Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Compagnie d'assurances générales Co-Operators c. Coop fédérée

2019 QCCA 1678

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-026586-172, 500-09-026587-170

(500-17-092055-154, 500-17-092579-161)

 

DATE :

 4 octobre 2019

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JACQUES DUFRESNE, J.C.A.

PATRICK HEALY, J.C.A.

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

 

 

N° : 500-09-026586-172

 

LA COMPAGNIE D’ASSURANCE GÉNÉRALE CO-OPERATORS

APPELANTE/INTIMÉE INCIDENTE - défenderesse

c.

 

LA COOP FÉDÉRÉE

INTIMÉE/APPELANTE INCIDENTE - demanderesse

et

 

LIBERTY INTERNATIONAL UNDERWRITERS

INTIMÉE - personne intéressée

et

 

BANQUE NATIONALE DU CANADA

INTIMÉE/INTIMÉE INCIDENTE - intervenante forcée

 

 

N° : 500-09-026587-170

 

LA COMPAGNIE D’ASSURANCE GÉNÉRALE CO-OPERATORS

APPELANTE/INTIMÉE INCIDENTE - défenderesse

c.

 

LIBERTY INTERNATIONAL UNDERWRITERS

INTIMÉE/INTIMÉE INCIDENTE - demanderesse

et

 

LA COOP FÉDÉRÉE

APPELANTE INCIDENTE

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelante, La Compagnie d’Assurance générale Co-Operators, se pourvoit contre un jugement rendu le 14 décembre 2016 et rectifié le 9 janvier 2017 par un juge de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Michel Déziel), qui, dans le dossier 500-17-092055-154, a :

-       accueilli la demande en jugement déclaratoire de La Coop Fédérée;

-       a rejeté la demande de modification des moyens de défense de l’appelante;

-       a déclaré que la perte subie doit être assumée par La Coop Fédérée en vertu de l’article 2327 C.c.Q. et que la police d’assurance émise par l’appelante couvre ladite perte;

-       a déclaré que la police d’assurance émise par Liberty n’est pas une police spécifique aux termes de l’article 2496 al. 3 C.c.Q.;

-       a déterminé que le taux de change applicable à la perte en dollars américains est le taux en vigueur à la date du jugement, soit 1.3120; et

-       a ordonné à l’appelante de verser à La Coop Fédérée la somme de 5 416 008,50 $ CA (4 128 055,26 $ US) avec intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle à compter du 11 mars 2015, le tout avec frais contre l’appelante;[1]

[2]           Elle se pourvoit également de la partie du jugement ayant trait au dossier 500-17-092579-161, qui la condamne à payer à Liberty International Underwriters la somme de 726 124,47 $ CA avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle à compter du 21 avril 2015, avec frais de justice[2].

[3]           Enfin, La Coop Fédérée formule dans les deux dossiers d’appel un pourvoi incident qui vise pour l’essentiel à écarter ou réviser un obiter énoncé aux paragraphes [74] et [75] du jugement entrepris.

[4]           Pour les motifs du juge Dufresne, auxquels souscrivent les juges Patrick Healy et Geneviève Cotnam, LA COUR :

Dans le dossier 500-09-026586-172 :

[5]           ACCUEILLE en partie l’appel;

[6]           INFIRME en partie le jugement entrepris;

[7]           MODIFIE les paragraphes [189] et [191] du jugement entrepris afin qu’ils se lisent ainsi :

[189]    DÉCLARE que la police émise par la Compagnie d’assurance Liberty International Underwriters sous le n° CMMOAANFFR0003 constitue une police spécifique aux termes de l’article 2496 al. 3 C.p.c.;

[191]    ORDONNE à La Compagnie d’Assurance Générale Co-Operators de payer à La Coop Fédérée la somme de 4 984 618,10 $ CA avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle à compter du 11 mars 2015;

[8]           MAINTIENT toutes les autres conclusions du jugement entrepris en ce qui a trait au dossier de première instance 500-17-092055-154;

[9]           LE TOUT, avec les frais de justice contre l’appelante en faveur de La Coop Fédérée et de la Banque Nationale du Canada, tant en première instance qu’en appel;

[10]        REJETTE l’appel incident de La Coop Fédérée dans le dossier 500-09-026586-172, sans frais de justice, dans les circonstances.

Dans le dossier 500-09-026587-170 :

[11]        ACCUEILLE l’appel, avec les frais de justice contre Liberty International Underwriters;

[12]        ANNULE le paragraphe [193] du jugement entrepris;

[13]        REJETTE la demande introductive d’instance de Liberty International Underwriters, avec les frais de justice contre cette dernière en faveur de l’appelante; et

[14]        REJETTE l’appel incident de La Coop Fédérée, sans frais de justice, dans les circonstances.

 

 

 

 

 

 

 

JACQUES DUFRESNE, J.C.A.

 

 

 

 

 

PATRICK HEALY, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

 

Me Pierre Gourdeau

Me Émilie Deschênes

Carter Gourdeau

Pour l’appelante/intimée incidente

 

Me Alain Létourneau

Me Gabriel Serena-Bélisle

Cain Lamarre

Me Sylvie Grenier

Sternthal Katznelson Montigny

Pour l’intimée/appelante incidente La Coop Fédérée

 

Me André Legrand

Me Josée Beaudoin

Norton Rose Fulbright Canada

Pour l’intimée/intimée incidente Liberty International Underwriters

 

Me Patrick Ouellet

Me Laurence Ste-Marie

Woods

Pour l’intimée/intimée incidente Banque nationale du Canada

 

 

Date d’audience :

20 mars 2019



 

 

 

MOTIFS DU JUGE DUFRESNE

 

 

I           APERÇU

[15]        L’hameçonnage, c’est-à-dire ces fraudes sur Internet visant à obtenir des renseignements confidentiels par des messages émanant en toute apparence d’un organisme institutionnel ou d’un tiers de confiance[3], est un véritable fléau. Il afflige tantôt les gens à faibles revenus tantôt les plus fortunés (sociétés ou personnes physiques).

[16]        L’intimée, La Coop Fédérée (ci-après « Coop Fédérée »), une société commerciale réputée, en a été victime. Elle a émis un ordre de paiement autorisant son institution financière, la Banque Nationale du Canada (ci-après « la BNC »), à procéder à un virement de fonds de 4 946 355,26 $ en devises américaines au compte du bénéficiaire désigné dans une banque de Hong-Kong. Lorsque Coop Fédérée s’est rendu compte de l’arnaque, il était malheureusement trop tard. Le transfert d’argent avait déjà  été complété. Le stratagème frauduleux a réussi.

[17]        Le débat en appel, comme celui qui a donné lieu au jugement de première instance[4] (ci-après le « jugement entrepris »), porte sur la nature juridique du virement électronique de fonds et son incidence sur la couverture d’assurance dont bénéficiait Coop Fédérée.

[18]        Cette affaire soulève en premier lieu la question de savoir si la Loi sur les lettres de change[5] (ci-après « LLC ») s’applique à un virement électronique de fonds et engage, plus généralement, une réflexion sur la nature juridique du virement électronique de fonds.

[19]         Le pourvoi vise aussi à déterminer si la perte subie par l’intimée, Coop Fédérée, est couverte par la police d’assurance de biens souscrite auprès de l’appelante, La Compagnie d’assurance générale Co-Operators (ci-après « Co-Operators »). En effet, Coop Fédérée détenait deux polices d’assurance susceptibles de couvrir les conséquences de la fraude dont elle a été victime. La première police émise par Liberty International Underwriters (ci-après « Liberty ») est une police d’assurance contre la fraude et le détournement, énumérant expressément la nature et l’étendue des garanties offertes. Selon la preuve, Liberty a payé à Coop Fédérée la limite de la garantie prévue dans le contrat soit 1 M$. La seconde, souscrite auprès de Co-Operators, est une police d’assurance couvrant l’ensemble des biens de Coop Fédérée jusqu’à concurrence de 15 M$. Cette police est assujettie à une rétention de 500 000 $ et à une franchise de 5 000 $. Co-Operators nie couverture pour des motifs qui seront détaillés ultérieurement. Liberty invoque, par ailleurs, qu’en présence d’une pluralité d’assurances couvrant le sinistre, elle est en droit de réclamer de Co-operators le remboursement d’une partie de l’indemnité versée à l’assurée. Le calcul du remboursement fait également l’objet de l’appel.

II          CONTEXTE

[20]        L’exposé commun des faits soumis par les parties en appel a l’avantage de bien décrire la séquence des principaux évènements qui se sont succédé et ont mené à l’exécution de la fraude :

1.    En tout temps pertinent aux présentes, madame France Cadieux occupait les fonctions de contrôleur sous les ordres du directeur exécutif, finance et administration à La Coop Fédérée, partie demanderesse;

 

2.    Madame Cadieux reçût le jeudi 21 août 2014 à 9h32, un courriel dont l'adresse de l'expéditeur était celle du chef de la direction de Coop, monsieur Gaétan Desroches, qui lui expliquait qu'il communiquait avec elle dans la plus stricte confidentialité et que Coop procédait à une offre publique d'achat (OPA) surveillée par l'Autorité des marchés financiers […];

 

3.    Ce courriel demandait à Madame Cadieux : « de prendre contact avec Maitre Deschamps (cabinet.fidal-associés@lawyer.com) par mail pour la remise des coordonnées bancaires afin d'effectuer le virement. .... » […];

 

4.    En fait, il fut découvert ultérieurement que le courriel provenait d'un site Internet basé en République tchèque, lequel permettait l'envoi de courriels frauduleux en montrant une fausse adresse de l'expéditeur […];

 

5.    Madame Cadieux confirma à l'adresse suggérée au susdit courriel :

« Je suis mandatée par M. Gaston Desroches pour obtenir les coordonnées bancaires pour le virement bancaire. » […];

6.    Il s'en suivit plusieurs appels du prétendu avocat à l'occasion desquels madame Cadieux lui fournit plusieurs renseignements bancaires ainsi que des exemples de virement, effectués en dollars américains et canadiens, et qui comportaient la signature de 3 personnes autorisées à ordonner des paiements, dont Johanne Gauthier […];

7.    Lors de conversations téléphoniques, le prétendu avocat avisait madame Cadieux qu'il verrait à communiquer directement avec madame Johanne Gauthier pour la faire signer et lui retournerait le document pour qu'elle le fasse parvenir à la Banque par fax. […];

 

8.    Éventuellement informée du nom et adresse du destinataire des fonds, du montant de ceux-ci et de l'institution bancaire réceptrice, madame Cadieux a préparé l'ordre de transfert qu'elle a signé et transmis au prétendu avocat. […];

 

9.    L'ordre de paiement transmis comportait l'inscription d'un code de vérification, lequel était valide et était situé à l'endroit approprié, sur les formulaires mis à la disposition de Coop par la BNC.

 

10.  Pour être valide, un ordre de paiement doit comporter la signature de 2 personnes autorisées dans une liste fournie à la BNC ainsi qu'un code de vérification calculé selon des paramètres préétablis qui doit être calculé de nouveau à chaque fois qu'une instruction est transmise à la BNC; […];

 

11.  Le supposé avocat lui a retourné l'ordre de transfert portant une seconde signature d'une personne autorisée, soit celle de madame Johanne Gauthier […] qui n'avait pourtant pas signé ce document; […];

 

12.  Si la signature de madame Cadieux était authentique, quoiqu'obtenue par fraude, celle de madame Johanne Gauthier, apparaissant sur le document, était la reproduction par un processus quelconque de la signature de cette personne, telle qu'elle apparaissait sur un document bancaire préalablement transmis aux fraudeurs par madame Cadieux; […];

 

13.  Madame Cadieux a ensuite transmis l'ordre de paiement à la BNC par fax et confirma telle transmission au prétendu avocat par courriel le 21 août 2014 à 14:05; […];

 

14.  Le bénéficiaire de l'ordre était la compagnie Acceleration Trade Limited, située au 1, Road Street, à Hong Kong; adresse qui, à l'enquête, s'est révélée fausse; […];

 

15.  La découverte du stratagème frauduleux en date du 23 août 2014 et les gestes alors posés tant par La Coop que la Banque, n'ont pas permis d'interrompre le mécanisme et de récupérer lesdits fonds

 

16.  L'ordre de paiement transmis à la BNC, était pour une somme de 4 946 355,26 $ en devises américaines; […];

 

17.  La Coop était tenue de protéger la confidentialité du code de vérification et sa méthode de calcul n'était divulguée qu'à ses représentants autorisés et la Banque était tenue de vérifier que les signatures apposées de l'ordre de paiement correspondent aux spécimens de signatures pertinents; […];

 

18.  La somme de 4 946 355,26 $ U.S. a été acheminée par « MT103, dated August 21st, 2014 TRN 201408 21 LS 7873 USD 4 946 355,26 $ » […], de la BNC à la Standard Chartered Bank de New York qui confirma « have effect the above payment to the beneficiary account on 22-Aug-14 » […];

 

19.  La destination de l'ordre de paiement était le compte no. 85226014243102000195 à la Long Wan, Rural Commercial Bank (SWIFT : LWBKCNSH) située au 5 Longfei Rd., Wenzhou, République populaire de Chine […];

 

20.  Le 21 août 2014, madame Cadieux transmettrait au fraudeur la confirmation de la BNC à l'effet que les « demandes de paiement ont été effectuées avec succès », […];

 

21.  Un débit a été inscrit par la BNC au compte en devise américaine de La Coop pour un montant de 4 946 355,26 $ US; […];

 

22.  Le samedi 23 août 2014, madame Cadieux communiquant avec le chef de la direction de La Coop Fédérée, monsieur Gaétan Desroches, découvrit qu'il ne lui avait pas envoyé de courriels et qu'il s'agissait d'une fraude; […];

 

23.  […] le compte concerné était, en date du 21 août 2014, déjà au débit de 3 386 361,80 $ US, mais, compte tenu d'une ligne de crédit suffisante, ce compte fut débité d'un montant additionnel de 4 946 355,26 $ US, pour s'établir au nouveau solde débiteur de 8 332 717,06 $ US.

 

24.  La dette de La Coop envers la Banque qui était de 3 386 361,80 $ US a été augmentée à 8 332 717,06 $ US.

 

25.  Ce même document […] montre que certains débits et crédits ont été effectués par la suite et dans les jours suivants.

 

26.  […] le 2 septembre 2014, La Coop Fédérée avisait la BNC que, à la suite de la dénonciation de la fraude qu'elle avait faite dès le 23 août 2014 et « compte tenu des circonstances, faits et agissements de [la BNC], reliés à cette fraude », elle contestait « la validité de ce transfert frauduleux ainsi que celle du débit en résultant sur son compte ».

 

27.  En tout temps ainsi pertinent, La Coop Fédérée détenait :

a)        un contrat d'assurance « des biens et pertes d'exploitation » (police no. 3272643) auprès de la Compagnie d'assurance générale Co-Operators; […];

b)        un contrat d'assurance « contre la fraude et le détournement » (police CMMOAANFFR 003) auprès de la compagnie Liberty International Underwriters; […];

 

28.  Les assureurs concernés ont dûment été avisés de la perte et :

a)        Co-Operators a confirmé amorcer une enquête , obtenu de La Coop Fédérée une entente de non-renonciation durant enquête, entretenu des communications avec les procureurs de la demande et en définitive, refusé d'accorder les protections recherchées pour quatre motifs spécifiques […].

b)        Liberty accusait réception de la preuve de perte et acceptait, sous certaines réserves, résultant des règles de la contribution entre assureurs, de tabler ses limites d'assurance de un million de dollars canadiens, moyennant reçu-quittance transport de droit et transaction; […];

 

29.  Ce paiement de un million de dollars canadiens par Liberty, en date du 21 avril 2015 représente, selon des « recherches relatives au taux de change » à cette date, la somme de 818 300,00 $ US, selon le plus haut taux de change de ce jour […];

 

30.  Le 10 septembre 2015, La Coop par ses procureurs, répondait aux motifs de négation de couverture de Co-Operators […];

 

31.  Il s'en suivit un échange de correspondance entre les susdits procureurs, Co-Operators et éventuellement, les procureurs de cette dernière, […];

 

32.  Les annexes 4 à 16 inclusivement, ainsi que 20, 29 à 32 inclusivement, 55, 57 et 59 de la pièce P-1, auxquelles il est référé aux présentes et qui y sont jointes, sont des documents qui ont de fait et dans cette forme, circulés entre les parties concernées, étant entendu que le cabinet Fidal n'est pas une partie, mais l'expression d'une fausse identité assumée par le(s) fraudeur(s).

[Transcription textuelle]

[Références aux pièces omises, sauf au paragraphe 32 ci-dessus]

[21]        Il est donc acquis aux procédures que l’ordre de paiement transmis par Mme France Cadieux, qui occupait le poste de contrôleur sous les ordres du directeur exécutif, finance et administration, de Coop Fédérée, est le résultat des manœuvres dolosives des  fraudeurs, que la signature de cette dernière a été obtenue par fraude et que la deuxième signature, soit celle de Mme Johanne Gauthier, a été manifestement contrefaite.

III         JUGEMENT ENTREPRIS

[22]        Le juge de première instance est saisi de deux dossiers. Dans l’un (500-17-092055 154), Coop Fédérée poursuit son assureur Co-Operators en recherchant des conclusions déclaratoires eu égard à ses protections d’assurance afin d’être pleinement indemnisée pour la perte subie. Dans l’autre (500-17-092579-161), Liberty, qui avait déjà indemnisé Coop Fédérée du montant de la couverture d’assurance contre la fraude de 1 M$ CA, réclame de Co-Operators le remboursement d’une partie de l’indemnité versée à Coop Fédérée soit 726 124,47 $ CA. En cours d’instance, Co-Operators signifie un acte d’intervention aux termes de l’article 188 C.p.c. alléguant que les biens détournés sont ceux de la BNC et pour la forcer à assumer la perte subie par Coop Fédérée.

[23]        Dans un jugement soigné, le juge de première instance déclare que la perte subie doit être assumée par Coop Fédérée en vertu de l’article 2327 C.c.Q., étant donné que la police d’assurance émise par Co-Operators couvre cette perte et que la police d’assurance émise par Liberty ne constitue pas une assurance spécifique. Il détermine, en conséquence, les modalités de prise en charge de la perte par les assureurs. Il refuse, par ailleurs, la demande en cours d’instance de Co-Operators de modifier, lors de l’audience, ses moyens de défense et, ainsi, de faire valoir le défaut de son assurée Coop Fédérée d’invoquer la nullité de l’ordre de paiement.  

[24]        Le juge aborde et tranche un certain nombre de questions qu’il importe de reprendre ici sommairement pour saisir l’essence des conclusions du jugement entrepris.

[25]        La demande de modification de la défense de Co-Operators. Co-Operators soutient que le refus de Coop Fédérée d’invoquer la nullité de l’ordre de paiement ne peut lui être opposé sans constituer un motif de non-couverture. Co-Operators demande, en conséquence du refus de Coop Fédérée d’invoquer ce moyen de défense, d’ajouter un motif de non-couverture, ce qui est contesté par Coop Fédérée et Liberty. Ces dernières soutiennent que Co-Operators est liée par sa déclaration du 4 mai 2015.

[26]        Le juge conclut que Co-Operators ne peut ajouter un motif de non-couverture à l’audience, puisqu’elle « a fait son lit » en niant couverture. Le juge considère qu’il s’agit d’une fin de non-recevoir à la demande de modification et la rejette.

[27]        Qui doit assumer la perte? Statuant en tout premier lieu sur l’application de la Loi sur les lettres de change que plaidait Co-Operators, le juge est d’avis, en référant à des autorités doctrinales, que le virement électronique de fonds en cause n’y est pas assujetti. Contrairement au chèque, le transfert électronique de fonds est un transfert de crédit et non de débit.

[28]        Abordant ensuite la situation du découvert au compte, le juge rappelle l’admission selon laquelle le solde du compte de Coop Fédérée était à découvert d’une somme de 3 386 361,80 $ US avant le virement et que, suite à ce transfert, le découvert s’élevait à 8 332 717,06 $ US.

[29]        Procédant par analogie avec la qualification juridique du dépôt bancaire, le juge considère que le découvert sur un compte rend l’institution financière créancière et qu’une avance de fonds constitue un prêt. Il conclut qu’en conséquence Coop Fédérée est devenue propriétaire de la somme détournée, de sorte que cette dernière doit supporter la perte qui en résulte, conformément à l’article 2327 C.c.Q.

[30]        Le juge note au passage que la convention qui lie Coop Fédérée et la BNC quant à la responsabilité découlant des instructions bancaires électroniques prévoit que la première assume toute perte découlant de ses instructions. Il rappelle que les questions concernant la responsabilité des acteurs en cause ont été volontairement écartées par les parties et conclut, par ailleurs, que la BNC a rempli son mandat et ses obligations de vérification quant aux signatures et au code de vérification.

[31]        La police de Co-Operators couvre-t-elle la perte? Dans un premier temps, le juge qualifie le contrat d’assurance de Co-Operators (ci-après « le Contrat Co-Operators »). Ce contrat en est un d’« assurance de biens et pertes d’exploitation » émis par plusieurs assureurs, dont Co-Operators est l’assureur primaire. La protection de Co-Operators est de 15 M$ CA. Il s’agit d’une police dite « manuscrite » ou « dactylographiée » qui a été négociée entre Coop Fédérée et Co-Operators selon les « représentations faites ».

[32]        Les parties n’ayant produit aucune preuve en lien avec les négociations du Contrat Co-Operators, le juge se fonde sur le texte de la police d’assurance et conclut que la police couvre tous les biens de toute nature appartenant à Coop Fédérée et vise tous les risques. Rien dans la police n’exclut la perte résultant d’une fraude informatique. La seule exclusion pertinente est celle relative aux actes malhonnêtes de l’assuré, ce qui n’est nullement en cause en l’espèce. Il conclut, en conséquence, que le Contrat Co-Operators couvre la perte de Coop Fédérée, sujet à la rétention et à la franchise.

[33]        La police de Liberty est-elle une police spécifique? Le contrat d’assurance intervenu entre Coop Fédérée et Liberty est ainsi libellé : « Contrat d’assurance contre la fraude et le détournement ». Co-Operators est d’avis que la police de Liberty est une assurance spécifique qui couvre nommément la fraude et le détournement. Ainsi, cette police serait en première ligne et celle de Co-Operators serait complémentaire à cette dernière. Liberty soutient, au contraire, qu’il s’agit d’une police d’assurance générale, mais encadrée.

[34]        L’intitulé ne fait pas en sorte, selon le juge, que la police en cause est une police d’assurance spécifique. En l’absence de preuve quant à l’intention des parties, le juge se réfère au texte de la police.

[35]        D’avis que « [t]out comme la police Co-operators, la police Liberté couvre tous les biens de l’assurée Coop [Fédérée], de même que tous les risques pouvant directement atteindre les biens assurés », le juge conclut qu’il ne peut s’agir d’une police spécifique. Il retient donc que les deux contrats, soit celui de Co-Opeartors et celui de Liberty, couvrent la perte subie par Coop Fédérée.

[36]        Par ailleurs, le juge rappelle que, pour conclure à la pluralité d’assurances, six critères doivent être satisfaits, à savoir l’identité d’assuré, d’objet, d’intérêt dans l’objet, de risque, l’existence d’une autre police en vigueur et recouvrable et l’absence d’exclusion pertinente. D’avis que ces six critères sont satisfaits, le juge conclut à la pluralité d’assurances, de telle sorte que les deux polices sont cumulatives. De même, Coop Fédérée n’a pas assuré auprès de Liberty la rétention de 500 000 $ du Contrat Co-Operators, d’autant que la police de Liberty est silencieuse à cet égard.

[37]        Le recours de Liberty en vertu de 2496 C.c.Q. est-il bien fondé? La demande en justice de Liberty se fonde, note le juge, sur le troisième alinéa de l’article 2496 C.c.Q., lequel régit la relation entre des assureurs multiples :

2496. […]

Entre les assureurs, à moins d’entente contraire, l’indemnité est répartie en proportion de la part de chacun dans la garantie totale, sauf en ce qui concerne une assurance spécifique, laquelle constitue une assurance en première ligne.

2496. […]

Unless otherwise agreed, the indemnity is apportioned among the insurers in proportion to the share of each in the total coverage, except with respect to specific insurance, which constitutes primary insurance.

[38]        Comme aucune méthode de calcul n’est prévue par le droit civil autre que la mention « l’indemnité est répartie en proportion de la part de chacun dans la garantie totale », le juge s’inspire des enseignements de la common law en cette matière et de leur application.

[39]        Après analyse de diverses autorités jurisprudentielles et doctrinales sur le sujet, le juge opte pour la méthode de calcul préconisée dans Protection Mutual Insurance Company[6]. Il fait observer que cette méthode de calcul est fondée sur le principe de la responsabilité maximale, principe encouragé en matière d’assurance de biens. Il condamne, en conséquence, Co-Operators à rembourser la somme de 726 124,47 $, soit la différence entre la somme versée et la somme due (1 000 000 $ - 273 875,53 $), plus les intérêts et l’indemnité additionnelle depuis le paiement effectué le 20 avril 2015 par Liberty.

[40]        Les franchises et la répartition entre les assureurs. En marge des conclusions arrêtées à l’étape précédente, le juge conclut que Co-Operators doit rembourser la différence entre la perte de Coop Fédérée (5 795 070,68 $ CA) et la part de Liberty (273 875,53 $), soit 5 416 008,50 $, en excluant toutefois la somme de 726 124,47 $ due à Liberty.

[41]        L’intérêt et l’indemnité additionnelle. Le juge détermine que les intérêts et l’indemnité additionnelle sur la somme payable par Co-Operators à Coop Fédérée courent depuis le 11 mars 2015, soit à l’expiration du délai de 60 jours suivant la réception des renseignements additionnels demandés par Co-Operators. Quant à la somme payable par Co-Operators à Liberty, le juge détermine que les intérêts et l’indemnité additionnelle courent à compter du 21 avril 2015, date du paiement par Liberty à Coop.

[42]        Le taux de change. Comme à la date du jugement, Co-Operators n’a toujours pas versé l’indemnité, le juge doit fixer une date pour établir le taux de conversion de devises. Plusieurs dates peuvent être retenues, selon Coop Fédérée, pour déterminer le taux de conversion, dont celles correspondant au 60e jour de la réclamation, de la mise en demeure, de la demande en justice ou du jugement, ou même une date postérieure.

[43]        En l’absence de négligence de Coop Fédérée dans l’exercice de ses droits, le juge applique la doctrine du favor creditors et conclut que la date du jugement est la plus appropriée pour établir le taux de conversion, lequel est de 1,3120 en date du 14 décembre 2016. La perte en dollars américains de Coop Fédérée est ainsi convertie à cette date en dollars canadiens, en tenant compte de ce taux de conversion. En fait, le juge soustrait du montant en devises américaines de la perte de Coop Fédérée (4 946 355,26 $ US - subie en août 2014) le paiement de Liberty converti en devises américaines au jour du paiement par Liberty (818 300,00 $ US - converti au 21 avril 2015[7]) : 4 946 355,26 $ - 818 300,00 $ = 4 128 055,26$ US. Le juge reconvertit ensuite cette somme en devises canadiennes selon le taux de change qu’il établit au jour du jugement (1,3120) pour établir le montant payable par Co-Operators à Coop Fédérée de 5 416 008,50 $ CA.

IV        QUESTIONS EN LITIGE

[44]        Les parties ont également soumis un exposé commun des questions à résoudre en appel. Ces questions, au nombre de neuf, qui regroupent les moyens soulevés dans le pourvoi et dans le cadre de l’appel incident de Liberty, sont ainsi libellées :

1.    L'ordre de paiement est-il assujetti à la Loi sur les lettres de change?

2.    Dans la négative, l'ordre de paiement est-il un mandat et qui peut invoquer la nullité de celui-ci?

3.    Le tribunal de première instance a-t-il erré en rejetant la demande de modification de l'appelante?

4.    Le tribunal de première instance a-t-il erré en considérant que le refus de l'Intimée d'invoquer la nullité de l'ordre de paiement ne constituait pas un nouveau motif de non-couverture?

5.    Le tribunal a-t-il erré dans l'application de la couverture d'assurance en décidant que la perte alléguée par l'intimée constituait un risque couvert par la police d'assurance de l'appelante?

6.    Le tribunal a-t-il erré en concluant que l'Intimée était propriétaire des argents détournés?

7.    Le tribunal a-t-il erré en se prononçant « sur le fait que la Banque a rempli son mandat et ses obligations », « se prononçant sur la responsabilité de la Banque » et s'est-il, ce faisant, « prononcé ultra petita » sur la responsabilité de la Banque ? Et y a-t-il lieu de retrancher les paragraphes 74 et 75 du jugement?

8.    La police d'assurance émise par Liberty est-elle une police d'assurance spécifique?

9.    Le tribunal a-t-il commis une erreur dans le calcul des indemnités payables par les assureurs ainsi que leurs contributions respectives, notamment quant à l'application des franchises et au taux de conversion applicable ?

V         ANALYSE

[45]        Il paraît propice d’aborder une à une les questions en litige en appel soumises d’un commun accord par les parties. Elles ont l’avantage de circonscrire le débat en appel.

[46]        Dans l’exposé de son mémoire, l’appelante Co-Operators souhaiterait, à titre subsidiaire, que la Cour se prononce sur la responsabilité de la perte. La Cour doit s’en garder. En effet, il est acquis que les parties n’ont pas abordé cette question en première instance. Le juge y réfère expressément au paragraphe [179] du jugement entrepris. J’y reviendrai.

1.         L'ordre de paiement est-il assujetti à la Loi sur les lettres de change?

a)         Moyens des parties

[47]        L’appelante Co-Operators soutient pour l’essentiel que la Loi sur les lettres de change[8] s’applique en l’espèce, puisque les conditions de fond et de forme de la lettre de change, telles qu’énoncées à l’article 16 LLC, sont satisfaites. Selon elle, l’article 48 LLC doit recevoir application en raison, à la fois, de l’obtention par fraude de la signature de Mme Cadieux et de la contrefaçon de la signature de Mme Gauthier. Elle plaide essentiellement qu’en vertu de cette disposition, la BNC doit ultimement assumer la perte et créditer le compte de Coop Fédérée du montant de la lettre de change. Cette dernière n’aurait alors aucune réclamation à faire valoir contre ses assureurs. Qu’en est-il?

b)         Droit applicable

[48]        Les dispositions de la Loi sur les lettres de change dont l’appelante revendique l’application sont ainsi libellées :

16 (1) La lettre de change est un écrit signé de sa main par lequel une personne ordonne à une autre de payer, sans condition, une somme d’argent précise, sur demande ou à une échéance déterminée ou susceptible de l’être, soit à une troisième personne désignée — ou à son ordre — , soit au porteur.

16 (1) A bill of exchange is an unconditional order in writing, addressed by one person to another, signed by the person giving it, requiring the person to whom it is addressed to pay, on demand or at a fixed or determinable future time, a sum certain in money to or to the order of a specified person or to bearer.

(2) L’effet qui ne remplit pas les conditions fixées au paragraphe (1), ou qui exige autre chose en sus du paiement d’une somme d’argent, ne constitue pas, sauf cas prévus ci-dessous, une lettre. […]

(2) An instrument that does not comply with the requirements of subsection (1), or that orders any act to be done in addition to the payment of money, is not, except as hereinafter provided, a bill. […]

 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, toute signature contrefaite, ou apposée sans l’autorisation du présumé signataire, n’a aucun effet et ne confère pas le droit de garder la lettre, d’en donner libération ni d’obliger une partie à celle-ci à en effectuer le paiement, sauf dans les cas où la partie visée n’est pas admise à établir le faux ou l’absence d’autorisation.

 (1) Subject to this Act, where a signature on a bill is forged, or placed thereon without the authority of the person whose signature it purports to be, the forged or unauthorized signature is wholly inoperative, and no right to retain the bill or to give a discharge therefore or to enforce payment thereof against any party thereto can be acquired through or under that signature, unless the party against whom it is sought to retain or enforce payment of the bill is precluded from setting up the forgery or want of authority.

(2) Le présent article n’empêche pas la ratification d’une signature non autorisée qui ne constitue pas un faux. […]

(2) Nothing in this section affects the ratification of an unauthorized signature not amounting to a forgery. […]

[49]        La lettre de change est un ordre inconditionnel de paiement impliquant essentiellement trois parties. D’abord, le tireur, soit le donneur d’ordre, puis, le tiré, soit le receveur d’ordre et, enfin, le preneur, à moins que la lettre de change ne soit au porteur, c’est-à-dire sans bénéficiaire désigné. Le tireur doit obligatoirement signer  cet instrument monétaire, personnellement ou par son mandataire. Le tiré doit accepter expressément la lettre de change et doit apparaître sur l’instrument de paiement. La lettre de change doit énoncer clairement la somme à payer en monnaie libératoire. À cette condition s’ajoute le moment du paiement, sur demande ou dans un futur déterminé ou susceptible de l’être.

[50]        Par ailleurs, le caractère négociable de la lettre de change constitue une caractéristique propre aux effets de commerce, dont la lettre de change est une illustration. Cette fonctionnalité emporte la possibilité de transporter d’une personne à une autre par endossement et délivrance ou par simple délivrance, selon que l’effet est payable à l’ordre d’une personne ou au porteur.

[51]        Les auteurs Nicole L’Heureux, Édith Fortin et Marc Lacoursière, dans la 4e édition de l’ouvrage Droit bancaire, font état du caractère négociable des effets de commerce en ces termes :

[…] L’effet de commerce matérialise l’obligation de payer. L’engagement de chaque signataire et le principe de l’inopposabilité des exceptions garantissent au détenteur le paiement de la créance. Le fait que le droit au paiement est incorporé dans le document permet au détenteur de le transférer (négocier) par simple endossement pour obtenir un paiement ou un crédit[9].

[Je souligne]

[52]        L’effet de commerce est un bien meuble corporel[10]. Son caractère négociable tient principalement au fait que la créance « fait corps avec le document qui la constate ». Ainsi, face au refus du tiré d’honorer la lettre de change qui lui est présentée, le preneur peut recouvrer, voire intenter une demande en justice, en se fondant sur l’effet de commerce en sa possession.

[53]        Dans Boma Manufacturing c. CIBC, la Cour suprême qualifie en ces termes la lettre de change :

82. Une lettre de change est un bien qui peut être négocié d’une partie à une autre. Le titre sur une lettre de change, comme un chèque, s’obtient par négociation.  La personne qui obtient ce titre a le droit de présenter la lettre de change au tiré pour paiement ainsi que celui de recouvrer cette somme auprès du tireur si la lettre est refusée par le tiré.[11]

[54]        Le transfert électronique de fonds diffère à maints égards du chèque, l’illustration parfaite de la lettre de change assujettie à la LLC[12]. Les auteurs Nicole L’Heureux et Marc Lacoursière sont d’avis que la LLC ne régit pas les transferts ou virements de fonds sans circulation de documents papier. Ils mentionnent les distinctions suivantes :

897. Procédé scriptural - Le virement est une technique dont le principe repose sur un jeu d'écritures grâce auquel se réalise un mouvement de fonds. Ce mécanisme, forgé par la pratique pour assurer le transfert des fonds déposés auprès des banques, s'est développé en dehors de toute intervention législative. Il est défini comme l'opération par laquelle la banque qui tient un compte le débite, sur l'ordre du titulaire, d'une somme qui est portée au crédit d'un autre compte tenu par la même banque ou une autre banque dont le titulaire peut être le donneur d'ordre ou un tiers. […]

900. Généralités - L'ordre de virement, qui amorce l'opération de virement, est une instruction adressée par le donneur d'ordre à une banque l'enjoignant de verser au compte du bénéficiaire un montant d'argent déterminé. Le virement peut être enclenché par quelque manière que ce soit, comme une lettre, un télex, une communication par télétransmission, un courrier électronique, un message texte, ou une carte de paiement. En pratique, il existe au moins trois intervenants, soit un donneur d'ordre, un bénéficiaire et une banque. Habituellement, le donneur d'ordre et le bénéficiaire font affaire avec leur propre banque, et il peut y avoir d'autres institutions financières dans le processus, notamment dans les virements internationaux. La qualification importe afin de déterminer les relations juridiques entre les parties et la responsabilité de chacun.

912. Prudence et diligence - La banque expéditrice qui reçoit un ordre de virement doit vérifier si l'ordre émane de son client et s'il ne comporte aucune anomalie, comme la non-concordance du montant s'il est exprimé en chiffres et en lettres. En cas d'exécution fautive de l'ordre de transfert, elle pourrait être responsable envers le donneur d'ordre. En tant que mandataire, elle n'est tenue envers son client qu'à une obligation de moyens ; elle doit exécuter l'ordre avec prudence et diligence, sans erreur et dans un délai raisonnable. Elle doit transmettre les fonds au véritable bénéficiaire. Dans le cas d'un transfert en double, selon les circonstances, elle peut être tenue de supporter le risque.[13]

***

- L’ordre de TEF[14] n’est pas payable à une époque future déterminable ni à demande. Il est payable aussitôt que la banque transférante peut faire le paiement. Comme aucune date n’est spécifiée, on pourrait croire que l’ordre est payable à demande, mais ce n’est pas le cas, car le bénéficiaire n’a pas la possibilité de réclamer le paiement.

- L’ordre n’est pas payable à l’ordre d’une personne désignée ni au porteur. Il est vrai que l’ordre désigne un bénéficiaire à qui ou au compte de qui l’argent doit être versé. Toutefois, ce n’est pas dans le sens de la Loi sur les lettres de change. Le bénéficiaire ne peut transférer l’ordre à un autre bénéficiaire.

- La formule ne comporte pas les mots qui peuvent être interprétés comme un ordre formel de payer à la banque transférante. Il s’agit plutôt d’une autorisation.

L’ordre de TEF ne correspondant pas à la définition d’un effet de commerce, il en résulte que les droits des parties reposent uniquement sur le droit des contrats. [15]

***

Un transfert électronique de fonds constitue un ordre de paiement donné par un donneur d’ordre à sa banque de payer un bénéficiaire. Il s’agit en quelque sorte d’un jeu d’écritures, où la banque du donneur d’ordre débite le compte de son client et où la banque du bénéficiaire crédite le compte du bénéficiaire du virement. Le virement est qualifié de mandat accordé par le donneur d’ordre à sa banque. L’article 1564, al. 2 C.c.Q. prévoit que, pour être libératoire, le paiement doit avoir été accepté par le créancier (bénéficiaire). Ce type de paiement est un transfert de crédit, car le donneur d’ordre initie le paiement en le « poussant » vers le bénéficiaire. Contrairement au chèque, qui est un transfert de débit réglementé par la Loi sur les lettres de change, le virement bancaire n’est pas réglementé au Canada. L’assujettissement à cette loi est strictement réservé aux effets de commerce, excluant ainsi les paiements électroniques, et ce, autant en raison de plusieurs exigences, dont une signature manuscrite originale (et non une photocopie) sur l’effet de paiement, que du mécanisme de paiement lui-même, qui doit être un transfert de débit. Au fil des ans, les juges se sont inspirés à la fois des règles du droit commun et de l’article 4A du Uniform Commercial Code des États-Unis pour déterminer les obligations des parties. Cette loi modèle a été codifiée dans le corpus législatif de tous les États aux États-Unis et peu de décisions ont été rapportées par les tribunaux concernant les cas d’erreur ou de fraude par transferts électroniques de fonds.

Lors d’un transfert électronique de fonds non autorisé, la responsabilité est déterminée comme suit. D’abord, la banque est responsable pour le transfert non autorisé. Toutefois, le risque sera transmis au client si la banque a respecté un protocole de sécurité commercialement raisonnable. Le risque pourrait revenir à la banque si la fraude est commise par un tiers ou s’il en a été convenu ainsi entre les parties[16].

[55]        Dans Marcotte c. Fédération des Caisses Desjardins du Québec, la Cour suprême précise que le paiement par carte de crédit ne relève pas du régime juridique des lettres de change, étant donné qu’il « n’y a pas d’effet de commerce négociable »[17].

[56]        Qu’en est-il du virement de fonds exécuté en l’espèce?

c)         Application à l’espèce

[57]        D’emblée, une conclusion s’impose : le virement ou transfert électronique de fonds[18] répond de caractéristiques substantiellement distinctes de celles des lettres de change. Les fonctionnalités d’exécution d’un virement électronique de fonds sont incompatibles, voire inconciliables, avec les composantes essentielles des lettres de change. Dit autrement, un transfert ou virement de fonds n’est pas une lettre de change au sens de la LLC.

[58]        Ainsi, la LLC vise à assurer la circulation d’effets négociables[19]. À titre indicatif, pour le paiement par chèque, la LLC « exige le respect de formalités strictes pour assurer sa validité »[20]. En l’espèce, le virement électronique de fonds, dont les modalités sont établies dans le formulaire intitulé « Ordre de paiement/Wire Transfer », n’est pas assujetti à la LLC, puisqu’il  ne satisfait pas aux conditions essentielles qui caractérisent les lettres de change au sens de cette loi. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle le juge arrive à juste titre.

[59]        L’ordre de paiement dont il s’agit en l’espèce est un document sur lequel apparaissent pour l’essentiel le nom du « client ordonnateur », celui de la banque du bénéficiaire, en plus du nom de ce dernier et de son numéro de compte, ainsi que le montant du virement. Dans le présent dossier, un autre renseignement, primordial pour assurer l’exécution de l’opération de virement électronique de fonds par l’institution financière, est le « Code de vérification » apposé par le « client ordonnateur ». En principe, ce code n’est connu que de la banque et de son client, en l’espèce, la BNC et Coop Fédérée. Le Code de vérification participe des mesures de sécurité pour se protéger de la fraude, sans pour autant être une armure impénétrable.

[60]        Cet ordre de paiement comportant les instructions autorisant l’institution financière à procéder au virement de fonds au profit d’un bénéficiaire ou d’un compte bénéficiaire désigné expressément ne constitue pas une lettre de change. En effet, il ne possède pas les attributs essentiels d’une lettre de change au sens de la LLC. Il ne consigne que les modalités permettant d’enclencher le transfert électronique d’argent. À l’ère d’Internet, le virement de fonds électronique est d’usage courant. L’instantanéité caractérise ce type d’opération bancaire.

[61]        Qu’il s’agisse d’un virement de fonds d’un compte débit ou d’un compte à découvert à même une marge de crédit préautorisée, comme c’est le cas en l’espèce, à un autre compte d’un même titulaire ou d’un virement au profit d’un tiers, l’effet est immédiat. La présente manœuvre frauduleuse en est l’illustration parfaite.

[62]        Au contraire de la lettre de change, le virement électronique de fonds ne comporte pas de procédure de présentation au paiement[21].

[63]         En outre, dans le cas d’une lettre de change, tel un chèque, sa contrepartie n’est honorée que sur acceptation du tiré. La signature ou, du moins, l’acceptation du tiré est essentielle en vertu de la LLC pour obliger ce dernier envers le preneur. Le caractère immédiat et définitif du transfert électronique de fonds se distingue de la remise d’une lettre de change. Une fois les instructions données à l’institution financière conformément aux modalités convenues, le mouvement de fonds accompli par un jeu d’écriture en faveur d’un tiers ou d’un compte tiers est, en pratique, irrévocable, voire irréversible.

[64]        Tout aussi significatif, le bénéficiaire à qui le virement est destiné ne jouit d’aucun titre ou écrit lui permettant de demander le paiement si l’opération n’est pas exécutée ou complétée, au contraire du preneur qui, en possession d’une lettre de change (par exemple, un chèque), peut en demander le paiement, même en justice[22]. À ce titre, la lettre de change est considérée comme un bien (« property ») conférant un droit d’action à son détenteur contre le tireur en cas d’inexécution du tiré, alors que le document constatant l’ordre de virement de fonds ne confère aucun droit d’action au bénéficiaire nommé en cas de refus d’exécution par la banque.

[65]        La notion de négociabilité est aussi étrangère au virement électronique de fonds. La personne physique ou l’entité juridique à qui le virement est destiné ne peut, au contraire du preneur dans le cas d’une lettre de change lorsque les conditions de la LLC le permettent, endosser le titre au profit d’un tiers. De fait, il n’existe pas de titre; il ne comporte que les instructions du client à sa banque en faveur d’un virement donné, sans plus.

[66]        D’autres éléments permettent également de différencier le virement électronique de fonds de la lettre de change, comme, par exemple, le fait que le virement électronique de fonds est payable aussitôt que la banque peut faire le paiement et n’est pas considéré « à demande » puisque le bénéficiaire ne peut en exiger l’exécution[23].

[67]        Ces distinctions fondamentales emportent une seule conclusion : le virement ou transfert électronique de fonds ne constitue pas une lettre de change. En l’espèce, le virement électronique de fonds, dont les modalités sont établies dans le formulaire intitulé « Ordre de paiement/Wire Transfer », ne satisfait pas aux conditions essentielles qui caractérisent les lettres de change au sens de la LLC.

2.         Dans la négative, l’ordre de paiement est-il un mandat, et qui peut invoquer la nullité de celui-ci?

a)         Moyens des parties

[68]        L’appelante Co-Operators nie couverture en vertu du contrat d’assurance qui la lie à son assurée, Coop Fédérée. Dans ses procédures en première instance, elle ne demande pas la nullité de l’ordre de paiement, mais soutient plutôt que celui-ci n’a jamais été valablement autorisé, ce qui emporte, selon elle, que la seule partie qui doit assumer la perte est la BNC. Elle qualifie l’ordre de paiement de « défectueux », en ce qu’une des deux signatures requises est le produit d’une contrefaçon (signature falsifiée).

[69]        Coop Fédérée réplique en mettant l’accent sur les caractéristiques propres au transfert électronique de fonds. Une fois l’ordre de virement donné en vertu d’instructions en apparence tout à fait conformes à la convention intervenue entre elle et son institution financière, en l’occurrence la BNC, cette dernière doit exécuter le virement. Une fois effectué, le transfert électronique de fonds devient, en pratique, irréversible.

[70]        Par ailleurs, la BNC soutient, d’une part, que seule Coop Fédérée peut invoquer la nullité de l’ordre de paiement et, d’autre part, que la Convention concernant la réception d’instructions par communications électroniques intervenue le 21 juin 2010 entre elle et Coop Fédérée stipule que cette dernière assume seule le risque associé aux instructions bancaires données par voie de communications électroniques.

b)         Droit applicable et application à l’espèce

[71]        Le transfert ou virement électronique de fonds est un mandat au sens du Code civil du Québec (art. 2130 C.c.Q. et suivants). En somme, le client qui fournit des instructions autorisant son banquier à procéder à un virement électronique de fonds donne un tel mandat[24].

[72]        Le virement ou transfert électronique de fonds n’est encadré par aucun régime légal particulier. Il est devenu avec le temps monnaie courante[25]. Ce type d’ordre de paiement est cependant assujetti aux pratiques bancaires ainsi qu’aux modalités contractuelles dont l’institution financière et son client ont pu convenir.

[73]        Deux éléments caractérisent le transfert électronique de fonds : le procédé scriptural et l’effet libératoire. D’abord, le procédé scriptural implique que le virement s’effectue par un jeu d’écriture générant le mouvement de fonds[26]. L’effet libératoire du transfert électronique de fonds est également singulier : à l’instar du paiement en espèce, il opère libération[27].

[74]        Il n’est pas nécessaire d’en dire davantage, d’autant qu’il n’y a pas lieu, comme il le sera mentionné plus loin, d’aborder la responsabilité de la banque qui a exécuté en l’espèce l’ordre de paiement.

3.         Le tribunal de première instance a-t-il erré en rejetant la demande de modification de l’appelante?

a)         Moyens des parties

[75]        L’appelante Co-Operators invoque la survenance d’un fait nouveau, ce qui la justifierait d’invoquer d’autres moyens de non-couverture que ceux exprimés dans sa lettre niant couverture du 4 mai 2015 à son assurée Coop Fédérée.

[76]        Elle soutient que, jusqu’à l’audition du 26 octobre 2016 devant la Cour supérieure, Coop Fédérée a toujours contesté la validité de l’ordre de paiement. La demande de modification de sa procédure en première instance est en réaction au changement soudain de position de Coop Fédérée. L’appelante s’en serait remise jusque-là à la position de Coop Fédérée exprimée dans sa lettre du 2 septembre 2014 à la BNC.

[77]        Elle rappelle que la fraude a été dénoncée par Coop Fédérée dès sa découverte, le 23 août 2014, ce qui emporte, selon l’appelante, que l’intimée contestait la validité du transfert bancaire et demandait, en conséquence, le remboursement du débit illégal.

[78]        L’intimée Coop Fédérée réplique que sa lettre du 2 septembre 2014 constitue tout au plus une réserve de droit.

b)         Droit applicable

[79]        Les règles de modification des actes de procédures sont énoncées aux articles 206 et 207 C.p.c. :

206. Les parties peuvent, avant le jugement, retirer un acte de procédure ou le modifier sans qu’il soit nécessaire d’obtenir une autorisation du tribunal. Elles peuvent le faire si cela ne retarde pas le déroulement de l’instance ou n’est pas contraire aux intérêts de la justice; cependant, s’agissant d’une modification, il ne doit pas en résulter une demande entièrement nouvelle sans rapport avec la demande initiale.

206. At any time before judgment, the parties may withdraw or amend a pleading without it being necessary to obtain an authorization from the court, provided doing so does not delay the proceeding and is not contrary to the interests of justice. However, the amendment of a pleading must not result in an entirely new application having no connection with the original one.

La modification peut notamment viser à remplacer, rectifier ou compléter les énonciations ou les conclusions d’un acte, à invoquer des faits nouveaux ou à faire valoir un droit échu depuis la notification de la demande en justice.

An amendment to a pleading may be made, for instance, to replace, correct or complete statements or conclusions, allege new facts or assert a right accrued since the notification of the judicial application.

207. La partie qui entend retirer ou modifier un acte de procédure doit notifier le fait ou l’acte modifié aux autres parties lesquelles disposent d’un délai de 10 jours pour notifier leur opposition. En l’absence d’opposition, le retrait ou la modification d’un acte est accepté. En cas d’opposition, la partie qui entend retirer ou modifier un acte présente sa demande au tribunal pour qu’il en décide.

207. A party that intends to withdraw or amend a pleading must notify the intended withdrawal or the amended pleading to the other parties, which have 10 days to notify their opposition. If no opposition is notified, the withdrawal or amendment is accepted. If opposition is notified, the party that intends to withdraw or amend the pleading presents its application before the court for a decision.

Si l’une des autres parties doit réagir en conséquence du retrait ou de la modification, le délai qui lui est accordé pour le faire est fixé par les parties ou, s’il n’est déjà prévu par le protocole de l’instance, par le tribunal. Si la conséquence est de joindre un nouveau défendeur à l’instance, la demande en justice doit lui être notifiée sans délai.

If any of the other parties must respond following the withdrawal or amendment of a pleading, the time limit for responding is set by the parties or, if the time limit is not already specified in the case protocol, by the court. If, as a result, a new defendant is brought into the proceeding, the judicial application must be notified to that party without delay.

[80]        Le principe est de permettre la modification dans la mesure où « cela ne retarde pas le déroulement de l’instance ou n’est pas contraire aux intérêts de la justice ». La modification ne doit pas entraîner non plus une demande entièrement nouvelle[28] et la tardiveté d’une demande de modification n’est pas un motif autonome de rejet[29]. Lorsqu’il décide d’une demande de modification, le juge exerce un pouvoir essentiellement discrétionnaire[30].

[81]        En l’espèce, la demande de l’appelante, faite expressément au moment des plaidoiries, est une demande de modification de ses moyens de défense oraux, mais plus fondamentalement, une demande pour ajouter un motif de non-couverture. La Cour, concernant l’ajout de motifs de non-couverture après l’avis de refus opposé par l’assureur, a maintes fois réitéré les mêmes enseignements :

[…] This Court has gone farther and on several occasions has held, without any qualification, that a denial of liability amounts to a waiver of the conditions respecting notice, in other words, to a "fin de non-recevoir". Reference may be made to General Fire Insurance v. Claprood, 28 K.B. 361; Gaudet v. Guardian Assurance Co., 28 RLns, 428; and Cie. d'Assurance Mutuelle v. Beaudoin, 45 K.B. 551. At page 554 of this last report the late Chief Justice Letourneau said:

Or, la jurisprudence de cette Cour est clairement à l'effet qu'un refus positif de la compagnie d'assurance, la déclaration formelle qu'elle ne se reconnaît pas obligée, qu'elle entend ne pas payer, donnent lieu au "waiver".[31]

[82]        Cette position est reprise dans l’arrêt Micheline Lapointe-Boucher c. La Mutuelle-Vie des fonctionnaires :

Dans l'affaire Tracy Place Shop Inc. c. Continental Insurance Co., 1980 C.S. 903, le juge Philippe Pothier était confronté à une situation semblable.  Dans un premier temps, l'assureur avait refusé d'indemniser l'assuré pour le motif qu'il n'était pas responsable des dommages.  La réponse fut « No liability on part of insured liability denied to claimant ».  Malgré cette prise de position de son assureur, l'assuré admit sa responsabilité et fit effectuer les réparations requises.  Au procès, l'assureur a soulevé deux nouveaux moyens pour refuser de payer les dommages: l'existence d'une autre police d'assurance qui devait s'appliquer en priorité et l'admission de responsabilité de l'assuré en violation d'une des conditions de la police.

Le juge s'appuyant sur la « doctrine of election » déclare:

[] La Cour est d'avis que la défenderesse n'est plus admise à invoquer la violation d'une condition de la police.  Elle n'a jamais avisé l'assuré de ce prétendu manquement et bien plus tard, elle a finalement pris position sans l'invoquer.

Cette décision fut confirmée par notre Cour dans l'arrêt The Continental Insurance Companyc. Tracy Plate Shop Inc. (1987) R.R.A. 176.  L'opinion de l'honorable L'Heureux-Dubé à laquelle souscrivent les juges Vallerand et Rothman, confirme spécifiquement la décision du premier juge sur la tardiveté à invoquer les deux nouveaux moyens.

Je conclus en précisant qu'en l'espèce, l'assureur a fait son lit en toute connaissance de cause et délibérément choisi de ne pas invoquer l'alcoolisme comme motif de refus de couverture.  La situation serait différente si l'assureur avait découvert ce motif après son enquête initiale et après sa lettre du 13 mars 1989.  Le comportement de l'assureur équivaut à une renonciation tacite à invoquer ce moyen.  La bonne foi étant le fondement même du contrat d'assurance, l'assuré était justifié de conclure que le seul motif de refus de couverture était l'absence de mention de l'ischémie cérébrale.[32]

[Je souligne]

[83]        Qu’en est-il en l’espèce?

c)         Application à l’espèce

[84]        L’appelante Co-Operators soutient avoir toujours considéré l’ordre de paiement comme étant invalide et avoir toujours cru que Coop Fédérée invoquait son invalidité. À l’audience en première instance, les procureurs de l’intimée Coop Fédérée auraient toutefois laissé entendre que cette dernière n’entendait pas soulever la nullité de l’ordre de paiement. L’appelante soutient que, voyant son assurée « refuser » d’invoquer un moyen de défense à l’encontre de la BNC, elle a présenté au juge une demande de modification de ses moyens de défense à l’action de Coop Fédérée en jugement déclaratoire pour y ajouter un nouveau motif de négation de couverture, soit le refus d’invoquer la nullité.

[85]        La demande de l’appelante pour modifier ses moyens de défense oraux, moyens essentiellement calqués jusque-là sur ses motifs de négation de couverture annoncés le 4 mai 2015, tient en définitive d’une demande pour l’ajout d’un motif de négation de couverture.

[86]        Pour réussir, l’appelante devait donc à la fois convaincre le juge de l’existence d’un motif donnant ouverture à la modification de ses moyens de défense déjà consignés et de la présence de faits nouveaux justifiant l’ajout, à une étape aussi tardive des procédures (à l’audience au fond), d’un moyen additionnel de négation de couverture. Elle prétend à l’existence d’un fait nouveau, soit la modification à l’audience de la position de Coop Fédérée envers la banque.

[87]        Le juge de première instance cerne adéquatement cette question. Pour reprendre son expression, l’appelante « a fait son lit » le 4 mai 2015, lorsqu’elle a soulevé quatre motifs de négation de couverture, mais pas ce motif.

[88]        Tout comme dans l’arrêt Di Capua, l’assureur, ici l’appelante, n’a pas soulevé en temps opportun le motif de négation de couverture ayant trait à la nullité de l’ordre de paiement. L’appelante n’était alors pas empêchée d’invoquer, entre autres moyens de défense, ce motif de non-couverture, et ce, indépendamment de la position adoptée par Coop Fédérée sur cette question, mais elle a plutôt choisi de s’en abstenir.

[89]        En somme, l’appelante ne réussit pas à démontrer en quoi le juge a mal exercé le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré en matière de modification de procédures en cours d’instance. Ce moyen ne peut réussir.

4.         Le tribunal de première instance a-t-il erré en considérant que le refus de l’intimée d’invoquer la nullité de l’ordre de paiement ne constituait pas un nouveau motif de non-couverture?

[90]        Compte tenu de la réponse donnée à la question précédente, il ne paraît pas opportun de répondre à cette question, d’autant que la responsabilité de la perte n’a pas été réellement abordée en première instance et, encore moins, tranchée par le juge. Il n’est pas exclu non plus que ce débat puisse signifier l’administration d’éléments de preuve, absents du dossier tel que constitué.

5.         Le tribunal a-t-il erré dans l’application de la couverture d’assurance en décidant que la perte alléguée par l’intimée constituait un risque couvert par la police d’assurance de l’appelante?

a)         Moyens des parties

[91]        Selon l’appelante, la perte de Coop Fédérée n’est pas couverte par sa police d’assurance. Elle souligne que le fardeau de prouver les éléments donnant ouverture à la couverture d’assurance est celui de l’assurée et que l’intimée ne s’est pas déchargée de ce fardeau.

[92]        Elle soutient, plus précisément, que la somme détournée n’appartenait pas à Coop Fédérée. Sans un ordre de paiement valide, cette dernière n’a pu devenir propriétaire des sommes détournées. Pour elle, l’augmentation du solde débiteur du compte bancaire n’est pas un bien couvert par sa police.

[93]        L’appelante plaide aussi que le risque en cause n’est pas couvert par sa police d’assurance. Précisant sa position, elle ajoute : « all risk does not litteraly include anything that might conceivably happen ». Puis, elle plaide l’absence d’un sinistre. À cette fin, elle renvoie à la définition « d’évènement » contenue dans sa police d’assurance et plaide qu’en raison du changement de position de l’intimée à l’audience en première instance à propos de la nullité de l’ordre de paiement, il n’y a plus de sinistre à couvrir.

[94]        Coop Fédérée aborde ce moyen sous trois volets : la propriété des sommes détournées, le risque non couvert et l’absence de sinistre.

[95]        Coop Fédérée soutient que les fonds détournés lui appartenaient et non à la BNC, de sorte que la perte lui revient. Le solde de découvert n’est que le reflet de la perte qu’elle a subie par le biais de la fraude dont elle a été victime.

[96]        Répondant à l’argument selon lequel le risque n’est pas couvert, Coop Fédérée souligne que la police de Co-Operators ne stipule pas de restriction à l’égard des dommages physiques.

[97]        Puis, répliquant à l’argument de l’appelante selon lequel la perte résulte de la confirmation d’un ordre de paiement non autorisé, Coop Fédérée est d’avis que l’appelante reconnaît implicitement par cet argument le caractère imprévu et soudain de la perte qu’elle a subie. Comme cet argument n’a jamais été soulevé auparavant, une fin de non-recevoir doit lui être opposée.

[98]        De surcroît, Coop Fédérée soutient que l’envoi du courriel frauduleux constitue pour elle un évènement aussi soudain qu’imprévu et constitue un accident au sens de la police.

b)         Droit applicable

[99]        Dans Progressive Home, la Cour suprême rappelle les principes applicables à l’interprétation des contrats d’assurance :

[22]      Selon le premier principe d’interprétation, lorsque le texte de la police n’est pas ambigu, le tribunal doit l’interpréter en donnant effet à son libellé non équivoque et en le considérant dans son ensemble.

[23]      Lorsque le libellé de la police d’assurance est ambigu, les tribunaux s’appuient sur les règles générales d’interprétation des contrats.  Par exemple, les tribunaux devraient privilégier des interprétations qui sont conformes aux attentes raisonnables des parties, tant que le libellé de la police peut étayer de telles interprétations.  Les tribunaux devraient éviter les interprétations qui aboutiraient à un résultat irréaliste ou que n’auraient pas envisagé les parties au moment où la police a été contractée.  Les tribunaux devraient aussi faire en sorte que les polices d’assurance semblables soient interprétées d’une manière uniforme.  Ces règles d’interprétation visent à lever toute ambiguïté.  Elles n’ont pas pour objet de créer d’ambiguïté lorsqu’il n’y en a pas au départ.

[24]      Lorsque ces règles d’interprétation ne permettent pas de dissiper l’ambiguïté, les tribunaux interprètent la police contra proferentem — contre l’assureur.  Ce principe a pour corollaire que les dispositions concernant la protection reçoivent une interprétation large, et les clauses d’exclusion, une interprétation restrictive[33].

[Renvois omis]

[100]     Depuis, la Cour suprême a maintes fois référé à cet arrêt de principe[34].

[101]     Puis, dans Sabean c. Portage La Prairie Mutual Insurance Co., la Cour suprême reprend la règle suivante :

[12]      Dans l’arrêt Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge […], la Cour a confirmé les principes d’interprétation des contrats applicables aux contrats types d’assurance. Le principe prépondérant veut que lorsque le texte de la clause contestée n’est pas ambigu, compte tenu du contrat dans son ensemble, le tribunal doit donner effet à ce texte clair : […] Ce n’est que lorsque le texte contesté de la police est jugé ambigu que l’on doit recourir aux règles générales d’interprétation des contrats pour résoudre cette ambiguïté : […] Finalement, si ces règles générales d’interprétation ne permettent pas de dissiper l’ambiguïté, les tribunaux recourront à la règle contra proferentem pour interpréter le contrat; les dispositions relatives à la garantie recevront une interprétation large, et les clauses d’exclusion, une interprétation étroite […].[35]

[Je souligne; renvois omis]

c)         Application à l’espèce

[102]     Il importe de rappeler la teneur de l’article 2327 C.c.Q. :

2327. Par le simple prêt, l’emprunteur devient le propriétaire du bien prêté et il en assume, dès la remise, les risques de perte.

2327. By simple loan, the borrower becomes the owner of the property loaned and he bears the risks of loss of the property from the time it is handed over to him.

[103]     La police émise par Co-Operators ne souffre d’aucune ambiguïté. Elle couvre les biens de toute nature et description de son assurée Coop Fédérée. Comme nous le verrons plus amplement à la question suivante, cette dernière est devenue propriétaire, par l’effet du décaissement, du montant du prêt consenti par la BNC à partir de la marge préautorisée, ce qui emporte en conséquence que ce bien est couvert par la police. Par ailleurs, la liste des biens exclus dans la police est spécifique et exhaustive et aucune exclusion pertinente ne fait obstacle à la couverture d’assurance.

[104]     Le jugement entrepris ne comporte donc aucune erreur révisable sur cette question.

6.         Le tribunal a-t-il erré en concluant que l’intimée était propriétaire des argents détournés?

a)         Moyens des parties

[105]     L’appelante soutient que le juge a commis une erreur en droit lorsqu’il conclut que la somme d’argent détournée appartenait à Coop Fédérée et non à la BNC. Soulignant que si le compte de Coop Fédérée avait été créditeur au moment de l’ordre de paiement, la BNC aurait été seule tenue de la dette, il ne peut, selon l’appelante, en être différent en fonction du statut créditeur ou débiteur du compte.

[106]     Par ailleurs, l’appelante qualifie l’ouverture du compte de promesse de prêter faite par la BNC à Coop Fédérée. De plus, elle soutient qu’aucune délivrance de la somme détournée n’a été effectuée en faveur de Coop Fédérée. Enfin, elle considère que cette dernière n’a jamais valablement consenti au virement ou transfert de fonds. Selon elle, Coop Fédérée « n’a été que l’instrument de la fraude alors que la Banque [la BNC] a subi une perte qu’elle doit elle-même supporter ».

b)         Application à l’espèce

[107]     Les articles pertinents du Code civil du Québec sont ainsi libellés :

2312. Il y a deux espèces de prêt: le prêt à usage et le simple prêt.

2312. There are two kinds of loans: loan for use and simple loan.

2314. Le simple prêt est le contrat par lequel le prêteur remet une certaine quantité d’argent ou d’autres biens qui se consomment par l’usage à l’emprunteur, qui s’oblige à lui en rendre autant, de même espèce et qualité, après un certain temps.

2314. A simple loan is a contract by which the lender hands over a certain quantity of money or other property that is consumed by use to the borrower, who binds himself to return a like quantity of the same kind and quality to the lender after a certain time.

2316. La promesse de prêter ne confère au bénéficiaire de la promesse, à défaut par le promettant de l’exécuter, que le droit de réclamer des dommages-intérêts de ce dernier.

2316. A promise to lend confers on the beneficiary of the promise, in the event of failure by the promisor to perform the promise, only the right to claim damages from the promisor.

2327. Par le simple prêt, l’emprunteur devient le propriétaire du bien prêté et il en assume, dès la remise, les risques de perte.

2327. By simple loan, the borrower becomes the owner of the property loaned and he bears the risks of loss of the property from the time it is handed over to him.

[108]     Le dépôt dans un compte bancaire se qualifie de prêt par le déposant en faveur de la banque, laquelle devient alors débitrice[36]. Ainsi, l’argent déposé dans un compte bancaire devient « propriété de la banque », à charge par elle d’en remettre pareille quantité, en sus des intérêts, à demande[37]. Le contrat de prêt d’argent ainsi formé par le dépôt dans un compte bancaire est qualifié de contrat réel : il se crée par le décaissement des sommes. En somme, il n’y a pas de prêts d’argent en l’absence de décaissement[38].

[109]     L’article 2316 C.c.Q. stipule que la promesse de prêt, comme l’est une marge de crédit, ne constitue pas un prêt. A contrario, le décaissement à même un compte à découvert constitue un prêt au détenteur du compte.

[110]     Ainsi, dans le cas d’une marge de crédit associée à un compte bancaire ou à un compte à découvert, la situation peut être de deux ordres : soit le solde est créditeur, auquel cas la banque assume les risques de perte, ou le solde est débiteur, auquel cas, le client assume les risques de perte, celui-ci devenant alors débiteur envers la banque.

[111]     Coop Fédérée bénéficiait d’une marge de crédit préautorisée en devises américaines de 100 millions de dollars consentie par la BNC. Tout juste avant l’ordre de paiement en cause, le solde débiteur de ce compte était de 3 386 361,80 $ US. L’ordre de virement électronique de 4 946 355,26 $ US exécuté par la BNC à la demande de Coop Fédérée a rendu cette dernière débitrice envers la banque du décaissement correspondant. Coop Fédérée était donc propriétaire de la somme d’argent dérobée. Il ne peut en être autrement. Le juge a correctement répondu à cette question.

7.         Le tribunal a-t-il erré en se prononçant « sur le fait que la Banque a rempli son mandat et ses obligations », « se prononçant sur la responsabilité de la Banque » et s’est-il, ce faisant, « prononcé ultra petita » sur la responsabilité de la Banque? Et y a-t-il lieu de retrancher les paragraphes 74 et 75 du jugement?

[112]     Il est un principe bien établi qu’on ne peut généralement appeler que du dispositif d’un jugement[39]. Ce principe ne souffre pas d’exception en l’espèce.

[113]     Les deux paragraphes des motifs du jugement entrepris (paragr. 74 et 75) sont essentiellement de la nature d’un obiter, puisque le juge ne se prononce pas dans les conclusions du jugement sur la responsabilité, comme d’ailleurs mentionné ci-dessus. Il n’y a donc pas lieu d’en dire davantage dans les circonstances.

8.         La police d’assurance émise par Liberty est-elle une police d’assurance spécifique?

[114]     Il peut être utile de rappeler l’essentiel du débat sur cette question et de l’analyse du juge.

[115]     Les deux polices d’assurance en cause, tant celle de Co-Operators que celle de Liberty, étaient en vigueur pour la même période, soit du 1er mai 2014 au 1er mai 2015. Le contrat d’assurance intervenu entre Coop Fédérée et Liberty est ainsi libellé : « Contrat d’assurance contre la fraude et le détournement ». Co-Operators est d’avis que la police de Liberty est une assurance spécifique qui couvre nommément certains biens (argent, valeurs et autres biens non par ailleurs définis) contre le risque de fraude et de détournement. Pour elle, cette police est en première ligne, ce qui implique qu’aucune répartition ne doit être effectuée entre les deux assureurs. Liberty soutient, au contraire, qu’il s’agit d’une police d’assurance générale qu’elle qualifie d’encadrée. Ils soutiennent respectivement la même position en appel.

[116]     Le juge ne s’en tient pas à l’intitulé de la police de Liberty pour qualifier celle-ci. Notant l’absence de preuve quant à l’intention des parties, le juge se réfère au texte de la police. D’avis que « [t]out comme la police Co-operators, la police Liberté couvre tous les biens de l’assurée Coop, de même que tous les risques pouvant directement atteindre les biens assurés », le juge conclut qu’il ne peut s’agir d’une police spécifique, ce qui emporte que les deux contrats, soit celui de Co-Operators et celui de Liberty, sont des assureurs de même niveau qui couvrent la perte subie par Coop Fédérée. Qu’en est-il?

[117]     Si les deux polices peuvent couvrir les mêmes biens et les mêmes risques, il est inexact d’affirmer que la police de Liberty couvre tous les biens et tous les risques de l’assurée Coop Fédérée.

[118]     Des deux polices en présence, celle de Liberty est une assurance spécifique au sens de l’exception consacrée à l’alinéa 3 de l’article 2496. Cette exception provient de la réforme de 1994 du Code civil du Québec.

[119]     L’article 2496 C.c.Q. prévoit ce qui suit en matière de pluralité d’assurances :

2496. Celui qui, sans fraude, est assuré auprès de plusieurs assureurs, par plusieurs polices, pour un même intérêt et contre un même risque, de telle sorte que le total des indemnités qui résulteraient de leur exécution indépendante dépasse le montant du préjudice subi, peut se faire indemniser par le ou les assureurs de son choix, chacun n’étant tenu que pour le montant auquel il s’est engagé.

2496. Any person who, without fraud, is insured by several insurers, under several policies, for the same interest and against the same risk, so that the total amount of indemnity that would result from the separate performance of such policies would exceed the loss incurred, may be indemnified by the insurer or insurers of his choice, each being liable only for the amount he has contracted for.

Est inopposable à l’assuré la clause qui suspend, en tout ou en partie, l’exécution du contrat en cas de pluralité d’assurances.

No clause suspending all or part of the performance of the contract by reason of plurality of insurance may be set up against the insured.

Entre les assureurs, à moins d’entente contraire, l’indemnité est répartie en proportion de la part de chacun dans la garantie totale, sauf en ce qui concerne une assurance spécifique, laquelle constitue une assurance en première ligne.

 

Unless otherwise agreed, the indemnity is apportioned among the insurers in proportion to the share of each in the total coverage, except with respect to specific insurance, which constitutes primary insurance.

[Je souligne]

[120]     La disposition qui l’a précédé, soit l’article 2585 C.c.B.C., était, somme toute, linéaire et ne comportait pas l’exception de l’alinéa 3 de l’article 2496 C.c.Q. :

2585. Quand plusieurs assurances valides ont été contractées sans fraude, sur la même chose et contre les mêmes risques, chacune produit ses effets en proportion de la totalité des assurances en vigueur jusqu’à concurrence de la perte.

2585. Where several valid insurance contracts have been made without fraud on the same property and against the same risks, each produces its effects in proportion to all the insurance in force up to the amount of the loss.

Les assureurs ne sont pas admis à invoquer le bénéfice de division contre l’assuré; ce dernier peut poursuivre chacun d’eux pour le plein montant de la garantie pour laquelle il s’est engagé tant qu’il n’a pas été indemnisé intégralement.

The insurers are not allowed to invoke the benefit of division against the insured; the latter may sue each of them for the full amount of the coverage he has contracted for until he has been fully indemnified.

[121]     Peu a été écrit à propos du régime d’exception réservé à une police d’assurance spécifique au sens de cette disposition. Si on peut aisément qualifier une assurance portant sur certains biens (par exemple, les objets de valeur, tels les bijoux) d’assurance spécifique, d’autant que souvent elle vise des objets ou biens qui font généralement partie d’exclusions expresses dans les « polices biens », rien ne permet de restreindre la police spécifique à ce type de police.

[122]     Pour bien circonscrire cette question, prise dans le contexte de pluralité d’assurances, il apparaît utile de rappeler l’interprétation jurisprudentielle du régime général applicable pour bien marquer le caractère distinctif de l’exception apportée par le législateur québécois.

[123]     Dans Ledcor, la Cour suprême précise que la norme d’intervention est, par exception, celle de la décision correcte lorsqu’un appel porte sur l’interprétation d’un contrat type, que l’interprétation a valeur de précédent et que l’interprétation en litige ne repose sur aucun fondement factuel significatif qui est propre aux parties concernées[40].

[124]     Dans l’arrêt de principe American Home Insurance Co. c. Duret, rendu par la Cour en 1989, l’objectif de l’article 2585 C.c.B.C. (maintenant 2496 C.c.Q.) est ainsi circonscrit :

Il ne faut pas oublier qu'en inscrivant cet article dans le Code civil le législateur a entendu tout simplement empêcher un assuré de réaliser un profit en exigeant simultanément des assureurs avec lesquels il a contracté des sommes dont le total finirait par représenter une compensation excédant la perte monétaire qu'il a subie[41].

[125]     Dans ce même arrêt, le juge Chevalier énonce en ces termes les éléments pertinents permettant de déterminer si deux ou plusieurs polices d’assurance constituent des polices cumulatives :

En définitive, il s'agit de déterminer si, mises l'une en regard de l'autre et compte tenu des clauses pertinentes que contient chacune d'elle, les deux polices d'assurance ont établi à l'égard des parties un régime de protection subsidiaire ou complémentaire  ou si au contraire et comme l'estime mon collègue, l'une, celle émise par American Home, a été conçue pour  contourner  le principe de l'article 2585 et qu'en conséquence elle ne serait qu'une police cumulative déguisée.

La détermination du caractère des polices impliquées requiert en premier lieu un examen et un rapprochement des textes contractuels.

Cette étude doit se faire à la lumière des critères énoncés par la doctrine en semblable matière. Quelle est cette doctrine ?

Selon Picard et Besson - Les assurances terrestres […]

"Des  assurances  ne sont multiples que si elles sont susceptibles  de  devenir  cumulatives,  c'est-à-dire  de s'additionner en cas de sinistre et de dépasser ainsi la valeur du dommage."

Excluant donc les assurances qui, mises l'une en regard de l'autre, ne produisent pas cet effet de dépassement, les auteurs précités ajoutent que :

 "... pour être ainsi qualifiées et, comme telles, soumises à la réglementation  légale  (elles)  doivent présenter certains caractères communs, certains éléments semblables qui les rendent en quelque sorte fongibles."

Ces caractères communs sont 1) la pluralité d'assureurs; 2) l'identité d'objet; 3) l'identité de risque; 4) l'identité d'intérêt; 5) la simultanéité des assurances; 6) la présence de garanties conjointes et non subsidiaires l'une de l'autre.[42]

[Je souligne]

[126]     Dans l’arrêt Orion, la Cour indiquait déjà ce qui suit en matière de pluralité d’assurances :

The question which we have to decide is whether article 2585 applies in the present instance notwithstanding the presence of the excess coverage clause in condition 11 of the conditions of the policy exhibit P-2 issued by Appellants. […]

As I stated earlier, in Symons Madam Justice L'Heureux-Dubé made an exhaustive study of the history of article 2585 as well as the doctrine and jurisprudence therein referred to. In dealing with the subscription policy she expressed the opinion that the first paragraph of 2585 relates only to multiple insurance of a cumulative nature. Here is what she said concerning the adoption by the Legislature of the new article 2585:

Ici, le législateur a clairement indiqué qu'il entendait modifier le droit existant quant aux assurances multiples cumulatives en substituant au système des dates celui de la proportionnalité et, dans ces cas, en refusant aux assureurs, au profit de l'assuré, le bénéfice de discussion et de division. Il n'y a rien qui indique, bien au contraire, qu'il ait entendu aller au-delà et bouleverser complètement le régime applicable à la coassurance de quotité.

Le texte finalement adopté de l'article 2585 C.C. suit de bien près le texte de l'article 30 de la loi française, mais en diffère  substantiellement  dans son deuxième alinéa. Ceci toutefois ne change en rien le but visé par le premier alinéa qui, sur la base de ces textes, remaniés simplement et non substantiellement modifiés lors de l'adoption du texte définitif de 2585 C.C., m'apparaît viser uniquement les  assurances multiples de type cumulatif. Le second alinéa du même article ne vise évidemment que la situation prévue au premier alinéa. (p. 2837)

It is obvious therefore that the intention of the Legislature was simply to avoid payment to the insured of an amount in excess of the damages suffered by him. As stated below, a provision to contribute proportionately or a clause providing for excess coverage only prevents such a happening from taking place.[43]

[127]     Plus récemment, dans Family Ins. c. Lombard du Canada, la Cour suprême précise les règles d’interprétation lorsqu’en présence d’assurances multiples :

14   Selon un principe bien établi en droit des assurances, l’assuré qui détient plus d’une police d’assurance couvrant le même risque ne peut jamais obtenir plus que le montant total du sinistre, mais il a le droit de choisir, sauf stipulation contraire, la police en vertu de laquelle il préfère être indemnisé.  L’assureur choisi a, quant à lui, droit à la contribution de tous les autres assureurs qui couvrent le même risque.  Cette doctrine de la contribution équitable entre les assureurs est fondée sur le principe général selon lequel les parties tenues au même titre d’indemniser une personne d’une perte doivent partager ce fardeau proportionnellement.  Ce principe remonte à la formulation suivante du lord juge en chef Mansfield, dans Godin c. London Assurance Co. (1758), 1 Burr. 489, 97 E.R. 419 (K.B.), p. 420 :

[TRADUCTION]  Si l’assuré ne peut être indemnisé qu’une fois, la justice naturelle exige que les divers assureurs contribuent tous proportionnellement afin de régler le sinistre qu’ils ont tous assuré. […]

28   La meilleure méthode consiste à reconnaître que les principes d’interprétation des contrats doivent être appliqués en tenant compte du fait que les parties en cause n’ont pas conclu de contrat entre elles.  Même si les intentions des assureurs régissent la démarche d’interprétation, l’examen doit se concentrer sur la question de savoir si les assureurs voulaient limiter leur obligation de contribution, par quelle méthode, et dans quelles circonstances par rapport à l’assuré.  En l’absence de telles intentions limitatives ou lorsque ces intentions s’avèrent inconciliables, les principes de la contribution équitable exigent que les parties tenues au même titre d’indemniser une personne de sa perte partagent également ce fardeau. […]

30   Les tribunaux canadiens ont retenu une démarche différente quant à la détermination de l’intention des assureurs.  Ils suivent généralement la méthode retenue par le juge Rowlatt dans Weddell c. Road Transport and General Insurance Co.[1932] 2 K.B. 563Dominion of Canada c. Wawanesa, précité; McGeough, précité; Simcoe & Erie c. Kansa, précité; Wawanesa Mutual Insurance Co. c. Commercial Union Assurance Co.1994 CanLII 16663 (MB QB), [1994] 10 W.W.R. 701 (B.R. Man.).

31   Dans la décision Weddell, précitée, le juge Rowlatt était très conscient de l’absurdité du résultat que risquait d’entraîner une décision donnant effet aux intentions de tous les assureurs.  Il a tenu le raisonnement suivant, à la p. 567 :

[TRADUCTION]  À mon avis, il n’est pas raisonnable de supposer que les assureurs voulaient que de pareilles clauses s’annulent mutuellement (en ne tenant pas compte dans chaque cas de la stipulation de l’autre police) de sorte que la perte ne serait couverte par aucune garantie puisqu’on tiendrait pour acquis, dans chaque cas, qu’elle est couverte par une autre garantie.  Au contraire, l’interprétation raisonnable consiste à exclure de cette catégorie ou de la garantie coexistante toute garantie libellée de façon à être annulée par cette coexistence et à conclure qu’en pareil cas, les deux compagnies sont responsables, sous réserve, bien sûr, dans les deux cas, de toute clause de quotité de la responsabilité.

32   C. Brown, dans Insurance Law in Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 1, souscrit au raisonnement du juge Rowlatt et énonce le principe applicable en ces termes, à la p. 14-9 :

[TRADUCTION]  Si les polices concurrentes contiennent chacune une telle clause, la façon de résoudre l’impasse apparente consiste à adopter la méthode retenue par le juge Rowlatt dans Weddell et dans les décisions canadiennes qui ont privilégié la même méthode et de considérer cette clause comme inapplicable à l’assurance qui est elle-même assujettie à une telle clause.  C’est une façon judicieuse d’éviter un résultat absurde et de donner effet aux attentes raisonnables de l’assuré.

33   Toutefois, il ne faut franchir ce pas que lorsqu’il existe une véritable impasse.  Dans les cas où il est possible de concilier le libellé des deux clauses de « pluralité d’assurances » de façon à donner effet aux deux polices, tout en protégeant l’assuré, il n’y a pas incompatibilité et il s’agit simplement de donner effet à l’intention des assureurs : [Renvois omis].  […]

34   À mon avis, non seulement l’approche qui précède représente la position prédominante au Canada, mais c’est aussi celle qui est préférable.  Elle permet de respecter à la fois les intentions des deux assureurs et le droit contractuel de l’assuré à une indemnisation intégrale.  Il faut se rappeler que les polices d’assurance ne sont pas rédigées en vase clos.  Les assureurs sont très certainement conscients du fait que l’assuré peut obtenir ailleurs une garantie contre le même risque et qu’en pareil cas, la règle de la contribution équitable trouvera nécessairement application.  Par conséquent, le fait de rendre inopérantes les clauses inconciliables contribuera à accroître la certitude et, partant, à réduire le [TRADUCTION] « chassé-croisé rédactionnel » dénoncé par le juge McEwan. […]

38   […] Par conséquent, lorsque les polices concurrentes ne peuvent s’accorder, la démarche qui est la plus raisonnable et qui correspond à l’intérêt et aux attentes de l’assuré tout autant qu’à ceux des assureurs consiste à conclure que les clauses qui entrent en conflit sont incompatibles et  inopérantes.

39   Une fois les clauses inconciliables devenues inopérantes, les polices d’assurance de l’appelante et de l’intimée fournissent une garantie de premier rang à l’assuré.  Par conséquent, chaque assureur est tenu, indépendamment, d’indemniser intégralement l’assuré de sa perte, comme si l’autre assureur n’existait pas.  Il reste alors à déterminer la méthode permettant de calculer l’étendue de l’obligation de contribution de chaque assureur.  Selon la position canadienne prédominante à cet égard, lorsque la responsabilité est partagée entre les assureurs qui couvrent le même risque, la perte est assumée à parts égales par chaque assureur à concurrence de la limite de la police la moins élevée, à charge pour l’assureur dont la police prévoit une limite plus élevée de payer tout excédent : [Renvois omis]. […]

41   Il est toutefois bien établi en droit que les stipulations d’un contrat ne peuvent lier unilatéralement une personne qui n’y est pas partie.  En l’absence de lien contractuel entre les deux assureurs, il n’existe tout simplement aucun fondement pour permettre à Family de tirer parti de la formule de partage en proportion des limites stipulées par Lombard.  L’effet avantageux de cette stipulation pour Family ne compense pas l’absence de lien contractuel entre les assureurs.

42   De plus, la prédominance au Canada de l’approche de la « responsabilité indépendante » quant au partage de la responsabilité est, selon moi, justifiée. […][44].

[Je souligne]

[128]     Six conditions sont donc déterminantes pour conclure à la pluralité d’assurances : l’identité d’assuré, l’identité d’objet, l’identité d’intérêt dans l’objet, l’identité de risque, l’existence d’une autre police d’assurance en vigueur et recouvrable et l’absence d’exclusion pertinente[45]. En l’espèce, l’examen de ces conditions permet de conclure, comme le juge l’a d’ailleurs décidé, à une situation mettant en présence une pluralité d’assurances.

[129]     L’identité d’assuré est manifeste. Tout comme l’identité d’assuré, il ne saurait y avoir pluralité d’assurances si les polices en cause ne visent pas le même objet, pris au sens large. Ici, l’objet est l’argent dérobé à l’assuré. Comme plusieurs parties peuvent avoir des intérêts différents dans l’assurance d’un même bien, l’identité d’intérêt doit être manifeste pour conclure à la pluralité d’assurances[46]. Ici, l’argent dérobé est la propriété de l’assurée. L’identité de risque vise le risque lui-même et non les conséquences du risque[47]. Une autre condition est l’existence d’une autre assurance en vigueur et recouvrable. C’est le cas des polices de Co-Operators et de Liberty. Enfin, si l’une des polices contient une exclusion applicable à la réclamation, la pluralité d’assurances ne peut être constatée. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[130]     Bref, les six conditions sont satisfaites. Ainsi donc, l’article 2496 C.c.Q. s’applique. L’assuré a la liberté de présenter sa réclamation en premier à l’assureur de son choix et le bénéfice de division n’est pas opposable à l’assuré en cas de pluralité d’assurances[48].

[131]     Cela établi, un examen des polices elles-mêmes s’impose pour bien qualifier les polices d’assurance en cause.

[132]     Les deux polices étaient en vigueur au jour du sinistre. La police de Co-Operators couvre tous les risques pouvant affecter directement les biens de toute nature et de toute description appartenant à l’assuré. Celle de Liberty n’est pas une police standard à proprement parler. Elle est plutôt une assurance configurée sur mesure couvrant des risques identifiés nommément, dont la perte d’argent découlant directement d’une falsification. Dans le cas des deux assureurs, aucune exclusion pertinente ne fait obstacle à la couverture d’assurance.

[133]     La police de Co-Operators comporte une clause de type « excess clause » (assurance complémentaire) ainsi qu’une clause confirmant, somme toute, que l’assurée ne pourra percevoir deux fois une indemnité pour le même sinistre. Celle de Liberty comprend une clause de type « excess clause » (assurance complémentaire). En pratique, l’effet combiné de ces clauses rend irréconciliables les polices entre elles. Toutefois, comme les deux polices, tant celle de Co-Operators que celle de Liberty, comportent une clause de type « excess clause », le principe de proportionnalité de l’article 2496 al. 3 C.c.Q. trouve application. C’est d’ailleurs cet exercice de pondération proportionnelle que le juge a favorisé.

[134]     L’excess clause vise essentiellement à limiter la responsabilité de l’assureur au montant de la perte qui dépasse la couverture offerte par les autres polices d’assurance[49]. Une telle clause fait intervenir en tout dernier lieu l’assureur qui en bénéficie, sous réserve toutefois du choix de l’assuré de réclamer son indemnité à l’assureur de son choix. Dans l’éventualité, comme c’est le cas en l’espèce, où les deux assureurs bénéficient d’une excess clause, il est bien entendu, à tout le moins en assurance de dommages, qu’un semblable résultat est proscrit par l’article 2496 C.c.Q.

[135]     En conséquence, comme l’a déterminé la Cour suprême dans Family Insurance Corp., l’effet de ces clauses s’annule afin d’éviter un résultat déraisonnable, soit la surindemnisation ou, la résultante inverse, l’absence d’indemnisation:

38. Par conséquent, si la Cour donnait effet à l’intention de chaque assureur, l’appelante Family ne fournirait qu’une garantie complémentaire et l’intimée Lombard ne fournirait qu’une garantie complémentaire à celle-ci, ce qui laisserait l’assuré sans aucune garantie de premier rang.  Ce résultat est manifestement absurde.  Par conséquent, lorsque les polices concurrentes ne peuvent s’accorder, la démarche qui est la plus raisonnable et qui correspond à l’intérêt et aux attentes de l’assuré tout autant qu’à ceux des assureurs consiste à conclure que les clauses qui entrent en conflit sont incompatibles et  inopérantes[50].

[Je souligne]

[136]     En présence d’une pluralité d’assurances, l’exercice consiste généralement à répartir équitablement la perte entre les assureurs, conformément à l’article 2496 C.c.Q. Il en va autrement si l’une des assurances en présence est une assurance dite spécifique. C’est le cas en l’espèce.

[137]     Ce serait restreindre indûment la qualification d’assurance spécifique que de la limiter au seul cas d’une assurance couvrant des biens individualisés. L’assurance consentie pour couvrir une catégorie particulière de risques peut également, selon le contexte, être considérée comme une assurance spécifique au sens de l’article 2496 al. 3 C.c.Q. Rien ne permet de distinguer un cas de l’autre.

[138]     En l’espèce, Coop Fédérée a souscrit auprès de Liberty une police couvrant la fraude et le détournement et offrant une garantie d’assurance contre la survenance de risques nommément identifiés, dont le vol commis par un employé, le vol de biens appartenant à des clients et, ce qui s’applique dans le cas présent, la falsification ou l’altération. Certains des risques ainsi couverts sont exclus de la police de Co-Operators, d’autres non. Or, comme la police de Liberty est une assurance spécifique au sens de l’exception de l’alinéa 3 de l’article 2496 C.c.Q., elle doit donc être considérée comme une assurance en première ligne. Elle ne couvre cependant ni la franchise ni la rétention prévues à une autre assurance souscrite par l’assurée.

[139]     Liberty s’est déjà acquittée de son obligation envers son assurée Coop Fédérée en lui remettant, le 20 avril 2015, le montant de la limite de garantie, soit 1 000 000 $ CA, sans tenir compte de la franchise de 100 000 $ CA. Comme la perte excède la limite de garantie de la police de Liberty, Co-Operators doit assumer envers Coop Fédérée l’excédent de la perte moins le montant de la rétention (500 000 $ CA) et de la franchise (5 000 $ CA), puisque la perte est en deçà de sa limite de couverture d’assurance (15 000 000 $ CA). Liberty ne peut, comme les deux assurances couvrant la même perte ne sont pas de même niveau, bénéficier d’une répartition de la perte entre elle et Co-Operators.

[140]     La qualification erronée de la police souscrite par Coop Fédérée auprès de Liberty emporte l’intervention de la Cour ainsi que des modifications à certaines des conclusions du dispositif du jugement de la Cour supérieure, comme il sera précisé plus loin.

9.         Le tribunal a-t-il commis une erreur dans le calcul des indemnités payables par les assureurs ainsi que les contributions respectives, notamment quant à l’application des franchises et au taux de conversion applicable?

[141]     La réponse apportée à la question précédente a une incidence directe sur le présent moyen d’appel.

[142]     La perte, à la date du virement électronique de fonds soutiré par fraude subie par Coop Fédére, est de 4 946 355,26 $ US. Par ailleurs, cette perte est, comme déjà établi, l’objet de couvertures d’assurances, d’une part, par la police de Co-Operators et, d’autre part, par celle de Liberty. La police de Co-Operators de 15 000 000 $ CA est assujettie à une rétention de 500 000 $ et une franchise de 5 000 $. La police de Liberty de 1 000 000 CA $ est uniquement assujettie à une franchise de 100 000 $.

[143]     Coop Fédérée s’est d’abord adressée à Liberty, qui l’a indemnisée le 20 avril 2015, en lui remettant le montant total de la couverture d’assurance, soit 1 000 000 $ CA, sans déduction de la franchise. Par ailleurs, Co-Operators n’a rien payé jusqu’à ce jour, compte tenu de sa contestation.

[144]     L’appelante soutient que le juge a commis une erreur de droit dans son appréciation de la doctrine du favor creditors et dans sa répartition des sommes payables, le cas échéant, entre les deux assureurs. Ce moyen, soulevé à titre subsidiaire, n’a plus d’intérêt, compte tenu de la réponse apportée à la question précédente.

[145]     Quant à la détermination du taux de conversion pour établir le montant de la perte dont Co-Operators doit répondre envers Coop Fédérée, le juge écrit :

[161]    En l’absence de preuve de négligence de Coop dans l’exercice de ses droits, il y a lieu de lui laisser le choix quant à la date, et d’appliquer la règle fondée sur celle appelée « favor creditors ».  […]

[164]    La Coop indique que plusieurs dates s’avèrent logiques, soit celle correspondant au 60ième jour suivant le dépôt de la réclamation, celle de la mise en demeure, celle de l’émission de la demande en justice, celle du jugement, voire même une date subséquente.

[165]    Compte tenu de l’ensemble de la preuve, le tribunal juge approprié de retenir la date du présent jugement.

[146]     La pluralité d’assurances fait en sorte que les deux polices en cause sont cumulatives. Qu’en est-il de la méthode choisie par le juge pour le calcul de l’indemnité?

[147]     La détermination de certaines données essentielles aux fins du calcul de la perte en devises canadiennes ainsi que le choix de la formule de calcul retenue pour déterminer le montant de l’indemnisation de l’assurée par Co-Operators sont des questions assujetties à la norme de la déférence. Elles sont soit intimement liées à l’application des polices d’assurance en cause (le calcul de l’indemnité due à l’assurée), soit directement liées à des questions qui relèvent de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge (le taux de conversion). Dans les deux cas, la déférence s’impose. À moins d’une erreur manifeste et déterminante, la Cour n’interviendra pas.

[148]     En l’espèce, rien ne peut justifier l’intervention de la Cour à cet égard, d’autant que le calcul de l’indemnité due à Coop Fédérée par Co-Operators est simplifié du fait de la qualification de la police de Liberty.

[149]     Ainsi, calculée au 14 décembre 2016, la perte de 4 946 355,26 $ US est de 6 489 618,10 $ CA (au taux de conversion de 1,3120).

[150]     Partant, l’indemnité totale due à Coop Fédérée par Co-Operators est de 5 984 618,10 $ CA (6 489 618,10 $ - (500 000 $ + 5 000 $) = 5 984 618,10 $)[51]. De ce montant, il convient de déduire le montant déjà perçu de Liberty (1 000 000 $ CA), ce qui laisse un solde dû à Coop Fédérée de 4 984 618,10 $ CA.

[151]     Par conséquent, Co-Operators doit payer 4 984 618,10 $ à Coop Fédérée, mais ne doit rien à Liberty.

VI.       CONCLUSION

[152]     En résumé, je propose de n’accueillir le pourvoi qu’en partie, à la seule fin de modifier la qualification de la police émise par Liberty [paragr. [189]), d’apporter les corrections nécessaires aux montants à payer par Co-Operators à Coop Fédérée (paragr. [191]) et d’annuler la condamnation de Co-Operators envers Liberty (paragr. [193]).

[153]     Comme l’appelante Co-Operators a gain de cause sur la question de qualification de l’assurance de Liberty, mais qu’elle a refusé à tort d’indemniser son assurée, l’appel est accueilli en partie avec frais en sa faveur contre Liberty, mais avec frais contre elle en faveur de Coop Fédérée et de la BNC, dans les trois cas, tant en appel qu’en première instance. Par ailleurs, les appels incidents de Coop Fédérée sont rejetés dans les deux dossiers, sans frais dans les circonstances.

 

 

 

JACQUES DUFRESNE, J.C.A.

 



[1]     Coop Fédérée c. Compagnie d’assurances générales Co-Operators, 2016 QCCS 6302, tel que rectifié le 9 janvier 2017 [Jugement entrepris].

[2]     Id.

[3]     Le Grand Robert de la langue française, Le Robert, Paris, 2013, version 4.1, « hameçonnage ».

[4]     Coop fédérée c. Compagnie d’assurances générales Co-Operators, 2016 QCCS 6302, rectifié le 9 janvier 2017 [Jugement entrepris].

[5]     L.R.C. (1985), c. B-4.

[6]     Protection Mutual Insurance c. Compagnie d’assurance Guardian du Canada, [1999] R.R.A. 935 (C.S.) [Protection Mutual Insurance].

[7]     La date exacte serait le 20 avril 2015.

[8]     Supra, note 5.

[9]     Nicole L’Heureux, Édith Fortin, Marc Lacoursière, Droit bancaire, 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2004, p. 414-415, paragr. 2.10 [Droit bancaire, 4e édition].

[10]    Ibid.

[11]    Boma Manufacturing c. CIBC, [1996] 3 R.C.S. 727, paragr. 82 [Boma].

[12]    Nicole L’Heureux, Marc Lacoursière, Droit bancaire, 5e éd., Cowansville, Yvon Blais, p. 681, paragr. 902 [Droit bancaire, 5e édition]. Les auteurs réfèrent le lecteur à la note infrapaginale 178 de la 5e édition, aux pages 657-658 et 660-662 de la 4e édition de l’ouvrage paru en 2004. Droit bancaire, 4e édition, supra, note 9.

[13]    Droit bancaire, 5e édition, supra, note 12, p. 678, paragr. 897, p. 680, paragr. 890, p. 686, paragr. 912. Le juge cite ces extraits tirés de la 4e édition de l’ouvrage, au paragr. [55] du jugement entrepris.

[14]    Les auteurs L’Heureux et Lacoursière utilisent cette abréviation pour désigner le « transfert électronique de fonds ».

[15]    Droit bancaire, 4e édition, supra, note 9, p. 657-658, paragr. 3.28. Le juge cite cet extrait tiré de la 4e édition de l’ouvrage, au paragr. [55] du jugement entrepris.

[16]    Marc Lacoursière, « Commentaire sur la décision M’Boutchou c. Banque de Montréal - obligation de la banque de vérifier l’identité et l’authentification de son client », Repères, juin 2009, EYB2009REP837.

[17]    Marcotte c. Fédération des Caisses Desjardins du Québec, 2014 CSC 57, paragr. 19 citant M. H. Ogilvie, Bank and Customer Law in Canada, 2e éd., Irwin Law, Toronto, 2013, p. 404-405.

[18]    Les mots « virement » et « transfert » sont employés indifféremment par l’auteur des présents motifs.

[19]    MacLeod Savings & Credit Union Ltd. c. Perrett, [1981] 1 R.C.S. 78, p. 86.

[20]    Droit bancaire, 5e édition, supra, note 12, p. 203, paragr. 289.

[21]    Droit bancaire, 5e édition, supra, note 12, p. 225, paragr. 316 (l’exemple du chèque).

[22]    Boma, supra, note 11, paragr. 82.

[23]    Droit bancaire, 5e édition, supra, note 12. Les auteurs réfèrent le lecteur à la note infrapaginale 178 de la 5e édition, aux pages 657-658 et 660-662 de la 4e édition de l’ouvrage paru en 2004. Droit bancaire, 4e édition, supra, note 9.

      Par exemple, le virement électronique de fonds est payable aussitôt que la banque peut faire le paiement et n’est pas considéré « à demande » puisque le bénéficiaire ne peut en exiger l’exécution.

[24]    Ibid.

[25]    Droit bancaire, 5e édition, supra, note 12, p. 678-679, paragr. 897.

[26]    Id., p. 678-679, paragr. 897. À ce sujet, voir aussi Arthur Oulaï, « Virements », dans JurisClasseur Québec, « Droit des affaires - Droit bancaire et financement d’entreprise », fasc. 5, Montréal, Lexis Nexis, feuilles mobiles.

[27]    Droit bancaire, 5e édition, supra, note 12, p. 679-680, paragr. 899.

[28]    Scene Holding Inc. c. Galeries des Monts Inc., 2016 QCCA 1662, paragr. 19-20, 26-27, 34. Sur le principe voulant que le droit à la modification est la règle et le refus l’exception, voir également les arrêts Port Royal Apartments Inc. c. Petrusa, 2016 QCCA 428, paragr. 7, Softmedical Inc. c. Daabouss, 2016 QCCA 748, paragr. 7, Rhéaume c. Ouellet, 2013 QCCA 898, paragr. 3.

[29]    Volcano Technologie Inc. c. Factory Mutual Insurance Company, 2007 QCCA 802, paragr. 1.

[30]    Leclaire c. Québec (Sous-ministre du Revenu), 2012 QCCA 1872, paragr. 16.

[31]    Larouche c. La Progressive Compagnie d’assurance du Canada et al., [1952] J.Q. no 49 (C.A.). Voir également Affiliated F.M. Insurance Co. c. Appel Jewellery Manufacturing Ltd. et al., [1990] R.R.A. 1048 (C.A.).

[32]    Micheline Lapointe-Boucher c. La Mutuelle-Vie des fonctionnaires, [1996] R.R.A. 957 (opinion du juge Robert, partagée par le juge Baudouin). Voir également Di Capua et al. c. Barreau du Québec et al., EYB 2003-44353 (QC CA), paragr. 83-86 et Lombard du Canada Ltée c. Ezeflow Inc., 2008 QCCA 1759, paragr. 60-62.

[33]    Progressive Homes Ltd. c. Cie canadienne d'assurances générales Lombard, 2010 CSC 33, paragr. 22-24.

[34]    Voir notamment Ledcor Construction Ltd. c. Société d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, paragr. 40 [Ledcor]; Sabean c. Portage La Prairie Mutual Insurance Co., 2017 CSC 7, paragr. 12 [Sabean].

[35]    Sabean, supra, note 34, paragr. 12.

[36]    Droit bancaire, 5e édition, supra, note 12, p. 120, paragr. 155. Voir également Porterlane Investments Ltd. c. Chambre des notaires du Québec, 2010 QCCA 813, paragr. 42 et les références à la note infrapaginale 6.

[37]    Droit bancaire, 5e édition, supra, note 12, p. 121, paragr. 156. Voir également Instrubel N.V. v. The Republic of Irak and others, 2019 QCCA 78, paragr. 49 et les notes infrapaginales 40 et 41 (demandes d’autorisations d’appel à la Cour suprême accueillies, 4 juillet 2019, no 38562).

[38]    Voir notamment Hamel c. Assurance-vie Desjardins, J.E. 87-64 (C.A.) et Pilon c. Lacroix, 2006 QCCA 1101, paragr. 13.

[39]    Procureure générale du Québec c. Fiset, 2017 QCCA 512, paragr. 10-11; S.M. c. R.K., 2015 QCCA 1401, paragr. 7; B.C. c. O.B., 2015 QCCA 649, paragr. 17; Monté c. Bernard, 2012 QCCA 123, paragr. 2; Cloutier c. Société Canada Trust, 2008 QCCA 544, paragr. 19; Citoyens pour une qualité de vie/Citizens for a Quality of Life c. Aéroports de Montréal, 2007 QCCA 1274, paragr. 39, Marie St-Pierre, j. unique (demande d'autorisation à la Cour suprême rejetée, 24 avril 2008, no 32370).

[40]    Ledcor, supra, note 34, paragr. 24.

[41]    American Home Insurance Co. c. Duret, [1989] R.J.Q. 2142 (C.A.) [American Home], opinion du juge Chevalier. Voir également Orion Insurance Co. c. Lumbermens Mutual Casualty Co., [1988] R.J.Q. 1497 (C.A.) [Orion] et Didier Lluelles, Droit des assurances terrestres, 6e éd., Montréal, Thémis, 2017, paragr. 528-529 [Lluelles].

[42]    American Home, supra, note 41.

[43]    Orion, supra, note 41, citant Symons General Insurance Co. v. Sabau Construction Inc., [1986] R.J.Q. 2823 (C.A.).

[44]    Family Ins. c. Lombard du Canada, 2002 CSC 48, paragr. 14, 28-42 [Family Ins.].

[45]    Geneviève Cotnam, « La multiplicité d’assurance : comment s’y reconnaître? », (2005) 222 Développements récents en droit des assurances, p. 83-119 [G. Cotnam].

[46]    Ibid.

[47]    La Garantie, Compagnie d’assurance de l’Amérique du Nord c. Le Barreau du Québec, [2002] R.J.Q. 47, paragr. 26-27 (C.A.).

[48]    G. Cotnam, supra, note 45, p. 92.

[49]    Id., p. 94.

[50]    Family Ins., supra, note 44, paragr. 38.

[51]    Perte CAD - (rétention + franchise).

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