Décision

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Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et Directeur des poursuites criminelles et pénales

2025 QCCFP 11

 

COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

DOSSIERS Nos :

2000208 et 2000211

 

 

DATE :

20 juin 2025

______________________________________________________________________

 

DEVANT LA JUGE ADMINISTRATIVE :

Nour Salah

______________________________________________________________________

ASSOCIATION DES PROCUREURS AUX POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Partie demanderesse

 

et

 

 

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Partie défenderesse

_______________________________________________________________________

DÉCISION SUR UNE DEMANDE D’ORDONNANCE DE SAUVEGARDE PROVISOIRE ET DE CONFIDENTIALITÉ

 

(Article 119 de la Loi sur la fonction publique, RLRQ, c. F-3.1.1 ; article 16 de la Loi sur le processus de détermination de la rémunération des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et sur leur régime de négociation collective, RLRQ, c. P-27.1)

_______________________________________________________________________

PRÉAMBULE

  1.                     Le 9 mai 2025, l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales (Association) dépose un avis de mésentente (dossier no 2000208) à la Commission de la fonction publique (Commission) conformément à l’article 16 de la Loi sur le processus de détermination de la rémunération des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et sur leur régime de négociation collective et à l’article 904 de l’Entente relative aux conditions de travail des procureurs aux poursuites criminelles et pénales 2023-2027 (Entente).
  2.                     L’Association conteste des relevés provisoires qui ont été imposés par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) et qui seraient contraires à l’Entente.
  3.                     Le même jour, l’Association demande à la Commission de rendre une ordonnance provisoire visant « la mise sous scellés, la confidentialité, la nonpublication, la non-divulgation et la non-diffusion de l’avis de mésentente, ainsi que de tous les documents s’y rapportant et susceptibles d’identifier » les personnes concernées par l’avis de mésentente (personnes concernées).
  4.                     Le 13 mai 2025, la Commission accueille la demande d’ordonnance provisoire de confidentialité présentée par l’Association.
  5.                     Le 21 mai 2025, l’Association dépose un deuxième avis de mésentente à la Commission (dossier no 2000211). Il concerne les mêmes personnes et soulève la même contestation, soit des relevés provisoires qui selon l’Association sont devenus « illégaux » puisqu’ils dépassent la durée de 30 jours prévue à l’Entente.
  6.                     L’avis de mésentente est accompagné d’une autre demande d’ordonnance provisoire de confidentialité qui est accueillie par la Commission le 23 mai 2025.

La présente demande d’ordonnance de sauvegarde

  1.                Le 29 mai 2025, l’Association présente une demande d’ordonnance de sauvegarde à la Commission afin que soient réintégrées dans leurs fonctions les personnes concernées pendant l’enquête du DPCP.
  2.                Cette demande est aussi accompagnée d’une demande d’ordonnance provisoire de confidentialité.

Les questions en litige

  1.                Les questions en litige sont les suivantes :

 

  • L’Association réussit-elle à établir l’ensemble des critères jurisprudentiels requis pour qu’une ordonnance de confidentialité provisoire soit rendue?
  1.            La Commission juge que l’Association ne réussit pas à s’acquitter de son fardeau de la preuve. Elle ne démontre pas la présence de tous les critères nécessaires afin qu’une ordonnance de sauvegarde soit émise pour réintégrer les personnes concernées dans leur emploi au DPCP.
  2.            Pour ce qui est de la deuxième question en litige concernant l’ordonnance de confidentialité provisoire, la Commission juge que la totalité de la procédure et de la preuve qui y est jointe par les parties, concernant la présente demande d’ordonnance de sauvegarde soumise par l’Association, est déjà couverte par des ordonnances de confidentialité émises le 23 mai 2025 dans le dossier no 2000211.
  3.            Pour émettre ces ordonnances le 23 mai 2025, la Commission reprend les mêmes motifs que ceux énoncés dans sa décision[1] du 13 mai 2025 rendue dans le dossier no 2000208.
  4.            Ainsi, l’ensemble des documents est déjà protégé par les ordonnances de confidentialité rendues précédemment par la Commission.

CONTEXTE ET ANALYSE

  1.            Étant donné le caractère exceptionnel de la demande d’ordonnance de sauvegarde, l’urgence de la situation invoquée par l’Association et la célérité avec laquelle la décision doit être rendue, la Commission demande au DPCP de désigner un procureur au dossier afin de tenir rapidement une audience. Cependant, devant l’impossibilité de trouver une date commune pour entendre les parties, la Commission décide de statuer sur dossier.
  2.            Ainsi, l’ensemble de la preuve des parties est présenté par des déclarations sous serment. Il va de soi que pour décider s’il y a lieu d’émettre l’ordonnance de sauvegarde recherchée, les faits allégués dans les déclarations sous serment sont considérés comme étant avérés par la Commission. Les parties auront la possibilité de présenter une preuve contradictoire lors de l’audience sur le fond du litige.
  3.            L’objectif de l’Association est de mettre un terme aux relevés provisoires en réintégrant immédiatement les personnes concernées dans leurs fonctions, tandis que l’enquête du DPCP se poursuit, afin de notamment atténuer le risque allégué pour leur sécurité. D’autant plus que l’audience pour statuer sur le fond du litige n’aura lieu que dans plusieurs mois.
  4.            La demande d’ordonnance de sauvegarde de l’Association se fonde principalement sur le non-respect par le DPCP de la limite de 30 jours indiquée à l’article 4-1.05 de l’Entente :

Relevé provisoire

[…]

4-1.05 Sauf dans les cas faisant l’objet d’une poursuite judiciaire ou d’une enquête policière, un procureur ne peut pas être relevé provisoirement de ses fonctions pour une période excédant trente (30) jours.

L’employeur retire du dossier personnel du procureur tout document relatif au relevé provisoire lorsque celui-ci prend fin s’il n’a été suivi d’aucune mesure disciplinaire.

[Soulignement de la Commission]

  1.            Puisqu’aucune des deux exceptions énoncées à l’Entente ne serait remplie, elle demande l’intervention de la Commission afin d’émettre une ordonnance de sauvegarde.
  2.            Pour sa part, le DPCP déplore que la présente demande le force à dévoiler des parties de son enquête et de sa preuve, ce qui est inhabituel dans ce type de dossier.
  3.            Il ajoute qu’une enquête administrative est en cours et que des enquêteurs externes ont été mandatés afin d’étudier la situation quant à certains éléments qui nécessitent une expertise que ne possède pas le DPCP.
  4.            Pour ce dernier, il est fondamental de maintenir les personnes concernées en relevé provisoire jusqu’à la fin de l’enquête afin de le protéger et d’éviter que les personnes concernées subissent un préjudice irréparable à l’égard de leur réputation.
  5.            Finalement, il indique que l’enquête administrative ne peut pas être complétée à l’intérieur de la limite de 30 jours prescrite par l’Entente. Cependant, il a été possible durant cette période de rencontrer les personnes concernées pour obtenir leur version des faits.

Critères justifiant l’émission d’une ordonnance de sauvegarde

  1.            La Commission tient à préciser qu’étant donné les ordonnances de confidentialité émises, elle s’en tient au minimum d’explications factuelles nécessaires afin de respecter ses propres ordonnances.
  2.            Pour que la Commission puisse émettre l’ordonnance de sauvegarde recherchée, l’Association doit démontrer le respect des critères suivants :
  1. Un droit apparent à une telle ordonnance.
  2. Un préjudice sérieux et irréparable.
  3. La balance des inconvénients doit pencher en sa faveur.
  1.            Conformément à l’article 119 de la Loi sur la fonction publique[2] (LFP), « la Commission a tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de sa compétence ; elle peut notamment rendre toute ordonnance qu’elle estime propre à sauvegarder les droits des parties et décider toute question de fait ou de droit ».
  2.            De ce fait, elle peut émettre une ordonnance de sauvegarde pour s’assurer que sa compétence pour trancher un litige est sauvegardée et que sa décision finale est susceptible d’être exécutée.
  3.            Comme souligné à de nombreuses reprises par la jurisprudence arbitrale, l’ordonnance de sauvegarde revêt un caractère exceptionnel et il faut faire preuve de prudence avant de l’émettre.
  4.            L’arbitre Jean-Guy Ménard s’est exprimé à ce sujet dans l’affaire Institut national de la recherche scientifique[3] :

De toutes les considérations qui précèdent, il importe de se rappeler que l’ordonnance de sauvegarde, comme l’injonction d’ailleurs, constitue une mesure d’exception dont il faut en conséquence faire usage avec prudence, discernement et circonspection. Cette réserve qui apparaît nécessaire pour mieux distinguer entre ce qui pourrait être « souverainement désagréable à une partie » et ce qui lui serait carrément inacceptable se justifie encore plus en matière de relations de travail. Il en est ainsi principalement parce qu’à discuter de sauvegarde de droit on se retrouve très souvent à une grande proximité du fond, parce que l’arbitre qui doit disposer de la question interlocutoire est aussi celui qui est appelé à décider du mérite du litige, contrairement à ce qui se passe dans le cas d’une injonction, et parce que les parties sont destinées à poursuivre leur vie commune au lendemain d’une décision sur une requête en ordonnance de sauvegarde tout comme au lendemain de la sentence arbitrale au fond.

[Soulignement de la Commission]

  1.            Le DPCP indique qu’une telle ordonnance est une mesure spéciale, exceptionnelle et dérogatoire du processus habituel d’arbitrage[4] et cite l’auteur Michel Coutu[5] :

L’ordonnance de sauvegarde constitue une procédure d’exception destinée à empêcher provisoirement la poursuite ou l’aggravation d’un préjudice vraisemblable, sérieux et irrémédiable jusqu’à ce que l’arbitre se prononce sur le fond du litige.

  1.            À cet égard, la Commission avait elle-même convenu de ce pouvoir exceptionnel qui doit être exercé avec prudence dans une décision[6] mettant en cause les mêmes parties :

[38]  La Commission précise qu’une ordonnance de sauvegarde est une mesure exceptionnelle. D’ailleurs, dans l’arrêt FLS Transportation Services Limited[…], la Cour d’appel insiste sur ce fait :

 

[45] Or, comme le soulignait la Cour suprême du Canada, l’injonction étant un remède discrétionnaire, voire même exceptionnel, le juge doit exercer sa discrétion judiciairement avant de l’accorder ou de le refuser et il n’y a pas d’automatisme à ce sujet. Ainsi, il « [...] ne décernera pas une injonction […] simplement parce que le demandeur y a droit en principe ». Comme le soulignent les auteurs Gendreau, Thibault, Ferland, Cliche et Gravel :

 

Le tribunal chargé de décider de la demande d’injonction jouit d’un large pouvoir discrétionnaire. Avant d’accorder l’injonction demandée, il peut tenir compte de l’existence d’un autre recours approprié, des délais, de l’attitude des parties, de l’exécution possible de l’ordonnance d’injonction, du fait que cette dernière donne ouverture à d’autres litiges, etc.

 

[46] Ainsi, même lorsque les quatre critères nécessaires à l’ordonnance de sauvegarde sont remplis, il est possible que le tribunal refuse de la délivrer. Encore faut-il, toutefois, qu’il examine d’abord les critères applicables.

  1.            Le lourd fardeau de démontrer que les critères applicables sont remplis repose sur les épaules de l’Association. De plus, la Commission, en statuant sur une telle demande, ne peut se prononcer sur le fond du litige. Ce raisonnement est expliqué dans la décision Syndicat du transport de Montréal (employés des services d’entretien) rendue par l’arbitre Nathalie Faucher[7]:

Un tel recours, comme l’injonction d’ailleurs, est donc de la nature d’une sauvegarde de droits à caractère intérimaire et non un recours visant à court-circuiter le processus arbitral et obtenir une décision sur le fond de l’affaire avant même que les parties aient eu l’occasion de faire valoir tous leurs moyens.

  1.            En somme, il s’agit uniquement « d’une intervention à court terme pour stabiliser une situation »[8].
  2.            Examinons maintenant les critères un à un.

Apparence de droit

  1.            L’Association indique que les personnes concernées et elle-même bénéficient d’une apparence de droit non équivoque puisque le DPCP contrevient à l’article 4-1.05 de l’Entente.
  2.            Selon elle, cet article est clair et ne souffre d’aucune interprétation, ce qui constitue une question sérieuse.
  3.            Les deux seules exceptions permises pour ne pas respecter la période maximale de trente 30 jours d’un relevé provisoire sont la poursuite judiciaire et l’enquête policière. Or, les personnes concernées ne se trouvent dans aucune de ces deux situations. La Commission est d’accord, la trame factuelle ne donne pas ouverture à l’application de l’une de ces deux exceptions pour le moment.
  4.            Pour le DPCP, l’Association ne respecte pas le premier critère de l’apparence de droit.
  5.            Il allègue qu’un relevé provisoire qui s’étire au-delà de la période de 30 jours est nécessaire dans cette affaire en raison de ses particularités. Il estime que la capacité ou l’habilité des personnes concernées à effectuer leur travail est remise en cause par les faits actuellement à l’étude. Ainsi, la gravité de la situation justifie un tel relevé provisoire vu l’impossibilité de terminer l’enquête en respectant la limite de 30 jours.
  6.            Le DPCP cite les articles 4-1.03 de l’Entente et 22 de la LFP :

4-1.03 Dans le cas présumé de faute grave d’un procureur, dans le cas d’un procureur qui fait l’objet d’une enquête policière ou d’accusations criminelles ou dans le cas d’une situation urgente nécessitant une intervention rapide aux fins d’écarter provisoirement un procureur de l’exécution de ses fonctions et de permettre à l’autorité compétente de prendre une décision appropriée, le directeur peut le relever provisoirement de ses fonctions. Cette décision est considérée comme une mesure administrative et non disciplinaire.

 

Lorsqu’un procureur a connaissance qu’il est sous enquête policière, il en informe dès que possible son supérieur immédiat.

 

Pendant la durée du relevé provisoire, le procureur ne peut se présenter dans les bureaux de l’employeur. De plus il doit remettre l’ensemble de ses outils de travail à l’employeur. […]

 

22. Tout fonctionnaire peut, conformément aux exigences prescrites par règlement, être relevé provisoirement de ses fonctions afin de permettre à l’autorité compétente de prendre une décision appropriée dans le cas d’une situation urgente nécessitant une intervention rapide ou dans un cas présumé de faute grave, qu’il s’agisse d’un manquement à une norme d’éthique ou de discipline, ou d’une infraction criminelle ou pénale.

  1.            Il infère que ni ces dispositions ni l’article 4-1.05 de l’Entente ne restreignent son pouvoir de direction afin de suspendre provisoirement un employé aux fins d’enquête. Il conclut que l’article 4-1.05 de l’Entente n’est pas aussi clair qu’il y paraît. Selon lui, il existe d’autres interprétations possibles au regard des lois et de la jurisprudence présentée à la Commission.
  2.            L’Association indique que le DPCP s’efforce de complexifier le litige pour que le droit ne soit pas aussi apparent qu’elle le prétend, alors que la demande d’ordonnance de sauvegarde repose simplement et uniquement sur le non-respect de l’article 4-1.05 de l’Entente en ce qui concerne la durée du relevé provisoire.
  3.            Elle ajoute que l’article 4-1.05 de l’Entente n’est pas ambigu et ne peut permettre plus d’une interprétation possible.
  4.            Elle cite, à l’appui de sa prétention, une décision[9] de la Commission concernant l’interprétation d’un texte :

[33]  Cette approche de l’apparence de droit prima facie exige que le droit dont se réclame la partie demanderesse apparait à la simple connaissance des moyens invoqués, sans avoir à les interpréter, étant entendu que cet exercice interprétatif est réservé à l’analyse au fond de l’affaire et non au stade de l’ordonnance de sauvegarde. […]

[44] La Commission considère que, au stade de l’ordonnance de sauvegarde, si elle doit interpréter un texte pour déterminer si elle est en présence d’un droit apparent, c’est que le droit n’apparaît pas à sa face même.

  1.            La Commission est d’accord avec la position de l’Association. L’article 41.05 est clair et n’a pas à être interprété au stade de la demande d’ordonnance de sauvegarde. Le DPCP aura le loisir de plaider sa position lors de l’audience sur le fond du litige.
  2.            Rappelons qu’à ce stade-ci de l’analyse, il suffit, pour satisfaire au premier critère, de démontrer une apparence de droit, à première vue, ce que l’Association réussit à démontrer.

Préjudice sérieux et irréparable

  1.            La Commission reprend la décision phare Regroupement des organismes nationaux de loisir du Québec de l’arbitre Serge Brault qui traite de la notion du préjudice sérieux et irréparable[10] :

Dans la mesure où l’arbitre ne veut pas et ne doit pas se prononcer sur le fond du grief, il doit raisonnablement s’assurer, s’agissait d’une mesure d’exception, d’être en présence d’une demande au fond sérieuse et non vexatoire, et qu’il existe un lien raisonnable entre celle-ci et la mesure de sauvegarde demandée. À cette fin, les deux procureurs ont suggéré un premier critère formulé comme suit et que nous faisons nôtre, en y ajoutant toutefois quelque peu : 1) la présence d’un grief qui comporte une demande au fond qui ne soit ni futile ni vexatoire et qui présente un lien logique avec la mesure de sauvegarde souhaitée.

Une fois posé que la demande au fond ne doit être ni futile ni vexatoire, il y aura lieu de se tourner vers le genre de dommages ou préjudices auxquels la partie requérante prétend être exposée. Ce préjudice se doit d’être particulièrement lourd, un préjudice « inacceptable » selon l’arbitre Lussier dans l’affaire Université du Québec à Trois-Rivières (supra p.19) ou encore un préjudice qui dépasse, selon l’arbitre Diane Veilleux (Centre local de services communautaires Montcalm, supra, p.11), celui que la partie requérante prétend avoir subi dans la mesure contestée au fond. On a souvent, par exemple, associé ce genre de préjudice lourd à l’effet pernicieux, multiplicateur du préjudice, que peut parfois avoir l’écoulement du temps. On songe ainsi à l’effet dévastateur que pourrait avoir un délai excessif entre le renvoi à l’arbitrage et la sentence au fond sur le maintien de l’habileté pratique du tribunal d’accorder entière réparation. Dans pareille hypothèse, il y a vraiment quelque chose à sauvegarder, en l’occurrence l’efficacité du pouvoir réparateur du tribunal reconnu au Code et à la convention collective.

Cela dit, dans la mesure où l’ordonnance de sauvegarde est une mesure d’exception, il faut éviter de la banaliser en l’associant au moindre recours. Aussi y a-t-il lieu pour le tribunal d’être vigilant en s’assurant de ne pas qualifier d’inacceptable tout ce que peut être souverainement désagréable à une partie, l’idée étant de sauvegarder des droits et non de ménager des susceptibilités. On doit pour cela mesurer avec rigueur le préjudice appréhendé en regard du pouvoir réparateur réel et pratique d’une sentence au fond qui serait éventuellement favorable.

Nous croyons en conséquence que la façon juste de formuler la règle qui doit guider l’évaluation d’un préjudice auquel doit être exposée la partie requérante faute de mesure de sauvegarde serait la suivante : 2) la démonstration convaincante que la partie requérante exposée à un préjudice sérieux auquel une décision ne pourrait vraisemblablement pas porter remède.

[Soulignements de la Commission]

  1.            L’Association soumet qu’il est inconcevable d’attendre l’issue de l’audience sur le fond avant que la Commission statue sur la réintégration des personnes concernées, car elles subiraient alors un préjudice sérieux et irréparable.
  2.            Elle ajoute que la seule manière de mettre fin à l’atteinte au droit fondamental des personnes concernées à leur honneur, à leur dignité et à leur réputation est d’ordonner au DPCP de les réintégrer immédiatement dans leur milieu de travail.
  3.            Pour le DPCP, il ne peut privilégier le droit des personnes concernées d’offrir une prestation de travail à celui de la protection de l’institution et de sa mission.
  4.            Finalement, l’Association précise que même si aucune mesure de réparation ne peut compenser les dommages subis par les personnes concernées, il est au moins important de les limiter et d’éviter de les accroître.
  5.            La Commission juge que l’Association échoue à démontrer qu’un préjudice irréparable serait causé aux personnes concernées à défaut de les réintégrer avant la fin de l’enquête.
  6.            En effet, la Commission considère que l’Association et les personnes concernées ne seront pas exposées à un préjudice irréparable auquel une décision sur le fond qui leur serait favorable ne pourrait pas remédier[11]:

[71] La partie requérante doit aussi faire la démonstration convaincante que sans l’émission de l’ordonnance, elle subira un préjudice sérieux auquel la décision finale ne pourra remédier […]. Dans une affaire récente, l’arbitre Huguette April s’exprimait ainsi :

En somme, la partie requérante doit, par preuve prépondérante, convaincre l’arbitre de l’existence d’un préjudice réel ou à tout le moins imminent, sérieux, irréparable, qui n’est pas hypothétique ou simplement appréhendé […].

[72] Un préjudice qui peut être compensé monétairement n’est généralement pas considéré comme étant irréparable, même si l’octroi d’une somme d’argent est reconnu comme étant incapable de compenser parfaitement un dommage subi […]. Ceci est même vrai en présence d’allégations de conditions de travail injustes et déraisonnables, ou d’abus de droit […].

[Références omises, soulignements de la Commission]

  1.            La Commission ne peut amoindrir le stress que vivent actuellement les personnes concernées qui attendent impatiemment les conclusions de l’enquête. Or, les réintégrer sans que cette enquête n’apporte les réponses nécessaires au suivi du dossier ne fera que les remettre dans un milieu où elles ne pourront pas agir avec la liberté d’action qu’exigent leurs fonctions.
  2.            La Commission est également sensible aux arguments du DPCP.
  3.            Ce dernier indique que, dans l’attente des résultats de l’enquête en cours, les personnes concernées ne peuvent pas agir en son nom, ce qui inclut notamment de le représenter devant les tribunaux, d’autoriser ou non le dépôt d’accusations criminelles, de conseiller des policiers, de rédiger des procédures judiciaires et de rencontrer des victimes ou des témoins.
  4.            La Commission comprend qu’actuellement les supérieurs des personnes concernées ne possèdent pas toutes les informations nécessaires pour émettre une recommandation positive à la haute direction afin « de maintenir ou non sa confiance envers [les personnes concernées] eux égards aux standards requis pour exercer [leurs] fonctions. ».
  5.            Il est primordial que le DPCP puisse rapidement terminer son enquête et évidemment, par la suite, la Commission pourra se pencher sur toute la trame factuelle et entendre les parties lors de l’audience sur le fond.
  6.            Elle pourra alors, le cas échéant, se prononcer sur des dommages et des mesures de réparations s’il y a eu une atteinte à l’honneur, à la dignité et à la réputation des personnes concernées.
  7.            Par conséquent, ce deuxième critère n’est pas satisfait par l’Association. En effet, après avoir considéré et soupesé les faits, les arguments des parties et les principes applicables, il est impossible pour la Commission de conclure à un préjudice sérieux et irréparable si l’ordonnance de sauvegarde recherchée n’est pas accordée.
  8.            Finalement, puisque ce critère n'est pas rempli, il n’est pas nécessaire pour la Commission de statuer sur la balance des inconvénients.

Durée du relevé provisoire

  1.            L’Association demande subsidiairement à la Commission d’encadrer le DPCP pour que l’enquête soit réalisée rapidement afin que les relevés provisoires prennent fin. Du même souffle, elle allègue que le risque sécuritaire actuel émane de la gestion du dossier par le DPCP.
  2.            Malgré le fait qu’elle rejette l’ordonnance de sauvegarde recherchée et sans présumer des conclusions de l'enquête, la Commission est préoccupée par la durée de celle-ci.
  3.            Toutefois, elle considère qu’il ne lui appartient pas, dans les circonstances, d’encadrer le DPCP dans la réalisation de l’enquête. Comme elle vient de l’exprimer, elle statuera sur cette affaire dans son entièreté après avoir entendu les parties lors de l’audience sur le fond.
  4.            En conclusion, l’Association ne respecte pas les critères nécessaires pour l’émission d’une ordonnance de sauvegarde.

EN CONSÉQUENCE, LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE :

REJETTE la demande d’ordonnance de sauvegarde présentée par l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales;

REJETTE la demande, présentée par l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales, visant à encadrer le Directeur des poursuites criminelles et pénales dans la réalisation de l’enquête;

RÉITÈRE son interdiction provisoire de divulgation, de publication et de diffusion du contenu des deux avis de mésentente (dossiers nos 2000208 et 2000211) ainsi que de la demande d’ordonnance de sauvegarde et de confidentialité soumise par l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales dans ces dossiers ainsi que de tous les documents et pièces s’y rapportant et susceptibles d’identifier les personnes concernées par ces avis de mésentente;

RÉITÈRE son interdiction provisoire d’accès par des tiers aux deux avis de mésentente (dossiers nos 2000208 et 2000211) ainsi qu’à la demande d’ordonnance de sauvegarde et de confidentialité soumise par l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales dans ces dossiers ainsi qu’à tous les documents et pièces s’y rapportant et susceptibles d’identifier les personnes concernées par ces avis de mésentente.

 

                                                                        Original signée par :

 

 

 

 

_______________________________

Nour Salah

 

Me Marie-Jo Bouchard

Procureure de l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales

Partie demanderesse

 

Me Gilles Rancourt

Procureur du Directeur des poursuites criminelles et pénales

Partie défenderesse

 

Date de la prise en délibéré : 18 juin 2025

 


[1]  Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2025 QCCFP 8.

[2]  RLRQ, c. F-3.1.1.

[3]  Syndicat des professeures et professeurs de l’Institut national de la recherche scientifique et Institut national de la recherche scientifique, SOQUIJ AZ-03142052.

[4]  Fraternité des policiers du Haut-Richelieu inc. et St-Jean-sur-Richelieu (Ville de), (Robert StMartin), Me Pierre Laplante, arbitre, DTE 2008T 588.

[5]  Michel Coutu, Laurence Léa Lafontaine et al., Droit des rapports collectifs du travail au Québec, Volume 1 – Le régime général, « L’interprétation et l’application de la convention collective : l’arbitrage des griefs », 3e édition, 2019, EYB2019DRC32, par. 549.

[6]  Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales et Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2023 QCCFP 8.

[7]  Syndicat du transport de Montréal (employés des services d’entretien) et Société de transport de Montréal, 2020 CanLII 32542 (QC SAT).

[8]  Association des pompiers de Montréal inc. (APM) c. Montréal (Ville de), 2011 QCCA 631.

[9]  Préc., note 6.

[10]  Regroupement des organismes nationaux de loisir du Québec et Syndicat Loisir Québec (C.E.Q.), 1998 CanLII 27280 (QC SAT).

 

[11]  Syndicat des travailleuses et travailleurs de Rolls-Royce Canada – CSN et Rolls-Royce Canada Ltée, 2022 CanLII 22586 (QC SAT).

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