après avoir entendu le poursuivant et le délinquant, la présentation des éléments de preuve qui pourront l’aider à déterminer la peine.

 

(4) Le tribunal peut exiger, dans l’intérêt de la justice et après avoir consulté les parties, la comparution de toute personne contraignable pouvant lui fournir des renseignements utiles à la détermination de la peine.

 

723. (3) The court may, on its own motion, after hearing argument from the prosecutor and the offender, require the production of evidence that would assist it in determining the appropriate sentence.

 

(4) Where it is necessary in the interests of justice, the court may, after consulting the parties, compel the appearance of any person who is a compellable witness to assist the court in determining the appropriate sentence.

[25]           Lorsque le juge doit tenir compte d'un facteur dans la détermination de la peine, mais ne dispose pas de la preuve nécessaire à une analyse adéquate, cette disposition lui permet de requérir une telle preuve[10]. Ce pouvoir reflète le principe selon lequel, en matière de détermination de la peine, les règles de preuve sont plus souples et permettent au juge de s’assurer qu’il détient les renseignements utiles et nécessaires à la détermination de la peine appropriée[11].

[26]           Dans l'exercice de ce pouvoir, le juge ne doit pas perdre de vue que le processus criminel demeure contradictoire et que ce sont généralement les parties qui introduisent la preuve. L’article 723 C.cr. n’est pas une invitation faite au juge d’usurper le rôle de l'avocat. Ainsi, avant d'exiger la présentation d’une preuve, le juge devrait consulter les parties par rapport aux éléments recherchés et leur pertinence, tout en leur offrant la possibilité de la présenter elles-mêmes[12]. 

[27]           En l’espèce, lors de l’audience du 16 juillet 2021, le juge est intervenu à de nombreuses reprises pendant la plaidoirie du procureur de l’appelant quant à l’opportunité de faire entendre des témoins, et ce, principalement sur la question de la quantité de cannabis requise pour subvenir à des besoins thérapeutiques. L'intimé soutient qu'il n'y a aucune preuve établissant que le juge était prédisposé à ne pas retenir la preuve d’usage thérapeutique bien qu’il ait soulevé des questions à ce sujet. Selon lui, le juge a gardé l'esprit ouvert et rien dans sa conduite ne donne lieu à une crainte raisonnable de partialité. 

[28]           Je ne suis pas de cet avis. L'examen des circonstances dans lesquelles le juge a exigé une preuve additionnelle suivant l’article 723 C.cr. soulève une crainte raisonnable de partialité.

[29]           Comme indiqué ci-dessus, la question de la présentation d'une preuve additionnelle se pose lors des observations sur la peine du 16 juillet 2021. L’appelant soutient qu'une peine plus clémente est indiquée parce qu’il cultivait du cannabis à des fins thérapeutiques, un fait qui a été mentionné dans le rapport présentenciel. En réponse, le juge évoque l'idée de faire témoigner un expert sur la quantité nécessaire pour satisfaire un tel objectif et se réfère expressément à l'expert qui a témoigné devant lui dans l'affaire Drapeau.

[30]           Face à la possibilité que le prononcé de la peine soit retardé par une preuve additionnelle, l'avocat de l'appelant indique au juge que son client s'inquiète des délais. Le juge propose alors que la transcription du témoignage de l'expert dans l'affaire Drapeau soit simplement produite en preuve afin de sauver du temps. Il répète cette suggestion à plusieurs reprises.

[31]           Le juge ne signale pas aux parties que le témoignage qu’il propose de verser au dossier minera l'argument de l'appelant quant à l'usage thérapeutique. Dans l'affaire Drapeau, le juge s’appuie sur le témoignage de ce même expert pour rejeter l'argument de l'accusé selon lequel le cannabis qu'il cultivait – dont la quantité était inférieure à celle cultivée par l'appelant – aurait pu servir à des fins thérapeutiques. Même si le juge a finalement offert aux parties la possibilité de recourir à leur propre expert en la matière, l'échange initial est tout de même révélateur en ce qui concerne la crainte raisonnable de partialité. Si l'appelant avait accepté la suggestion du juge de verser au dossier la transcription du témoignage de l'expert dans le dossier Drapeau, cela aurait mis à mal son argument relatif à l'usage thérapeutique. L'appelant ne connaissait pas l'impact de ce témoignage. Au cours de l'audience, son avocat déclare avoir l'impression que le juge veut faire témoigner l'expert pour « venir annuler » la thèse de l'usage thérapeutique. Le juge répond « Ben, je le sais pas, on pourrait l'entendre... ». Or, le juge sait très bien quel serait l’impact de ce témoignage et il ne le divulgue pas. En l'occurrence, la suggestion du juge prend l'allure d’une embuscade. Il est difficile, voire impossible, de réconcilier son échange avec l'avocat de l'appelant avec son rôle sur le plan de l'impartialité.

[32]           L'impartialité judiciaire et l'apparence d'impartialité judiciaire sont mieux assurées lorsque le juge tranche entre les positions avancées par les parties. La Cour d'appel de l'Ontario précise ce point dans l'extrait suivant de sa décision dans l'affaire Hamilton :

[68] The trial judge's role as the arbiter of the respective merits of competing positions developed and put before the trial judge by the parties best ensures judicial impartiality and the appearance of judicial impartiality. Human nature is such that it is always easier to objectively assess the merits of someone else's argument. The relatively passive role assigned to the trial judge also recognizes that judges, by virtue of their very neutrality, are not in a position to make informed decisions as to which issues should be raised, or the evidence that should be led. (…)[13].

[33]           On ne peut reprocher au juge d'avoir été confronté à une situation similaire dans le passé et de connaître un expert particulier sur le sujet de l'utilisation thérapeutique de la marijuana. Cependant, il y a une différence importante entre identifier la nécessité d'une preuve supplémentaire sur une question à être tranchée et mener le processus afin de parvenir à un résultat particulier. Plutôt que de rester au-dessus de la mêlée, la conduite du juge laisse penser qu'il a adopté une position contraire aux intérêts de l'appelant.

[34]           De plus, la manière dont la preuve additionnelle a été administrée est également problématique.

[35]           La partie de l'audience au cours de laquelle les témoins appelés par le juge ont été entendus s'apparente à une enquête. Non seulement a-t-il pris en charge l'administration de la preuve, en procédant lui-même à l’interrogatoire en chef des témoins, mais il a abordé des sujets qui n'avaient pas été discutés au préalable avec les parties et qui n'avaient au mieux qu'un rapport indirect avec les questions en litige. C’était notamment le cas des sujets suivants : (i) la valeur de la récolte qu'une serre telle que celle en cause peut générer; (ii) la composition chimique du cannabis sous ses diverses formes; et (iii) le fondement de la décision de Santé Canada de délivrer un certificat à l'appelant en 2020 lui permettant de cultiver jusqu'à 195 plants à des fins thérapeutiques[14].  

[36]           Comme ces questions n'avaient pas été soulevées par les parties – en fait, elles n'ont même pas été consultées sur leur éventuelle pertinence – il se dégage l’impression que le juge poursuivait un but qui allait au-delà du débat tel qu’il avait été engagé par les parties. 

[37]           À la lumière des échanges entre le juge et l'avocat de l'appelant lors de la plaidoirie et de la manière dont la preuve additionnelle a été administrée, une personne raisonnable et renseignée, ayant considéré la question de manière réaliste et pratique et l'ayant étudiée en profondeur, conclurait qu’il existe une crainte raisonnable de partialité de la part du juge. De plus, le comportement du juge est incompatible avec l'application correcte de l'article 723 C.cr. et constitue une erreur de principe. Étant donné que cette erreur a pesé sur l'appréciation par le juge des éléments de preuve pertinents, elle a eu une incidence sur la peine prononcée.

[38]           Dans les circonstances, il n'est pas nécessaire de se pencher sur le troisième moyen d'appel. Il ne reste plus qu'à déterminer la peine appropriée.

Quelle est la peine appropriée?

[39]           Pour l’ensemble, je retiens les mêmes facteurs aggravants et atténuants notés par le juge. 

À titre de facteurs atténuants :

      L’absence d’antécédents judiciaires;

      Une collaboration adéquate à la préparation du rapport présentenciel;

      L’occupation d’un emploi productif; et

      Le fait, en général, d’être un actif pour la société.

 

À titre de facteurs aggravants :

      La sophistication de l’installation et son caractère permanent; et

      Le fait que l'appelant se soit livré à la culture de cannabis alors que des enfants vivaient chez lui.

[40]           Cependant, contrairement à ce que conclut le juge, l’absence de remords et de prise de conscience représentent plutôt l’absence d’un facteur atténuant et ne saurait en être considérés comme un facteur aggravant. De plus, alors que le juge considérait « les dénis répétés de la vérité » comme étant un facteur aggravant, ce constat tient des conclusions qu’il tire à la suite de l’administration d’une preuve inappropriée, comme discuté ci-haut.

[41]           Compte tenu des facteurs aggravants et atténuants, de la gravité objective du crime et de la jurisprudence applicable, j’estime qu’une peine de 10 mois d’emprisonnement est indiquée[15]. Toutefois, bien que le juge n’en ait pas tenu compte, « avant d’envisager la privation de liberté », il y a lieu d’ « examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient[16]. » 

[42]           À ce stade, il y a lieu de préciser que l’ancienne version de l’article 742.1 C.cr. en vigueur lors du jugement de première instance ne permettait pas l’emprisonnement avec sursis pour des crimes passibles d’un emprisonnement maximal de 14 ans, comme le fait de cultiver du cannabis[17]. Toutefois, de récentes modifications législatives ont retiré cette restriction[18], de sorte que l’appelant peut maintenant en bénéficier[19].

[43]           En l’espèce, j’estime que l'emprisonnement avec sursis est approprié. Cette forme de sanction permet à un délinquant qui répond à certains critères prévus par la loi, de purger sa peine sous haute surveillance dans la collectivité plutôt qu'en prison[20]. Comme la Cour suprême l'a récemment précisé dans l'arrêt R. c. Sharma, la structure de l'article 742.1 C.cr. demeure essentiellement la même que lorsqu'elle a été abordée dans l'arrêt Proulx, rendu en 2000. Ainsi, les trois conditions suivantes doivent être remplies avant qu'une condamnation à l'emprisonnement avec sursis puisse être imposée :

(1)   le délinquant n’a pas été reconnu coupable d’une des infractions énumérées aux al. 742.1b) à f);

(2)   le tribunal infligerait autrement une peine d’emprisonnement de moins de deux ans;

(3)   le fait pour le délinquant de purger sa peine au sein de la collectivité ne mettrait pas en danger la sécurité de celleci[21].

[44]           J’estime que l’emprisonnement avec sursis ne mettrait pas en danger la sécurité de la collectivité et serait conforme aux principes énoncés aux articles 718 à 718.2 C.cr. en matière de détermination de la peine. 

[45]           Je propose donc d’accueillir l’appel et de substituer une peine d’emprisonnement avec sursis de 10 mois, prononcée en vertu de l’article 742.1 du Code criminel, à être purgée dans la collectivité conformément aux conditions énoncées dans le dispositif.

 

 

 

PETER KALICHMAN, J.C.A.


 

MOTIFS DE LA JUGE MARCOTTE

 

 

[46]           Je suis d’accord avec le résumé du contexte, du déroulement de l’instance et du jugement entrepris que propose mon collègue Kalichman dans ses motifs. Je souscris par ailleurs à son analyse des deux premiers moyens soulevés à laquelle je propose d’ajouter les précisions qui suivent, en plus d’analyser le troisième moyen soulevé en ce qui concerne le reproche formulé à l’égard de la peine excessive imposée par le juge de première instance. Tout comme mon collègue, j’estime que, malgré toute la latitude qui échoit au juge du procès lorsque vient le temps de prononcer une peine[22], l’importance des erreurs de principe commises par celui-ci vicient le résultat de manière à justifier l’intervention de la Cour[23].

[47]           Je m’explique.

[48]           L’examen des reproches formulés à l’égard d’une crainte de partialité du juge ne peut être fait en vase clos et doit tenir compte de la manière avec laquelle il a eu recours, en l’espèce, à l’article 723 C.cr.

[49]           Tel que le signale mon collègue dans ses motifs, le juge est intervenu à de nombreuses reprises pendant la plaidoirie du procureur de l’appelant, à l’issue des observations de ce dernier au sujet de l’usage thérapeutique du cannabis cultivé par son client. Au départ, il insiste sur le dépôt des notes du témoignage de l’expert (M. Ben Amar) qui a témoigné devant lui dans le cadre d’un dossier semblable, l’affaire Drapeau[24], dans le but d’établir la quantité de plants de cannabis requise pour une production à des fins médicales. Puis, face à la réaction du procureur de l’appelant qui conteste l’opportunité d’une telle preuve, il propose qu’à défaut pour l’appelant de consentir au dépôt de ces notes, l’expert Amar soit convoqué à l’audience pour y être interrogé, connaissant toutefois très bien à l‘avance quelle sera l’issue de son témoignage. Alternativement, il se dit ouvert à l’idée que l’appelant lui suggère le nom d’un autre expert à condition « qu’il soit compatible » avec la preuve qu’il recherche sur le sujet. Il résumera sa pensée à cet égard en ces termes lors de l’audience du 16 juillet 2021 :

Je veux savoir ... là, vous me dites que ce sera pas monsieur Ben Amar ou: « On veut pas que ce soit le témoignage de celui-ci. » Alors, je vais vous demander à tous les deux (2) parce que c'est, je pense, le mécanisme approprié que vous suggériez des noms. Si c'est pas lui, trouvez-moi quelqu'un d'autre, suggérez-moi des noms de personnes avec des CV qui pourraient avoir un témoignage compatible avec la demande que j'ai là. Parce que moi, en lisant la preuve, en prenant connaissance de la preuve, comme je crois il est assez clair, je ... je considère ou suspecte ou ...que la quantité produite de cannabis semble grande versus la prétention de l'accusé qu'il s'agit de son usage personnel et que c'était pour un usage thérapeutique. Alors, de la même façon et parallèlement à ce qui a été fait dans monsieur Drapeau.[25]

[50]           Le juge s’interroge alors également sur la légitimité de l’ordonnance médicale ayant servi à la délivrance du permis de Santé Canada, tel qu’il l’exprime lors de l’audience du 16 juillet 2021[26] :

Alors, je ... mon autre question et interrogation c'était les circonstances de l'obtention de la prescription en question, j'aimerais ça avoir des détails là-dessus. Par exemple, on sait un peu comment ça fonctionne, là, de façon ... les gens obtiennent des prescriptions, une fois qu'ils ont la prescription ils font une demande à Santé Canada et ils obtiennent une autorisation de Santé Canada, mais ça commence par une prescription par un …disons « spécialiste » en matière de santé et par analogie, là, si ... on avait parlé de l'affaire de monsieur Drapeau dans la première journée et on savait que c'était une dame spécialiste dans les « partys de Botox » qui avait émis l'autorisation dans le cas ...

[51]           Ceci l’amènera d’ailleurs à exiger que l’appelant produise l’ordonnance médicale soumise aux fins de l’obtention de son permis. On saisit mieux le sens des propos du juge à cet égard lorsqu’on examine le jugement de la Cour dans l’affaire Drapeau[27], où la Cour lui a fait reproche d’avoir mené sa propre enquête sur Internet au sujet de l’infirmière Suzan Nikkila, à l’insu des parties et en violation de la règle audi alteram partem, plutôt que de se prévaloir de l’article 723 C.cr. Or, je précise que c’est également le nom de Mme Nikkila qui est indiqué sur le permis délivré à l’appelant en l’espèce (Pièce SD-2). Pour peu que l’on s’attarde aux motifs de l’arrêt de la Cour dans Drapeau[28], qui relatent les propos du juge au sujet de l’issue de l’enquête menée sur Google, on constate qu’elle lui a permis d’apprendre que cette dame opérait d’un bureau virtuel, qu’elle était fondatrice d’un établissement du nom de « Access Beauty » spécialisé dans l’usage du Botox et autres produits connexes. C’est de cette enquête qu’il tire l’expression employée à l’audience de « dame spécialiste des « partys de Botox », qui ressort de l’extrait reproduit précédemment.

[52]           Puisque l’ordonnance médicale émanant de Mme Nikkila ne semble pas avoir été mise en preuve par la suite, l’appelant ne peut soutenir qu’un tel élément de preuve a eu un impact défavorable sur la détermination de la peine. Cela étant, les interrogations du juge au sujet de l’ordonnance ayant précédé la délivrance du permis, combinées à son insistance pour déposer les notes sténographiques de M. Ben Amar dans l’affaire Drapeau ou pour le convoquer à l’audience, confirment que l’assignation de cet expert sous l’article 723 C.cr. poursuivait un but précis : celui de contredire la prétention de l’appelant au sujet de son usage thérapeutique du cannabis, de même que de vérifier la légitimité du permis de Santé Canada lui permettant dorénavant de cultiver à des fins médicales 195 plants dans sa résidence. Un tel but n’est pas conciliable avec l’objectif de l’article 723 C.cr., d’autant que le permis en question n’a été obtenu qu’après l’infraction reprochée[29] et qu’il ne revêtait aucune pertinence dans la détermination de la peine, comme l’a signalé cette Cour dans Drapeau c. R.[30] en renvoyant d’ailleurs aux propos du juge Champoux lui-même à cet égard, de même que plus récemment dans Delisle c. R.[31].

[53]           Par ailleurs, le juge a exigé d’entendre un second témoin sur le potentiel de production de la serre de l’appelant et sur sa sophistication quoique, je le rappelle, l’appelant n’a pas été accusé de production en vue d’en faire le trafic.

[54]           En exigeant d’entendre d’abord un expert sur la consommation de cannabis à des fins médicales, puis un autre sur les capacités de production de la serre ainsi que sur sa sophistication, l’objectif du juge, bien qu’il ait pu sembler être celui d’obtenir un éclairage sur le poids et la valeur des arguments avancés en défense pour expliquer la commission de l’infraction, visait plutôt, à mon avis, à renforcer les arguments menant au rejet de la thèse de la consommation à des fins médicales. Ces deux témoignages ne revêtaient aucune autre utilité que de confirmer que quatre plants de cannabis suffisent pour une consommation à des fins médicales (en ce qui concerne M. Ben Amar), tandis que le témoignage du policier Sébastien Ouimette était carrément inutile puisque les photographies et la description de la culture déjà en preuve suffisaient à en apprécier la sophistication et que les propos du policier sur les capacités de production par année ainsi que sur la valeur de la serre étaient sans pertinence, dans la mesure où l’appelant n’a pas été accusé de production en vue d’en faire le trafic, tel que souligné précédemment.

[55]           Par conséquent, il m’est impossible de considérer le recours à l’article 723 C.cr. en l’espèce comme une tentative d’assurer l’imposition d’une peine proportionnée au sens de l’arrêt Hamilton[32], puisqu’à mon avis, une telle preuve n’avait pour but que d’ébranler un facteur atténuant avancé en défense, en usurpant, ce faisant, le rôle de la poursuite, qui avait fait le choix de ne pas produire de preuve contraire à ce sujet. Or, tel que le signalait notre Cour dans l’arrêt Baptiste c. R.[33] :

[35]   A sentencing judge cannot assume “the combined role of advocate, witness and judge”. He or she may not become “the prime source of information in respect” of issues during the sentencing hearing or emerge as “the driving force pursuing those issues during the proceedings.”

[56]           Dans de telles circonstances, le recours à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’article 723 C.cr. pour étayer son point de vue sur le manque de fondement d’une prétention d’une partie, alors que les éléments contenus dans le dossier permettaient déjà d’en apprécier le poids, m’apparaît déraisonnable et non judiciaire. L’approche du juge n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle écartée récemment par cette Cour dans Labonté Martin c. R.[34], où, incidemment, le même juge avait exigé la comparution d’un témoin expert en armes à feu parce que la peine de trois ans d’emprisonnement proposée à titre de suggestion commune par les parties lui semblait manifestement non indiquée, avant d’imposer une peine de six ans.

[57]           De plus, les questions posées par le juge aux deux témoins à l’audience allaient au-delà des enjeux qu’il avait lui-même préalablement identifiés et confirment à mon avis son usage inapproprié de l’article 723 C.cr., en plus de soulever une certaine crainte de partialité.

[58]           Au surplus, j’estime que le juge a commis une autre erreur de principe, en plus de certaines erreurs additionnelles qui méritent d’être signalées. Concernant l’erreur de principe additionnelle, comme le reconnaît mon collègue, il a considéré à tort l’absence de remords à titre de facteur aggravant. Il s’agit d’une erreur non négligeable à mon avis, d’autant que le juge semble animé par l’idée de punir le « déni de vérité » qu’il reproche à l’appelant et qui sous-tend sa décision. D’ailleurs, comme le souligne la Cour suprême dans R. c. Teskey[35] :

19.   […] les raisons invoquées par le juge du procès au soutien de sa décision sont présumées refléter le raisonnement l’ayant conduit à cette décision.

[59]           L’évaluation du remords, des perspectives de réhabilitation et du « déni de vérité » est intimement reliée à l’opinion du juge sur la légitimité du permis de Santé Canada qu’il remet en question, nonobstant le fait qu’il n’était pas de son ressort de le faire.

[60]           Quant aux erreurs additionnelles reprochées, je souligne que le juge réfère erronément à une fourchette de peines variant entre 9 et 24 mois, en occultant le fait que certaines d’entre elles ont été imposées en lien avec le trafic de stupéfiant et en taisant toute référence aux absolutions et autres peines non carcérales imposées à l’égard de la culture de cannabis. Il reproche par ailleurs à l’appelant de n’avoir pas de position précise sur la peine, en passant complètement sous silence l’argumentation écrite que ce dernier lui a soumise, qui lui proposait de surseoir au prononcé de la peine, avec une ordonnance de probation de deux ans et une ordonnance de 150 heures de travaux communautaires à compléter dans un délai de 18 mois, assortie de l’imposition d’un don ou d’une amende, avec, à l’appui, un tableau de la fourchette de peines applicable à l’infraction reprochée.

[61]           En appel, l’appelant soutient à titre de troisième moyen que la peine était excessive et que le juge a omis de considérer la possibilité de sanctions moins contraignantes que l’emprisonnement, alors que les circonstances le justifiaient, notamment le fait qu’il présentait un profil somme toute exemplaire, à titre de délinquant primaire sans antécédents judiciaires. Il n’offre aucune précision, ni ne revient sur l’opportunité de surseoir au prononcé de la peine et demande plutôt à la Cour de substituer la peine appropriée[36].

[62]           Comme le signale mon collègue Kalichman, considérant les erreurs de principe commises par le juge de première instance qui ont eu une incidence sur la détermination de la peine, il y a lieu pour la Cour de procéder à sa propre analyse pour déterminer la peine appropriée[37]. Ceci inclut désormais l’emprisonnement avec sursis que le juge ne pouvait considérer à l’époque du prononcé de la peine, puisque l’alinéa 742.1b) C.cr. excluait alors le sursis pour les infractions passibles d’une peine de 14 ans d’emprisonnement, dont l’infraction liée à la culture de cannabis[38]. Or, cette exclusion a été supprimée le 17 novembre 2022[39]. Tel que le souligne mon collègue Doyon dans Lemieux c. R.[40], l’appelant a droit au bénéfice de toute modification législative sur la peine en vigueur au moment de l’appel et la Cour doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’emprisonnement avec sursis dans la mesure où l’appelant plaide qu’une sanction moins contraignante s’imposait en l’espèce.

[63]           L’alinéa 718.2d) C.cr. impose au tribunal « l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient », tel que le signale mon collègue Cournoyer en rappelant le principe de modération dans le recours à l’emprisonnement dans Bachou c. R.[41] :

Le principe de modération dans le recours à l’emprisonnement

[37]   En 1996, le droit de la détermination de la peine fait l’objet d’une réforme substantielle. Dans l’arrêt Proulx, le juge en chef Lamer résume la teneur de celleci :

15   Comme l’ont expliqué mes collègues les juges Cory et Iacobucci dans R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, au par. 39, «[l]’adoption de la nouvelle partie XXIII a marqué une étape majeure, soit la première codification et la première réforme substantielle des principes de détermination de la peine dans l’histoire du droit criminel canadien». Ils ont signalé deux des principaux objectifs que visait le législateur en édictant ces nouvelles mesures législatives: (i) réduire le recours à l’emprisonnement comme sanction, (ii) élargir l’application des principes de justice corrective au moment du prononcé de la peine (au par. 48).

[38]   Afin de bien signaler sa volonté de réduire le recours à l’emprisonnement, le Parlement adopte l’alinéa 718.2d) C.cr. qui impose au tribunal « l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient ».

[39] Ce principe de modération n’était pas entièrement nouveau.

[40] Dans l’arrêt Biron, le juge Rothman explique que l’emprisonnement ne doit être envisagé pour un délinquant primaire que si aucune peine n’est appropriée :

It is now, I think, accepted as a general principle of sentencing that before imposing a custodial sentence on a first offender, a sentencing court should carefully explore the other dispositions available. A custodial sentence should only be imposed in cases where the circumstances are such or the gravity of the offence is such that no other sentence is appropriate. (R. v. Stein (1974), 15 C.C.C.(2d) 376 (Ont. C.A.); R. v. Bates (1977), 32 C.C.C. (2d) 493 (Ont. C.A.)).

[41] Toutefois, l’alinéa 718.2d) consacrait législativement le principe de modération dans l’utilisation de l’emprisonnement « pour la première fois au Canada » et il marque un pas en établissant que ce principe doit être envisagé à l’égard de tous les délinquants. Ce faisant, le législateur a « positionné l’emprisonnement comme une mesure de dernier recours ».

[42] Tout récemment, dans l’arrêt Parranto, la juge Martin rappelle l’importance du principe de la modération dans le recours à l’emprisonnement et le fait que les réformes de 1996 en matière de détermination de la peine visaient à s’attaquer au problème de la surincarcération au Canada :

[45] Les points de départ ne dispensent pas non plus les juges chargés de déterminer la peine de tenir compte de tous les principes applicables en la matière. Les principes de la dénonciation et de la dissuasion sont généralement des objectifs intrinsèques des points de départ et sont reflétés dans les fourchettes de peines, mais [TRADUCTION] « on ne saurait permettre à ces objectifs de réduire à néant et de rendre inopérants ou inefficaces d’autres objectifs pertinents de la détermination de la peine » (R. c. Okimaw, 2016 ABCA 246, 340 C.C.C. (3d) 225, par. 90). On s’attend à ce que les juges chargés de déterminer la peine tiennent compte des autres objectifs pertinents relatifs à la détermination de la peine, y compris la réinsertion sociale et la modération quant au recours à l’emprisonnement, lorsqu’ils procèdent à une analyse individualisée. D’ailleurs, notre Cour a jugé que les réformes de 1996 en matière de détermination de la peine visaient à la fois à faire en sorte que les tribunaux tiennent compte des principes de justice réparatrice et à s’attaquer au problème de la surincarcération au Canada (Gladue, par. 57; Proulx, par. 16 20). Les juges chargés de déterminer la peine jouissent du pouvoir discrétionnaire de décider à quels objectifs il faut accorder la priorité (Nasogaluak, par. 43; Lacasse, par. 54), et ils peuvent choisir d’attribuer plus de poids à la réinsertion sociale et à d’autres objectifs que des objectifs intrinsèques telles la dénonciation et la dissuasion. Les cours d’appel ne devraient pas perdre de vue ces principes — ni la norme de contrôle les obligeant à faire preuve de déférence — lorsqu’elles se penchent sur des peines qui s’écartent d’un point de départ ou d’une fourchette de peines.

[43] Cela dit, « la réalisation de l’important objectif de modération dans le recours à l’incarcération » ne doit pas se faire « à n’importe quel prix ». Comme l’explique le juge Lamer dans l’arrêt Proulx : « pour décider si les circonstances ‘‘justifient’’ des sanctions moins contraignantes ou si des sanctions substitutives sont ‘‘justifiées’’, il faut prendre en compte les autres principes de détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2 ».

[44] Même si on peut inférer qu’en imposant une peine d’emprisonnement le juge a écarté l’infliction d’une peine moins privative de liberté, il ne considère pas la possibilité de surseoir au prononcé de la peine et d’imposer une probation de trois ans assortie d’une obligation de faire des travaux communautaires, comme le suggérait l’appelant.


[64]            En l’espèce, le juge énumère sans les retenir les conséquences indirectes susceptibles de découler d’une peine d’emprisonnement pour l’appelant comme étant la perte d’emploi, de revenu, de même que les impacts de son incarcération sur sa garde partagée. Alors que le juge estime qu'elles sont le résultat de son choix mal avisé de cultiver le cannabis dans sa résidence[42], je suis d’avis qu’il s’agit de conséquences dont la Cour doit tenir compte.

[65]           Loin de moi l’idée de banaliser la culture du cannabis ou la gravité de l’infraction. Cela étant, considérant que l’appelant est un délinquant primaire, sans antécédents judiciaires, père de famille détenant un emploi stable et qui présente un rapport sentenciel somme toute favorable, l’imposition d’une peine d’emprisonnement avec sursis de 10 mois m’apparaît être la peine appropriée.

[66]           La Cour a, depuis l’audience, requis et obtenu des parties leurs observations sur les conditions susceptibles d’accompagner une peine non carcérale. À la lumière de ces observations, je souscris à la proposition de mon collègue Kalichman d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de première instance et d’y substituer une peine de 10 mois d’emprisonnement avec sursis assortie des conditions proposées par l’intimé.

 

 

 

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 


[1]  R. c. Versailles, 2022 QCCQ 27 [jugement entrepris].

[2]  Versailles c. R., 2022 QCCA 195.

[3]  2019 QCCQ 3744. Confirmé dans 2020 QCCA 796.

[4]  R. c. Parranto, 2021 CSC 46, paragr. 29; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, paragr. 11.

[6]  R. c. Friesen, 2020 CSC 9, paragr. 27.

[7]  Id., paragr. 29. Voir aussi R. v. Knauff, 2023 BCCA 174 (CanLII), paragr. 26.

[8]  R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, paragr. 104.

[9]  Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, p. 394.

[10]  R. v. Hamilton, 2004 CanLII 5549 (ON CA), paragr. 66; Baptiste c. R., 2021 QCCA 1064, paragr. 36.

[11]  R. c. Morris, 2021 ONCA 680, paragr. 133; Drapeau c. R., 2020 QCCA 796, paragr. 15.

[12]  Hamilton, supra, note 10, paragr. 67-69.

[13]  R. v. Hamilton, 2004 CanLII 5549 (ON CA); voir aussi Baptiste c. R., 2021 QCCA 1064.

[14]  A cet égard, il convient de noter que l'intimé n'a pas contesté la validité du certificat de Santé Canada.  De plus, un tel certificat, lorsqu'il est émis après l'infraction, n'est pas pertinent pour la détermination de la peine pour culture de cannabis (voir à cet effet, Delisle c. R., 2023 QCCA 11, paragr. 14 et Drapeau c. R., 2020 QCCA 796, paragr. 21).

[15]  Brosseau c. R., 2010 QCCA 1292; Wolff c. R., 2017 QCCA 1566.

[16]  Alinéa 718.2d C.cr.

[17]  Loi sur le cannabis, L.C. 2018, ch. 16, alinéa 12(9)a).

[18]  Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 2022, ch. 15, art. 14.

[19]  Lemieux c. R., 2023 QCCA 480, paragr. 42.

[20]  R. c. Sharma, 2022 CSC 39, paragr. 7.

[21]  R. c. Sharma, 2022 CSC 39, paragr. 13; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, paragr. 49-76.

[22]  R. c. Parranto, 2021 CSC 46, paragr. 29; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, paragr. 11.

[23]  R. c. Friesen, 2020 CSC 9, paragr. 26.

[25]  Observations sur sentence, 16 juillet 2021.

[26]  Id.

[27]  Drapeau c. R., 2020 QCCA 796.

[28]  Id., paragr. 14.

[29]  Pièce SD-2.

[30]  Drapeau c. R., 2020 QCCA 796, paragr. 21.

[31]  Delisle c. R., 2023 QCCA 11, paragr. 14.

[32]  R. v. Hamilton, 2004 CanLII 5549 (ON CA), paragr. 66, tel que repris dans Baptiste c. R., 2021 QCCA 1064, paragr. 36.

[33]  Baptiste c. R., 2021 QCCA 1064, paragr. 35.

[34]  Labonté Martin c. R., 2023 QCCA 791.

[35]  R. c. Teskey, 2007 CSC 25, [2007] 2 R.C.S. 267, paragr. 19.

 

[36]  Pendant le délibéré, à la suite d’une demande de la formation requérant des parties leurs observations additionnelles sur les conditions qui pourraient assortir une peine non carcérale, l’appelant a soumis pour toute suggestion cette fois qu’il était plutôt opportun de prononcer une sentence suspendue assortie d’une ordonnance de probation de deux ans avec une ordonnance de 50 heures de travaux communautaires.

[37]  R. c. Friesen, 202 CSC 9, paragr. 29.

[38]  Loi sur le cannabis, L.C. 2018, ch. 16, art. 12 (4) a) et (9) a).

[39]  Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 2022, ch. 15, art. 14.

[40]  Lemieux c. R., 2023 QCCA 480, paragr. 42.

[41]  Bachou c. R., 2022 QCCA 1145, paragr. 37-44.

[42]  Jugement entrepris, paragr. 43.

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