Québec (Procureure générale) c. Commission des relations du travail, Division des relations du travail |
2016 QCCS 5095 |
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JS1145 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE QUÉBEC |
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N° |
200-05-020125-154 |
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DATE : |
Le 22 septembre 2016 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE ALICIA SOLDEVILA, J.C.S. |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC, 300, boulevard Jean-Lesage, bureau 1.03, Québec (Québec) G1K 8K6 |
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Demanderesse |
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c. |
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COMMISSION DES RELATIONS DU TRAVAIL, division des relations du travail, ayant une place d'affaires au 900, boulevard René-Lévesque Est, 5e étage, Québec (Québec) G1R 6C9 |
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Défenderesse
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ASSOCIATION PROFESSIONNELLE DES INGÉNIEURS DU GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, ayant une place d'affaires au Complexe Iberville III, 2960, boulevard Laurier, bureau 218, Québec (Québec) G1V 4S1 |
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Mise en cause
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JUGEMENT |
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[1] L'ajout systématique d'un "tract" ou message syndical dans les correspondances envoyées par courriel utilisant l'adresse courriel protégée du gouvernement du Québec (gouv.qc.ca) constitue-il un exercice valable de la liberté d'expression des ingénieurs salariés de l'État en période de négociation syndicale?
[2] L'employeur entrave-t-il, dans la présente affaire, l'exercice des activités de l'association syndicale au sens de l'article 12 du Code du travail[1] (« C.t. ») lorsqu'il tente d'empêcher l'ajout de ce message?
* * *
[3] La demanderesse, Procureure générale du Québec (« PGQ »), se pourvoit en contrôle judiciaire[2] d’une décision rendue le 8 septembre 2015 par la défenderesse, Commission des relations du travail (« CRT »), par laquelle cette dernière ordonne au Gouvernement du Québec (« Gouvernement »), à ses ministères ainsi qu’à tous ses représentants de cesser d’entraver les activités syndicales de la mise en cause, Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (« APIGQ »), et de permettre aux salariés qu’elle représente d’inclure dans la signature de leurs courriels un message d’intérêt syndical.
[4] Les faits à l’origine du litige ne sont pas vraiment contestés. Tel qu’exposé à la demande de pourvoi en contrôle judiciaire de la CSST, ils se résument ainsi:
16. Depuis le printemps 2015, une consigne syndicale de l’APIGQ demande que ses membres ajoutent de façon systématique et automatique à tous leurs courriels transmis dans l’exercice de leur fonction un message d’intérêt syndical joint à leur signature électronique, que voici :
Message important des ingénieurs du gouvernement du Québec en négociation
En 2001, le rapport de l’Unité anticollusion a mis en évidence que la perte d’expertise en ingénierie constitue «le tout premier facteur de vulnérabilité» du gouvernement. Reconstruire cette expertise exige de verser des salaires compétitifs avec des employeurs de marque tels qu’Hydro-Québec ou le gouvernement fédéral. L’Institut de la statistique du Québec confirme que la rémunération globale des ingénieurs du gouvernement accuse un retard de plus de 40% par rapport aux employeurs du secteur «autre public».
Au lieu de combler cet égard, le gouvernement propose de le creuser.
Soucieux de protéger le public et d’offrir un service de qualité aux citoyens, nous croyons que la pérennité des biens collectifs et la saine gestion des fonds publics commandent plutôt la reconnaissance de notre expertise.
Notre signature vaut plus!
[Soulignement du Tribunal]
17. Ce message s’ajoute à la signature électronique de tous les courriels transmis par l’ingénieur et ne peut être retiré ni refusé par la personne à qui il s’adresse;
18. Le 10 avril 2015, le secrétariat du Conseil du Trésor chargé de la gestion des ressources humaines du gouvernement s’est adressé à l’APIGQ pour lui demander que cesse cette pratique et qu’à défaut des mesures disciplinaires seraient prises contre les ingénieurs, […];
19. Par cette demande, prise en vertu de la Directive, le gouvernement vise à empêcher la publication d’un message d’intérêt syndical joint à la signature électronique des courriels du gouvernement transmis et signés par les ingénieurs dans l’exercice de leur fonction;
20. À la suite de cette demande du gouvernement, au moins 500 ingénieurs membres de l’APIGQ ont déposé des plaintes fondées sur les articles 15 et suivants du C.tr.;
21. Le 23 avril 2015, l’APIGQ a déposé une plainte et une demande d’ordonnance provisoire en vertu des articles 12, 14, 114 et 118 du C.tr. auprès de la CRT, […];
22. Par sa plainte, l’APIGQ reproche essentiellement au gouvernement sa demande du 10 avril 2015 […] ayant pour objectif d’empêcher l’intégration du message d’intérêt syndical aux courriels du gouvernement, ainsi que les avertissements transmis au même effet à des ingénieurs, ce qui constituerait, selon l’APIGQ, une ingérence dans les affaires d’une association de salariés au sens de l’article 12 du C.tr.;
23. Le 18 juin 2015, une audience a été tenue devant la CRT;
24. […];
25. Le 8 septembre 2015, la CRT a rendu sa décision par laquelle elle a accueilli la plainte déposée par l’APIGQ, […];
26. Les conclusions de la CRT se lisent ainsi :
EN CONSÉQUENCE, la Commission des relations du travail
ACCUEILLE la plainte fondée sur l’article 12 du Code du travail;
ORDONNE au Gouvernement du Québec, à ses ministères et organismes ainsi qu’à tous ses représentants, de cesser d’entraver les activités syndicales de l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec;
ORDONNE au Gouvernement du Québec, à ses ministères et organismes ainsi qu’à tous ses représentants, de permettre aux salariés représentés par l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec d’inclure dans la signature de leurs courriels le message reproduit au paragraphe 5 de la présente décision.
[5] Insatisfaite, la PGQ se pourvoit en contrôle judiciaire de cette décision.
[6] Dans une décision étoffée, la CRT rappelle d’abord le fondement de l’interdiction adressée à l’employeur par l’article 12 C.t. d’entraver les activités d’une association syndicale, lequel consiste essentiellement à favoriser l’exercice du droit d’association protégé par la Charte des droits et libertés de la personne[3] (la « Charte ») et le C.t.
[7] Traçant ensuite les contours du droit à la liberté d’expression en contexte de relations de travail, la CRT conclut qu’en ajoutant à leurs courriels le message syndical litigieux, l’APIGQ et ses membres ont exercé leur droit de façon raisonnable et légitime :
[41] La transmission du message syndical litigieux constitue donc l’exercice de ce droit à la liberté d’expression farouchement protégé par la Cour suprême.
[42] Il faut ajouter que ce droit est ici exercé dans le cadre de l’exercice d’un autre droit, lui aussi protégé par la Charte et par le Code du travail : le droit d’association.
[8] Puis elle analyse les justifications invoquées par l’employeur pour restreindre l’exercice de ce droit à la liberté d’expression, à savoir son droit de propriété sur les équipements utilisés par l’APIGQ et ses membres pour véhiculer leur message. Pour la CRT, en l’absence de preuve d’un préjudice quelconque à ses droits, la restriction imposée par l’employeur est déraisonnable et entrave indûment les activités de l’APIGQ:
[58] Au-delà de ces comportements fautifs, il faut aussi considérer qu’en 2015, l’équipement informatique confié aux employés, tout particulièrement aux cols blancs, est parfois utilisé à des fins personnelles, et ce, indépendamment de la nature de l’entreprise de l’employeur. Cette pratique, lorsqu’elle est raisonnable, est maintenant généralement admise, comme l’utilisation du téléphone a fini par l’être avant elle. L’évolution sociale est un élément qui doit être pris en compte lorsqu’il est question de l’utilisation de divers équipements technologiques.
[59] […]
[60] Pour la Commission, cela équivaut à réduire le droit à la liberté d’expression à certains lieux seulement. Or, ce droit fondamental ne peut souffrir ce genre de restriction « automatique ». La démonstration convaincante d’une justification sérieuse doit supporter une telle restriction. Le droit de propriété, à lui seul, sans preuve d’effet nuisible, ne suffit pas. Les tribunaux l’ont affirmé à plusieurs reprises.
[…]
[102] Le message que des employés de l’État veulent transmettre à la population est destiné à promouvoir « l’échange d’idées dans la collectivité », à favoriser « la prise de décisions sociales » et, ultimement, à « amener le grand public à appuyer leur cause ». Le Gouvernement ne réussit pas à convaincre d’une justification raisonnable à une atteinte à un droit fondamental qui respecterait les paramètres établis. Il ne parvient pas à démontrer que le message litigieux a des effets néfastes, qu’il porte atteinte aux valeurs démocratiques à l’ordre public ou au bien-être général des citoyens, ou qu’il mine les valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression.
[…]
[105] Mettant en balance le droit à la liberté d’expression, exercé de façon raisonnable, dans un contexte de négociation et le droit de propriété, sans démonstration d’un quelconque préjudice ou même de quelque répercussion négative, on ne peut que conclure au caractère déraisonnable de la restriction imposée.
[Soulignement du Tribunal]
[9] La plainte fondée sur l’article 12 C.t. est par conséquent accueillie.
[10] La PGQ conteste le bien-fondé de la décision entreprise.
[11] Selon elle, la demande de l’employeur, visant la cessation de l’utilisation par les employés de leurs adresses électroniques professionnelles pour faire état de revendications syndicales, ne constitue pas une entrave à l’exercice de leur liberté d’expression dans la mesure où celle-ci ne donne pas en soi le droit d’utiliser les biens de l’employeur à des fins autres que professionnelles en contexte de prestation de travail. La liberté d’expression n’est pas absolue; elle doit être interprétée à la lumière, notamment, du droit de propriété de l’employeur.
[12] La première question en litige proposée par la PGQ relève selon celle-ci du droit constitutionnel puisqu’elle touche à une liberté dont l’importance est fondamentale dans notre système juridique et commanderait l’application de la norme de la décision correcte :
La correspondance électronique officielle du gouvernement du Québec, transmise et signée par l’ingénieur à titre de fonctionnaire, dans l’exercice de sa prestation de travail et aux fins de représenter le gouvernement du Québec (son employeur), constitue-t-elle une tribune ou un mode d’expression, au sens de la jurisprudence, que l’ingénieur et son association syndicale ont le droit constitutionnel d’utiliser pour exercer leur liberté d’expression?
[13] À tout événement, soumet encore la PGQ, si l’employeur a porté atteinte à la liberté d’expression de l’APIGQ et de ses membres, cette atteinte est raisonnable et justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, et ce, afin d’assurer l’intégrité de la correspondance électronique officielle, le respect des obligations de loyauté, de neutralité et de réserve qui s’imposent aux fonctionnaires et d’éviter la confusion auprès du public. Cela dit, la PGQ formule une deuxième question en litige, laquelle devrait être assujettie à la norme de la décision raisonnable :
Subsidiairement, la demande du gouvernement d’empêcher l’intégration d’un message d’intérêt syndical à sa correspondance électronique officielle constitue-t-elle une restriction raisonnable et justifiée de la liberté d’expression?
[14] L’APIGQ soutient quant à elle la raisonnabilité de la décision entreprise : ni le droit de propriété de l’employeur ni l’obligation de loyauté et le devoir de réserve imposés aux fonctionnaires salariés ne peuvent constituer un frein à l’exercice de son droit à la liberté d’expression, surtout en contexte de négociation.
[15] Pour une meilleure compréhension, il convient de reproduire les dispositions pertinentes du C.t. :
12. Aucun employeur, ni aucune personne agissant pour un employeur ou une association d’employeurs, ne cherchera d’aucune manière à dominer, entraver ou financer la formation ou les activités d’une association de salariés, ni à y participer.
Aucune association de salariés, ni aucune personne agissant pour le compte d’une telle organisation n’adhérera à une association d’employeurs, ni ne cherchera à dominer, entraver ou financer la formation ou les activités d’une telle association ni à y participer.
14. Aucun employeur, ni aucune personne agissant pour un employeur ou une association d’employeurs ne doit refuser d’employer une personne à cause de l’exercice par cette personne d’un droit qui lui résulte du présent code, ni chercher par intimidation, mesures discriminatoires ou de représailles, menace de renvoi ou autre menace, ou par l’imposition d’une sanction ou par quelque autre moyen à contraindre un salarié à s’abstenir ou à cesser d’exercer un droit qui lui résulte du présent code.
Le présent article n’a pas pour effet d’empêcher un employeur de suspendre, congédier ou déplacer un salarié pour une cause juste et suffisante dont la preuve lui incombe.
[16] La norme de contrôle applicable est tributaire de la nature des questions soumises au décideur administratif en cause plutôt que de celles formulées par l’une ou l’autre des parties aux fins du pourvoi en contrôle judiciaire. En effet, « […] l’accent de la révision judiciaire doit être sur la nature de la question qu’avait à trancher le décideur »[4].
[17] La CRT devait décider si la demande de l’employeur de retirer le message d’intérêt syndical de la signature apposée de façon systématique par les ingénieurs à son emploi à la fin d’un courriel professionnel constituait une entrave aux activités d’une association de salariés au sens de l’article 12 C.t.
[18] La Cour d’appel rappelait récemment, dans l’arrêt Syndicat des employés manuels de la Ville de Québec, que l’interprétation de l’article 12 C.t. et son application à une situation factuelle concrète sont au cœur de la compétence spécialisée de la CRT, dont les décisions sont par ailleurs protégées par une clause privative absolue[5], commandant ainsi le plus haut degré de déférence[6].
[19] Bien que l’affaire mette également en jeu des valeurs et des droits consacrés par la Charte, plus précisément le droit à la liberté d’expression et le droit d'association, elle n’appelle pas moins à la retenue judiciaire[7]. Ce n’est pas tant l’interprétation qu’en donne la CRT qui est en cause, mais l’application qu’elle en fait.
[20] La Cour suprême du Canada reconnaît la position privilégiée des tribunaux administratifs en matière d’application des droits protégés par les chartes à un ensemble de faits dans le contexte de leur loi habilitante :
[47] Le décideur administratif exerçant un pouvoir discrétionnaire en vertu de sa loi constitutive est, de par son expertise et sa spécialisation particulièrement au fait des considérations opposées en jeu dans la mise en balance des valeurs consacrées par la Charte. Comme la Cour l’a expliqué en faisant siens les commentaires de la professeure Danielle Pinard dans Douglas/Kwantlen Faculty Assn. c. Douglas College, 1990 CanLII 63 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 570 :
[…] les tribunaux administratifs possèdent une compétence, une expertise et une connaissance d’un milieu particulier qu’ils pourraient avantageusement mettre au service de la mise en œuvre de la primauté de la Constitution. Leur position privilégiée quant à l’appréhension des faits pertinents leur permet d’élaborer une approche fonctionnelle des droits et libertés tout comme des préceptes constitutionnels généraux. […]
[48] Cette cause, entre autres, a illustré que la Cour reconnaît de plus en plus la position privilégiée qu’occupent les tribunaux administratifs en matière d’application de la Charte à un ensemble particulier de faits dans le contexte de leur loi habilitante […]. Comme le juge Major l’a signalé dans les motifs dissidents qu’il a signés dans Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles, [1996] 1 R.C.S. 75, […], leur « fonction particulière de détermination des droits au cas par cas dans leur domaine de spécialisation placerait même plutôt les tribunaux administratifs en meilleure position » pour appliquer la Charte à une situation donnée […].
[…]
[54] […] Il continue donc à être justifié de faire preuve de déférence à l’endroit du décideur administratif compte tenu de son expertise et de sa proximité aux faits de la cause puisque, même quand les valeurs consacrées par la Charte sont en jeu, il sera généralement le mieux placé pour juger de l’incidence des valeurs pertinentes de ce type au regard des faits précis de l’affaire. Cela étant dit, tant les décideurs que les tribunaux qui procèdent à la révision de leurs décisions doivent analyser les questions qui leur sont soumises en gardant à l’esprit l’importance fondamentale des valeurs consacrées par la Charte.[8]
[Soulignement du Tribunal]
[21] Cela est également vrai lorsqu’il est question de l’application contextuelle faite par la CRT en période de négociation collective de conditions de travail et du droit constitutionnel à la liberté d’expression, qui est expressément reconnue comme une composante essentielle des relations du travail[9], domaine spécialisé de la CRT aux termes de sa loi habilitante.
[22] Aussi, même s’il fallait segmenter la décision entreprise pour tenir compte des différents aspects examinés et décidés par la CRT, tel que proposé par la PGQ, la norme de contrôle de la décision raisonnable devrait néanmoins s’appliquer à chacune de ses conclusions.
[23] En effet, tant la première détermination de la CRT, voulant que la transmission du message litigieux constitue l’exercice raisonnable et légitime du droit à la liberté d’expression protégé par la Charte (Question 1 de la PGQ), que sa conclusion issue de la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit de propriété de l’employeur (Question 2 de la PGQ) relèvent d’une application contextuelle de la Charte et non pas d’une interprétation générale étrangère à son domaine d’expertise.
[24] Du reste, le Tribunal s’en remet à l’invitation récente faite par la juge Abella dans l’arrêt Énergie atomique du Canada[10], qui suggère aux tribunaux de simplifier la démarche d’analyse des normes de révision pour se concentrer sur la question essentielle qui est celle énoncée dans l’arrêt Dunsmuir[11], à savoir celle de vérifier le caractère raisonnable de la décision entreprise.
[25] Ainsi, le Tribunal n’interviendra que si la décision de la CRT est déraisonnable, c.-à-d. si son appartenance aux issues possibles acceptables ne peut se justifier en regard des faits et du droit.
[26] La décision rendue le 8 septembre 2015 par la CRT, par laquelle celle-ci ordonne au Gouvernement, à ses ministères ainsi qu’à tous ses représentants de cesser d’entraver les activités syndicales de l’APIGQ et de permettre aux salariés qu’elle représente d’inclure dans tous leurs courriels transmis dans l'exercice de leurs fonctions un message d’intérêt syndical, est-elle raisonnable?
[27] Même en reconnaissant que l’utilisation de la messagerie électronique de l’employeur pour diffuser un message d’intérêt syndical peut constituer, en contexte de négociation collective, une forme légitime d’exercice de la liberté d’expression[12], encore faut-il que celle-ci soit dans les faits exercée raisonnablement pour bénéficier de la protection de la Charte[13] et ainsi justifier l’APIGQ de blâmer l’employeur pour tenter de mettre un terme à cette pratique.
[28] En effet, la liberté d’expression qui s’exerce sur les lieux et pendant les heures de travail doit respecter certaines conditions particulières pour être « valablement exercée »[14].
[29] Entre autres, le message diffusé doit être relativement discret, ne pas être envahissant, il doit être exprimé en des termes corrects et neutres et ne pas mettre en péril, sans raison fondamentale, les relations d’affaires avec la clientèle et les fournisseurs[15].
[30] À cet égard, la CRT conclut simplement, au paragraphe 66 de sa décision, que « [l]e message diffusé contient des informations exactes et [qu’]il est rédigé en termes tout à fait corrects. Il vise à informer les tiers et les convaincre d’appuyer leur cause. La qualité du message et la nature de la communication respectent ainsi les balises établies en la matière ». La CRT souligne également, au paragraphe 105, l’absence de démonstration d'un quelconque préjudice ou d'une répercussion négative, d'où sa conclusion que la restriction imposée par l'employeur est déraisonnable.
[31] En ce faisant, la CRT omet toutefois de considérer la longueur du message syndical en cause dans le contexte de l'envoi. Il tient en effet sur plus de quinze lignes et sur quatre paragraphes, alors que la signature de l'auteur tient sur deux ou trois lignes. Difficile de considérer un tel message comme « discret ». De plus, il est adressé par des employés de l’État à des interlocuteurs identifiés[16] qu'ils ont pour mandat de servir ou d'informer au nom de l'État, à l’aide d’un système de messagerie protégé, appartenant à l’employeur, et qui sert à communiquer avec l’extérieur[17]. La CRT affirme que le ton du message est tout à fait correct et contient des affirmations exactes. Le Tribunal ne peut se rendre à cette lecture qui s'écarte du contenu du message. Au contraire, le ton du message est au mieux équivoque, au pire tendancieux et désobligeant et met volontairement en doute la probité des employés de l'État eux-mêmes et de leur employeur[18] ainsi que leur expertise.
[32] Le Tribunal estime que si la CRT s'était attardée véritablement au caractère raisonnable de l’exercice par l’APIGQ et ses membres de leur droit à la liberté d’expression dans le contexte global de la diffusion de ce message, sa conclusion aurait été différente.
[33] En effet, la Loi sur la fonction publique[19] signale que la fonction publique a pour mission première de fournir au public les services de qualité auxquels il a droit. Or, tel que formulé et diffusé, le message syndical de l’APIGQ compromet l’image de la fonction publique en tant qu’employeur et ne peut que miner la confiance des destinataires en la qualité des services qu’ils reçoivent de la part des ingénieurs à l’emploi du gouvernement. En ce faisant, on porte atteinte à la mission de tout fonctionnaire d’agir dans l’intérêt public[20]. Comment peut-on soutenir dans un même message que la perte d'expertise en ingénierie a été soulignée en 2001 dans le rapport de l'Unité anticollusion et que pour « reconstruire cette expertise » il faut verser des salaires compétitifs en 2015, alors que, à la fin du message, on signale qu'en commandant un plus haut salaire, il y aurait alors reconnaissance de l'expertise?
[34] Il faut, avant toute chose, tenir compte de la raisonnabilité objective de la demande syndicale et du sens commun (ou du gros bon sens) pour ne pas saper davantage la confiance du public dans des services publics aussi importants que ceux que doivent rendre les ingénieurs de l'État chargés d'assurer la solidité des infrastructures mises au service des citoyens.
[35] Malgré toute la déférence due ici à la CRT, ni sa familiarité avec les faits de la cause ni sa connaissance privilégiée de sa loi habilitante ne lui ont permis d'avoir une perspective suffisante des enjeux globaux de l'affaire pour mettre en balance les droits des parties. Cette mise en balance a été défaillante et non proportionnée. En effet, devant un texte de cette facture dirigé à une clientèle captive et ciblée, l'employeur devait-il attendre qu'un préjudice ou une répercussion négative survienne pour requérir l'intervention de la CRT? N'était-il pas sensé ici que l'employeur l'anticipe?[21]
[36] Une pondération raisonnable de l’atteinte somme toute minimale portée par l’employeur au droit à l'exercice de la liberté d’expression de l’APIGQ et l’intérêt public auraient dû amener la CRT à conclure à la raisonnabilité de l’interdiction faite par l’employeur aux ingénieurs et au rejet de la plainte fondée sur l’article 12 C.t.
[37] L'analyse de la CRT et sa décision s'inscrivent en dehors des issues possibles acceptables en regard des faits et du droit, justifiant le Tribunal d’intervenir.
[38] Considérant les circonstances et la preuve au dossier, il n’apparaît pas opportun ni utile d’ordonner le renvoi à la CRT[22], mais de rejeter la plainte logée contre l’employeur pour ingérence dans les affaires d’une association de salariés.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
[39] ACCUEILLE la demande de pourvoi en contrôle judiciaire amendée de la demanderesse, Procureure générale du Québec;
[40] CASSE la décision de la défenderesse, Commission des relations du travail, du 8 septembre 2015;
[41] REJETTE la plainte fondée sur l’article 12 du Code du travail;
[42] AVEC FRAIS DE JUSTICE.
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_______________________________ ALICIA SOLDEVILA, J.C.S. |
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Me Alexandre Ouellet - Casier 134 Lavoie Rousseau (Justice-Québec) Pour la demanderesse
Commission des relations du travail 900, boulevard René-Lévesque Est, 5e étage Québec (Québec) G1R 6C9 Défenderesse
Me Jean-Luc Dufour Me Marie-Pier Durocher 70, rue Dalhousie, bureau 100 Québec (Québec) G1R 6C9 Pour la mise en cause |
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Date d’audience : |
Le 15 janvier 2016 |
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[1] RLRQ, c. C-27.
[2] La requête amendée du 9 octobre 2015 s’intitule « Requête introductive d’instance en révision judiciaire amendée (art. 846(1) C.p.c.) ». Depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile, d’application immédiate (art. 833 C.p.c.), les articles 529 et suivants C.p.c. gouvernent dorénavant cette affaire qu’il faut désigner comme une « demande de pourvoi en contrôle judiciaire ».
[3] RLRQ, c. C-12.
[4] Fraternité des policières et policiers de Gatineau inc. c. Gatineau (Ville de), 2010 QCCA 1503, par. 33. Voir également : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 4 : « […] le contrôle judiciaire devrait accorder moins d’importance à la formulation de différentes normes de contrôle et s’intéresser davantage au fond, en particulier à la nature de la question soumise au tribunal administratif en cause ».
[5] Québec (Ville de) c. Syndicat des employés manuels de la Ville de Québec section locale 1638 - Syndicat canadien de la fonction publique, 2016 QCCA 272, par. 8.
[6] Dunsmuir c. Nouveau—Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190.
[7] Québec (Ville de) c. Syndicat des employés manuels de la Ville de Québec section locale 1638 - Syndicat canadien de la fonction publique, précité, note 5, par. 10.
[8] Doré c. Barreau du Québec, [2012] 1 R.C.S. 395.
[9] T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada ltd, [1999] 2 R.C.S. 1083, 1101-1102.
[10] William c. Énergie atomique du Canada ltée, 2016 CSC 29, par. 19 à 32.
[11] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, précité, note 6.
[12] En principe toute communication verbale ou écrite ou toute activité qui transmet un message est protégée par la liberté d’expression : Syndicat des travailleuses et travailleurs des postes et Société canadienne des postes (Postes Canada), [2006] R.J.D.T. 1675 (T.A.), par. 27. Voir, par analogie: port d’un macaron (Syndicat des travailleuses et travailleurs des postes et Société canadienne des postes (Postes Canada), précité); port d’un uniforme non réglementaire (Communauté urbaine de Montréal c. Fraternité des policiers et policières de la Communauté urbaine de Montréal inc., [1995] R.J.Q. 2549 (C.A.); distribution de tracts (T.U.A.C., section locale 1518 c. Kmart Canada ltd., précité, note 9).
[13] S.D.G.M.R. c. Dolphin Delivery LTD., [1986] 2 R.C.S. 573.
[14] Syndicat des travailleuses et travailleurs des postes et Société canadienne des postes (Postes Canada), précité, note 12, par. 29-30.
[15] Id. Voir également : Syndicat professionnel des scientifiques à pratique exclusive de Montréal et Montréal (Ville de), 2015 QCCRT 699, par. 55.
[16] Contrairement au port d’un macaron syndical.
[17] Contrairement à l’utilisation d’un système en circuit fermé comme celui établi entre des policiers de la Ville de Trois-Rivières et leur centrale: Trois-Rivières (Ville de) et Association des policiers-pompiers de la Ville de Trois-Rivières, 2013 QCCRT 536.
[18] Voir, a contrario : Acier Argo ltée et Association internationale des travailleurs du métal en feuilles, section locale 133 (F.T.Q.), [1998] R.J.D.T. 1426 (T.A.), désistement de la requête en évocation (C.S., 1998-09-03), 500-05-042360-980; Trois-Rivières (Ville de) et Association des policiers-pompiers de la Ville de Trois-Rivières, précité, note 17, par. 26.
[19] RLRQ, c. F-3.1.1, art. 2.
[20] A contrario : Trois-Rivières (Ville de) et Association des policiers-pompiers de la Ville de Trois-Rivières, précité, note 17, par. 35.
[21] Id., par. 32 et suiv.
[22] Giguère c. Chambre des notaires du Québec, [2004] 1 R.C.S. 3, par. 66.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.