Barreau du Québec (syndique adjointe) c. Tellier | 2025 QCCDBQ 055 |
CONSEIL DE DISCIPLINE |
BARREAU DU QUÉBEC |
CANADA |
PROVINCE DE QUÉBEC |
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No : | 06-25-03576 |
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DATE : | 11 juin 2025 |
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LE CONSEIL : | Me MANON LAVOIE | Président |
Me ÉRIC DENILLE | Membre |
Me SYLVAIN DÉRY | Membre |
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Me GUYLAINE MALLETTE, en sa qualité de syndique adjointe du Barreau du Québec |
Requérante |
c. |
« Me » NOÉMI TELLIER (309880-0) |
Intimée |
et |
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES |
Mis en cause |
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DÉCISION SUR LA REQUÊTE POUR L’IMPOSITION D’UNE SUSPENSION OU D’UNE LIMITATION PROVISOIRE IMMÉDIATE DU
DROIT DE L’INTIMÉE D’EXERCER LA PROFESSION D’AVOCAT ET D’UTILISER LE TITRE RÉSERVÉ AUX MEMBRES DE L’ORDRE (Articles 122.0.1 à 122.0.5 du Code des professions) |
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HISTORIQUE DU DOSSIER
- Le 8 mai 2024, la requérante signe une première Requête pour l’imposition d’une suspension ou limitation provisoire immédiate du droit d’exercice de la profession d’avocat et d’utiliser le titre réservé aux membres de l’Ordre, présentée en vertu des articles 122.0.1 et suivants du Code des professions[1] (C.prof.).
- Cette requête fait suite à une infraction de nature criminelle portée contre l’intimée à qui l’on reproche d’avoir été complice après le fait du meurtre de Francis Turgeon, commettant ainsi l’infraction prévue à l’article 240 du Code criminel[2].
- Le 17 mai 2024, le Conseil entend la requête en présence des parties et l’accueille le 21 mai 2024[3].
- Le 22 août 2024, la requérante dépose au greffe de l’Ordre une première demande de renouvellement de l’ordonnance du 21 mai 2024, laquelle est entendue le 4 septembre 2024 et accueillie le 16 septembre 2024[4]. Cette décision accorde une dispense de publication de l’avis de la présente décision[5].
- Le 8 janvier 2025, le Conseil entend une deuxième demande de renouvellement de l’ordonnance et l’accueille le 22 janvier 2025, accordant une dispense de publication de l’avis de la décision[6].
- Le 30 avril 2025, la présidente du présent Conseil reçoit une lettre de la requérante l’informant qu’un acquittement[7] a été prononcé relativement à l’infraction visée par le mandat d’arrestation contre l’intimée, laquelle a servi de fondement à la première demande de suspension provisoire immédiate du droit de l’intimée d’exercer la profession d’avocat, rendue le 21 mai 2024, ainsi qu’à ses renouvellements subséquents.
- L’acquittement de l’intimée constitue l’une des éventualités prévues à l’article 122.0.4 du Code des professions qui met fin à l’ordonnance et à ses renouvellements.
- Le procès-verbal informatisé du 17 avril 2025 soumis à l’appui de la lettre du 30 avril 2025 de la requérante indique ce qui suit : « Le Tribunal acquitte l’accusée sur le chef tel que porté sur l’acte d’accusation direct. Nouvel acte d’accusation déposé ce jour[8]. »
Nouvelle demande aux termes de l’article 122.0.1 du C.prof.
- Le 6 mai 2025, la requérante notifie une deuxième Requête pour l’imposition d’une suspension ou limitation provisoire immédiate du droit d’exercice de la profession d’avocat et d’utiliser le titre réservé aux membres de l’Ordre, fondée sur un nouvel acte d’accusation[9] qui se lit comme suit :
- Entre le 7 mai 2019 et le 18 septembre 2019, a volontairement tenté d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice, en entravant une enquête policière de meurtre et en tentant de nuire aux procédures judiciaires reliées, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 139 (2) du Code criminel.
- Entre le 19 septembre 2019 et le 10 novembre 2023, a intentionnellement tenté d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice, en entravant une enquête policière de meurtre et en tentant de nuire aux procédures judiciaires reliées, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 139 (2) a) du Code criminel.
- L’article 139 (1) et (2) a) du Code criminel (C.cr), qui se trouve dans la section « Personnes qui trompent la justice » indique :
Entrave à la justice
139 (1) Quiconque volontairement tente de quelque manière d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice dans une procédure judiciaire :
a) soit en indemnisant ou en convenant d’indemniser une caution de quelque façon que ce soit, en totalité ou en partie;
b) soit étant une caution, en acceptant ou convenant d’accepter des honoraires ou toute forme d’indemnité, que ce soit en totalité ou en partie, de la part d’une personne qui est ou doit être mise en liberté ou à l’égard d’une telle personne,
est coupable :
c) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans;
d) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
Idem
(2) Quiconque intentionnellement tente de quelque manière, autre qu’une manière visée au paragraphe (1), d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice est coupable :
a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans;
[…]
[Soulignements ajoutés]
- L’ordonnance de mise de l’intimée en liberté en vigueur depuis le 3 décembre 2024 est maintenue et prévoit notamment que l’intimée doit s’abstenir formellement d’exercer la profession d’avocat ainsi que de s’identifier comme avocate[10].
- La caution exigée lors du premier chef d’accusation, s’élevant à 36 000 $, est également maintenue et inclut un montant de 10 000 $ déposé par l’intimée.
- Le jour de l’audience, l’intimée agit personnellement et déclare être prête à procéder. Le Conseil lui fournit des explications additionnelles afin de s’assurer de sa compréhension du processus et de respecter son devoir d’assistance.
- Les parties produisent un document intitulé Admissions et recommandation commune[11] et recommandent conjointement que le Conseil accueille la requête de la requérante, ordonne la suspension immédiate du droit de l’intimée d’exercer la profession d’avocat et d’utiliser le titre réservé aux membres de l’Ordre, condamne l’intimée au paiement des déboursés et lui accorde un délai de 12 mois pour effectuer ce paiement.
- L’intimée demande également au Conseil de lui accorder une dispense de publication de l’avis de la présente décision.
- Pour sa part, la requérante s’en remet à la discrétion du Conseil, tout en confirmant que les circonstances particulières dans lesquelles se trouve l’intimée sont exceptionnelles et demeurent inchangées depuis la première ordonnance et ses renouvellements.
QUESTIONS EN LITIGE
- Le Conseil doit-il ordonner la suspension provisoire immédiate du droit de l’intimée d’exercer la profession d’avocate et d’utiliser le titre réservé aux membres de l’Ordre?
- Dans l’affirmative, le Conseil doit-il ordonner la publication d’un avis de la présente décision dans un journal circulant dans le lieu d’exercice de l’intimée?
CONTEXTE
- Les parties produisent de consentement une preuve documentaire[12].
- L’intimée est inscrite au tableau de l’Ordre des avocats depuis le 11 décembre 2012[13].
- Dans le cadre des ordonnances de mise en liberté de l’intimée, celle-ci se voit imposer notamment la condition suivante[14] :
11. S’abstenir formellement d’exercer la profession d’avocat notamment : Interdiction de poser tout acte juridique, quel qu’il soit, directement ou indirectement; Interdiction de s’identifier comme avocate ou accepter d’être identifiée de cette façon; Interdiction de se trouver dans un palais de justice, sauf lorsque sa présence est requise dans le cadre du présent dossier ou de tout autre dossier dont elle est une des parties impliquées.
- Le document intitulé Admissions et recommandation commune, signé respectivement les 6 et 12 mai 2025 par l’intimée et la requérante, présente ce qui suit[15] :
ATTENDU QUE le 17 avril 2025, un Acte d’accusation a été émis contre l’Intimée, comportant deux chefs d’infraction de nature criminelle, en vertu des articles 139 (2) et (139 (2) a) du Code criminel, au dossier de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, portant le numéro 705-01-127956-243 ;
ATTENDU QUE, l’ordonnance de mise en liberté en vigueur prévoit notamment que l’Intimée doit s’abstenir formellement d’exercer la profession d’avocat ainsi que de s’identifier comme avocate et ce, au dossier de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, portant le numéro 705-01-127956-243 ;
ATTENDU QUE le 6 mai 2025, la Requérante, en sa qualité de Syndique adjointe du Barreau du Québec, a déposé au Greffe du Conseil de discipline du Barreau du Québec une Requête contre l’Intimée en vertu de l’article 122.0.1 du Code des professions (R.L.R.Q., chapitre C-26) (ci-après la Requête) ;
ATTENDU QUE les infractions criminelles portées contre l’Intimée sont punissables de cinq (5) ans d’emprisonnement ou plus, soit d’un emprisonnement maximal de 10 ans, tel qu’il appert du libellé de l’article 139 (2) a) du Code criminel ;
ATTENDU QUE l’Intimée reconnaît que la confiance du public envers les membres de l’Ordre risque d’être compromise si le Conseil de discipline du Barreau du Québec ne prononce aucune ordonnance ;
ATTENDU QUE la Requérante et l’Intimé sont arrivées à une entente concernant la Requête, celles-ci soumettant la présente recommandation commune au Conseil de discipline du Barreau du Québec.
[Transcription textuelle]
- L’intimée réitère qu’elle consent à ce que le Conseil lui impose une suspension provisoire et immédiate de son droit d’exercer la profession d’avocate et d’utiliser le titre réservé aux membres de l’Ordre.
- Elle souligne d’ailleurs que les termes de l’ordonnance de mise en liberté sont clairs en ce qu’elle lui interdit de travailler comme avocate, d’utiliser le titre ou de se présenter de quelque manière que ce soit comme avocate. De plus, il lui est interdit de se trouver dans un palais de justice sauf pour son dossier auquel elle est directement impliquée.
- Le non-respect d’une des conditions de son ordonnance de mise en liberté entraînerait son incarcération immédiate, ce qu’elle veut évidemment éviter à tout prix.
- Relativement à sa situation d’emploi et ses sources de revenus, l’intimée explique qu’elle est activement à la recherche d’un emploi depuis le mois de mai 2024, qu’elle a soumis une quarantaine de curriculum vitae à de nombreux employeurs potentiels, mais que seulement deux entrevues lui ont été accordées. Celles-ci se sont avérées infructueuses.
- L’intimée soutient que ses seuls revenus proviennent des honoraires liés aux mandats d’aide juridique exécutés alors qu’elle pouvait toujours exercer sa profession et qu’elle facture depuis mai 2024. Ces sources de revenus s’épuiseront prochainement. Elle souligne qu’elle ne disposera d’aucun autre revenu par la suite, mais que ses dépenses courantes importantes telles que son cellulaire, son épicerie, l’entreposage de ses meubles et les honoraires de son avocate en droit criminel demeureront.
- L’intimée confirme qu’elle vit actuellement chez ses parents, ne pouvant se permettre de vivre seule, et que la caution de 10 000 $ qu’elle a déposée dans son dossier y demeure.
- Elle demande d’être dispensée d’acquitter les frais relatifs à la publication de l’avis de la présente décision qu’elle juge inutile. Premièrement, sa situation financière ne le lui permet pas de les payer. De plus, elle affirme avoir informé les clients qui la contactent depuis mai 2024 de sa situation actuelle et que, depuis janvier 2025, les appels ont cessé.
- Elle admet que son acquittement en avril 2025 et les nouvelles accusations portées contre elle n’ont pas été médiatisés comme la première accusation en 2024[16], mais que les conditions de son ordonnance de mise en liberté dissuadent suffisamment pour protéger le public. Elle ajoute que la présente décision sera accessible dans les répertoires électroniques de jurisprudence et que sa suspension sera publiée par l’Ordre auprès des membres. De plus, toute personne qui consulte le Bottin des avocats sur le site de l’Ordre est informée de la suspension, tout comme celle qui communique avec le tableau de l’Ordre.
- L’intimée demande au Conseil de lui accorder un délai de douze (12) mois pour acquitter les déboursés, invoquant les mêmes motifs que pour la dispense de l’avis.
ANALYSE
- Les principes de droit applicables
- La présente requête est fondée sur l’article 122.0.1 du Code des professions :
Un syndic peut, lorsqu’il est d’avis qu’une poursuite intentée contre un professionnel pour une infraction punissable de cinq ans d’emprisonnement ou plus a un lien avec l’exercice de la profession, requérir du conseil de discipline qu’il impose immédiatement à ce professionnel soit une suspension ou une limitation provisoire de son droit d’exercer des activités professionnelles ou d’utiliser le titre réservé aux membres de l’ordre, soit des conditions suivant lesquelles il pourra continuer d’exercer la profession ou d’utiliser le titre réservé aux membres de l’ordre.
[Soulignement ajouté]
- D’autre part, le premier alinéa de l’article 122.0.3 du même Code énonce les balises suivantes :
À la suite de l’instruction, le conseil de discipline, s’il juge que la protection du public l’exige, peut rendre une ordonnance imposant immédiatement au professionnel soit une suspension ou une limitation provisoire de son droit d’exercer des activités professionnelles ou d’utiliser le titre réservé aux membres de l’ordre, soit des conditions suivant lesquelles il pourra continuer d’exercer la profession ou d’utiliser le titre réservé aux membres de l’ordre. Dans sa décision, le Conseil de discipline tient compte du lien entre l’infraction alléguée et l’exercice de la profession ou du fait que la confiance du public envers les membres de l’ordre risque d’être compromise si le Conseil de discipline ne prononce aucune ordonnance.
[Soulignement ajouté]
- L’auteure Sharon Godbout commente ces dispositions dans un ouvrage de doctrine[17] :
En somme, le mécanisme des articles 122.0.1 et ss, tout comme la procédure en radiation ou limitation provisoire prévue au Code des professions, est un recours exceptionnel puisqu’il a pour conséquence de priver le professionnel de son droit d’exercer sa profession avant même qu’il soit reconnu coupable des actes allégués. En conséquence, le conseil de discipline doit appliquer les critères prévus à ces dispositions avec prudence tout en respectant l’objectif du législateur d’assurer la protection et la confiance du public à l’endroit du système disciplinaire québécois.
[…]
L’expression « punissable » renvoie à la peine prévue dans la loi créant l’infraction pénale, et non à la peine qui pourrait, dans les faits, être infligée à un professionnel en particulier.
[…]
Il faut également avoir à l’esprit que le syndic ne disposera pas nécessairement d’une connaissance approfondie des faits entourant la perpétration de l’infraction puisque le procès criminel n’aura pas été encore tenu. Contrairement à la procédure de radiation ou de limitation provisoire prévue à l’article 130 C. prof., où le syndic dispose d’un certain degré de preuve puisqu’il doit prouver prima facie que les infractions ont été commises, dans le cadre de la procédure des articles 122.0.1 et suivants, le syndic ne bénéficiera généralement que de l’acte d’accusation.
- Ces mesures n’exigent pas qu’une déclaration de culpabilité soit prononcée à l’égard du professionnel, ce qui les distingue de celles prévues à l’article 149.1 du C.prof[18].
- Il est aussi déterminé que les termes « infractions punissables de cinq ans d’emprisonnement » constituent un critère de nature purement objective[19].
- Ce recours vise à suspendre ou à limiter l’exercice de la profession des professionnels accusés d’infractions d’une gravité très élevée[20].
- Comme décidé dans l’affaire Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Berthelot[21], un conseil de discipline n’a pas à remettre en question la validité des accusations criminelles ni à s’immiscer dans le déroulement de la procédure pénale :
[44] Par ailleurs, considérant le caractère urgent de la procédure prévue par le législateur, il serait contraire à l’essence même de ces mesures ajoutées au Code des professions lors des modifications législatives de juin 2017, qu’une enquête exhaustive ait lieu à ce stade-ci.
[45] Contrairement à une demande en radiation provisoire, à laquelle est nécessairement rattachée une plainte disciplinaire, qui implique donc une enquête minimale ayant mené au dépôt d’une plainte, la mesure d’urgence prévue au C. prof. ne se prête pas à une enquête exhaustive et la preuve présentée lors de l’instruction est nécessairement sommaire. Le Conseil n’a pas à s’immiscer dans la procédure criminelle et questionner l’enquête du DPCP, ni du jugement d’un procureur de la Couronne qui a décidé, sur la base des éléments de preuve en sa possession, qu’une accusation pouvant démontrer la commission des infractions reprochées hors de tout doute raisonnable, devait être portée.
[46] Et contrairement à une demande en radiation provisoire, le requérant n’a pas à faire une preuve prima facie de la commission de l’infraction. Ce n’est pas le but recherché de l’article 122.0.1 du C. prof.
[47] Par conséquent, le Conseil, doit prendre les accusations telles que portées « à leur face même » et émettre une des ordonnances prévues à l’article 122.0.3 du C. prof., car la mesure recherchée par cet article n’est pas une question de droit substantif, mais de procédure.
- Le Conseil aborde maintenant les questions en litige.
- Le Conseil doit-il ordonner la suspension provisoire immédiate du droit de l’intimée d’exercer la profession d’avocat et d’utiliser le titre réservé aux membres de l’Ordre?
- Les infractions reprochées à l’intimée sont-elles punissables de cinq ans d’emprisonnement ou plus?
- Les deux chefs apparaissant au mandat d’arrestation dans le dossier 705-01-127956-243[22] renvoient aux articles 139 (2) et 139 (2) a) du Code criminel[23], lesquels prévoient que l’acte décrit à l’article 139 (2) a) constitue un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans.
- Le Conseil prend l’accusation telle qu’elle est portée[24].
- Puisque le chef d’accusation 2 fait état d’une peine d’emprisonnement de cinq ans ou plus, le critère d’assujettissement à la procédure prévue à l’article 122.0.1 du Code est établi.
- La protection du public exige-t-elle qu’une ordonnance de suspension provisoire immédiate du droit d’exercice de l’intimée soit prononcée?
- Les infractions alléguées dans la dénonciation ont-elles un lien avec l’exercice de la profession d’avocate?
ou
- La confiance du public envers les membres de l’Ordre risque-t-elle d’être compromise si le Conseil de discipline ne prononce aucune ordonnance?
- Selon l’article 122.0.3 du C.prof., le Conseil peut tenir compte « du lien entre l’infraction alléguée et l’exercice de la profession » ou « du fait que la confiance du public envers les membres de l’Ordre risque d’être compromise si le Conseil de discipline ne prononce aucune ordonnance ».
- Ces critères ne sont pas cumulatifs[25].
- Par conséquent, une ordonnance peut être rendue même si un seul de ces critères est satisfait.
- Pour le premier critère, le lien entre les infractions et l’exercice de la profession semble évident dans le présent dossier.
- Les faits reprochés, soit d’entraver ou de contrecarrer le cours de la justice et d’entraver une enquête policière pour meurtre, et ce, de manière intentionnelle, contreviennent directement aux qualités essentielles à l’exercice de la profession d’avocate.
- Une avocate, officier de la « justice », au sens large du terme, doit soutenir la règle de droit, l’autorité des tribunaux et le cours de la justice, et ce, en tout temps.
- Elle doit coopérer avec les organismes chargés de maintenir l’ordre et ne peut se permettre de les obstruer de quelque manière que ce soit.
- En effet, le préambule du Code de déontologie des avocats[26] prévoit expressément les valeurs et principes que l'avocat doit s’inspirer en toutes circonstances : « 1º le respect des règles de droit et le maintien d’un État de droit » et «6° la collaboration à une saine administration de la justice et le soutien de l’autorité des tribunaux ».
- L’avocat peut, bien entendu, tenter de se défendre ou de défendre un client dans le cadre d’une enquête policière, mais il ne peut en aucun cas entraver ou contrecarrer le cours de la justice.
- Le Conseil conclut qu’il existe un lien entre les infractions et l’exercice de la profession d’avocat.
- En ce qui concerne le deuxième critère, soit la compromission de la confiance du public, l’intimée admet et reconnaît dans le document Admissions et recommandation conjointe « que la confiance du public envers les membres de l’Ordre risque d’être compromise si le Conseil de discipline du Barreau du Québec ne prononce aucune ordonnance »[27].
- En effet, la reconnaissance par l’intimée de la compromission de la confiance du public s’inscrit dans le contexte d’échanges intervenus avec la requérante, ce qui est jugé favorable dans le cadre de la procédure.
- Les parties ont à l’esprit la protection du public ainsi que les faits particuliers de la présente affaire.
- Les gestes reprochés à l’intimée contreviennent à l’obligation de l’avocat de soutenir le respect de la loi et le travail des entités chargées des enquêtes criminelles.
- La gravité des allégations criminelles, et plus particulièrement celles visées à l’article 139 (2) a) C.cr, justifie que la protection du public exige que le Conseil prenne des mesures, même si l’intimée bénéficie de la présomption d’innocence.
- L’allégation d’entrave ou de contrecarrer le cours de la justice contredit l’essence, les qualités essentielles et les valeurs de la profession d’avocat et risque de compromettre la confiance du public envers celle-ci et ses membres.
- Dans l’affaire Thivierge, les qualités essentielles à l’exercice de la profession d’avocat sont décrites ainsi[28] :
[37] Le TP souligne que les qualités essentielles liées à l’exercice d’une profession varient d’une profession à l’autre. Selon le TP, l’exercice de la profession d’avocat :
• est davantage lié à la dignité, l’intégrité, l’honneur, le respect, la modération, la courtoisie et à l’obligation de soutenir le respect de la loi et de servir la justice;
• a un lien intime avec la confiance du public dans le système de justice vu son rôle d’auxiliaire de la justice et la nature publique de sa fonction et de son devoir de collaboration à l’administration de la justice;
• implique des exigences plus importantes que d’autres professions en regard de la défense et de la promotion des droits et libertés et un lien entre la commission d’infractions criminelles et l’exercice de cette profession est donc plus facilement repérable;
• constitue un instrument de sauvegarde des droits fondamentaux promulgués par les chartes puisque celles-ci ont élevé au rang de droit fondamental le droit à la représentation par avocat;
• implique de soutenir et défendre, à titre d’auxiliaire de la justice, les droits fondamentaux tels que le droit à l’égalité, le droit à la vie, à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté et le droit à la sécurité de la personne, lesquels constituent le fondement de la justice, de la liberté et de la paix suivant les dispositions préliminaires de la Charte des droits et libertés de la personne (la « Charte québécoise »), et comporte un engagement intrinsèque de faire valoir, promouvoir et privilégier l’exercice de ces droits fondamentaux qui, au final, garantissent la protection du public;
- Tel qu’expliqué précédemment, le préambule du Code de déontologie des avocats[29] énumère les valeurs et les principes dont l’avocat doit s’inspirer :
1ᵒ le respect des règles de droit et le maintien d’un État de droit;
2ᵒ l’accessibilité à la justice;
3ᵒ le respect de la personne et la protection de ses droits fondamentaux, dont celui de ne pas subir de discrimination ou de harcèlement;
4ᵒ l’intégrité, l’indépendance et la compétence;
5ᵒ la loyauté envers le client de même que la protection de ses intérêts légitimes et de la confidentialité des renseignements qui le concernent;
6ᵒ la collaboration à une saine administration de la justice et le soutien de l’autorité des tribunaux;
7ᵒ le respect de l’honneur et de la dignité de la profession;
8ᵒ le respect des membres de la profession de même que de toute autre personne avec qui il coopère dans l’exercice de ses activités professionnelles;
9ᵒ la prise en considération du contexte social dans lequel le droit évolue.
- L’avocat est dépositaire de la confiance du public et un encadrement doit assurer sa préservation[30]. Il serait difficile d’imaginer qu’un citoyen soit représenté par l’intimée alors qu’elle fait l’objet d’accusations criminelles aussi graves.
- Le Conseil conclut que la confiance du public envers les membres de l’Ordre risque d’être compromise s’il ne prononce aucune ordonnance.
- À la lumière de ce qui précède, le Conseil prononce, en vertu de l’article 122.0.1 du C.prof., la suspension provisoire immédiate du droit d’exercice de l’intimée ainsi que de son droit d’utiliser le titre d’avocat.
- Le Conseil doit-il ordonner qu’un avis de la présente décision soit publié dans un journal circulant dans le lieu d’exercice de l’intimée?
- Le troisième alinéa de l’article 122.0.3 du C.prof. rend applicables les cinquième, sixième et septième alinéas de l’article 133 du même code aux fins de la publication d’un avis relatif à la présente décision.
- En conséquence, le Conseil doit déterminer s’il y a lieu de publier un tel avis dans un journal diffusé dans le lieu où l’intimée exerce sa profession, ainsi que désigner la personne responsable des frais de la publication.
- Il est exact que la publication de l’avis s’inscrit directement dans la mission de protection du public prévue par le Code des professions. Dans le cadre de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, le Conseil doit garder à l’esprit que la publication constitue la règle générale[31], visant à informer le public des actes répréhensibles commis par les professionnels et, ce faisant, à assurer sa protection.
- En publiant l’avis de la décision, l’Ordre s’assure que le public est informé qu’un professionnel a fait l’objet d’une décision disciplinaire et que sa radiation, sa suspension ou la limitation de son droit d’exercice a été prononcée.
- Cette mesure vise à éviter que le citoyen moyen, non informé des circonstances du dossier du professionnel, sollicite ses services.
- La discrétion conférée au conseil de discipline relativement à la décision de faire publier ou non l'avis de radiation doit être exercée judicieusement, « en tenant compte de l'ensemble de la preuve administrée, en gardant à l'esprit la finalité de cette disposition, mais aussi en soupesant les répercussions non seulement envisageables ou appréhendées, mais probables pour le professionnel »[32].
- Cela dit, lorsqu’il est question de circonstances exceptionnelles, chaque cas doit être étudié en fonction des faits qui lui sont propres[33].
- Le Tribunal des professions dans l’affaire Lambert[34] enseigne qu’il est d’intérêt public que l’issue des plaintes soit connue du public. Pour le Tribunal des professions, puisque la plainte a été portée à la connaissance du public, il est en droit de connaître le dénouement.
- Or, en l’espèce, la situation diffère de celle examinée dans le dossier Lambert[35]. L’intimée en l’espèce ne fait pas l’objet d’une plainte ni d’une sanction disciplinaire. Elle n’a pas été déclarée coupable d’une accusation criminelle ni ne fait l’objet d’une plainte en vertu de l’article 149.1 du C.prof.
- Dans le cas de l’imposition d’une radiation ou d’une limitation provisoire en vertu de l’article 130 du C.prof., le conseil de discipline bénéficie d’une preuve, même si celle-ci n’est que prima facie, que les infractions ont été commises.
- Comme le remarque l’auteure Sharon Godbout, « Contrairement à la procédure de radiation ou de limitation provisoire prévue à l’article 130 C. prof., où le syndic dispose d’un certain degré de preuve puisqu’il doit prouver prima facie que les infractions ont été commises, dans le cadre de la procédure des articles 122.0.1 et suivants, le syndic ne bénéficiera généralement que de l’acte d’accusation »[36] (soulignements ajoutés).
- En l’espèce, le Conseil ne dispose que du texte des accusations criminelles en main. Il ne peut analyser aucune autre preuve. Dans ce contexte très particulier, l’intimée bénéficie toujours de la présomption d’innocence, et ce, jusqu’à l’issue de son dossier criminel.
- C’est dans ce contexte bien précis que le Conseil doit analyser la demande de dispense de publication.
- L’article 122.0.1 du C.prof. poursuit plusieurs objectifs. Le premier est de protéger le public contre un professionnel potentiellement dangereux qui pourrait, dans le cadre de l’exercice de sa profession, causer du tort à ses clients, à ses patients, à la profession ou à ses membres, lorsque l’infraction a un lien avec l’exercice de la profession. Le deuxième est de préserver la confiance du public envers les membres d’une profession, confiance qui pourrait être compromise si un professionnel est autorisé à continuer d’exercer malgré les accusations pendantes.
- Pour les décisions disciplinaires, ce n’est qu’en présence de circonstances exceptionnelles qu’un tel avis n’est pas publié[37].
- En l’espèce, l’intérêt public milite-t-il en faveur de la publication d’un avis relatif à la présente décision?
- Le Conseil est d’avis qu’il existe des circonstances exceptionnelles justifiant, en l’espèce, une dérogation à la règle générale de publication.
- De prime abord, bien que la requérante en tant que « première gardienne de l’intérêt et de la protection du public »[38] ne consente pas à la demande de dispense, elle fait valoir avec habileté les circonstances particulières susceptibles d’amener le Conseil à l’accorder.
- Dans le présent dossier, le Conseil est convaincu que si la requérante était d’avis que la protection du public est menacée et que la publication de l’avis est nécessaire pour garantir cette protection, elle se serait vivement opposée à la demande de dispense formulée par l’intimée, comme elle l’a fait lors de la présentation de la première requête en mai 2024.
- Or, tel n’est pas le cas dans le présent cas.
- Le Conseil est convaincu, au vu du témoignage et de la plaidoirie de l’intimée, que des circonstances exceptionnelles existent en l’espèce. Celles-ci incluent, notamment :
- l’intimée n’a pas fait l’objet d’une décision sur culpabilité;
- les conditions de l’ordonnance de remise en liberté, qui lui interdisent d’exercer sa profession, d’utiliser son titre ou de se présenter aux palais de justice sous peine d’incarcération;
- la médiatisation de son arrestation en 2024 et de l’accusation portée contre elle;
- ses recherches d’emploi actives, mais infructueuses;
- sa situation financière très précaire.
- L’intimée est jugée très crédible. Le Conseil retient son témoignage concernant les conditions de l’ordonnance de remise en liberté, ses efforts pour obtenir un emploi et le fait qu’elle informe les personnes qui la contactent qu’elle ne peut exercer sa profession. Il accorde une grande valeur probante à cette preuve.
- Le Conseil considère aussi le fait que les décisions antérieures du conseil de discipline sont publiques et accessibles en ligne, ce qui permet au public de vérifier rapidement et facilement le statut de l’intimée. Il en va de même pour le Bottin des avocats qui précise qu’elle est suspendue, et pour les informations contenues au tableau de l’Ordre, qui indiquent clairement que l’intimée est suspendue provisoirement.
- De plus, plusieurs articles concernant l’intimée sont encore disponibles sur le Web. Tout citoyen peut facilement effectuer une recherche à son nom et obtenir des informations sur sa situation.
- Le Conseil n’est pas convaincu que la publication de l’avis relatif à la présente décision permettrait de mieux rejoindre le public ou d’assurer une protection accrue contre l’intimée, compte tenu des circonstances propres au présent dossier.
- Pris dans leur ensemble, ces éléments constituent des circonstances exceptionnelles.
Les déboursés
- L’article 122.0.2 (3) du Code rend applicables les règles relatives à l’instruction de la plainte, avec les adaptations nécessaires à l’instruction de la requête.
- Considérant ce renvoi, les déboursés relatifs à l’instruction de la présente procédure peuvent être accordés comme s’il s’agissait de l’instruction d’une plainte, en adaptant le quatrième alinéa de l’article 151 (4) du Code.
- Quant aux déboursés, le Conseil applique la règle générale et condamne l’intimée à les payer. En effet, en l’absence de circonstances particulières, les déboursés sont à la charge de la partie qui succombe[39].
- Conformément à la proposition des parties, un délai de douze (12) mois est accordé à l’intimée pour effectuer le paiement des déboursés.
POUR CES MOTIFS, LE CONSEIL, UNANIMEMENT :
- ACCUEILLE la requête pour l’imposition d’une suspension ou limitation provisoire immédiate du droit d’exercer la profession d’avocat et d’utiliser le titre réservé aux membres de l’Ordre.
- ORDONNE la suspension immédiate provisoire du droit de l’intimée d’exercer la profession d’avocat ainsi que de son droit d’utiliser le titre d’avocat.
- DISPENSE le secrétaire du Conseil de discipline du Barreau du Québec de publier l’avis relatif à la présente décision dans un journal circulant dans le lieu d’exercice de l’intimée, conformément à l’article 122.0.3 du Code des professions.
- CONDAMNE l’intimée au paiement des déboursés, conformément aux articles 122.0.2 (3) et 151 du Code des professions.
- ACCORDE à l’intimée un délai de 12 mois pour le paiement des déboursés.
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| _____________________________________ Me MANON LAVOIE Président _____________________________________ Me ÉRIC DENILLE Membre _____________________________________ Me SYLVAIN DÉRY Membre |
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Me Guylaine Mallette |
Requérante |
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« Me »Noémi Tellier |
Intimée (agissant personnellement) |
Date d’audience : | Le 20 mai 2025 |
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