Décision

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R. c. Bouchard

2025 QCCQ 432

COUR DU QUÉBEC

Chambre criminelle et pénale

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

 :

 

 

500-01-277017-247

 

DATE :

14 février 2025

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

DENNIS GALIATSATOS, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI

Poursuivant

c.

 

JONATHAN BOUCHARD

Accusé

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION SUR OUTRAGE AU TRIBUNAL

- verdict[1] et sentence -

______________________________________________________________________

 

L’outrage au tribunal repose sur le pouvoir de la cour de maintenir sa dignité et sa procédure… La primauté du droit est directement tributaire de la capacité des tribunaux de faire observer leur procédure et de maintenir leur dignité et le respect qui leur est dû.

-Carey c. Laiken, [2015] 2 R.C.S. 79 au para. 30

 

  1.                 L’accusé a été cité à comparaître pour outrage au tribunal.

LE CONTEXTE

  1.                 À la base, il est inculpé de trois chefs d’accusation d’avoir proféré des menaces de causer la mort (art. 264.1(1)(a) C.cr.) envers Khalid Godwin Bakary, les employés de l’hôtel Sheraton et deux policiers du Service de police de la Ville de Montréal. Les événements remontent au 18 mai 2024. La poursuite a choisi de procéder par acte criminel.
  2.                 Ces accusations demeurent pendantes à ce stade. Monsieur Bouchard est détenu en attente de son éventuelle enquête pour mise en liberté provisoire.
  3.                 Dans l’aprèsmidi du 18 décembre, il a comparu devant un juge en salle 4.02 de la Cour du Québec par visioconférence depuis le Centre opérationnel Sud. Au total, 30 autres individus détenus ont comparu lors de la séance sans incident et ce, malgré le désagrément inhérent de leur situation. Pour sa part, monsieur Bouchard était agressif et il cherchait l’affrontement dès son entrée dans le local de comparution.

LA COMPARUTION DU PRÉVENU, SES PROPOS ET SA VIOLENTE CRISE DE COLÈRE

  1.                 À l’entrée du prévenu dans le local, il était déjà impatient et irritable. Il tournait le dos à la caméra (donc au juge), il marmonnait en direction de l’agente de détention et il rouspétait d’un ton belliqueux.
  2.                 La situation a ensuite vite dégénéré, malgré l’absence de toute provocation de la part de quiconque.
  3.                 Il est utile de citer intégralement les échanges[2] :

Accusé : [inaudible]… sur la coche… passé sur la colonne…

Juge : On a à l’écran monsieur Jonathan Bouchard.

Défense[3] : Oui.

Juge : Monsieur Bouchard, bon aprèsmidi.

Défense : Bonjour monsieur Bouchard, je fais le dossier pour votre avocate Me Nathalie Rochon. Alors, je vais prendre copie de la dénonciation.

Juge : Il y a un nouveau dossier?

Greffière : Oui. Par acte criminel.

Défense : Parfait. Alors, on va réserver le choix; dispenser la Cour de la lecture de l’avis linguistique.

Accusé : Ouin, un gros dossier. C’est du gros dossier, ça [d’un ton sarcastique]. Là, il n’y aura pas de remise en liberté, là.

Couronne[4] : Alors, il y a objection à la remise en liberté. Je vais vous demander une ordonnance en vertu de l’article 516(2) à l’égard de Khalid Godwin Bakary. Et on va demander que monsieur soit vu, avec la défense, par U.P.S. [inaudible]…

Défense : Exactement… [inaudible]

Juge : Alors, la Couronne s’objecte à votre mise en liberté, monsieur Bouchard.

Accusé : Hein?!

Juge : La Couronne… la Couronne s’objecte à votre mise en liberté. Ce n’est pas elle qui a le dernier mot. Ça va être… [interrompu par l’accusé]

Accusé : Ah, ok! Il me semblait aussi, c’était pas normal. C’est correct! C’est bon! Parfait. Ça, ça c’est normal!

Juge : Alors… [interrompu par l’accusé]

Accusé : Là, on l’à, là. Parfait!

  1.                 L’accusé a ensuite tourné le dos au juge et il s’est mis à se déplacer dans le local, parlant sans cesse.

Juge : D’ici… [interrompu par l’accusé]. D’ici la tenue de l’enquêtecaution éventuelle, il vous est interdit de communiquer avec la personne qui a été mentionnée, Khalid Godwin Bakary… [interrompu par l’accusé]

Accusé : Votre ostie d’enquête. Fourrezvouslà dans le cul, man! Votre enquête…

Juge : OK, alors on va vous voir demain… [interrompu par l’accusé]

Accusé : Toi, la Couronne, là. Va te faire foutre dans ton cul.

Juge : 19 décembre, en personne. Ordre à l’accusé d’être présent.

Accusé : Sale pute! Fourretoi dans ton cul, sale pute!

  1.                 Il s’est ensuite tourné et de sa propre initiative, il est rapidement sorti du local, dont la porte était déjà ouverte. Le soussigné a immédiatement ordonné que les agents ramènent le prévenu au local.

Accusé : Ah! [soupir]

Juge : Alors monsieur, je vous explique… [interrompu par l’accusé]

Accusé : Je suis écœuré de vous autres. M’a la régler [la procureure de la Couronne]. M’a le régler mon problème, moi. J’vais me venger, moi. Une fois pour toute!

Juge : Et vous commettez des infractions criminelles, là… [interrompu par l’accusé] Je vous cite pour outrage au Tribunal.

Accusé : Je m’en câlisse! Ferme ta gueule mon osti. Osti de bâtard. Ferme ta gueule!

Juge : Je vous cite pour outrage au Tribunal… [constamment interrompu par l’accusé]

Accusé : Ferme ta gueule, man. Mange de la merde.

Juge : Vous pouvez retourner à votre cellule. Vous allez être devant moi demain. Alors… [interrompu par l’accusé]

Accusé : Ferme ta gueule, man! Moi, je ne veux rien savoir de vous autres. Fuck you man!

  1.            Après sa sortie du local, l’avocate de la défense a informé le soussigné qu’il ne s’agissait pas de la première fois que l’accusé était cité pour outrage au tribunal pour une sortie semblable.

L’AUDIENCE SUR L’OUTRAGE AU TRIBUNAL

1- Le 19 décembre 2024

  1.            L’audition du 19 décembre avait pour but de permettre à monsieur Bouchard d’expliquer pourquoi il ne devrait pas être déclaré coupable d’outrage au tribunal[5].
  2.            En raison de son comportement violent, le Tribunal a ordonné que des mesures de sécurité additionnelles soient prévues en salle d’audience.
  3.            Or, malgré sa présence au palais de justice, la défense a demandé que l’accusé ne soit pas monté en salle d’audience. La raison, assez ironiquement : il était trop fâché et il ne voulait pas monter. Il avait également refusé de parler à l’intervenant d’U.P.S.
  4.            À l’audience, l’avocate de l’accusé a mentionné que son client souffrait de problèmes sévères de santé mentale, précisant cependant qu’il était bel et bien apte à subir son procès et que l’art. 16 C.cr. ne s’appliquait pas, selon elle[6]. Elle a également confirmé que l’accusé avait déjà été cité pour outrage au tribunal par le passé, mais qu’un autre juge lui aurait donné une chance en retirant la procédure à la lumière de sa situation personnelle.
  5.            Après une suspension de deux heures, l’accusé ne s’était toujours pas calmé. Il était agressif, désorganisé et réfractaire à toute discussion. Selon l’avocate, le fait de le faire monter ne ferait que jeter de l’huile sur le feu[7]. Elle demandait donc que l’audience soit reportée en janvier afin de permettre à l’accusé de se calmer.
  6.            Selon les notes de l’intervenant d’U.P.S., l’accusé était « en colère ». Il souffre d’un trouble de personnalité limite avec des traits antisociaux, ce qui était aggravé par la consommation de stupéfiants.
  7.            En effet, la défense a confirmé qu’il avait eu une rechute récente, il avait quitté le centre de thérapie pour toxicomanie, il consommait et il n’avait pas dormi depuis trois semaines.
  8.            Après mûre réflexion, le Tribunal a accepté d’ajourner l’affaire, mais pas pour plaire à l’accusé ou pour se plier à ses caprices. Le soussigné était plutôt préoccupé par la sécurité des constables spéciaux et des agents de détention, qui seraient confrontés à un prévenu agressif et possiblement violent, quelques jours avant Noël.
  9.            L’affaire a donc été remise au 7 janvier 2025.

2- Le 7 janvier 2025

  1.            À l’ouverture de la séance du 7 janvier, l’avocate de la défense a exposé au Tribunal que son client avait tenu des propos suicidaires la veille. Elle doutait de son aptitude à comparaître. L’affaire a donc été suspendue afin de lui permettre de parler à son client aux cellules.
  2.            L’agente Côté, une policière de l’escouade EMRII de la police de Montréal (une unité spécialisée réalisant un travail de proximité auprès des personnes itinérantes) était également présente.
  3.            Lorsque l’accusé est monté en salle d’audience, il était relativement calme, quoiqu’il était très volubile et qu’il interrompait les avocats et le juge. Il mentionnait être victime du système, qui le tuait à petit feu. Il reprochait à tous les intervenants d’avoir ignoré ses besoins. Notamment, le système judiciaire le faisait souffrir indûment. On ne lui accordait aucun respect, selon lui, en tant qu’être humain.
  4.            Le Tribunal lui a alors calmement expliqué la nature des procédures, ses droits, les enjeux et les prochaines étapes à suivre.
  5.            Ensuite, l’accusé s’est mis à affirmer que c’était lui, la vraie victime. Il désirait porter plainte contre tout le monde. Il niait être fou et il se plaignait que le système était « de la merde, de la bullshit ». Plus l’audience avançait, plus ses propos devenaient menaçants. Par exemple, il s’est mis à s’exclamer que même s’il avait effectivement menacé des gens, ceuxci étaient chanceux qu’il n’avait pas mis ses menaces à exécution. Il leur donnait des chances, disaitil, parce qu’il a le défaut d’être trop gentil.
  6.            En fin de compte, lorsqu’il a répété qu’il aurait dû mettre ses menaces à exécution, le Tribunal l’a expulsé de la salle d’audience en vertu des arts. 650(2)(a) et 672.5(10) C.cr. puisque sa conduite entravait la conduite des procédures.
  7.            À la lumière de ses propos, même si les critères du « test Taylor »[8] semblaient à première vue satisfaits, le Tribunal a ordonné qu’il subisse une évaluation psychiatrique, tant sur la question de l’aptitude (art. 672.11(a) C.cr.) que sur la question de la responsabilité criminelle (art. 672.11(b) C.cr.). Le dossier a été reporté au 4 février 2025. L’évaluation a été ordonnée par excès de prudence. Même si l’avocate de la défense a expliqué que l’accusé avait déjà été évalué et déclaré apte et responsable, compte tenu des conséquences potentielles d’une condamnation pour outrage, je voulais m’assurer que l’accusé était bel et bien conscient de la nature de ses actes.

3- Le 4 février 2025

a)     Le rapport d’évaluation psychiatrique[9]

  1.            La Dre France Proulx, psychiatre légiste, conclut de manière ferme que l’accusé est à la fois apte à subir son procès et conscient de la nature de ses actes. Elle ne décèle aucun trouble mental au sens de l’art. 16 du Code criminel qui pourrait affecter sa responsabilité criminelle.
  2.            Dans le cadre de son expertise, elle a soigneusement révisé les dossiers d’hospitalisations antérieures de l’accusé dans des hôpitaux locaux depuis 2016, ajoutant qu’il a déjà été évalué à trois reprises à l’Institut Pinel dans un contexte d’accusations criminelles pour des crimes de violence. La Dre Proulx l’avait ellemême déjà évalué par le passé. Pour chacune des hospitalisations, le thème est le même : la principale source de l’inconduite de l’accusé est la consommation volontaire de stupéfiants, quoiqu’il soit également connu pour un trouble de personnalité avec des traits limites et antisociaux.
  3.            L’accusé reproche aux équipes médicales de l’avoir expulsé sans lui prodiguer l’aide dont il avait besoin. Il se plaint également du fait que les ressources d’hébergement l’aient expulsé parce qu’il se « chicanait » avec le personnel. Plus tard, il admet avoir menacé les employés, ce qui a mené à son expulsion. Comme il l’a fait devant le Tribunal, pendant son évaluation, il entre dans un monologue et il formule diverses doléances contre « le système » qui aurait négligé de l’aider. Il considère que les forces de l’ordre sont constamment – et indûment – sur son dos.
  4.            Il a souvent été amené aux urgences par les policiers en raison de comportements agités et agressifs. Aussi récemment que le 10 décembre 2024, il s’y est trouvé à la suite de consommation de crack. Il a intégré une thérapie, mais il a vite rechuté le 20 décembre 2024, retombant dans la consommation et l’agressivité.
  5.            L’accusé reconnaît être un consommateur quotidien d’importantes quantités d’amphétamines. Il fume également du crack et du cannabis.
  6.            Comme diagnostic, la psychiatre retient un trouble lié à l’usage de drogues illicites, accompagné du trouble de la personnalité. La consommation de substances exacerbe son agressivité.

b)     Le bref témoignage de l’accusé

  1.            À l’audience du 4 février 2025, monsieur Bouchard s’est excusé d’avoir tenu les propos déplacés.

ANALYSE

1- Le pouvoir de sanctionner l’outrage au tribunal

  1.            En common law, le juge de la Cour provinciale a la juridiction inhérente pour sanctionner tout outrage au tribunal, pourvu qu’il soit commis in facie[10].
  2.            Ce pouvoir est destiné à assurer le bon déroulement des procédures et à protéger l’intégrité du processus.
  3.            Il doit être exercé avec parcimonie[11].
  4.            En temps normal, une procédure sommaire qui comporte trois étapes est suivie :
  1.      Le juge qui constate une conduite de nature à constituer un outrage au tribunal cite son auteur à comparaître pour en répondre, l’avise de son droit de consulter un avocat et fixe une date pour l’audition[12];
  2.      L’accusé peut alors s’expliquer et/ou s’excuser dans le but de purger l’outrage. Bien que le juge doive prendre en compte desdites explications et excuses, il n’est pas tenu de les accepter. Autrement dit, le fait d’offrir des excuses – même sincères – après avoir pris du recul n’absoudra pas automatiquement la personne citée[13]. Au terme de l’audition en question, le juge décide si la preuve démontre hors de tout doute raisonnable la culpabilité de la personne citée.
  3.      Si la personne visée est déclarée coupable d’outrage au tribunal, la justice naturelle exige qu’il lui soit donné la possibilité de faire des représentations quant à la peine. Les excuses sincères à ce stade peuvent constituer un facteur atténuant[14].
  1.            L’actus reus de l’outrage au tribunal consiste en un comportement qui nuit sérieusement à l’administration de la justice ou l’entrave ou un comportement qui entraîne un risque sérieux de nuire à l’administration de la justice ou de l’entraver. L’exigence de faute est que le comportement en question soit délibéré ou intentionnel, ou encore qu’il démontre un degré d’indifférence assimilable à de l’insouciance[15]. La mens rea peut consister en l’intention de miner l’autorité de la Cour[16].  
  2.            Les propos délibérément insultants et injurieux envers le juge[17], ou encore ceux qui jettent du discrédit sur l’administration de la justice[18], peuvent justifier une condamnation pour outrage au tribunal puisqu’ils tentent de miner l’autorité de la Cour[19]. Comme l’a expliqué la juge Shelley dans l’affaire Koerner v. Capital Health Authority :

… The central idea is that courts have a right to protect the dignity of their own proceedings, and they are entitled to discipline any conduct that they feel tarnishes, undermines, or impedes the Court’s role in society as administrator of justice. The [Court] has an inherent power to find a person in contempt of court if they feel the proceedings are being disrespected…[20]

  1.            L’analyse ne vise pas à déterminer si le juge s’est senti personnellement insulté. Pour déterminer s’il y a eu outrage, l’accent est plutôt mis sur la question de savoir si les paroles ou le comportement de l’accusé ont déconsidéré l’administration de la justice ou s’ils ont entravé, perturbé ou compromis le déroulement ordonné des procédures judiciaires[21].
  2.            En outre, il va de soi que les propos menaçants envers le juge ou ceux visant à l’intimider peuvent également constituer un outrage au tribunal[22].
  3.            En principe, il est possible de procéder à une condamnation pour outrage instanter, mais ce pouvoir est réservé aux rares cas où il existe des circonstances rendant urgent et impératif d’agir immédiatement.
  4.            D’ailleurs, dans l’arrêt R. c. Karbaschi, la Cour d’appel du Québec a souligné que même si l’accusé fait usage de langage offensant, injurieux et teinté de vulgarité, le juge devra malgré tout respecter les formalités habituelles requises par les règles de justice naturelle, qui consistent à donner l’avertissement décrit cidessus et d’ajourner l’audience pour donner à la personne l’occasion de consulter un avocat[23].
  5.            En l’espèce, le Tribunal rappelle que l’attitude de Bouchard était combative dès le début de l’audition du 18 décembre. Sa crise de colère n’a pas été provoquée par les remarques du Tribunal ni de la Couronne, qui ont à peine prononcé un mot. Au contraire, c’est dès son entrée dans le local que l’accusé – sans aucune provocation – cherchait à confronter les acteurs du système judiciaire.
  6.            Les propos injurieux envers le juge étaient délibérés et ils visaient à exprimer que l’accusé n’avait aucun respect pour l’Institution de la Cour du Québec ni les procédures qu’elle tenait. Une fois averti par la Cour qu’il était cité pour outrage, plutôt que de se calmer ou de se rétracter, l’accusé a invectivé le juge de nouveau, avec des propos encore plus grossiers. J’infère aisément que c’était l’intention de l’accusé d’insulter la Cour. Il a peutêtre agi sous le coup de la colère, mais comme l’a rappelé la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Hamilton, il faut se garder de confondre « mobile » et « intention »[24].
  7.            Tel que détaillé cidessous, en décembre 2023, il a été condamné pour outrage au tribunal une première fois et il a écopé d’une peine de 30 jours d’emprisonnement[25]. De plus, comme l’a mentionné son avocate, un autre juge l’a cité pour outrage en fin 2024, mais il aurait abandonné la procédure en raison de la « situation personnelle » de l’accusé. À tout événement, l’accusé savait que son comportement était inacceptable.
  8.            L’ensemble de son comportement démontre manifestement qu’il a nui à l’administration de la justice. Il se promenait comme il le voulait dans le local. Il tournait le dos au juge comme bon lui semblait. Incidemment, cela est conforme à son comportement du 19 décembre, quand il a choisi de refuser de monter en salle d’audience parce qu’il était trop fâché; comme s’il s’agissait d’un exercice facultatif qu’il pouvait contrôler. C’est également conforme à ses propos du 7 janvier, par lesquels il exprimait que le système judiciaire n’était que de la bullshit. Il a utilisé un langage aberrant envers la procureure de la Couronne et il a explicitement menacé cette dernière, cherchant ainsi à l’intimider en suggérant qu’elle ferait l’objet de violentes représailles. Il a énoncé haut et fort qu’il ne se souciait pas des procédures.
  9.            Une telle intention de provoquer la peur auprès d’un participant au système judiciaire (que ce soit un juge ou un avocat), qui pourra à son tour nuire à l’exercice de ses attributions, entraîne un risque sérieux de nuire à l’administration de la justice ou de l’entraver. Une salle de cour doit être un endroit serein. À cet égard, il est utile ici de rappeler les propos du juge en chef Clarke dans l’arrêt R. v. Rogers :

Provincial Court judges are confronted daily with criminals, many of whom have little or no regard for the judicial system or those who serve it. These judges and their courts are in the busy front line of criminal trial proceedings. They must be protected in every sense of that word, including protection from intemperate outbursts. The conduct of this offender would be condemned by any rightthinking person[26].

  1.            Si les accusés – détenus ou en liberté – sont libres de faire des crises de colère pendant lesquelles ils intimident des juges ou des avocats en pleine salle d’audience, le système judiciaire ne pourra tout simplement pas fonctionner.
  2.            En l’espèce, les excuses offertes par monsieur Bouchard ne sont pas suffisantes pour le disculper. Elles sont opportunistes, insincères et soutirées par son avocate. Je note d’ailleurs que lors des deux audiences après le 18 décembre 2024, l’accusé n’avait fait aucune tentative de s’excuser.
  3.            Les deux avocates représentant l’accusé ont pris soin de souligner qu’il était suivi par l’escouade EMRII de la police de Montréal, soit une unité spécialisée réalisant un travail de proximité auprès des personnes itinérantes. Le Tribunal n’est pas insensible face aux conditions difficiles que vit l’accusé dans sa vie personnelle. Par ailleurs, malheureusement, une proportion importante des personnes inculpées de crimes violents (comme monsieur Bouchard) se trouvent en situation d’itinérance. Or, cette réalité n’est pas un motif pour les déresponsabiliser à outrance. Ils ne jouissent pas d’une carte blanche par rapport à leur comportement, ni dans la rue, ni en salle d’audience. Les justiciables provenant de toutes les classes sociales sont tenus de se comporter avec respect envers la Cour.
  4.            Quant à ses prétendus « graves problèmes de santé mentale », ce n’est pas ce que la preuve révèle. Nous disposons d’un rapport d’évaluation psychiatrique détaillé, confectionné par une psychiatre légiste d’expérience. Le problème est bien ciblé : l’accusé consomme des amphétamines à outrance, il est agressif et impulsif et il attribue tous ses problèmes aux lacunes « du système ».
  5.            L’actus reus et la mens rea sont établis hors de tout doute raisonnable. Les propos et les gestes de monsieur Bouchard ont miné l’autorité de la Cour et ont donc nui à l’administration de la justice.

2- La détermination de la peine

  1.            La défense soutient que la détention déjà purgée est amplement suffisante comme sanction pour l’outrage. D’ailleurs, la procureure demande que le Tribunal n’épuise pas l’entièreté de la détention provisoire de 58 jours en l’espèce. Autrement dit, elle me demande d’infliger une peine « d’un jour d’emprisonnement », tout en considérant seulement une portion de la détention provisoire. Ainsi, cela laisserait un reliquat de détention provisoire à créditer par la suite à la sentence éventuelle qu’il pourrait recevoir pour les menaces de mort envers les policiers et les employés du Sheraton le 18 décembre 2024.
  2.            Avec égards, le Tribunal est en désaccord avec cette proposition, tant en ce qui concerne le quantum que le calcul du crédit pour la détention présentencielle.
  3.            Une large gamme de sanctions est à la disposition du Tribunal. Toutes les pénalités prévues au Code criminel sont disponibles[27], sous réserve d’une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement[28].
  4.            La détermination de la peine dans les cas d’outrage a pour but de punir le comportement répréhensible et de réparer l’atteinte portée à l’autorité du Tribunal[29]. Les principes de la dénonciation et de la dissuasion doivent prévaloir[30]. Les sanctions doivent être « firm, fair and evenhanded »[31]. Évidemment, le principe de la proportionnalité s’applique. La sanction doit tenir compte de la gravité de l’outrage, du degré de responsabilité de son auteur et de la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités. L’outrage criminel a une vocation punitive et dissuasive[32].
  5.            Dans l’arrêt Bellemare c. Abaziou, la Cour d’appel précise le cadre juridique applicable lors de la détermination de la sanction découlant d’une condamnation pour outrage au tribunal, résumant ainsi les objectifs à considérer :

Ainsi, le prononcé des peines a pour objectif essentiel de contribuer au respect de la loi et des ordonnances de la Cour, et au maintien d'une société juste, paisible et sûre par l'imposition de sanctions justes visant entre autres, certains objectifs :

  1.    La dénonciation du comportement illégal, c'estàdire la dénonciation de la désobéissance aux ordonnances de la Cour;
  2.    Dissuader les délinquants de commettre semblable outrage;
  3.     Assurer la réparation des torts causés aux victimes et à la collectivité;
  4.    Susciter chez les délinquants la conscience de leurs responsabilités.

La peine sera proportionnelle à la gravité de l'infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Elle tiendra compte de circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la commission de l'outrage et à la situation du délinquant et de l'harmonisation des peines[33].

  1.            Comme l’a exprimé le juge Duchesne dans l’affaire Cascades Canada Inc. c. C.S.N., le fait d’insulter la magistrature par des propos grossiers est un geste qui peut mériter une peine « très sévère »[34].
  2.            Cela dit, même lorsque ces facteurs sentenciels doivent primer, le juge imposant la peine ne doit pas évacuer les autres objectifs pénologiques, tels que la réinsertion sociale et la modération, qui demeurent pertinents dans l’exercice de pondération.
  3.            En l’espèce, le climat engendré par la conduite de monsieur Bouchard est totalement inacceptable et porte atteinte à l’intégrité du système de justice pénale. Dès le début de l’audition du 18 décembre, son comportement était déplorable. Pourtant, il a été traité avec respect par tous les intervenants concernés.
  4.            Certes, tel qu’indiqué par le juge Cory (siégeant alors à la Cour d’appel de l’Ontario), les juges ne doivent pas être « des fleurs fragiles », offusqués par la moindre remarque[35]. Cependant, il y a des limites à ce qu’un accusé peut dire à un juge qui préside son audience. L’expression de déception et de frustration est acceptable. L’expression de mépris envers le juge et les avocats ne l’est pas. Les menaces et l’intimidation en salle de cour sont totalement inacceptables.
  5.            Foncièrement, la sécurité en salle d’audience est non négociable. Une saine administration de la justice repose nécessairement sur le maintien de l’ordre et du décorum à l’intérieur de la salle, qui relèvent du pouvoir et de l’autorité du juge[36]. Même quand les dossiers suscitent de fortes émotions, il est vital que chaque participant au système judiciaire se sente en sécurité lors de l’accomplissement de ses tâches. Une cour de justice se doit de représenter, pour tout justiciable, un endroit où la quiétude et la sécurité sont protégées[37]. Les menaces en salle d’audience sont antithétiques à la primauté du droit et à l’intégrité de nos précieuses institutions.
  6.            Bref, il ne peut y avoir aucune tolérance pour de telles explosions en salle de cour[38]. La même remarque s’applique aux locaux de visioconférence des centres opérationnels ou des centres de détention. Ces endroits constituent des salles de cour virtuelles, rien de moins. Depuis l’avènement des comparutions et auditions par visioconférence, on constate de plus en plus de dérapages de la part des détenus lorsqu’ils participent aux procédures à distance. Il y a un relâchement au niveau du décorum qui peut devenir pernicieux s’il est toléré. Un rappel important s’impose. Le message doit être clair : la visioconférence ne réduit aucunement le niveau de respect qui est dû au Tribunal et aux officiers de la Cour.
  7.            Tout prévenu doit savoir que s’il se comporte de cette façon, il devra alors purger une période importante de privation de sa liberté.
  8.            Une salle de cour en chambre criminelle n’est pas un bar, une ruelle, un vestiaire de hockey ou une cour d’école.
  9.            En l’espèce, le comportement de l’accusé constitue un écart marqué par rapport à la norme de conduite attendue d’une personne dans une salle de cour faisant face à la justice. Il a fait preuve d’un mépris flagrant envers l’autorité du Tribunal. Pourtant, il est un habitué du système judiciaire. Il a d’innombrables antécédents judiciaires et il a déjà été détenu à maintes reprises. Il sait comment se comporter en salle de cour.
  10.            Notons qu’il a déjà un antécédent judiciaire pour outrage au tribunal. En décembre 2023, il s’est vu infliger une peine de 30 jours d’emprisonnement.
  11.            Il est actuellement sous le coup de nombreuses ordonnances de probation à la suite de récentes condamnations pour voies de fait et menaces.
  12.            Il possède d’innombrables antécédents judiciaires s’échelonnant entre 2002 et 2024, presque tous pour des infractions de violence et d’intimidation. On y compte :

      17 condamnations pour avoir proféré des menaces de mort (art. 264.1(1) C.cr.) – lui valant des peines d’emprisonnement de 9 mois, 8 mois, 8 mois, 7 mois, 6 mois, 6 mois, 6 mois, 6 mois, 6 mois, 6 mois, 5 mois, 5 mois, 4 mois, 3 mois, 30 jours, 1 jour.

      2 condamnations pour harcèlement criminel (art. 264(1) C.cr.) – lui valant des peines d’emprisonnement de 4 mois, 4 mois.

      7 condamnations pour voies de fait (art. 266 C.cr.) – lui valant des peines d’emprisonnement de 12 mois, 8 mois, 6 mois, 6 mois, 6 mois.

      2 condamnations pour agression armée (art. 267(a) C.cr.) – lui valant des peines d’emprisonnement de 9 mois, 6 mois.

      1 condamnation pour voies de fait causant des lésions corporelles (art. 267(b) C.cr.) – lui valant une peine d’emprisonnement de 6 mois.

      1 condamnation pour voies de fait sur un policier (art. 270 C.cr.) – lui valant une peine d’emprisonnement de 8 mois.

      3 condamnations pour entrave au travail d’un policier (art. 129 C.cr.) – lui valant des peines d’emprisonnement de 9 mois, 6 mois.

  1.            À cela s’ajoutent trois condamnations pour vol ou recel, deux condamnations pour méfait, une condamnation pour séquestration et de nombreuses condamnations pour avoir brisé des conditions d’ordonnances de probation ou d’ordonnances de mise en liberté. Ce casier judiciaire révèle que monsieur Bouchard est un homme agressif, violent et dangereux.
  2.            En l’espèce, étant donné le caractère menaçant des propos prononcés à l’endroit de la procureure de la Couronne en salle d’audience, il est tout à fait approprié d’accorder une importance particulière aux antécédents judiciaires de menaces en évaluant l’effet normatif des sentences antérieures. Il ne s’agit certes pas d’antécédents « en semblable matière » et on ne peut machinalement appliquer le principe de la gradation des peines. Par ailleurs, ces antécédents permettent manifestement d’illustrer le caractère de l’accusé et ils sont très révélateurs quant à l’évaluation du potentiel de réinsertion sociale. Ces peines n’ont pas eu l’effet dissuasif escompté et elles ne l’ont pas empêché d’adopter un comportement menaçant, agressif et intimidant.
  3.            De toute évidence, les insultes proférées par l’accusé et sa menace n’étaient pas préméditées ou réfléchies. Le Tribunal accepte que sa crise était impulsive. Toutefois, le fait d’agir dans un excès de colère n’excuse pas le comportement. Bon nombre d’accusés dans les procédures criminelles sont indignés par leur situation ou par le traitement de leur dossier. Au même chapitre, il va de soi que le simple fait d’être détenu n’est pas agréable. Par ailleurs, si la simple frustration permettait aux individus de réagir par des paroles désobligeantes envers les magistrats et les procureurs, cela scellerait la mort du décorum, l’effritement de l’autorité des tribunaux et entraînerait certainement une déconsidération de l’administration de la justice.
  4.            Les tribunaux ne doivent pas baisser les bras devant le comportement inacceptable de certains accusés impolis, vulgaires et violents. On ne peut se permettre de banaliser de tels écarts. Au contraire, l’intégrité du système judiciaire doit être préservée à tout prix et le juge a un rôle primordial à jouer.
  5.            Il est évident que monsieur Bouchard ne respecte pas les règles élémentaires en matière de respect d’autrui.
  6.            Ses propos tenus envers le Tribunal et la Couronne sont comparables à ceux tenus par l’accusé dans l’arrêt R. v. Dupuis. Dans cette affaire, après avoir appris que la Cour d’appel avait rejeté son appel, il s’est mis à injurier les juges, criant, entre autres :

All you lawyers and judges and the rest of you cocksuckers can go fuck yourselves[39].

  1.            La Cour d’appel l’a donc condamné pour outrage et lui a imposé une peine de trois mois d’emprisonnement.
  2.            Dans l’arrêt R. v. Karim, après avoir été déclaré coupable d’incendie criminel, hautement frustré, l’accusé a traité le juge de bâtard et lui a dit « fuck off ». Prenant acte des remords sincères de l’accusé et du fait qu’il ne connaissait pas les valeurs et les normes du système judiciaire canadien au moment de ses propos, la Cour d’appel de la Saskatchewan lui a imposé une peine de 2 mois d’emprisonnement pour l’outrage au tribunal, consécutifs à la peine de 10 mois pour l’infraction d’incendie[40].
  3.            Dans l’arrêt R. v. Clark, un avocat ontarien n’avait aucun permis l’autorisant à pratiquer le droit en ColombieBritannique. Malgré tout, il prétendait vouloir représenter cinq manifestants accusés dans le contexte d’une revendication territoriale autochtone. À cette fin, il s’est assis à la table des avocats en salle d’audience. Lorsque le juge lui a demandé de quitter, Clark s’est énervé, refusant de s’asseoir, parlant fort et insultant le Tribunal en disant qu’il s’agissait d’un tribunal fantoche (« kangaroo court »). Il a ajouté que si le juge n’écoutait pas ses représentations, ce dernier serait complice de fraude, de trahison et de génocide. De plus, il a lancé un document qui a atteint la greffière au coude, pour ensuite résister à son arrestation par les constables spéciaux, à qui il s’est exclamé « fuck you ». Lors de l’audition subséquente quant à l’outrage, bien qu’il se soit excusé, il a accusé le juge d’être impliqué dans une aventure criminelle, référant aux procédures judiciaires sousjacentes contre les manifestants.
  4.            La Cour d’appel de la ColombieBritannique a confirmé une peine de trois mois d’emprisonnement pour l’outrage au tribunal, en plus des trois jours de détention provisoire déjà purgés[41].
  5.            Dans l’affaire R. v. Fizell, l’accusé était âgé de 28 ans. Il était toxicomane, agité, peu sophistiqué et atteint d’un trouble de personnalité antisociale. Pendant son procès pour cruauté envers un animal, il interrompait sans cesse les témoignages des témoins à charge, s’écriant qu’ils mentaient, tout en utilisant un langage vulgaire truffé des mots « fuck » ou « fucking ». La juge l’a averti à plusieurs reprises que ses interruptions et son langage étaient inappropriés. Pendant son propre contreinterrogatoire, il s’impatientait envers le procureur de la Couronne, utilisant des propos injurieux, l’insultant et lui disant qu’il avait plus de respect pour le chien que pour l’avocat. Averti une énième fois par la juge, l’accusé l’a mise au défi de le citer pour outrage, ce qu’elle a fini par faire. L’accusé a ensuite menacé une personne non identifiée dans la salle, l’avertissant « d’attendre que je sorte [de prison] ».
  6.            Ramené devant la juge pour l’audition sur l’outrage, l’accusé a continué ses propos offensants : « Your Honour, I’m only sorry I didn’t call you a stupid fuckin’ cunt though earlier ».
  7.            Pour les deux instances d’outrage au tribunal, l’accusé a reçu des peines consécutives totalisant 4 mois d’emprisonnement[42], qui étaient à leur tour consécutifs à une peine de 33 mois que l’accusé purgeait pour les infractions principales[43].
  8.            Dans l’arrêt R. v. Winter, après avoir été déclaré coupable de bris de probation, l’accusé a répliqué au juge : « Good. Fuck you too ». En appel, la peine pour l’outrage a été réduite de 3 mois à 1 mois d’emprisonnement, à être purgée de façon consécutive à toute autre peine. Ceci dit, la Cour d’appel a précisé que la réduction était en raison du principe de la totalité des peines. L’accusé purgeait déjà une longue peine fédérale[44] et il avait aussi écopé d’une peine de 3 mois d’emprisonnement consécutifs pour le bris de probation[45].
  9.            Dans l’affaire R. v. Atherley, pendant les 13 jours de son procès, l’accusé a continuellement interrompu les procédures, insultant la juge, le procureur de la Couronne et parfois les membres du jury, les accusant tous de partialité. Parmi les obscénités récurrentes, il appelait la juge une chienne, une idiote et une motherfucker. Il refusait de s’asseoir lorsqu’on le lui ordonnait et il défiait la juge de le citer pour outrage au tribunal. À l’ouverture du procès, il a menacé la juge en indiquant « when I get out… when I get out, I’ll come looking for you, man »[46]. Pour l’ensemble de ses propos, le juge Hill lui a imposé une peine d’un an d’emprisonnement[47].
  10.            Dans l’arrêt R. v. Ball, la Cour d’appel de l’Ontario a imposé des peines de 30 jours d’emprisonnement à deux hommes qui se sont battus dans une salle d’audience. En imposant cette peine pour l’outrage au tribunal, les juges majoritaires ont souligné que ce type de comportement était moins grave que l’exemple d’une personne qui se met à crier en salle d’audience dans le but d’interrompre les procédures. On infère de la lecture des motifs que les belligérants Ball et Parro n’avaient pas eu l’intention spécifique d’entraver le procès auquel ils assistaient. Au contraire, la bataille était impulsive et spontanée[48].
  11.            Enfin, dans l’affaire R. c. Marion, le soussigné a infligé une peine de 21 jours d’emprisonnement à un accusé insistant, impatient et condescendant qui avait crié à tuetête pendant une brève comparution à la cour, insultant le juge qui, pourtant, avait tenté de l’aider en lui expliquant ses droits : « mange de la merde! Fuck you! Ostie de chien sal! »[49].
  12.            À l’audience du 19 décembre 2024, la procureure de la défense a mentionné que l’accusé suit toujours le même cycle : il se fâche, il menace les gens et il explose. C’est la raison pour laquelle il se fait expulser de tous les refuges. Avec égards, la défense semble suggérer que cette routine rend son comportement moins inacceptable. Or, c’est tout le contraire. On ne tolérera pas les dérapages au motif que l’accusé dérape souvent. On ne banalisera pas son inconduite. On n’encouragera pas ses éclats agressifs. Rappelons qu’un autre juge de la Cour du Québec lui a récemment donné une chance en arrêtant les procédures d’outrage contre lui. Cette approche passive n’a manifestement pas eu l’effet escompté.
  13.            Au même chapitre, tel qu’indiqué cidessus, la défense évoque le fait que l’accusé souffre de problèmes de santé mentale. Encore ici, il s’agit d’une simplification excessive. L’accusé est apte à subir son procès. Il comprend la nature et les conséquences de ses gestes. Le dossier démontre plutôt qu’il est un consommateur invétéré de drogues qui a comparu à la cour après plusieurs semaines de consommation et après avoir – selon les allégations – menacé des citoyens et des policiers, en plus de prononcer des remarques racistes. Le Tribunal n'est pas enclin à tolérer des écarts de conduite dans ces circonstances ou à mitiger leur gravité.
  14.            Les décisions précitées présentent certaines similitudes factuelles avec le présent dossier, à tout le moins en ce qui a trait aux propos disgracieux de l’accusé. Les affaires Dupuis et Clark sont des points de repère utiles. Par ailleurs, à plusieurs égards, le dossier en l’espèce s’apparente plutôt à un cas d’intimidation d’un participant du système judiciaire, relativement à la procureure de la Couronne. De plus, le nombre et la nature des antécédents judiciaires de monsieur Bouchard le distinguent des autres cas répertoriés dans la jurisprudence.
  15.            Le Tribunal considère le mépris de l’accusé pour l’autorité, ses propos vulgaires et son refus d’entrer dans la salle d’audience à l’audition subséquente, ce qui a engendré une remise, un gaspillage de ressources et des coûts inutiles pour l’État. Je considère l’absence totale d’introspection et d’acceptation de responsabilité; l’accusé se voit encore comme victime du système. Enfin, je considère le caractère généralement violent, sexuel et menaçant de ses propos envers la procureure de la Couronne. Ceci dit, ce facteur est limité au contexte général de l’outrage au tribunal. Monsieur Bouchard n’est pas sanctionné pour l’infraction en vertu de l’art. 423.1 C.cr.; si c’était le cas, la peine aurait été exponentiellement plus sévère. Toutefois, il appert que la Couronne a choisi de ne pas porter plainte pour l’explosion en salle d’audience; c’est sa prérogative.
  16.            Dans les circonstances, compte tenu de la nature des propos proférés, des antécédents judiciaires de l’accusé et de la situation personnelle de l’accusé, une période d’emprisonnement d’une durée modérée s’impose afin de dénoncer suffisamment le comportement inacceptable. Le Tribunal aurait envisagé une peine plus sévère, mais je considère que je suis limité par le principe de la gradation des peines, étant donné que sa dernière sanction pour outrage n’était qu’une peine de 30 jours d’emprisonnement.

POUR CES MOTIFS, le Tribunal :

DÉCLARE COUPABLE l’accusé d’outrage au tribunal;

IMPOSE une peine de 100 jours d’emprisonnement consécutive à toute autre peine.

PREND ACTE de 28 jours de détention pré-sentencielle déjà purgée, soit du 7 janvier 2025 au 4 février 2025[50].

ACCORDE un crédit selon un ratio 1.5:1 en vertu de l’art. 719(3.1) C.cr. de 42 jours pour la détention provisoire, laissant un reliquat de 58 jours d’emprisonnement à purger.

 

 

 

 

__________________________________

D. Galiatsatos, J.C.Q.

 

 

Me Jean-Christofe Ardeneus

Procureur de la Couronne – mise en cause

 

Me Nathalie Rochon

Procureure de l’accusé

 

 

Dates d’audience :

18, 19 décembre 2024, 7 janvier, 4 février 2025

 

 

 


[1]  La condamnation pour outrage au tribunal a été prononcée oralement avec « motifs à suivre » (R. c. Teskey, [2007] 2 R.C.S. 267). Par la suite, la défense a pu faire des représentations quant à la peine appropriée, respectant ainsi la procédure sommaire en trois étapes prévue par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Arradi, [2003] 1 R.C.S. 280.

[2]  Courtlog du 2024-12-18 à 15:01 et s.

[3]  À la comparution, l’accusé était représenté par Me Ann Wasajja de l’Aide juridique de Montréal. Pour l’audience subséquente sur l’outrage, c’est Me Nathalie Rochon qui a pris la relève.

[4]  À la comparution, Me Marie-Josée Richard représentait le ministère public. Pour des raisons évidentes, des procureurs différents se sont présentés lors des audiences subséquentes sur l’outrage, soit Me Caroline Larouche et Me Jean-Christofe Ardeneus.

[5]  R. c. K.(B.), [1995] 4 R.C.S. 186.

[6]  Courtlog du 2024-12-19 à 11:03, 11:58.

[7]  Courtlog du 2024-12-19 à 11:58.

[9]  Pièce O-1.

[10]  Société Radio-Canada c. Québec (Commission de police), [1979] 2 R.C.S. 618; R. c. Doz, [1987] 2 R.C.S. 463. Voir aussi l’art. 484 C.cr.

[11]  R. v. Elliott (2003), 181 C.C.C. (3d) 118 (C.A.Ont.) au para. 144; R. v. Bunn (1994), 94 C.C.C. (3d) 57 (C.A.Man.) au para. 3; R. v. Glasner (1994), 93 C.C.C. (3d) 226 (C.A.Ont.).

[12]  R. c. Arradi, [2003] 1 R.C.S. 280.

[13]  R. v. Dafonte, 2016 ONCA 532 aux paras. 27-28; R. v. Martin (1985), 19 C.C.C. (3d) 248 (C.A.Ont.) à la p. 253; R. v. Devost (2010), 256 C.C.C. (3d) 374 (C.A.Ont.) au para. 45; R. v. Doz (1985), 19 C.C.C. (3d) 434 (C.A.Alta.), inf. pour d’autres motifs, [1987] 2 R.C.S. 463; R. v. Anders (1982), 67 C.C.C. (2d) 138 (C.A.Ont.); R. v. Kopyto (1981), 21 C.R. (3d) 276 (C.A.Ont.).

[14]  R. v. Karim (1994), 22 W.C.B. (2d) 474 (C.A.Sask.); R. v. Watson (1996), 106 C.C.C. (3d) 445 (C.A.C.B.).

[15]  R. v. Devost, supra; R. v. McCallen (1999), 22 C.R. (5th) 103 (C.A.Ont.).

[16]  U.N.A. c. Alberta (P.G.), [1992] 1 R.C.S. 901.

[17]  Fearn v. Canada, 2014 ABQB 114 au para. 163.

[18]  R. c. Marr, [1998] J.Q. no. 1228 (C.S.) au para. 16.

[19]  R. v. Martin (1985), 19 C.C.C. (3d) 248 (C.A.Ont.).

[20]  Koerner v. Capital Health Authority, 2010 ABQB 557 au para. 31.

[21]  R. v. Clark (1997), 88 B.C.A.C. 216 (C.A.C.B.) au para. 24, permission d’appel refusée, [1997] S.C.C.A. No. 260.

[22]  R. v. Gillespie, 2000 MBCA 160, confirmant 2000 MBQB 149.

[23]  R. c. Karbaschi, 2007 QCCA 442. Voir au même effet : R. v. Rogers (1993), 118 N.S.R. (2d) 98 (C.A.N.É.); R. v. Janvier (1996), 184 A.R. 119 (C.A.Alta.); R. v. Doncaster (2013), 337 N.S.R. (2d) 127 (C.A.N.É.).

[24]  R. c. Hamilton, [2005] 2 R.C.S. 432.

[25]  Antécédents judiciaires (pièce O-2).

[26]  R. v. Rogers (1993), 118 N.S.R. (2d) 98 (C.A.N.É.).

[27]  R. v. Puddester (2001), 174 C.C.C. (3d) 453 (C.A.T.N.). Il est à noter que les principes applicables à l’outrage au tribunal civil pour refus d’obtempérer à une ordonnance ou injonction sont différents : Lacroix c. A.M.F., 2020 QCCA 873 aux paras. 7-11, 60-62.

[28]  R. v. Cohn (1985), 15 C.C.C. (3d) 150 (C.A.Ont.), permission d’appel refusée, [1985] 1 R.C.S. vii; R. v. Doz (1985), 19 C.C.C. (3d) 434 (C.A.Alta.).

[29]  R. v. Dafonte, supra, aux paras. 34-35; International Forest Products Ltd. v. Kern (2001), 151 C.C.C. (3d) 520 (C.A.C.B.) au para. 20.

[30]  R. v. Dhillon, 2015 BCSC 1298 au para. 12; Trans Mountain Pipeline ULC v. Mivasair, 2022 BCSC 791 au para. 40.

[31]  MacMillan Bloedel Ltd. v. Simpson (1993), 84 C.C.C. (3d) 559 (C.A.C.B.) au para. 60.

[32]  Lacroix c. A.M.F., 2020 QCCA 873 aux paras. 60, 71.

[33]  Bellemare c. Abaziou, 2009 QCCA 210 au para. 22.

[34]  Cascades Canada Inc. c. Syndicat national des travailleuses et travailleurs des pâtes et cartons de Jonquière, [2005] J.Q. No. 2246 (C.S.). au para. 32.

[35]  R. v. Kopyto (1987), 39 C.C.C. (3d) 1 (C.A.Ont.).

[36]  R. v. F.(F.D.J.) (2005), 197 C.C.C. (3d) 365 (C.A.Ont.) au para. 32, permission d’appel refusée, [2005] S.C.C.A. No. 477; R. v. Legere (1991), 116 N.B.R. (2d) 350 (C.A.N.B.); R. v. McNeil (1996), 29 O.R. (3d) 641 (C.A.Ont.); Haug v. Dorchester Institution, 2017 NBCA 55 au para. 11; R. v. Doncaster (2013), 337 N.S.R. (2d) 127 (C.A.N.É.) au para. 18.

[37]  R. c. Gaudreau (8 avril 2015), dist. de Montréal 500-01-044259-106 (C.S.) au para. 38 [non répertorié]; R. v. Campanella (2005), 195 C.C.C. (3d) 353 (C.A.Ont.) au para. 18.

[38]  Voir : R. c. Thibault, 2019 QCCQ 7083 (contexte d'agression armée : en colère, en pleine salle d’audience à la Régie du logement, l’accusé a lancé une pile d’objets à la partie adverse et à son avocate – 10 mois d’emprisonnement); R. c. Varela, 2014 QCCQ 11754 (contexte d’intimidation d’un participant au système judiciaire : au terme de son enquête-caution, en salle de cour, l’accusé s’est mis en colère contre le procureur de la Couronne; pendant plus de deux minutes, il criait, vociférait, lançait des injures et invectives portant atteinte à la dignité du procureur et à celle de sa famille et il a mimé un geste d’arme à feu –12 mois d’emprisonnement); R. v. Hammond, 2016 ONCJ 176 (contexte d’intimidation d’un participant au système judiciaire : pendant l’enquête préliminaire, en salle d’audience, l’accusé a menacé son ex-conjointe en mimant le geste de lui trancher la gorge – 8 mois d'emprisonnement).

[39]  R. v. Dupuis, [1975] O.J. No. 1122 (C.A.Ont.).

[40]  R. v. Karim (1994), 116 Sask.R. 231 (C.A.Sask.).

[41]  R. v. Clark (1997), 88 B.C.A.C. 222, confirmant [1997] B.C.J. No. 715 (B.C.Prov.Ct.), permission d’appel refusée, [1997] S.C.C.A. No. 260.

[42]  60 jours pour les propos énoncés pendant le procès et 60 jours consécutifs pour avoir insulté la juge.

[43]  R. v. Fizell (2001), 48 W.C.B. (2d) 482 (Man.Prov.Ct.).

[44]  Dont la durée n’est pas mentionnée dans la décision.

[45]  R. v. Winter (1986), 53 C.R. (3d) 372 (C.A.Alta.).

[46]  R. v. Atherley (2001), 51 W.C.B. (2d) 482 (Ont.S.C.J.).

[47]  R. v. Atherley, [2001] O.J. No. 4363 (Ont.S.C.J.).

[48]  R. v. Ball (1971), 14 C.R.N.S. 238 (C.A.Ont.).

[49]  R. c. Marion, 2020 QCCQ 6715.

[50]  En temps normal, aucun crédit ne serait octroyé à l’accusé pour la détention provisoire en vertu de l’art. 719(3.1) C.cr., puisqu’il n’est pas détenu « par suite de l’infraction » d’outrage au tribunal, au sens de l’art. 719(3). Il est plutôt détenu, en attente de son enquête sur mise en liberté provisoire, en raison des accusations de proférer des menaces de mort. Ceci dit, entre le 7 janvier et le 4 février, l’accusé était soumis à une évaluation psychiatrique ordonnée par le soussigné. En principe, cette évaluation pouvait servir autant les procédures pour outrage que les procédures pour les accusations principales. Pour ce motif, cette période lui sera créditée en l’espèce. S’il est déclaré coupable des infractions substantives, il pourra alors utiliser le reste de la détention provisoire accumulée (entre le 18 décembre 2024 et le 14 février 2025) pour ces peines-là, qui devaient en principe être consécutives à la présente peine.

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