Justice pour le Québec c. Procureur général du Canada | 2023 QCCS 2787 | |||||
COUR SUPÉRIEURE | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||||
DISTRICT DE | MONTRÉAL | |||||
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No : | 500-17-121518-222 | |||||
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DATE : | 13 juin 2023 | |||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | CATHERINE PICHÉ, J.C.S. | ||||
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JUSTICE POUR LE QUÉBEC -et- ASSOCIATION DE DÉFENSE DES DROITS INDIVIDUELS ET COLLECTIFS DU QUÉBEC (ADDICQ) -et- FRÉDÉRIC BASTIEN -et- ÉTIENNE-ALEXIS BOUCHER
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Demandeurs | ||||||
c. | ||||||
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA | ||||||
Défendeur | ||||||
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JUGEMENT | ||||||
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[1] La question qui occupe le Tribunal celle de savoir laquelle, de la Cour supérieure ou la Cour fédérale, a la compétence requise pour statuer des conclusions suivantes, recherchées par les demandeurs dans un litige qui les oppose au Procureur général du Canada, relativement à la nomination de la gouverneure générale du Canada :
« DÉCLARER nuls, inapplicables et invalides :
1 – Le rapport du Groupe consultatif pour la sélection du prochain Gouverneur général du Canada mis sur pied en mars 2021, en ce qui concerne la recommandation concernant Mme Mary Simon;
2 – L’avis du premier ministre du Canada adressé à sa Majesté la reine du chef du Canada concernant la nomination de Mary Simon, comme Gouverneure générale du Canada;
3 – L’acte de nomination par Sa Majesté la reine du Chef du Canada de Mme Mary Simon, comme Gouverneure générale du Canada. »[1]
[2] Les demandeurs, constitués de Justice pour Québec, de l’Association pour la défense des droits collectifs et individuels du Québec (ADDICQ), de Frédéric Bastien et de Étienne-Alexis Boucher, requièrent un jugement déclaratoire visant les 3 aspects énoncés ci-haut, liés à la nomination de la Gouverneure Simon. Le demandeur Frédéric Bastien est décédé le 16 mai 2023, laissant les trois autres demandeurs au présent dossier.
[3] Ces derniers affirment, dans leur Demande en jugement déclaratoire, que l’acte de nomination effectué par Sa Majesté la Reine du chef du Canada le 26 juillet 2021, l’avis du premier ministre du Canada qui lui a été adressé à cet effet, et le rapport du Groupe consultatif pour la sélection du Gouverneur général, sont nuls, invalides et inapplicables parce qu’ils sont en violation des articles
[4] Le Procureur général du Canada soulève une exception déclinatoire au motif que même en présumant que les questions soulevées soient justiciables, seule la Cour fédérale a compétence pour entendre le litige intenté par les demandeurs.
[5] Le Tribunal est d’avis que le présent dossier est de la compétence de la Cour supérieure et que l’exception déclinatoire doit être rejetée, pour les raisons qui suivent.
ANALYSE
[6] Le Procureur général du Canada présente une exception déclinatoire fondée sur l'absence de compétence de la Cour à laquelle donne ouverture l'article
167. Une partie peut, si la demande est introduite devant un tribunal autre que celui qui aurait eu compétence pour l'entendre, demander le renvoi au tribunal compétent ou, à défaut, le rejet de la demande. L'absence de compétence d'attribution peut être soulevée à tout moment de l'instance et peut même être déclarée d'office par le tribunal qui décide alors des frais de justice selon les circonstances. | 167. If an application is brought before a court other than the court of competent jurisdiction, a party may ask that it be referred to the competent court or, failing that, that it be dismissed. Lack of subject-matter jurisdiction may be raised at any stage of the proceeding, and may even be declared by the court on its own initiative, in which case the court adjudicates as to legal costs according to the circumstances. |
[7] La Cour supérieure, comme tribunal de droit commun, possède une compétence en première instance pour entendre toute demande que la loi n'attribue pas formellement et exclusivement à une autre juridiction ou à un organisme juridictionnel[2].
[8] La Cour suprême du Canada a bien expliqué cette règle dans l’arrêt TeleZone : « […] rien n'est censé échapper à la compétence d'une cour supérieure sauf ce qui parait en être spécialement exclu et, inversement, rien n'est censé relever de la compétence d'une cour d'instance inférieure sauf ce qui est expressément déclaré en relever »[3]. De plus, notre Cour a résumé les principes applicables comme suit :
[12] […] il existe au Québec et ailleurs au Canada des centaines de tribunaux judiciaires, de tribunaux administratifs et d'organismes d'adjudication (souvent spécialisés mais pas toujours), auxquels les législateurs fédéral, provinciaux et territoriaux ont conféré compétence exclusive, en moins prenant pour les cours supérieures.
[13] Mais, insiste la Cour suprême,
[…] il faut se rappeler que la compétence des cours supérieures provinciales ne peut être amoindrie (en faveur de la Cour fédérale ou d'un autre tribunal), que si une disposition législative claire le prévoit expressément.
[14] Une cour supérieure doit reconnaître, respecter et appuyer la volonté du législateur de confier l'adjudication de certains litiges à d'autres entités adjudicatives.
[15] Mais avant de décliner compétence, et donc de refuser accès à une personne qui s'adresse à elle, une cour supérieure doit s'assurer qu'il y a en place une entité à qui le législateur a conféré pleine compétence pour solutionner l'ensemble du litige.
[16] Cette règle ferme et importante protège les citoyens de situations où aucun tribunal compétent ne pourrait solutionner efficacement le litige qui les concerne. C'est un des prix à payer pour vivre dans une société démocratique, pacifique et régie par la primauté du droit.
[17] Le fardeau de démonstration incombe à la partie qui demande à la cour supérieure de décliner compétence.
[18] Lors de la présentation d'un moyen déclinatoire, il faut tenir pour avérés les faits énoncés dans la demande introductive d'instance.
[19] Il se peut qu'au terme de l'analyse, il y ait lieu de statuer que la cour supérieure a compétence concurrente avec une autre entité adjudicative[4].
[Références omises]
[9] En matière d’exception déclinatoire, la demande introduite devant un tribunal autre que celui qui a compétence pour l’entendre doit être rejetée le plus rapidement possible[5].
[10] Pour trancher l’exception déclinatoire, le Tribunal doit identifier:
10.1. La nature essentielle ou l’objet véritable de la demande des demandeurs, en appréciant le résultat concret recherché[6]; et
10.2. L’attribution de pleine compétence à la Cour fédérale pour adjuger des présentes questions de nature déclaratoire.
[11] Le défendeur a-t-il rempli son fardeau de démontrer que la Cour fédérale est exclusivement compétente en l’espèce?
[12] Par Proclamation datée du 26 juillet 2021, Sa Majesté la Reine Élizabeth II a nommé Mary Simon à titre de gouverneure générale du Canada[7].
[13] Selon les demandeurs, la nomination de la Gouverneure générale relève de la Prérogative royale, tel qu’il appert des Lettres patentes constituant la charge de Gouverneur général du Canada (R.U) 1947 [« Lettres patentes »] (pièce P-6)[8].
[14] Les demandeurs prétendent que l’avis que le premier ministre a fourni à Sa Majesté la Reine Élizabeth II recommandant la nomination de Mary Simon comme gouverneure est « nul, invalide et inapplicable », tout comme l’acte de nomination lui-même. Ils contestent aussi le rapport du comité de nomination qui a précédé l’avis du premier ministre et veulent faire déclarer toute recommandation dans ce rapport « nulle, invalide et inapplicable »[9].
[15] Cette conclusion visant à faire déclarer inapplicable, invalide et nulle les rapport, acte et avis de nomination est une conclusion typique d’un contrôle judiciaire[10].
[16] Selon les demandeurs, la gouverneure générale ne peut communiquer en français et ne remplit donc pas les exigences linguistiques du poste. Sa nomination serait donc contraire aux dispositions de la Charte canadienne sur les droits linguistiques. Les paragraphes pertinents de la Demande se lisent ainsi :
26. L’acte de nomination de Sa Majesté la reine du Chef du Canada, sous le Grand Sceau du Canada, de Mme Mary Simon, comme Gouverneure générale, pour les raisons susmentionnées, est contraire aux articles
27. À ce propos, la Gouverneure générale exerce le gouvernement du Canada [sic] pour le compte et au nom de Sa Majesté la reine du Chef du Canada.
28. Or, au moment de son couronnement, Sa Majesté la reine du chef du Canada, en vertu du Coronation Oath Act, 1689, a fait le serment de gouverner les peuples du Royaume-Uni et du Canada selon leurs lois et coutumes respectives.
29. De ce fait, il incombe notamment à Sa Majesté la reine du chef du Canada, comme gardienne des intérêts supérieurs de l’État, de veiller au respect de la Constitution du Canada et de la Charte canadienne des droits et libertés, qui y a été incorporée en vertu de la Loi de 1982 sur Canada, 1982, ch. 11 (R.U.) une loi du Parlement britannique, qui a été adoptée en anglais et en français.
30. Pour ces raisons, le titulaire de la charge et de la fonction de Gouverneur général du Canada est lié par les lois et coutumes du Canada qui prévoient que le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada et doit, en conséquence, pouvoir communiquer dans ces deux langues au moment de sa nomination, ce qui n’était pas le cas de Mme Mary Simon, le 26 juillet 2021.[11]
[17] Une lecture attentive de la Demande en jugement déclaratoire révèle qu’elle est fondée sur l’exigence de bilinguisme, le caractère unique de la charge de gouverneur(e) général(e), les tâches de ce (cette) dernier(ère) et la nécessité qu’il (elle) puisse s’exprimer en français et en anglais. Suivant cette argumentation, les demandeurs demandent de rendre nuls, inapplicables et invalides la recommandation de nomination du groupe consultatif, l’avis du premier ministre et la nomination en tant que tel. Toutefois, aucune raison n’est donnée précisément pour les demandes de nullité, d’inapplicabilité et d’invalidité de la recommandation et de l’avis. Cela semble nettement être parce que ces demandes sont secondaires, en l’espèce.
[18] Le Tribunal est donc d’accord avec le Procureur général du Canada que l’objet central de la demande des demandeurs est le bien-fondé de l’acte de nomination[12]. Même si les remèdes recherchés par les demandeurs sont de « déclarer nuls, inapplicables et invalides » le rapport, l’avis et l’acte de nomination, le résultat concret visé par la Demande en jugement déclaratoire est d’attaquer l’acte de nomination au motif que, selon les demandeurs, la nomination de Son Excellence la très honorable Mary Simon ne respecte pas une exigence de son poste, soit l’exigence de bilinguisme. D’ailleurs, comme l’indique le Procureur général du Canada, dans la mesure où il est révisable, seul l’acte de nomination entraîne des conséquences juridiques et pourrait faire l’objet d’un contrôle judiciaire[13].
[19] Le Tribunal en conclut donc que ce qui est réellement visé par la Demande est l’acte de nomination de la Reine, lequel serait contraire aux exigences de bilinguisme de la Charte canadienne.
[20] La Cour fédérale possède une compétence d’attribution dans les matières où le Parlement lui donne compétence. La Cour suprême du Canada dans l’arrêt ITO-Int'l Terminal Operators c. Miida Electronics a établi que pour qu’elle ait compétence, les trois conditions suivantes doivent être réunies :
[21] L’article
Recours extraordinaires : offices fédéraux
18 (1) Sous réserve de l'article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :
a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l'alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d'obtenir réparation de la part d'un office fédéral.
[…]
Exercice des recours (3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d'une demande de contrôle judiciaire.
| Extraordinary remedies, federal tribunals
18 (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction
(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and
(b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal.
[…] Remedies to be obtained on application (3) The remedies provided for in subsections (1) and (2) may be obtained only on an application for judicial review made under section 18.1. [Emphasis added] |
[Soulignements du Tribunal]
[22] Selon le Procureur général du Canada, il y a attribution de compétence à la Cour fédérale par une loi du Parlement et une loi du Canada qui fondent le recours, soit la prérogative royale, qui fait partie des « lois du Canada » au sens de l’article
[23] Selon les demandeurs, la Couronne n’est pas un « office fédéral » en vertu de l’article
[24] Le Tribunal est d’avis que Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, laquelle est visée par la demande en jugement déclaratoire, n’est pas un « office fédéral » pour les raisons qui suivent.
[25] En l’espèce, il faut d’abord déterminer si la Couronne, qui nomme le gouverneur général du Canada, est un « office fédéral », de telle sorte à permettre l’attribution de compétence sous l’article
[26] Rappelons que la nomination d’un gouverneur général se fait par le souverain lui-même, par commission revêtue du grand sceau du Canada, sur avis du premier ministre. Ici, c’est le 12 mars 2021 qu’un comité chargé de cerner des candidats pour le poste fut créé, et que suivant les recommandations de ce comité, le premier ministre a recommandé la nomination de Mary Simon à titre de gouverneure générale du Canada. En effet, en juillet 2021, par commission délivrée sous le grand sceau du Canada, Sa Majesté Élizabeth II, sur avis du premier ministre, nommait Mary Simon à ce titre honorable.
[27] L’article
« [c]onseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale […] »
| “[…] any body, person or persons having, exercising or purporting to exercise jurisdiction or powers conferred by or under an Act of Parliament or by or under an order made under a prerogative of the Crown, […]” |
[Soulignement du Tribunal]
[28] Pour déterminer si un office est visé par cette définition, il faut examiner la source ou l’origine du pouvoir, de même que la nature du pouvoir invoqué et de la compétence en cause[16]. Cette définition a été considérée comme étant « extrêmement large » et comme n’étant pas limitée aux décideurs administratifs classiques tels un conseil ou un tribunal[17].
[29] Comme le mentionnait le juge Binnie, au nom d’une Cour suprême unanime dans Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., les décideurs fédéraux visés par la définition de l’article 2 vont du Premier ministre et des organismes les plus importants jusqu’au garde-frontière et au douanier locaux, et englobent tous ceux qui se situent entre ces deux extrêmes[18]. Par exemple, les ministres fédéraux ou encore les enquêteurs environnementaux fédéraux sont considérés être des offices fédéraux[19], tout comme l’Agence du revenu du Canada[20], mais la Chambre des communes ne l’est pas[21]. Le ministre qui exerce son pouvoir de nature discrétionnaire peut aussi être considéré un office fédéral[22]. Par contre, les ministres et institutions des Territoires ne sont pas considérés être des « offices fédéraux »[23].
[30] La Cour fédérale dans la décision Olumide c. Canada a établi que le gouvernement du Canada n'est pas un « office fédéral » au sens de la Loi sur les cours fédérales, et que Sa Majesté la Reine du Chef du Canada ne l'est pas non plus[24]. Dans cette affaire, Olumide avait présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour contestant sa disqualification par le Parti conservateur du Canada en tant que candidat aux élections générales de 2015 dans la circonscription fédérale de Kanata-Carleton. Après avoir vu sa demande rejetée en première instance au motif que la Cour n'avait pas la compétence pour entendre et trancher la question puisque le PCC n’était pas une entité juridique exerçant des pouvoirs conférés par le régime d'une loi fédérale et puisque les décisions qu'Olumide tentait de contester relevaient du domaine privé, il porta la décision en appel. La Cour d'appel fédérale confirma le jugement de première instance.
[31] À la suite de ces deux décisions, Olumide déposa un avis de demande sollicitant une déclaration selon laquelle certains paragraphes de la Loi électorale du Canada étaient inconstitutionnels, et cet avis fut radié par la Cour. Le juge LeBlanc se fonda sur l'arrêt Creative Shoes[25], dans lequel la Cour d'appel fédérale conclut que :
«la Couronne ne pouvait en tout état de cause être constituée régulièrement partie intimée à une telle procédure, puisque l'article 18 ne confère de compétence qu'à l'égard des organismes suivants : "un office, une commission ou un autre tribunal fédéral", ce qui, d'après la définition de l'article 2g), ne comprend pas la Couronne»[26]
[32] En outre, le pouvoir de surveillance et de contrôle des Cours fédérales de l’article
[33] Pour toutes ces raisons la Couronne n’est pas incluse dans la définition d’« office fédéral » de l’article
[34] Les demandeurs soutiennent également qu’en l’espèce, la Couronne n’est pas visée par la définition d’ « office fédéral » de l’article 2 puisque la nomination de la Gouverneure générale ne découle pas d’une « ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale ». Selon eux, la nomination de la Gouverneure découle des lettres patentes de 1947, lesquelles ne sont pas une ordonnance, mais plutôt une prérogative. À cet égard, ils semblent possiblement se contredire, en partie, par rapport à leur Demande en jugement déclaratoire, au paragraphe 17[28].
[35] Néanmoins, la distinction que les demandeurs font est que les lettre patentes servent, selon eux, à constituer la « charge » de gouverneur général, tandis que la nomination en tant que tel découle de la prérogative de la Reine. À l’appui de leur argument, ils citent entre autres les débats du parlement du Royaume-Uni ayant mené à l’adoption de l’Acte constitutionnel de 1867, et précisément un passage de The Earl of Carnavaron qui se lit ainsi : « It proceeds to provide for the appointment of a Governor General – an office charged with the duty of protecting imperial interests, named by and responsible to the Crown. [29]»
[36] Ainsi, il aurait été prévu, selon les demandeurs, de nommer un gouverneur général dès les discussions antérieures à l’adoption de la Constitution. En fait, les demandeurs plaident que la nomination des gouverneurs s’effectue par la Reine depuis que la Grande-Bretagne a des colonies, ce privilège du roi ayant été repris, réinscrit ou sous-entendu dans l’Acte constitutionnel de 1867.
[37] Les demandeurs se fondent en partie sur l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans Black v. Canada, lequel ne lie pas notre Cour bien sûr[30], mais est intéressant puisqu’il conclut qu’une décision du Premier ministre du Canada de l’époque de ne pas recommander à la Reine de nommer Conrad Black à la pairie était une décision découlant de la prérogative fédérale et était révisable en Cour supérieure[31]. Cet arrêt doit aussi être distingué car il s’agissait bel et bien d’une décision du Premier ministre lui-même et non de la Couronne, comme en l’espèce. Néanmoins, l’arrêt est intéressant pour nos fins car la Cour d’appel a jugé que les actions du premier ministre constituaient l'exercice d'une pure prérogative de la Couronne en matière de relations internationales, l’art. 2(1) n'autorisant pas les Cours fédérales à procéder au contrôle de l'exercice d'une pure prérogative, mais uniquement au contrôle d'une mesure prévue par une « ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale ». Puisque le premier ministre n'avait pas agi en vertu d'une ordonnance, les Cours fédérales ne pouvaient pas instruire l'affaire. Les cours ontariennes possédaient donc la compétence inhérente.
[38] Le Procureur général du Canada, pour sa part, plaide que l’origine du pouvoir de nomination relève de la prérogative royale et non des lois constitutionnelles, citant notamment à l’appui de cet argument les professeurs Brun, Tremblay et Brouillet, ainsi que Hogg et Wright[32].
[39] Selon les professeurs Brun, Tremblay et Brouillet, l’article
[40] Selon Hogg,
« […] the Crown possessed certain prerogative legislative powers over British colonies. The King, acting without the concurrence of Parliament, had the power to create the office of Governor, executive council, legislative assembly and courts for a colony. In the case of a conquered colony (as opposed to a settled colony), the King possessed a general power of legislation but only until such time as the colony was granted its own legislative assembly. […] the office of Governor General still depends upon a prerogative instrument.” [37]
[41] L’exercice des pouvoirs de prérogative continue d’être exercé rarement par la Reine (entre autres, lors de la nomination des gouverneurs généraux), ou encore par ses représentants, soit les gouverneurs généraux et lieutenants généraux des provinces, toujours sur recommandation des premiers ministres, du Canada et des provinces[38].
[42] Or, les prérogatives personnelles du souverain sont considérées être « des pouvoirs d’agir en toute indépendance des avis des ministres »[39]. En effet, le ou la gouverneur(e) général(e) exerce habituellement ses pouvoirs sur avis du Premier ministre ou du Cabinet, mais il (ou elle) peut toutefois user de son pouvoir discrétionnaire pour refuser de suivre cet avis.
[43] Le Tribunal prend connaissance d’office que la nomination de la Gouverneure générale relève de la Prérogative royale découlant des Lettres patentes de 1947.
[44] La décision de la Reine de nommer la Gouverneure générale du Canada a découlé de l’exercice de cette prérogative, qu’elle possède et exerce, sur avis du Premier ministre du Canada. Cette décision ne découle pas d’une « ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale », mais bien de l’exercice de la prérogative elle-même. Voilà donc une deuxième raison de conclure que la Cour fédérale n’est pas compétente en l’espèce.
[45] Selon le Procureur général du Canada, le pouvoir de nommer la gouverneure générale relève de la prérogative royale et des lettres patentes, en soi, un « prerogative instrument »[40] qui appartient au gouvernement fédéral. De plus, la nomination de la gouverneure générale est le résultat – unique – de l’exercice de la prérogative royale qui relève de la common law fédérale, reconnue comme faisant partie des « lois du Canada ». Selon le Procureur général du Canada, puisque la nomination de la gouverneure générale n’est pas associée à un domaine de compétence attribué aux législatures des provinces (contrairement aux gouverneurs généraux des provinces), il s’agit d’une prérogative royale fédérale. Enfin, le défendeur est d’avis que puisque les demandeurs demandent à faire déclarer nulle, inapplicable et invalide la nomination de la gouverneure générale, c’est dans la common law fédérale, loi du Canada au sens de l’article
[46] Les demandeurs, pour leur part, plaident que la seule législation en cause est la Loi constitutionnelle de 1982, laquelle n’est pas une « loi du Canada » et ne peut donc fonder la compétence de la Cour fédérale. Ils citent, à l’appui de cet argument, l’arrêt de la Cour suprême du Canada City of Windsor, dans lequel la juge Karakatsanis explique :
« Comme notre Cour l’a confirmé à un certain nombre d’occasions, le mot « Canada » à l’art.
[47] Le Tribunal reconnaît qu’a priori, le fondement principal de la Demande en jugement déclaratoire est la Charte canadienne des droits et libertés, à ses articles 16 et 20, même s’il est probable que les fondements de common law du pouvoir de prérogative de la reine soient éventuellement invoqués au soutien de la demande. Or, à ce stade, et considérant les enseignements de la Cour suprême, le Tribunal conclut que la loi invoquée par les demandeurs n’est pas une « loi du Canada » au sens requis pour fonder la compétence de la Cour fédérale.
[48] Pour toutes ces raisons, la Cour fédérale n’a pas compétence sur la Demande en jugement déclaratoire et le motif d’exception déclinatoire est rejeté. L’instance se poursuivra donc devant la Cour supérieure.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[49] REJETTE la demande en exception déclinatoire de compétence du Procureur général du Canada;
LE TOUT, sans frais.
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| __________________________________ CATHERINE PICHÉ, J.C.S. | |
Me François Boulianne | ||
François Bouliane Avocat | ||
francboul@hotmail.com | ||
Procureur des demandeurs | ||
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Me David Lucas | ||
david.lucas@justice.gc.ca | ||
Me Michelle Kellam | ||
Michelle.Kellam@justice.gc.ca | ||
Me Lisa Morency | ||
Lisa.Morency@justice.gc.ca | ||
Procureurs du défendeur | ||
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Dates d’audience : | 27 avril 2023 | |
[1] Demande en jugement déclaratoire des demandeurs, p. 8.
[2] Art.
[3] Canada (Procureur général) c. TeleZone inc.
[4] Raunet c. Procureure générale du Québec,
[5] Knafo c. Kugler Kandestin,
[6] Uniroc inc. c. Ville de Saint-Jérôme,
[7] Elizabeth II R, Proclamation, 26 juillet 2021, Gaz C I 155(2).
[8] Demande en jugement déclaratoire, par. 17.
[9] Id., par. 24 et 25.
[10] Ministre de la Justice, Commentaires de la ministre de la Justice, Montréal, SOQUIJ et Wilson & Lafleur, 2015, p. 388.
[11] Demande en jugement déclaratoire, par. 26 à 30.
[12] Id., par. 8, 11 à 23, 26 à 30.
[13] Le Procureur général du Canada cite à l’appui : Nation Gitxaala c. Canada,
[14] ITO-Int'l Terminal Operators c. Miida Electronics,
[15] Ministère de la justice du Canada, La couronne en droit canadien, Yvon Blais, 1992, p. 6 à 8. Voir aussi : Fédération Franco-ténoise c. Canada (CA),
[16] Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil),
[17] TeleZone, préc., par. 3. Voir aussi Hupacasath c. Canada,
[18] TeleZone, id., par. 3. Voir aussi : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa,
[19] Voir Morin, préc., par. 10; TeleZone, id., par. 3.
[20] Bonnes Gâteries 2007 inc. c. R.,
[21] Mikisew, préc., aux par. 106-108, citée dans Uyghur Rights Advocacy Project c. Canada (Procureur général), [2023] ACF no 104.
[22] Bilodeau c. Canada (Ministre de la Justice),
[23] Fédération Franco-ténoise c. Canada (CA),
[24] Olumide c. Canada, [2016] ACF no 544,
[25] Creative Shoes, id.
[26] Id., p 999. Voir aussi : Robertson c. Canada, [1986] A.C.F. no 210, 3 FTR 103.
[27] Hupacasath, préc.: « Une interprétation selon laquelle la Cour fédérale dispose d'un pouvoir de contrôle à l'égard des exercices fédéraux de prérogative pure est conforme à l'objectif du législateur, qui veut que toutes les décisions administratives fédérales soient susceptibles de contrôle par les Cours fédérales. »
[28] Au paragraphe 17 de leur Demande, ils allèguent :
« […] la charge de Gouverneur général est unique dans le système constitutionnel canadien en ce sens, que contrairement aux députés et ministres de la Chambre des communes, sa nomination relève non seulement de la Prérogative royale, tel qu’il appert des Lettres patentes constituant la charge de Gouverneur général du Canada (R.U.) 1947 (pièce P-6) et non de son élection par des citoyens canadiens, mais aussi, et surtout que, contrairement aux membres du Sénat et de la Chambre des communes, la personne physique de la Gouverneure générale est la seule personne qui exerce la charge de cette « institution », ce qui permet de conclure que la personne morale et la personne physique de la Gouverneure générale n’est qu’une seule et même personne. » [Nos soulignements].
[29] Pièce R-1.
[30] L’arrêt Black a toutefois été cité avec approbation par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Prime Minister) v. Khadr,
[31] Black v. Canada (Prime Minister), 2001 CanLII 8537 (ON CA), par. 65.
[32] H. BRUN, G. TREMBLAY et E. BROUILLET, Droit constitutionnel, 6e édition, EYB 2014 DCO80, para. V-2.22.; Peter W. HOGG, et Wade K. WRIGHT, Constitutional Law of Canada, 5th ed. Supp. Toronto: Thomson Reuters, 2021 (révisé en 2022), par. 1.9 [«HOGG»]. Voir aussi : Première Nation des Hupacasath, préc., par. 32 à 34.
[33] EYB 2014 DCO36, par. V-2.22.
[34] Id.
[35] Id, par. V-2.24.
[36] Id.
[37] Hogg, préc., note 32, par. 1.9.
[38] HOGG, MONAHAN & WRIGHT, Liability of the Crown, 4th ed., Carswell, 2011, p. 24-25.
[39] MALLORY, The Structure of the Canadian Government, 2ème éd., p. 34, cité dans Ministère de la justice du Canada, La couronne en droit canadien, Yvon Blais, 1992, p. 78.
[40] HOGG, préc., note 32, par. 1.9.
[41] City of Windsor, préc., par. 63.
AVIS :
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du plumitif s'avère une précaution utile.