Riopel c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides | 2024 QCCA 210 | ||
COUR D'APPEL | |||
CANADA | |||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||
GREFFE DE | |||
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No : | |||
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PROCÈS-VERBAL D'AUDIENCE | |||
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DATE : Le 23 février 2024 |
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FORMATION : LES HONORABLES | |
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PARTIES APPELANTES | AVOCATS |
Ville de rivière-rouge |
Me ANDRÉANNE LAVOIE
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PARTIE INTIMÉE | AVOCATES |
Centre intégré de services de santé et services sociaux des laurentides |
Me LÉA CHAMPAGNE-MERCIER
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PARTIE MISE EN CAUSE | AVOCAT |
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Mme Aurélie FORTIN, stagiaire en droit (Bernard, Roy (Justice-Québec))
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PARTIE INTERVENANTE | AVOCATES |
fIQ – SYNDICAT DES PROFESSIONNELLES EN SOINS DES LAURENTIDES |
Me ISABELLE BOIVIN Me ÉMILIE GAUTHIER (Féd. Interprofessionnelle de la santé du Québec-FIC) Par visioconférence
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En appel d’un jugement rendu le 29 janvier 2024 par l’honorable Élise Poisson de la Cour supérieure, district de Terrebonne. |
NATURE DE L’APPEL : | Jugement rendu en cours d’instance – Injonction interlocutoire provisoire rejetée – Fermeture de l’urgence du Centre hospitalier de Rivière-Rouge. |
Salle : Pierre-Basile-Mignault |
AUDITION |
9 h 32 | Début de l’audience. Continuation de l'audience du 19 février 2024. Les parties ont été dispensées d’être présentes à la Cour. PAR LA COUR : Arrêt – voir page 4. Fin de l’audience |
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Ariane Simard-Trudel, Greffière-audiencière |
ARRÊT |
[1] Martine Riopel et la Ville de Rivière-Rouge se pourvoient contre un jugement rendu le 29 janvier 2024 par la Cour supérieure, district de Terrebonne (l’honorable Élise Poisson)[1], rejetant leur Demande pour l’émission d’une injonction interlocutoire provisoire et d’ordonnance de sauvegarde visant à enjoindre au CISSSL de maintenir ouverte pour une durée de 10 jours, de 20 h à 8 h, l'urgence du Centre multiservices de santé et de services sociaux de Rivière-Rouge (le « Centre hospitalier »).
[2] Cette demande a été formulée dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judiciaire et demande en nullité d’une décision du Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (le « CISSSL ») de réduire les heures d’ouverture de l’urgence du Centre hospitalier de 8 h à 20 h, à partir du 1er février 2024.
[3] La juge de première instance brosse un tableau du contexte dont il convient de reprendre les grandes lignes.
[4] Le Centre hospitalier dessert une population totale de 26 500 habitants répartis sur plus de 1 800 km, à mi-chemin entre l’Hôpital de Mont-Laurier et le Centre multiservices de santé et de services sociaux de Sainte-Agathe[2].
[5] Il comprend une urgence de catégorie 1[3], une unité d’hospitalisation en santé mentale de courte et de longue durée et offre plusieurs services de consultations dans différentes spécialités, en plus d’un service de CHSLD. Son service d’urgence dessert la clientèle des différentes unités de soins. Il ne semble pas avoir été épargné par la pénurie de main-d’œuvre qui sévit dans la région depuis les deux dernières années, faisant en sorte que, depuis juillet 2022, ses services d’imagerie médicale ne sont disponibles qu’entre 8 h et 20 h et qu’il peine à offrir des services d’inhalothérapie, en plus de devoir composer avec une pénurie d’infirmières.
[6] C’est ce qui a mené le CISSSL à constituer, en avril 2023, un comité formé de médecins-chefs et de gestionnaires mandatés pour évaluer les possibilités de réorganisation des services à l’urgence du Centre hospitalier[4], lequel a produit un rapport concluant que le statu quo n’est pas une avenue envisageable en raison des risques de mortalité-morbidité associés à un bris de service inattendu[5].
[7] En juin 2023, le CISSSL a déposé auprès du ministère de la Santé et des Services sociaux (le « MSSS ») une Demande de projets-pilotes/Mandat des unités d’urgence et d’hospitalisation visant la réorganisation du service d’urgence du Centre hospitalier (la « Demande de projets-pilotes ») dans laquelle il proposait, entre autres, la mise sur pied d’une clinique d’urgences mineures avec adaptations pour une durée d’un an[6].
[8] Le 31 août 2023, le sous-ministre adjoint à la Direction générale des affaires universitaires, médicales, infirmières et pharmaceutiques du MSSS a répondu à la demande du CISSSL en soulignant que le modèle proposé correspondait davantage à une urgence de catégorie 1B qu’à une clinique d’urgences mineures, à l’exception des heures réduites en mode walk-in[7]. En ce qui concerne le volet urgence, il a recommandé le maintien du modèle actuel d’urgence, soit une urgence de catégorie 1B/1C avec ouverture de 8 h à 20 h, incluant la mise en place d’une garde médicale de 20 h à 8 h pour pallier les besoins immédiats des usagers qui se présentent la nuit[8].
[9] La preuve administrée en première instance n’indique pas si la Demande de projets-pilotes déposée par le CISSSL a été entérinée par le MSSS[9].
[10] Le 7 décembre 2023, le CISSSL a publié un communiqué de presse annonçant que les heures d’ouverture du service d’urgence du Centre hospitalier seraient de 8 h à 20 h à compter du 1er février 2024[10] plutôt que 24 h sur 24. En dehors de ces heures, les usagers seraient invités à se rendre aux centres hospitaliers de Mont-Laurier, de Sainte‑Agathe ou de Lachute. Le CISSSL justifiait sa décision en invoquant la pénurie importante de personnel à Rivière-Rouge affectant la sécurité et la pérennité des soins.
[11] Le 12 janvier 2024, le Cabinet du ministre de la Santé a émis un communiqué confirmant les nouvelles heures d’ouverture annoncées par le CISSSL[11].
[12] Le 21 janvier 2024, le CISSSL élaborait un Parcours clinique des patients en lien avec la modification des heures d’ouverture du service d’urgence de Rivière-Rouge (le « Parcours clinique des patients »)[12]. L’implantation du Parcours clinique des patients vise à instaurer plusieurs mesures dont l’établissement de protocoles avec les services ambulanciers de la région et les centres hospitaliers de Mont-Laurier et de Sainte-Agathe. Il prévoit également qu’un médecin demeurera en poste entre 20 h et 8 h au Centre hospitalier pour soigner les patients hospitalisés sur les autres étages et qu’il pourrait être sollicité pour stabiliser les personnes dont l’état de santé serait trop critique avant leur transport en ambulance vers un autre hôpital[13].
[13] Depuis l’annonce du CISSSL, une forte mobilisation citoyenne opposée à la fermeture du service d’urgence entre 20 h et 8 h du Centre hospitalier s’est organisée afin de dénoncer, entre autres, l’absence de consultation du CISSSL à leur égard ainsi qu’une diminution de services auxquels ils ont droit[14].
[14] C’est dans ce contexte que le 24 janvier 2024, les appelantes ont introduit leur recours. Le 26 janvier, elles ont présenté leur demande d’injonction provisoire visant à forcer le maintien des heures d’ouverture 24 h sur 24 h pour une période de 10 jours, laquelle a été refusée par le biais du jugement entrepris rendu le 29 janvier 2024[15].
[15] Le 1er février 2024, l’appelante Riopel, une résidente de Rivière-Rouge, atteinte d’un cancer du sein et suivie en chimiothérapie au Centre hospitalier par ailleurs tributaire de son service d’urgence[16], a obtenu la permission de faire appel du jugement entrepris[17]. Le 15 février 2024, la Ville de Rivière-Rouge a obtenu, à son tour, une telle permission[18]. Le même jour, la FIQ-Syndicat des professionnelles en soin des Laurentides a été autorisée à intervenir à titre volontaire et conservatoire[19]. Elle appuie la position des appelantes.
[16] Après avoir résumé les faits et constaté l’existence d’une situation urgente, d’une apparence de droit ou d’une question sérieuse à juger et d’un préjudice sérieux ou irréparable susceptible de découler de la fermeture de l’urgence entre 20 h et 8 h, la juge de première instance conclut néanmoins au rejet de la Demande en injonction interlocutoire provisoire au motif que la prépondérance des inconvénients favorise plutôt le maintien de la décision administrative du CISSSL[20].
[17] Elle reconnaît d’abord que le critère d’urgence est satisfait dans la mesure où il était urgent d’agir avant la date de prise d’effet de la décision du CISSSL, le 1er février 2024[21].
[18] Ensuite, en ce qui a trait à l’apparence de droit, elle rappelle dans un premier temps les pouvoirs du CISSSL et le rôle de son président-directeur général aux fins de la coordination et de la surveillance de l’activité clinique au sein du Centre hospitalier, de même que le pouvoir discrétionnaire dont il dispose afin de prendre certaines décisions à l’intérieur du cadre de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (la « LSSSS »), tout en signalant qu’un tel pouvoir n’est pas à l’abri de l’intervention judiciaire en présence de certaines circonstances exceptionnelles – lorsqu’il est exercé (i) à des fins impropres non prévues dans la loi; (ii) de mauvaise foi; (iii) selon des principes erronés ou tenant compte de considérations non pertinentes; (iv) de façon discriminatoire, injuste, arbitraire ou déraisonnable.
[19] Puis, elle reprend les arguments invoqués par les appelantes avant de conclure qu’ils satisfont le critère d’apparence de droit. Celles-ci soutiennent que la décision du CISSSL excède les pouvoirs de ce dernier en vertu des articles 3, 5, 6, 7, 101 et 105 de la LSSSS et de l’article 28 du Règlement sur l’organisation et l’administration des établissements (le « Règlement »)[22], car le Centre hospitalier est tenu par la loi de fournir les soins d’urgence nécessaires à ses usagers, de jour comme de nuit. De l’avis de la juge, la grille de catégorisation des services d’urgence publiée sur le site du MSSS semble appuyer cette affirmation. De plus, les appelantes invoquent la violation des droits fondamentaux des usagers protégés par les chartes canadienne et québécoise[23] et reprochent au CISSSL d’avoir enfreint l’équité procédurale en omettant de consulter la population et les médecins œuvrant à l’urgence avant de décider de fermer le service d’urgence du Centre hospitalier entre 20 h et 8 h[24]. En se gardant de se prononcer sur le mérite de ces prétentions, la juge reconnaît néanmoins qu’il s’agit de questions sérieuses.
[20] Concernant le critère du préjudice sérieux ou irréparable, la juge constate que la réduction des heures du service d’urgence du Centre hospitalier est susceptible d’occasionner un préjudice sérieux aux usagers ne pouvant être compensé financièrement ni corrigé par le jugement final, malgré la mise en œuvre de mesures visant à atténuer les risques[25], tout en signalant qu’un préjudice irréparable existe également lorsqu’un bris de service impromptu survient[26].
[21] Finalement, elle aborde la prépondérance des inconvénients en soulignant la présence de deux aspects de l’intérêt public, le premier découlant d’une décision prise par le CISSSL, laquelle est présumée prise dans le respect de ses dispositions législatives habilitantes[27] et le second, soulevé par les appelantes, soutenant agir dans l’intérêt public pour protéger la santé et la sécurité de la population desservie par le Centre hospitalier. Elle juge néanmoins qu’il y a lieu de favoriser l’intérêt public découlant de la décision du CISSSL, laquelle vise à réduire l’impact d’un possible bris de service à l’urgence du Centre hospitalier susceptible de causer un préjudice plus grand que la fermeture de l’urgence annoncée entre 20 h et 8 h. Elle termine en rappelant que l’analyse de l’opportunité de cette décision du CISSSL n’est pas du ressort des tribunaux[28].
[22] En appel, les appelantes soutiennent que la juge a commis une erreur de droit dans l’application du critère de la balance des inconvénients à la lumière des deux aspects de l’intérêt public en cause, en donnant préséance à la double présomption de validité de la décision du CISSSL et en omettant d’analyser les critères de l’injonction de façon interreliée. Elles rappellent que les dispositions législatives habilitantes confèrent d’importants droits aux usagers du Centre hospitalier, dont celui de recevoir des soins d’urgence et soulèvent un manquement de l’intimé à l’équité procédurale dans le cadre de la prise de sa décision de fermer l’urgence entre 20 h et 8 h. Elles soulignent l’importance d’accueillir la demande d’injonction provisoire afin d’éviter de rendre le débat théorique et rappellent également que le gouvernement n’a pas le monopole de l’intérêt public.
[23] L’intimé répond en soutenant le fondement de l’analyse de la juge de première instance du critère de la balance des inconvénients quant à la présomption de validité de la décision du CISSSL et de l’intérêt public. Il plaide que les soins offerts au Centre hospitalier sont précaires et font face à des risques constants de bris de service pouvant entraîner des conséquences graves pour la population. Il soutient que les appelantes s’appuient sur une prémisse erronée voulant que l’urgence soit fonctionnelle. Il semble même remettre en question le constat d’apparence de droit de la juge de première instance, allant même jusqu’à avancer que l’appelante n’aurait jamais remis en question la légalité de sa décision administrative. Signalons que ce dernier élément doit être écarté avant d’aller plus loin puisqu’une simple lecture des procédures introduites par les appelantes contredit cette dernière prétention.
[24] Il convient de rappeler le haut degré de déférence qui incombe à une cour d’appel à l’égard du jugement qui tranche une demande d’ordonnance d’injonction provisoire, tel que le rappelait récemment la Cour dans Société canadienne pour la prévention de la cruauté envers les animaux c. Ville de Longueuil[29] :
[Soulignements ajoutés]
[25] Nonobstant ce corridor étroit, la Cour estime qu’une telle intervention s’impose en l’espèce, au vu de l’erreur commise par la juge de première instance dans le cadre de son analyse de la prépondérance des inconvénients.
[26] Rappelons d’abord que la juge de première instance était tenue d’évaluer globalement les critères donnant ouverture à l’ordonnance d’injonction puisqu’ils sont interreliés[30] :
[25] Cela dit, en droit et sur les principes, l’analyse des critères de l’ordonnance de sauvegarde et du sursis se doit d’être globale; les critères sont en effet interreliés. Il s’agit de les pondérer les uns par rapport aux autres, tels des vases communicants. Aucun n’est donc déterminant en soi, étant entendu que, par exemple, le degré d’apparence du droit invoqué, sa clarté ou son caractère douteux, peuvent avoir une incidence sur le poids à accorder aux critères du préjudice irréparable et de la balance des inconvénients. Et vice versa.
[Soulignements ajoutés]
[27] Les critères étant évalués les uns par rapport aux autres, la force de l’un a un impact sur le poids que l’on doit accorder à l’autre. Ainsi, plus le préjudice et les inconvénients sont importants pour le demandeur, moins exigeant le juge doit être quant à l’apparence de droit[31]. Par ailleurs, plus l’apparence de droit est forte, moins le juge a à évaluer attentivement les inconvénients que subira l’intimé si l’ordonnance d’injonction est accordée[32].
[28] En l’espèce, la force qui se dégage de l’évaluation que fait la juge des critères de l’apparence de droit et du préjudice irréparable aurait dû la mener à conclure que la balance des inconvénients favorisait les appelantes plutôt que l’intimé, d’autant plus que les inconvénients invoqués par ce dernier sont de la nature d’hypothèses et ne ressortent pas de la preuve au dossier. En effet, les déclarations sous serment et le rapport de consultation déposés par l’intimé se contentent de soulever un doute sur la capacité du Centre hospitalier de maintenir les soins d’urgence de 20 h à 8 h et sont fondés sur du ouï-dire et sur le risque d’une fermeture éventuelle causée par une pénurie de personnel, alors qu’il admet n’avoir recensé aucun bris de service de son service d’urgence[33]. Au surplus, malgré la crainte alléguée d’un préjudice découlant d’une fermeture impromptue ou d’un bris de service, l’intimée n’a pas semblé mettre en place un plan d’urgence pour une telle éventualité, laissant ainsi croire que l’intimé considère une telle fermeture peu probable.
[29] L’intimé s’emploie par ailleurs à faire un rapprochement avec la réduction de son service d’imagerie médicale entre 20 h et 8 h et plaide le peu de conséquences négatives qui semble en avoir découlé pour la population redirigée vers les autres centres hospitaliers depuis juillet 2022, pour appuyer la thèse d’un préjudice réduit susceptible de découler d’une fermeture des services d’urgence de 20 h à 8 h. Selon lui, ces éléments de preuve démontrent que le statu quo n’est pas viable, alors qu’aucune des déclarations sous serment ni aucun des documents mis en preuve par l’intimé n’analyse les risques concrets que pose la fermeture de l’urgence pour la population. Ils cherchent plutôt à démontrer l’optimisation que procurerait un service réduit.
[30] La déclaration de Pascal Leveault, chef du service d’urgence, le démontre bien :
3. Depuis plusieurs années, l'accentuation de la pénurie en ressources humaines a fragilisé les équipes et mis à l'occasion en doute la capacité à maintenir les services, mais les efforts continuels des gestionnaires et équipes cliniques avaient tout de même permis de pallier à ces enjeux, bien qu'à effectifs réduits, jusqu'à la décision finale du 7 décembre dernier de procéder à la fermeture de l'urgence du CMSSSRR entre 20 h et 8 h;
[31] Or, les appelantes ont déposé des déclarations sous serment de quatre médecins travaillant au Centre hospitalier attestant tous, d’une part, que l’urgence est opérationnelle et apte à remplir sa mission entre 20 h et 8 h et appuyant, d’autre part, l’existence d’un préjudice irrémédiable pour la population desservie par le Centre hospitalier en cas de fermeture entre 20 h et 8 h[34].
[32] La Dre Aimée Duquette, psychiatre au Centre hospitalier, exprime bien les risques pour les usagers qu’une fermeture du service d’urgence la nuit entraînerait :
13. De mon point de vue de psychiatre, augmenter de façon significative les distances à parcourir pour avoir accès à un service d'urgence aura pour conséquence d'entraîner des préjudices aux patients, tels que l'augmentation de la détresse, de la souffrance, l'agitation, l'agressivité, etc.;
[…]
16. Malgré les enjeux de main-d’œuvre qui sont d'ailleurs généralisés à l'ensemble du réseau, je peux affirmer de mon expérience personnelle que ces enjeux n'empêchent pas l'urgence de fonctionner adéquatement présentement entre 20h00 et 8h00 et desservir les milliers de citoyens qui sont habitués de s'y rendre;
17. En tant qu'intervenante de première ligne, je considère que les patients vont subir des préjudices dans bien des cas irréparables, en raison de la fermeture d'une urgence qui pourtant est opérationnelle et à leur service depuis des décennies;
[33] La Dre France Sannino-Durand, médecin de famille, s’exprime dans le même sens :
13. Selon mon expérience à cette urgence de 20h00 à 8h00, en tant que médecin, je me sens en sécurité et je sens également mes patients en sécurité. J’ai confiance en la main-d’œuvre qualifiée qui m’assiste dans cette urgence lors des quarts de soir et de nuit, même en nombre limité;
[…]
15. Donc, je suis en complet désaccord avec cette fermeture de 20h00 à 8h00. J'estime que cette fermeture entraînera des conséquences graves pour la santé et la sécurité de la population de la très grande région desservie par cette urgence;
[…]
18. Les conséquences néfastes de la fermeture de cette urgence présentement opérationnelle de 20h00 à 8h00 seront multiples;
19. Les usagers auront l'obligation de parcourir de longues distances supplémentaires dépassant souvent une (1) heure, voire même plus, pour se rendre à d'autres urgences, dont je sais par expérience qu'elles sont déjà engorgées d'une manière critique;
[34] En définitive, les déclarations sous serment des médecins qui travaillent au Centre hospitalier présentées par les appelantes concernant la capacité du service d’urgence à remplir sa mission ne sont contredites par aucune affirmation claire des témoins de l'intimé. À l’exception d’un seul bris de service en imagerie médicale survenu en juillet 2022, la preuve de l’intimé ne fait état d’aucune fermeture effective en raison d’un manque de personnel[35].
[35] En fait, dans le cadre de son analyse, la juge accorde davantage d’importance à l’intérêt public découlant de la présomption de validité de la décision administrative qu’à l’intérêt public plaidé au nom des usagers. Or, tel que le soulèvent les appelantes en reprenant les propos de la Cour suprême dans l'affaire RJR-Macdonald inc., « le gouvernement n'a pas le monopole de l'intérêt public »[36]. Ainsi, les deux parties à une demande d’injonction interlocutoire peuvent invoquer des considérations d'intérêt public, lequel comprend autant les intérêts de l'ensemble de la société que les intérêts particuliers des groupes affectés.
[36] De plus, contrairement à ce que semble conclure la juge, le fait pour un tribunal d’ordonner que le service d'urgence demeure ouvert entre 20 h et 8 h ne s'apparente pas à la suspension d'un texte législatif[37]. Il ne s'agit pas de la suspension d'une loi ou d'un règlement jugé d'intérêt public. En outre, l’intimé s’autorise d’un raccourci lorsqu’il avance que la juge a référé, à juste titre, à la présomption de validité d’une décision d’un organisme, dans le cadre de l’évaluation de la balance des inconvénients, conformément à l’approche de la Cour dans l’arrêt Grand Council of the Crees c. PG Canada[38]. Dans cette affaire, il était question de la délivrance d’un permis par le ministère des Ressources naturelles et de la Faune. La Cour reconnaît qu’une décision ministérielle, telle que la délivrance d’un permis, prise dans l’intérêt public bénéficie d’une présomption de validité.
[37] Or, il importe de faire une distinction entre la décision prise par la directrice du Centre hospitalier qui, selon la preuve administrée, risque de causer un préjudice irrémédiable aux usagers et une décision ministérielle prise dans le contexte de l’application d’une loi d’ordre public. Ces deux situations ne peuvent bénéficier du même degré de présomption. Il s'agit plutôt en l’espèce de l'interruption d'un service public prévu par la loi[39] susceptible de causer des conséquences concrètes aux citoyens qui devraient pouvoir en bénéficier. Au surplus, et comme le souligne la juge Bich dans Northex Environnement inc. c. Blanchet « […] cela ne change rien au test à appliquer en matière de sauvegarde (comme en matière d'injonction interlocutoire) : la partie qui conteste l'acte administratif doit faire voir des questions sérieuses permettant de douter prima facie de cette validité. Si elle y réussit, elle établit une apparence de droit et franchit la première étape. ». Ici, cette apparence de droit a été confirmée et ne justifiait pas qu’on néglige l’analyse de l’impact de la réduction des heures de service de l’urgence sur les usagers, alors qu’elle mettait en jeu une question d’intérêt public.
[38] Au surplus, le préjudice que subiraient les appelantes en l’espèce, que ce soit Mme Riopel ou la population desservie par le Centre hospitalier que représente au moins en partie la Ville de Rivière-Rouge, est potentiellement beaucoup plus important et irrémédiable que le préjudice institutionnel lié à l'organisation du personnel de l'urgence qui, à ce stade-ci, est éventuel et non réel. Puisqu’il ne ressort pas de la preuve soumise que le service d’urgence est incapable d’accomplir sa mission entre 20 h et 8 h ou qu’un bris de service est imminent, l’intérêt public milite plutôt vers la continuité de ce service dont bénéficient les usagers du Centre hospitalier.
[39] Ajoutons à ceci que la jurisprudence tend généralement à favoriser le statu quo pour assurer l’efficacité d’un éventuel remède, ce qui devait mener la juge à rechercher la préservation du statu quo et la conservation de l’objet du litige dans l’attente de l’audience sur le fond pour s’assurer que la réparation éventuellement accordée préserve son caractère efficace[40] et « permettre aux parties de rester dans leur position respective jusqu’à ce que leurs droits respectifs soient déterminés par le jugement final » [41]. Il semble indéniable qu’en l’espèce, la fermeture de l'urgence de 20 h à 8 h avant que n’ait lieu l’audience sur le fond entraînera la perte d’un tel statu quo et le « démantèlement du noyau de travail actuel », comme l’a d’ailleurs fait valoir le personnel soignant de première ligne.
[40] Ainsi, un jugement final favorable pourrait être impossible à exécuter, ce qui rendrait le débat théorique et l’éventuelle réparation inefficace. Cette préoccupation fait pencher la balance des inconvénients en faveur des appelantes et du prononcé d’une ordonnance d’injonction provisoire.
[41] À l’audience, les parties ont été invitées à faire valoir leur position à l’égard de l’opportunité de rendre une ordonnance de sauvegarde pour valoir jusqu’à ce qu’un jugement intervienne sur la demande d’injonction interlocutoire ou, à défaut, sur le fond, de façon à éviter aux parties des frais supplémentaires entourant le renouvellement de l’ordonnance d’injonction provisoire de 10 jours.
[42] Les appelantes ont indiqué qu’elles souhaiteraient une telle ordonnance qui leur éviterait des vacations inutiles et leur permettrait de consacrer leurs ressources à faire avancer le dossier vers l’audience sur la demande d’injonction interlocutoire ou sur le fond, en procédant notamment aux interrogatoires ainsi qu’à la tenue et au dépôt d’expertises.
[43] Elles ont également signalé à la Cour que leur demande initiale, telle que soumise à la juge de première instance, comportait d’ailleurs une conclusion visant à « ORDONNER au CISSSL de maintenir ouverte, de 20h00 à 8h00, l’urgence de l’hôpital de Rivière-Rouge pour un délai de 6 mois au stade de la sauvegarde »[42], donnant ainsi la compétence voulue à la juge de première instance pour rendre une telle conclusion. Cela étant, elles ont aussi informé la Cour qu’elles avaient signifié un avis de présentation aux fins d’une gestion de l’instance. Selon le plumitif, la date de présentation est prévue le 29 février 2024.
[44] Dans les circonstances, considérant les enseignements de la Cour dans Limouzin c. Side City Studios Inc.[43], selon lesquels l’ordonnance de sauvegarde demeure un outil de gestion au sens de l’article 158 C.p.c. dont le but est de permettre aux parties de « compléter leur dossier en vue de passer rapidement à l’étape de l’interlocutoire, après avoir accepté un protocole de l’instance respectant les règles de proportionnalité et fixé la date de la présentation de la demande en injonction interlocutoire », la Cour estime qu’il y a lieu de prononcer une ordonnance d’injonction provisoire pour une durée de 10 jours et de laisser à la Cour supérieure le soin d’examiner l’opportunité de rendre une ordonnance de sauvegarde pour valoir jusqu’à ce qu’un jugement intervienne sur la demande interlocutoire ou, à défaut, sur le fond, pour une durée qui, dans tous les cas, ne devra pas excéder six mois.
[45] Ce faisant, la Cour tient pour acquis que les parties, animées par un souci de proportionnalité et de saine administration de la justice, feront preuve de collaboration pour l’établissement d’un protocole d’instance leur permettant de cheminer le plus rapidement possible vers une audience sur la demande d’injonction interlocutoire.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[46] ACCUEILLE l’appel;
[47] INFIRME le jugement de première instance et, procédant à rendre le jugement qui aurait dû être rendu :
[48] ACCUEILLE la Demande pour l’émission d’une injonction interlocutoire provisoire;
[49] PRONONCE une injonction provisoire;
[50] ENJOINT l’intimé, le Centre intégré de services de santé et de services sociaux des Laurentides, de maintenir ouverte l’urgence du Centre multiservices de santé et de services sociaux de Rivière-Rouge entre 20 h et 8 h, pour une durée de 10 jours, soit jusqu’au 4 mars 2024 à minuit;
[51] ORDONNE à l’intimé, le Centre intégré de services de santé et de services sociaux des Laurentides, de surseoir à l’exécution de sa décision de fermer l’urgence à compter du 1er février 2024, de 20 h à 8 h, telle qu’énoncée dans le communiqué de presse du 7 décembre 2023 (P-9), jusqu’au 4 mars 2024 à minuit;
[52] AVEC les frais de justice en faveur des appelantes.
| GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A. |
| MARK SCHRAGER, J.C.A. |
| GUY COURNOYER, J.C.A. |
[1] Ville de Rivière-Rouge c. Centre intégré de services de santé et services sociaux des Laurentides, 2024 QCCS 33 [jugement entrepris].
[2] Il est situé à 60 km, soit environ 44 min, au sud de l’Hôpital de Mont-Laurier et à 76 km, soit environ 53 min, au nord du Centre multiservices de santé et de services sociaux de Sainte-Agathe.
[3] La sous-catégorie à laquelle appartient l’unité d’urgence primaire du Centre hospitalier (1C, 1B, 1A ou dispensaires) est l’objet de discorde entre les parties. Dans son exposé, l’intimé soumet que l’urgence est de catégorie 1B, ce qui contredit la position du sous-ministre de la Santé (qui considère l’urgence comme étant de catégorie 1B/1C) et de la juge de première instance qui semble abonder dans le même sens. La preuve ne permet pas à ce stade-ci d’éclaircir cet élément.
[4] Pièce D-5, Consultation médecins-chefs et gestionnaires – défis cliniques – Centre de service de Rivière-Rouge datée du 5 avril 2023.
[5] Pièce D-6, Rapport de consultation clinique sur l’avenir des services de santé physique de courte durée (urgence et hospitalisation daté du 16 mai 2023.
[6] Pièce D-8, Demande de projets-pilotes – Mandat des unités d’urgence et d’hospitalisation datée du 28 juin 2023.
[7] Pièce D-12, Lettre du sous-ministre adjoint du ministère de la Santé et des Services sociaux, docteur Stéphane Bergeron, datée du 31 août 2023.
[8] Ibid.
[9] Jugement entrepris, paragr. 23.
[10] Pièce P-9, Communiqué de presse du Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides, publié le 7 décembre 2023.
[11] Pièce D-20, Communiqué du Cabinet du ministre de la Santé et des Services Sociaux daté du 12 janvier 2024.
[12] Pièce D-21, Parcours clinique des patients en lien avec la modification des heures d’ouverture du service d’urgence de Rivière-Rouge daté du 21 janvier 2024.
[13] Déclaration sous serment de la Dre Colette D. Lachaîne, omnipraticienne et Directrice adjointe des services professionnels-Volet médical au CISSSL.
[14] Pièces P-11, Clé USB contenant une pétition de 8 517 signataires visant la contestation de la fermeture de l’urgence; Pièce P-12, Photographies prises lors de la mobilisation du 13 janvier 2024, en liasse; Pièce P-13, Divers articles de journaux, en liasse.
[15] L’avis de jugement est daté du 8 février 2024.
[16] Déclaration sous serment de madame Martine Riopel, 22 janvier 2024.
[17] Riopel c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides, 2024 QCCA 131.
[18] Riopel c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides, 2024 QCCA 200.
[19] Ibid.
[20] Jugement entrepris, paragr. 92.
[21] Jugement entrepris, paragr. 55.
[22] Jugement entrepris, paragr. 67-69.
[23] Jugement entrepris, paragr. 70.
[24] Jugement entrepris, paragr. 71.
[25] Jugement entrepris, paragr. 77 et 81.
[26] Jugement entrepris, paragr. 82.
[27] Jugement entrepris, paragr. 90-91.
[28] Jugement entrepris, paragr. 92.
[29] Société canadienne pour la prévention de la cruauté envers les animaux c. Ville de Longueuil, 2022 QCCA 1690, paragr. 24.
[31] Favre c. Hôpital Notre-Dame, 1984 CanLII 2824 (QC CA), [1984] CA 548, paragr. 16.
[32] Rassemblement pour la sauvegarde du pavillon 1420 Boulevard Mont-Royal c. Montréal (Ville de), 2015 QCCA 1343, paragr. 15, (j. unique), citant Val-Bélair c. Entreprises Raymond Denis inc., 1993 CanLII 3664 (QC CA), [1993] R.J.Q. 637, 643 (C.A., demande pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée); Gravel c. Fernand Gravel assurances inc., 1991 CanLII 3942 (QC CA), p. 148.
[33] Déclaration sous serment de Pascal Leveault, Chef de service d’urgence, unité de médecine de soins regroupés, cliniques externes et oncologie à la Direction des services cliniques et RLS du CISSSL, 26 janvier 2024, paragr. 3; Déclaration sous serment de madame Marie-Josée Lafontaine, directrice à la Direction des services multidisciplinaires, de l'enseignement et de la recherche du Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides, 26 janvier 2024; Pièce D-6, Rapport de consultation clinique sur l’avenir des services de santé physique de courte durée (urgence et hospitalisation daté du 16 mai 2023.
[34] Déclaration sous serment de la Dre Valérie Homier, 19 janvier 2024; Déclaration sous serment d'Aimée Duquette, psychiatre travaillant au Centre hospitalier, 19 janvier 2024; Déclaration sous serment de Dre France Sannino-Durand, 23 janvier 2024; Déclaration sous serment de Nicolas Mathieu, médecin de famille, 23 janvier 2024.
[35] Déclaration sous serment de Marco Blanchet, Coordonnateur des services préhospitaliers d'urgence à la Direction des services multidisciplinaires, de l'enseignement et de la recherche du Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides, 26 janvier 2024.
[36] RJR-Macdonald inc. c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311, p. 343-344 :
[traduction] Bien qu'il soit fort important de tenir compte de l'intérêt public dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients, l'intérêt public dans les cas relevant de la Charte n'est pas sans équivoque ou asymétrique comme le laisse entendre l'arrêt Metropolitan Stores. Le procureur général n'est pas le représentant exclusif d'un public « monolithe » dans les litiges sur la Charte, et le requérant ne présente pas toujours une revendication individualisée. La plupart du temps, le requérant peut également affirmer qu'il représente une vision de « l'intérêt public ». De même, il se peut que l'intérêt public ne milite pas toujours en faveur de l'application d'une loi existante.
À notre avis, il convient d'autoriser les deux parties à une procédure interlocutoire relevant de la Charte à invoquer des considérations d'intérêt public. Chaque partie a droit de faire connaître au tribunal le préjudice qu'elle pourrait subir avant la décision sur le fond. En outre, le requérant ou l'intimé peut faire pencher la balance des inconvénients en sa faveur en démontrant au tribunal que l'intérêt public commande l'octroi ou le refus du redressement demandé. « L'intérêt public » comprend à la fois les intérêts de l'ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables.
[Soulignements ajoutés]
[37] Jugement entrepris, paragr. 89-92.
[38] Exposé de l’intimé, paragr. 56; Grand Council of the Crees (Eeyou Istchee) c. Québec (Procureur général), 2009 QCCA 810, paragr. 40.
[39] Art. 7 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux et art. 28 du Règlement sur l’organisation et l’administration des établissements.
[40] Google inc. c. Equustek Solutions inc., 2017 CSC 34, paragr. 24. Céline Gervais, L’injonction, 2e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005, p. 11, reprenant les enseignements du juge Owen dans Société de développement de la Baie James c. Kanatewat, [1975] C.A. 166, p. 185 [C. Gervais].
[42] Demande introductive en injonction provisoire, interlocutoire et permanente, demande pour l’émission d’ordonnances de sauvegarde, pourvoi en contrôle judiciaire et demande en nullité.
[43] Limouzin c. Side City Studios Inc., 2016 QCCA 1810, paragr. 59-60; Voir également Tremblay c. Cast Steel Products (Canada) Ltd., 2015 QCCA 1952, paragr. 10 à 13.
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